On the edge ou le curriculum des illusions
« ON THE EDGE »
ou
Curriculum des illusions
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Propos introductif
Reykjavik, un jour de mars 2004
La bruine ruisselle par petites gouttes sur son visage, des drapeaux perdus en haut des mats longent la route, un silence nauséabond s’étale à l’infini ; il est là, seul, à regarder son désastre.
Il a trente, quarante, cent ou deux cents ans. Sa soif irraisonnée pour toutes les jouissances, pour tous les péchés l’a amené au bord du précipice. Il est comme le condamné à mort qui tente de rechercher le jour de la mauvaise bifurcation, du mauvais choix ; il trouve une, dix, cent dates, une dix, cent, des milliers de routes, de mauvaises routes, de voies sans retour…
Il est seul sur une île, l’Islande ; il ne comprend pas l’islandais, lui qui n’a jamais été doué pour apprentissage des langues étrangères. Comment pourra-t-il, abandonné de tous, s’en sortir ? Il y a bien longtemps que son portable ne sonne plus. Il y a bien longtemps qu’aucune femme ne lui a susurré « je t’aime ». Cruelle sentence pour un homme qui adore les villes, des villes comme Paris, Boston ou Chicago ; cruelle sentence que de déambuler sur une île blanche, une île dont la principale originalité a pour nom « geysers » ; cruelle sentence pour un homme qui a tenté d’échapper à la vie quotidienne.
Vous voudriez savoir comment Patrick Chauvel, le prénom et le nom de notre héros du jour, a été expulsé de France, comme il s’est fourvoyé ; comment malgré des atouts hors du commun, Méphistophélès a gagné la partie ?
Nous allons donc nous intéresser à Patrick, un homme qui a croisé la petite histoire d’une nation, vous savez ce pays qui se décline en exceptions, en particularismes, ce pays qui adore avoir raison contre tout le monde, surtout contre les Etats-Unis.
Nous nous égarons mais ce sera une habitude à accepter faute de quoi vous en serez de votre argent à moins que votre libraire accepte de reprendre ce livre. La vie de Patrick est, de toute façon, un véritable kaléidoscope, une accumulation d’égarements et de moult frustrations sociales et sexuelles….
Sa vie, c’est la politique, pas la grande, pas celle exposée dans le quotidien « Le Monde » ou dans l’hebdomadaire « Paris Match » ; Patrick a été avant tout un professionnel de la politique avec un petit « p ». Il a connu tous les méandres du milieu, son côté obscur, ses porte-flingues, ses médiocres, ses arapèdes …
Avant de commencer, un peu d’histoire n’est pas inutile. Il faut vous mettre dans l’ambiance de notre héros.
Le monde de Patrick, c’est celui que Nicolas Baverez appelle « les Trente Piteuses », les années qui suivent les années d’or que sont « les Trente Glorieuses », les années de l’après choc pétrolier de 1973 ; trente ans de crise économique, de chômage de masse, de déficits, de banlieues à problème, de violence ; trente ans, c’est plus qu’une génération. Une peste moderne s’est abattue sur un pays et sur Patrick.
Que faire quand on a vingt ans ? La révolution est une vieille idée qui ne faire rêver que de vieux barbus. La banlieue n’est rouge que du feu de la violence qui y règne. D’un côté, les blancs aisés vivent dans des réserves d’indiens ceinturés de cités sans âme en proie à toutes les errances Jouer à Robinson Crusoé sur le plateau du Larzac ? Déjà fait ! S’enrichir ? Pour cela il faut des relations !
Malgré son mal-être général, la France s’ennuie ; la révolution est cathodique ; la téléréalité en est son symbole. A quoi rêvent nos enfants ? Devenir une star ou l’illusion d’une star… Nos chers enfants brûlent les voitures de leurs voisins tout en rêvant à la « Star Ac » tout en s’accoutrant de fringues de marques « tombées du camion ». La contestation se réduit donc à un pseudo-paysan défendant la bonne bouffe française mise à mal par le grand capital anglo-saxon. De l’autre, un papy d’extrême droite prospère sur les incohérences des femmes et des hommes au pouvoir.
Plus d’Action Directe, plus de Mesrine, juste quelques Corses jouant de la dynamite et du plastique, juste José Bové qui détruit des plants transgéniques afin de défendre l’agriculture française dont le caractère alter-mondialiste n’est qu’une posture.
