L’inflation est morte, encore que
L’inflation est morte. Cette affirmation peut apparaître bien présomptueuse mais elle traduit l’état d’esprit de nombreux économistes. Les investisseurs l’ont faite leur au regard des taux à long terme demandés aux emprunteurs. L’inflation disparue tient aux politiques économiques des gouvernements et aux politiques monétaires des banques centrales dont la base monétaire a augmenté de manière exponentielle ces dix dernières années. La croyance de la faible inflation permet aujourd’hui de financer la crise en émettant des montants sans précédent en période de paix d’obligations. La dette publique des pays de l’OCDE dépasse désormais 125 % du PIB sans pour autant que les investisseurs s’inquiètent. La recherche de rendement entraîne une forte hausse des indices actions, notamment aux États-Unis, malgré l’amplification de l’épidémie car tous les acteurs des marchés financiers s’attendent à un rebond économique fort sans inflation en 2021 et au-delà.
La fin de la spirale salaire/prix liée à l’engagement des politiques de désinflation compétitive et à la modification du rapport de force entre les salariés et les employeurs, ont provoqué un changement de cap à partir des années 1980. Avant la pandémie, le plein emploi dans un nombre croissant de pays n’avait pas, ou peu, d’effets sur les prix. Les pays de l’OCDE suivent ainsi l’exemple japonais et sont menacés non plus par l’inflation mais par la déflation. La mise en place de politiques monétaires accommodantes reposant sur d’importants rachats d’obligations était censée relever le niveau de l’inflation. Or, pour le moment, celle-ci est aux abonnées absentes.
Plusieurs facteurs pourraient donner raisons à ceux qui prédisent un retour de l’inflation dans les prochains mois. Quand la population sera vaccinée et libérée, la consommation pourrait rebondir au point de dépasser l’offre, provoquant une hausse des prix. Le prix des matières premières et de l’énergie pourrait augmenter rapidement d’autant plus que les investissements destinés à la valorisation de nouveaux gisements sont faibles depuis plusieurs années. Le prix du cuivre, par exemple, est 25 % plus élevé qu’au mois de janvier. Celui du minerai de fer a augmenté de plus de 80 %. Des chercheurs de la Banque d’Angleterre, en étudiant sur 800 ans l’évolution des prix, ont conclu que ces derniers augmentaient l’année suivant le début d’une pandémie. Un article récent de Robert Barro de l’Université de Harvard et de ses collègues constate que la pandémie de grippe de 1918-2020 « a augmenté les taux d’inflation au moins temporairement ». La multiplication des faillites après une pandémie diminue les capacités de production provoquant des goulots d’étranglement et donc une hausse des prix. Le changement des comportements des consommateurs rapide et pérenne se traduit également par des augmentations de tarifs. Ainsi, le prix de l’expédition d’un objet a progressé, aux États-Unis, de plus de 60 %, ces dernières semaines.
Des facteurs plus structurels pourraient également amener à une inversion du cycle des prix. En Occident et en Asie, les populations vieillissent, créant des pénuries de main-d’œuvre. Ce vieillissement, c’est moins de producteurs et plus de consommateurs de services domestiques qui exigent une main d’œuvre nombreuse. Le vieillissement ne conduit pas automatiquement à une hausse de l’inflation comme le prouve le Japon qui est le pays où la proportion des plus de 60 ans est la plus élevée au monde. Ce pays a multiplié les investissements à l’étranger, les entreprises manufacturières japonaises profitant ainsi d’une main-d’œuvre mondiale abondante. Les importations bon marché ont réduit l’inflation des biens et la délocalisation des emplois manufacturiers a réduit le pouvoir de négociation des travailleurs. Malgré tout, les entreprises japonaises ont dû consentir des augmentations de salaire mais qui ne se sont pas traduites dans les prix en raison des gains de productivité générés par le progrès technique et l’intégration dans la chaîne de valeurs de gains liés aux importations en provenance des pays à faibles coûts.
