Briser le carcan de la fatalité
La France, pays malade d’une Europe elle-même souffrante, renoue avec l’instabilité politique. Celle-ci n’est pas nouvelle : elle constitue même le fil rouge de son histoire. Depuis la Révolution de 1789, plus de treize régimes se sont succédé En soixante-neuf ans, la IIIᵉ République a comptabilisé cent quatre gouvernements ; en douze ans, la IVᵉ en a connu vingt-quatre. Instituée afin de restaurer la stabilité, la Ve République est loin d’être un modèle du genre, surtout depuis trois ans. Depuis 1958, elle a vu se succéder quarante-six gouvernements, quand l’Allemagne n’en a connu que vingt-trois.
Au-delà de cette instabilité chronique, la France traverse une crise politique, économique et sociale de grande ampleur. Elle cumule plus de cinquante années de déficits publics et une dette dépassant 113 % du PIB. Le moral des ménages est au plus bas.
La France n’est toutefois pas la seule à être confrontée à cette situation : c’est l’ensemble de l’Europe qui doit composer avec la morosité. Les populations des États membres de l’Union européenne vitupèrent contre leurs gouvernements, en mettant en avant la baisse de leur pouvoir d’achat, l’insécurité ou encore le coût de la transition écologique. La fragmentation des sociétés menace l’unité des États membres.
Les perspectives économiques ne sont guère encourageantes. Les prévisionnistes tablent sur une croissance européenne inférieure à 1 % par an pour les années à venir, sur fond de vieillissement démographique. L’économie allemande demeure atone, malgré un assouplissement budgétaire. Le marché américain, premier débouché des entreprises européennes, se referme avec la hausse des droits de douane. L’afflux de produits chinois à bas prix pourrait déstabiliser plusieurs secteurs stratégiques.
L’Europe semble démunie face à un triple défi : le vieillissement démographique, la transition écologique et la digitalisation. Ces trois défis s’imposent en grande partie aux Européens. Le vieillissement démographique commence à peser lourdement, avec la forte augmentation des dépenses sociales et la baisse de la productivité. Il s’accompagne de la tentation prégnante du repli sur soi. Par son coût et les modifications de comportements qu’elle induit, la transition écologique est de plus en plus perçue comme une contrainte et non comme une opportunité. Elle est devenue une source de tensions sociales. Quant à la digitalisation et sa composante liée à l’intelligence artificielle, elle est subie en Europe du fait des retards technologiques accumulés depuis des décennies par rapport aux États-Unis et à la Chine.
À la différence de l’après-Seconde Guerre mondiale, peu de personnalités et peu d’énergie positive se dégagent aujourd’hui au sein des États membres pour trouver des solutions communes. La Commission européenne est critiquée en permanence, tant par les gouvernements que par les populations. Elle est jugée tour à tour trop intrusive et trop passive, trop favorable à la bureaucratie et absente des grands dossiers — immigration, guerre en Ukraine, droits de douane… Bien souvent, elle est vilipendée pour des sujets qui ne relèvent même pas de sa compétence.
Dans un monde qui se structure en empires, l’Europe doit cesser d’être le maillon faible. La montée des nationalismes fait croire à certains qu’ils s’en sortiraient mieux seuls qu’ensemble. Il n’y a pas excès d’Europe mais bien déficit d’Europe. Les propositions du rapport de Mario Draghi — au premier rang desquelles la finalisation du marché unique avec la création d’un véritable marché unifié des capitaux — mettent trop de temps à être mises en œuvre. La transition écologique comme l’effort de défense devraient reposer sur des financements communautaires. Sans budget commun de recherche, le retard technologique avec les États-Unis et la Chine ne pourra pas être comblé.
Le chantier de l’harmonisation fiscale devrait également être relancé afin de favoriser l’émergence d’un plus grand nombre de sociétés réellement européennes. Enfin, l’Europe doit créer les conditions de gains de productivité, seule garantie durable de croissance.
Faute de sursaut collectif, la France comme l’Europe risquent de s’enliser dans un cercle vicieux d’instabilité politique, de stagnation économique et de repli identitaire. L’histoire européenne a montré que les crises peuvent être l’occasion de prises de conscience et de rebonds. Il est urgent de briser le carcan de la fatalité et de retrouver l’esprit de construction, sans quoi l’Europe demeurera spectatrice dans un monde où seuls les empires font l’Histoire.
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