Patrick est convaincu qu’une voix l’a attiré dans le guêpier de la politique. A-t-il cru avoir un destin ? Peut-être ! Aujourd’hui, sans nul doute, il regrette bien que le virus de la politique ne s’éteigne jamais.
C’est à Reykjavik qu’il nous a autorisés à publier cet ouvrage. Il a donné carte blanche à son avocat pour étudier ce livre dont le cœur est constitué par l’autobiographie de Patrick. Par pudeur, l’avocat nous a enjoint de retirer quelques scènes pornographiques pour éviter des procès en cascade mais rassurez-vous, il en a laissé quelques unes ; il a également supprimé quelques noms de personnalités. Il le fallait bien, Patrick n’a pas les moyens de payer les procès en diffamation que ses propos pourraient générer. Nous espérons néanmoins que cette légère censure ne gênera pas la compréhension de l’ensemble du texte.
De toute façon, toute ressemblance avec des faits ou des situations ayant existé ou qui pourraient avoir existé est purement fortuite et indépendante de la volonté des auteurs, de Patrick, de l’éditeur et de qui vous voulez. Surtout n’oublions pas de « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu ».
LE JOURNAL DE PATRICK
Document écrit par Patrick et remis par l’avocat à l’éditeur.
Un autre monde
Un jour de janvier 2004
Ces quinze dernières années, j’ai cohabité avec un nombre incroyable d’ordinateurs. Je n’ai pourtant jamais réussi à utiliser convenablement leur clavier ; je suis du genre manchot, je tape avec trois doigts et encore les bons jours. Pourtant, malgré ce handicap, j’ai réussi à écrire des milliers et des milliers de pages. Sans le savoir, certains d’entre vous les ont déjà entendues ou lues… Encore que, qui écoute ; qui lit les propos des hommes politiques ; qui parcourt le Journal Officiel ? Drogué à la politique, j’en ai oublié que le commun des mortels n’avait pas les yeux rivés sur un télescripteur ou sur les sites Internet consacrés à l’information, à l’actualité du Parlement ou du Gouvernement. J’ai toujours été surpris que mes rares connaissances évoluant en dehors du milieu puissent ne pas savoir le nom du Ministre de l’Economie ou celui du Ministre de la Justice, qu’ils ne soient pas au courant de la dernière altercation entre deux députés dans un couloir obscur de l’Assemblée nationale. Je ne comprenais pas que le Français ne prenne pas son petit déjeuner en jonglant d’Europe 1 à RTL en passant par France Inter tout en zappant de LCI à France 2 afin de ne manquer aucune des interviews des femmes et des hommes politiques. De même, je ne pouvais pas imaginer que le dimanche soir ne soit pas consacré à l’écoute du Grand Jury RTL et du Club de la Presse d’Europe 1.
Une oreille scotchée à la radio et un œil sur un écran télé, j’ai passé de longues heures à écrire. Au début de ma carrière, il y avait encore du papier, des stylos et des secrétaires. J’admirais ces jeunes femmes chargées de décrypter mon écriture de dingue, illisible, torturée à l’infini. L’ordinateur a changé le métier du nègre ou, pour être politiquement correct, du collaborateur, du pisse-copies ou de l’écrivain public. Nous avons progressivement perdu les secrétaires et les pauses café nous permettant de les draguer. Le travail est devenu plus solitaire. Désormais, les discours des hommes politiques comme certains livres, je ne dirai pas lesquelles, c’est déontologique, doivent plus au copier/coller de « Word » qu’au talent de leur auteur. Je me rappelle d’un collaborateur d’un ministre qui a réussi, pendant de très nombreuses années, à ne pas écrire une seule ligne tout en livrant à son patron une dizaine de discours par semaine. C’était le champion, hors catégorie, de l’assemblage de textes. Son ministre et la presse ne se sont jamais aperçus des plagiats.
Face à l’ordinateur, le plus difficile, pour ma pensée, fut d’oublier le glissement du Bic sur la feuille blanche au profit d’une vénérable coopération avec Monsieur Microsoft.
En ce début du mois de janvier, je dispose d’un cahier et de quelques stylos. Ils sont devant moi sur une petite table de bois, sans tiroir, une table d’écoliers des années soixante. Quand j’ai vu le trou de l’encrier, j’ai eu un sourire, le sourire de l’ironie, le sourire de la Madeleine de Proust. Je me suis souvenu des tables de l’école primaire de la rue d’Alger à Saint Germain en Laye. Je me suis aussi souvenu des coups de règles du maître…
Le gardien m’a donné le papier et les stylos après négociation et après versement d’un petit avantage. Tout s’achète en prison même les stylos. Oui, vous avez bien lu, je dors en prison, pour la première fois de ma vie.