Le protectionnisme et le refus croissant de l’immigration sont deux éléments pouvant changer la donne en matière de fixation des prix. Pendant des années, la mondialisation a réduit l’inflation en créant un marché plus efficace pour les biens et le travail. Cette mondialisation est arrivée à son apogée et tend à légèrement reculer. Les relocalisations au nom du souverainisme économique devraient aboutir à des augmentations de prix. Par ailleurs, au sein des dirigeants publics, le souhait d’un retour de l’inflation serait amplement partagé. Les banques centrales ont mis entre parenthèses leur objectif d’inflation, explicitement pour la FED et implicitement pour la BCE. Face à une augmentation des dépenses publiques qui devrait se poursuivre après l’épidémie, du fait du vieillissement, l’endettement est amené à poursuivre sa marche en avant. Dans les prochaines années, les retraites, la santé, et la dépendance seront des sources importantes de dépenses. L’inflation permettra de manière indolore de réduire le poids des dettes publiques.
La transition énergétique pourrait conduire à une augmentation substantielle des prix. Le passage d’une énergie carbonée abondante et flexible à une énergie renouvelable mais fonction de la météo contraint à surdimensionner les capacités de production et à recourir à du stockage coûteux. En outre, la mise au rebut d’infrastructures avant même leur amortissement provoquera des augmentations de charges pour leurs propriétaires qui pourraient être amenés à restaurer leurs marges par des relèvements de tarifs.
Ce scénario d’un retour de l’inflation n’est pas le plus certain et n’est pas sans risque. La concurrence mondiale demeure vive avec la multiplication des acteurs économiques. Le nombre de producteurs pouvant accéder aux marchés s’accroît, aidé en cela par l’essor du commerce en ligne. La tertiarisation des économies avec l’augmentation du nombre de travailleurs et la multiplication des petites structures limitent le pouvoir de négociation des syndicats, notamment sur le sujet des salaires. Pour le moment, l’envol de l’épargne, la nécessité pour les banques et les assureurs de maintenir leurs fonds propres jouent contre l’inflation. Cette dernière se cantonne dans la valeur haussière des actifs financiers et immobiliers.
Une inflation mal contrôlée est une source de dangers. La hausse des taux d’intérêt qu’elle pourrait générer risquerait de déboucher sur une crise financière de grande ampleur. Pour profiter des taux bas, les gouvernements ont eu tendance à raccourcir la duration de leurs dettes. Ainsi, la maturité moyenne des bons du Trésor américains, par exemple, est tombée de 70 mois à 63 mois, ce qui les expose plus fortement au risque d’une hausse des taux. En novembre, l’organisme de surveillance budgétaire britannique a souligné que la combinaison des nouvelles émissions de titres avec les opérations de quantitative easing avait rendu les coûts du service de la dette de l’État deux fois plus sensibles aux taux à court terme qu’ils ne l’étaient au début de l’année 2020, et près de trois fois plus qu’en 2012. Pour limiter les effets d’une reprise de l’inflation, les gouvernements auraient tout avantage à se financer à très long terme.
L’inflation n’est pas en soi positive pour les acteurs économiques. Les augmentations rapides et continues des prix enlèvent arbitrairement de la richesse aux épargnants et dévalorisent les salaires. Elle érode la confiance dans l’avenir en remettant en cause la somme des contrats liant les acteurs dans une économie de marché. Au cours des années 70, l’inflation des pays riches a été en moyenne de 10 % par an. Dans les années 2010, le taux était inférieur à 2 % par an.
Actuellement, les investisseurs anticipent une faible hausse des prix. Ils estiment que le les attentes du public et la situation du marché du travail jouent contre une reprise de l’inflation. Goldman Sachs ne s’attend pas à ce que le taux de chômage tombe en dessous de 4 % d’ici 2024. Les économistes de JPMorgan Chase estiment que, même en surcroît de demande, l’effet sur l’inflation sera faible à court et moyen terme. Dans le passé, les investisseurs se sont, à plusieurs reprises, trompés en étant trop conformistes dans leurs positions. Plus de dix ans après la crise des subprimes et dix mois après le début de la crise sanitaire, deux voies complètement contradictoires semblent possibles, une déflation mortifère avec une hausse des taux provoquant un dégonflement des bulles financières ou un retour de l’inflation avec des taux bas afin d’éviter un blocage sur les dettes publiques. Dans un cas comme dans l’autre, des mouvements sur les monnaies seraient probables avec des risques de déstabilisation de l’économie mondiale. La crise de 2020 laissera des traces et modifiera le rapport de forces entre les différents pays. Elle peut déboucher sur changements monétaires importants ou sur une reconfiguration du système monétaire et financier qui a été modelé lors de la conférence de Bretton Woods et par la fin de la convertibilité du dollar en or le 15 août 1971.
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