J’ai toujours pensé que je n’y échapperais pas. Ce pressentiment s’est réalisé. Nous tentons toujours de nous préparer au pire ; mais, dans les faits, cet exercice intellectuel est vain.
J’ai sous-estimé la violence morale et physique de l’enfermement. Jusqu’à ce jour, je n’avais supporté qu’une seule contrainte, le service militaire, un jeu d’enfant, en comparaison d’autant plus que j’avais été pistonné. J’avais, certes, supporté d’autres douleurs morales comme la perte d’êtres chers ; mais rien de comparable à ce que je vis à l’intérieur de ces murs sombres.
Dans cette prison de la Santé, je suis dans le quartier des personnalités. J’en suis heureux car je n’avais pas envie de terminer dans une pièce de quelques mètres carrés avec des collègues d’infortune qui auraient aimé me visiter d’un peu trop près.
Cette vision m’horrifiait. Je ne voulais surtout pas donner raison à une rumeur tenace comme quoi j’étais homosexuel. Je suis assez susceptible sur le sujet car il y a quelques années, avant que ma vie ne bascule, un député avait osé pour me voler, à l’arraché, ma compagne, affirmer m’avoir surpris avec un homme dans un bureau de l’Assemblée nationale. En colportant cette rumeur de basse-cour, il avait eu raison de la fidélité de mon amie, mais justice fut rendue car elle lui faussa compagnie trois jours plus tard pour une équipée plus flatteuse avec un Ministre de la République. Cette mésaventure m’a valu le soutien de la communauté homosexuelle ; elle considérait qu’elle avait été salie par ce député réputé, par ailleurs, homophobe.
Ah ! Le milieu politique, avant de le détester, je l’ai adoré…
Mes gardiens ont lu la presse ; ils connaissent mon parcours. Ils auraient préféré que je sois ailleurs, ou, mieux encore, mort. Ils me jugent indigne du quartier VIP. Mes turpitudes étaient à leurs yeux bien trop faibles au regard de celles commises par les autres locataires. En outre, ma notoriété était nulle car je ne suis qu’un porte-coton or, aujourd’hui, c’est la notoriété qui fait l’homme et non ses actes.
Ce qui me manque le plus, ce sont mes albums des Rolling Stones, d’AC/DC, de Led Zep ou de Trust. Ils sont ma famille, la bande son de mon existence.
Incapable de demeurer inactif plus d’un quart de dixième de seconde, je me suis fixé un objectif : écrire mes mémoires.
Je suis un symbole, une icône de la révolte…. Je ne suis pas dupe que tout est marchand même les écrits d’un taulard. Aujourd’hui, si vous les lisez, c’est certainement que mon avocat avait une envie pressante d’agrandir sa demeure en Touraine, demeure fort sympathique qui jouxte celle de Sir Mick Jagger, le fameux « Château de la Fourchette », nom fabuleux pour un Anglais qui adore la France.
Certes, ce désir d’écrire n’est pas nouveau. Depuis de nombreuses années, je pensais rédiger mon autobiographie, tout à la fois pour donner un corps à mon errance, pour donner un coup de pied à cette société que j’ai combattue. Etre rebelle commence par les lettres, surtout dans un pays endormi en proie à la commémoration permanente d’un passé en coma dépassé. Pascal Bruckner a beau crié d’ouvrage en ouvrage, qu’il faut mettre un terme à la masturbation de la repentance, elle touche un nombre croissant de Français. Les psychanalystes ne font-ils pas fortune tout comme les laboratoires qui vendent des antidépresseurs.
Il y a quelques jours, quand la porte de la cellule s’est refermée, pour lutter contre l’angoisse du vide, de la fin anticipée d’une vie, je me suis répété que je pouvais enfin satisfaire ma soif d’écriture. Mais, trois à quatre minutes après, j’ai compris que la prison n’était pas le monde du silence que j’espérais. Les cris des prisonniers, le tintement des barreaux, celui occasionné par les cuillères, transformées en instruments de morse, les pas des gardiens, tout cela constitue un ronflement permanent qui vous enivre, qui vous obsède, qui vous paralyse de terreur. L’Exomile, le Prozac sont de meilleurs compagnons que le stylo. Face à moi-même, dans une pièce sans possibilité d’en sortir, ma préoccupation était de lutter contre la folie. Je comprends désormais la souffrance morale des membres d’Action Directe, emprisonnée depuis des années, victimes d’un harcèlement permanent de la part des autorités.
La vie carcérale est une dictature du temps ou plutôt une décadence du temps. Le défilement des secondes et des minutes n’a guère de signification sauf celle de vous rapprocher de votre libération et de votre mort. C’est une véritable destruction créatrice. C’est avant tout un gaspillage de la matière la plus chère au monde, l’Homme. Dictature du temps car toute la vie en prison s’effectue en vertu d’un horaire fixe et répétitif, un horaire sans valeur car tout vous échappe. Vous n’en êtes plus maître. Il ne vous appartient plus. Il est entre des mains ennemies. Cette destruction, cette consommation inutile du temps ressemble néanmoins à un fil d’espoir car son écoulement constitue un progrès vers la liberté, Pour coller à la vie, pour ne pas tomber dans une dépression, j’ai utilisé les plages de liberté intérieure pour décrire ma vie ou plutôt mes vies.
Drôle de vie, sans ligne si ce n’est que celle de servir des hommes politiques. J’ai toujours vécu « on the edge », toujours entre deux eaux ; entre celle des classes dirigeantes et celle des classes laborieuses. Depuis ma naissance, je passe des palaces les plus huppés aux chambres de bonnes les plus sordides, des hôtels particuliers aux maisonnettes de banlieues ou de province profonde. J’ai sali les tapis de l’Elysée, de Matignon, des hôtels particuliers tout en fréquentant des bars minables et des chambres de passe. J’ai embrassé, et souvent bien plus, des femmes dont le patrimoine dépassait plusieurs centaines de millions d’euros. J’ai connu de riches héritières, des descendantes d’illustres personnalités, des femmes de ministres abandonnées. J’ai dépensé des milliers d’euros pour découvrir le corps de superbes escort-girl mais aussi couché avec des putes pour moins de 30 euros.
C’est une question de destin, de fatalité. C’est au nom de ces deux compagnons de route que ma vie se déroule toujours à la limite ou plutôt toujours un pied ou deux, au gré des circonstances, du bon ou du mauvais côté.
Ce goût pour le monde interlope, je l’ai ressenti dès les premières affres de l’adolescence. Je pense que je l’ai toujours eu ; il est inscrit dans mes gènes. En recherchant le parcours professionnel de mes aïeux, j’ai trouvé un fil rouge, celui de la folie, de l’illusion, de la déraison. Alcooliques, suicidés, déviants sexuels, ma famille, c’est la galerie des horreurs ou des anormaux. Je pourrais égrener longtemps les membres de ma famille tentant de colmater leurs failles ; ils composent une sorte de grotte d’Ali Baba d’un genre particulier. Les fous, les voyous, les mythomanes, les nymphomanes peuplent à l’infini mon arbre généalogique. Au fil des pages, vous en découvrirez certains. Qui sait, un jour si j’ai le temps, je leur consacrerai un livre.
L’étrangeté cohabite avec la recherche de la destinée. Une des mes deux grand-mères a ainsi passé son temps à changer de religion. Elle a été juive, protestante, catholique puis témoin de Jéhovah. Elle a respecté à la lettre tous les rites religieux, tous les interdits, tous les rites. Quand je lui rendais visite, je ne savais plus quoi lui offrir… J’ai eu un grand oncle qui a fait fortune dans le pain industriel avant de terminer sous un pont. Chez nous, la caractéristique première est le goût pour l’extrême, pour les parcours jalonnés d’échecs et de victoires, de sombres coursives et de grandes allées…
Venins mineurs
Avant de vous expliquer comment j’en suis arrivé à être derrière ces putains de barreaux, il faut bien que je vous parle de ma jeunesse sinon, je le sais, avec certitude, que vous ressentiriez un manque.
Rien d’original, je suis un enfant de la classe moyenne, de cette classe qui s’est construite avec les Trente glorieuses, par et avec les baby-boomers dont les rêves révolutionnaires périssent, aujourd’hui, dans le poujadisme ou dans le « boboïsme ». Avec la croissance dont nous avons aujourd’hui oublié la recette, des millions de Français dont les aïeux étaient de pauvres et braves paysans ou de petits employés ont été propulsés dans les délices de la société de consommation.
Si mes grands-parents maternels vivaient dans une petite ferme de Normandie au confort rlimité, mes parents habitaient dans un bel appartement bourgeois à Saint Germain en Laye.
Ca vous fait rêver. Et oui, elle semble loin cette époque ; les enfants d’après 1968 se battent, non pas pour dépasser matériellement leurs parents, mais pour maintenir leur niveau de vie. C’est à ce signe que le déclin d’un pays se mesure. L’espoir a disparu, le progrès est devenu un concept plus qu’une réalité.
Revenons à ma famille ; je vous passe les six premières années de mon existence… Oh ! Elles sont, sans nul doute, riches d’enseignements mais personne ne me les a racontées ; alors à vous de les imaginer, à vous de tracer les grandes lignes de ma petite enfance. Votre statut de lecteur ne vous donne pas le droit d’être passif ; en vous mêlant de mon histoire, vous en devenez acteur. Et puis, je vous l’avoue, je hais les psychanalystes (sauf le mien) qui expliquent toute votre vie à partir des actes de votre petite enfance.
A six ans, j’habitais donc à Saint Germain en Laye, sous-préfecture des Yvelines, la ville bobo avant l’heure avec son château, sa terrasse, sa forêt, son maire, à l’époque, Michel Péricard, l’inventeur de l’écologie télévisuelle avec son émission « La France défigurée ». Tout y est propre, les pauvres ont été cantonnés dans une ZUP en contrebas de la vieille ville de telle façon qu’ils ne viennent pas gâcher le petit paradis à bourgeois.
Ma Famille, un frère, une sœur, un père, un cadre travaillant dans le secteur du bâtiment ; il passait son temps à corrompre, les hommes politiques, les roitelets en tout genre, les Africains, les Asiatiques…. Pour lui, un homme politique est une proie ouverte à toutes les tentations. J’ai eu, ainsi, dès mon plus jeune âge, une vision assez crue de ce bas monde. A la maison, l’argent liquide, les livres pornographiques et les call-girls cohabitaient ou plutôt circulaient assez librement…
Pour mes trente ans, mon père me révéla le nom des politiciens qu’il avait corrompus ; tout le gotha y était passé. Surtout, il me répéta que nous appartenions à la même caste. Lui était un porte-coton du grand capital, moi une pute au service des élus. Il n’a jamais su que l’élève avait très certainement dépassé le maître dans l’art d’être un pourri et que le mot « pute » était plus que parfait.
De son côté, ma mère était une amatrice de tableaux contemporains ; elle organisait des expositions dans des galeries à proximité du château de Saint Germain. Passionnée de Nicolas de Staël, de Dubuffet ou de Matisse ; elle parcourait l’Europe pour ne manquer aucune des grandes expositions. Elle était ailleurs ; elle s’était bâtie un univers loin de mon père et même de ses enfants. Elle préférait ses huiles, ses croquis au monde humain. Jolie, de grands yeux verts ouverts sur un monde dont elle ne partageait aucune valeur, elle était une étoile filante. Je ne l’ai pas revu depuis des années ; elle n’avait pas admis mon goût immodéré pour la politique ; elle me rêvait en artiste et non en valet de chambre de la classe politique. Un soir, elle est partie, en silence, du domicile conjugal pour l’Argentine. J’ai appris, par hasard, qu’elle vivait avec un sculpteur dénommé « Ferrari », un beau destin pour une femme souhaitant échapper à la banalité de la vie…
Au vu de ces quelques éléments, vous seriez enclin à penser que je suis un petit con de bourgeois. Certes, j’en ai quelques-unes des caractéristiques mais cela ne masque qu’à peine mes origines. Ma grand-mère paternelle était une enfant de l’assistance publique ; ma mère était issue d’une famille ruinée par la seconde guerre mondiale. Je n’ai jamais compris de quel côté ses parents se trouvaient durant le conflit. Je crois qu’à défaut d’avoir choisi, ils ont été punis de ne pas avoir pu masquer leur hésitation. A moitié juifs, à moitié riches, non natifs de Normandie où ils résidaient depuis la première guerre mondiale, ils avaient tout pour être de parfaits coupables.
Je me souviens de ma grand-mère maternelle me racontant comment les collabos dans le département de l’Eure, avant tout des voyous, se sont transformés en résistants en juin 1944 ou pire qu’ils étaient, en fonction de l’heure ou du jour, résistants ou collabos. Elle me fit rire en soulignant que ces petites frappes, lors de l’arrivée de l’armée américaine avaient le plus grand mal à anticiper les mouvements de troupes ; ils sortaient à contretemps, au risque d’y laisser leur peau, la bannière étoilée ou le funeste drapeau à la croix gammée. A ses yeux, ce fut la seule fois où ils prirent des risques.
La culture profonde de ma famille paternelle et maternelle était paysanne et ouvrière. Plusieurs membres de ma famille appartenaient au Parti communiste. Le dimanche, la lecture de l’Humanité faisait office de messe. Moscou, c’était leur Rome, leur Mecque. Quand ils s’y rendaient, il y avait des festins sans fin pour raconter le paradis des travailleurs. Même ma grand-mère paternelle, officiellement de droite, y est allée. Le Parti offrait des voyages aux ouvriers ainsi qu’aux retraités méritants. Pour expliquer ce voyage, elle m’avoua qu’un cadeau même donné par le PC ne se refuse pas.
Mon père, au sein de cette famille, était un marginal. Sa réussite sociale, ses goûts pour les voitures et les femmes de luxe l’ont isolé. Dès ma prime jeunesse, mes liens avec mes oncles et tantes se sont limités, de ce fait, à un ou deux déjeuners par an. Je n’étais pas des leurs. Ils me regardaient comme une bête étrange. De leur visage sortaient des rictus de haine. J’en avais peur ; dans mon univers d’enfant, ils étaient l’avant-garde soviétique ; ils représentaient, à mes yeux, les méchants au couteau entre les dents.
Child of the moon
Je n’étais pas mal élevé ; je n’étais pas élevé du tout. Pas un enfant sauvage, mais un enfant connaissant mieux ses voisins et ses baby-sitters que ses parents. Très rapidement, j’ai pris conscience que mon salut ne reposerait que sur mes épaules. J’ai surtout compris que la trahison et la solitude me hanteraient toute ma vie.
Bizarrement, mon frère et ma sœur se sont entraidés pour palier à l’absence d’éducation. Il n’est donc pas étonnant qu’au fil des années, je les ai perdus de vue. Je n’ai jamais appartenu à leur clan ; je n’ai jamais participé à leurs jeux ; j’ai toujours privilégié les relations extérieures. Ils étaient des enfants sages sans problème. Le démon a passé son chemin le jour de leur naissance considérant qu’il avait déjà été suffisamment sévère vis-à-vis de notre famille en pariant sur moi.
Durant mon enfance, j’ai eu deux surnoms contradictoires mais résumant, à merveille, toute ma vie. J’étais dénommé « regard de cocker » ou « petit Lucifer ». Mes yeux, la seule lueur d’enfant qui attirait la sympathie des vieilles dames, des mères de famille. C’est ainsi qu’un dimanche midi qu’une vieille Anglaise, quai Solferino, juste à côté du Musée d’Orsay, m’arrêta durant mon footing pour me dire qu’elle n’avait jamais vu un tel regard, je devais avoir une trentaine d’années, elle m’invita dans sa chambre au Lutetia pour l’analyser de plus près. Il faut bien que le diable ait quelques armes pour pervertir.
Quel a été mon quotidien avant d’entrer dans l’adolescence ? Nous vivions au rythme des réceptions mondaines de mes parents durant lesquelles se côtoyaient politiques, hommes d’affaires et artistes. La volonté de mes parents de monter leur réussite, de montrer qu’ils approchaient de la haute société les hantait. Les jours de réception, c’était le cirque à la maison. En rentrant de l’école, vers cinq heures, le personnel des traiteurs prenait possession de la maison. La cuisine était transformée en chantier tout comme le couloir. J’étais alors relégué dans ma chambre ou chez des voisins. C’était fête ; j’échappais aux contraintes familiales tout en sachant que le lendemain je pourrais voler les restes. Mon régime alimentaire était surveillé de très près, mon père m’ayant programmé pour être un champion de sport. Il n’a pas été déçu des résultats sauf à considérer la politique comme un sport. Dès que j’en avais l’occasion je tentais de mettre de côté des substances interdites comme le chocolat ou les gâteaux, transformant ainsi le dessous de mon lit en un imposant garde-manger.
En dehors des réceptions, ma vie était rythmée par les activités sportives, le mercredi et le week-end, nous avions nos habitudes au club house du golf de Saint Germain ainsi qu’à celui du tennis. J’aurais aimé passer mon temps à lire or j’étais condamné au sport de compétition. S’entraîner, combattre, éliminer l’adversaire, cette éducation me fatiguait ; je me rêvais en écrivain, en musicien… pas encore en rock star bien que ma rencontre sonore avec Mick Jagger intervint dès 1973 avec l’écoute du morceau, « dancing with mister D ».
Régulièrement, nous passions les fins de semaine à Deauville ; nous allions d’un palace à un autre, « Le Royal » ou « Le Normandy ». J’ai toujours eu une petite préférence pour « Le Normandy » avec ses poutres, son style anglo-normand, sa piscine intérieure et son bar dans lequel se prélassait régulièrement Serge Gainsbourg. Lors de ces week-ends normands, hormis le shopping dans des boutiques qui ressemblaient à celles de Paris nous nous rendions chez des connaissances, les mêmes que ceux nous voyions défiler à Saint Germain en Laye. Nous participions ainsi à la transhumance de fin de semaine des parisiens ; le troupeau se regroupant le dimanche à partir de 19 heures en file indienne pour rejoindre la capitale. Trente ans après, la transhumance perdure même si elle est un peu moins chic, les classes supérieures préférant désormais les chasses de Sologne voire des virées au quatre coin du monde.
Autre image qui me parvient de cet âge bien lointain, celle d’une enfance à deux têtes. J’évoluais entre deux vies. Quand mes parents étaient présents ou quand ils avaient décidé de s’occuper de leurs enfants, j’étais soumis à un régime dictatorial. Chaque jour, le week-end compris, le réveil était fixé à 6 heures trente, 7 heures pour les deux cadets ; j’avais comme mission de préparer, pour l’ensemble de la famille, le petit déjeuner, de ranger la chambre et de relire mes devoirs. Les taches ménagères m’apparaissaient d’autant plus absurdes que nous avions une étudiante, américaine, à demeure chargée de nous apprendre l’anglais, de nettoyer l’appartement et de distraire mon père. Ces horaires spartiates étaient des réminiscences de la culture populaire de mon père ; le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt…
Cet enfer avait comme qualité de ne jamais durer très longtemps.
Notre seconde vie était tout autre. Notre père avait, en effet, toujours l’excellente idée de se trouver quelques déplacements rendus nécessaires par ses multiples activités professionnelles et sentimentales ; sexuelles pour être plus honnête ; ce qui incitait notre mère à se confectionner, en parallèle et en réponse, de nombreux voyages de même nature. Nous nous retrouvions, ainsi, seuls avec notre étudiante américaine. Ce n’était pas toujours la même, le turn over étant assez élevé mais les critères physiques avaient été définis une fois pour toute, brune, grande, un mètre soixante quinze minimum, et mince.
Durant toute mon enfance, j’ai constaté que les baby-sitters, dès que l’autorité parentale et donc hiérarchique disparaissait, avaient tendance à prendre possession des lieux. En moins de quelques heures, leurs amis débarquaient, fumaient, se vautraient sur les fauteuils et dans les lits, faisaient l’amour sans porter la moindre attention aux enfants à qui ils étaient censés montrer l’exemple. Dès l’âge de six ans, j’ai ainsi eu le double privilège de voir de jeunes corps s’entrelacés et de sentir l’odeur du shit ; j’ai toujours adoré cette odeur défendue, cette odeur suave, immédiatement reconnaissable.
Parmi les symboles extérieurs de richesse de ma famille figurait, en bonne place, bien évidemment la voiture de sport, de marque étrangère, voiture de couleur métallisée, sièges en cuir. A bord, mon plaisir consistait à fixer l’aiguille du compteur de vitesse surtout lorsqu’elle atteignait le chiffre « 200 ». Ce plaisir fut décuplé après l’adoption des limitations de vitesse. Ce goût de la vitesse, cette recherche de puissance a servi de guide à mon existence ; une puissance intériorisée, mal contrôlée. En revenant en voiture d’un examen à Arcueil, je devais avoir 18 ou 19 ans, à la Porte d’Orléans, en regardant les trottoirs noirs d’une foule de gens sans visage, aux amis qui m’accompagnaient, j’ai lancé d’un ton neutre que j’aimerais envoyer une rafale de mitraillette afin de massacrer tous ces cons. Je les ai choqués ; je ne les ai jamais revus. L’acte gratuit à la Gide, le terrorisme, façon bande à Bader ou Action Directe, m’ont toujours intrigué et attiré. La violence est une forme de vitesse. Souvent, cette volonté de nettoyer, de recourir aux armes me hante. La guerre, le meurtre sont tapis au fond de nous. Côtoyant dès le plus jeune âge les milieux interlopes, je me suis rêvé bandit, terroriste et les bons jours espion. Passé inaperçu, joué double jeu, triché avec soi comme avec les autres, ce sont mes fantasmes.
Comme tous les enfants, j’ai aimé briser les interdits. A la différence de beaucoup de mes camarades, je n’ai jamais su m’arrêter tant dans le temps qu’en intensité. Même aujourd’hui, j’ai du mal à réfréner mes pulsions. Si je passe devant une prostituée, même moche, même âgée, par jeu je claquerai quelques billets pour passer dix minutes avec elle. Je ne cherche ni la possession de l’autre, ni la jouissance ; je n’assouvis pas un désir particulier, j’aime le geste pour le geste. Je réalise un pari intérieur, ma capacité à monter dans sa chambre sordide, à casser les interdits moraux. Je me souviens d’une passe avec une femme de plus de soixante ans, décharnée, sans sein, certainement atteinte du Sida. Côtoyer la mort, jouer à la roulette russe, être amoral pour cracher mon dégoût de cette société et pour récuser la vie, ma vie. Je ne jouis pas de l’acte mais de la situation, je ne jouis pas physiquement mais intellectuellement. C’est l’avilissement qui m’excite plus que l’étreinte des corps. C’est le pouvoir plus que son exercice qui m’excite. Sur ce sujet, un soir, au sixième étage d’un Ministère, une collaboratrice d’un Ministre devant tous les membres du cabinet hurla que le pouvoir la faisait jouir. Sa phrase pétrifia l’assemblée car elle était sortie de sa bouche comme un cri, un râle d’orgasme. Elle ne comprit pas l’étonnement d’un grand nombre de présents. D’un regard, je lui fis comprendre que ses propos étaient inhabituels dans le monde des cabinets. En étant franche, cette collaboratrice démontrait à tous qu’une femme pouvait avoir les mêmes pulsions qu’un homme face au pouvoir.
Flipper : « tu as trois balles, la première tu es un môme »
(Téléphone-Jean Louis Aubert-Bertignac)
J’ai révélé mon talent de briseur de règles dès le début des années soixante-dix. Ces années étaient celles du bonheur immédiat, de l’insouciance, du laisser-aller. Les contraintes, les normes sautaient les unes après les autres. C’est bien le problème de ma génération. Il n’y avait pas de liberté à conquérir ; elles venaient à nous d’un pas alerte. Ils suffisaient de cueillir celles qui tombaient des paniers tenus par nos parents. Elles étaient encore assez neuves pour être désirables ; leur banalisation n’allait pas tarder ; aujourd’hui comme tout est possible, tout a été fait ou presque, l’absence de normes cohabite même avec l’idée d’un retour à un pseudo ordre moral décharné, de façade. Il y a quelques années, un jeune de vingt cinq ans me demanda durant plus de deux heures de lui raconter les années soixante-dix, années qui pour lui signifiaient la liberté, la légèreté… Je n’avais pourtant pas à l’époque l’impression de vivre un conte de fées.
Revenons donc aux années d’avant la crise de 1973, d’avant les limitations de vitesse. Elles n’étaient pas si belles ; des bidonvilles enserraient Paris, les radios comme les rares chaînes de télévision étaient sous contrôle, la peine de mort raccourcissait pour l’exemple des condamnés à la culpabilité variable… Mais la légende veut que la France était heureuse.
A sept ans, l’âge dit de raison, j’ai organisé, avec méthode, mon premier trafic, un trafic de livres érotiques et pornographiques. J’ai commencé par emprunter les livres de mes parents cachés sous leur lit, à les montrer à mes copains. Devant leur empressement à me les prendre j’ai décidé de leur louer, « business is business ». Le stock parental, important mais pas inépuisable ne me permettait pas d’irriguer le marché, il a fallu, de ce fait, trouver de nouvelles sources d’approvisionnement et procéder à des échanges. Pour cela, je me suis associé avec un de mes camarades, Alain H, qui habitait au rez-de-chaussée dans le même immeuble que moi. Ces parents étaient également des adeptes de livres pornographiques ; ils avaient une collection impressionnante de plusieurs centaines de livres en provenance de tous les continents. Je sus, des années plus tard, que les partouzes chez les H figuraient parmi les plus réputées de la bonne bourgeoisie saint-germanoise. En alimentant nos petits camarades, nous améliorions notre argent de poche. Ce trafic dura trois mois. Un soir, mon père me convoqua pour me demander comment il avait hérité de livres qu’il n’avait pas achetés et pourquoi son stock avait diminué. Je devins rouge vif et ne pus donner aucune explication. Mon père ne me gronda pas ; il changea simplement les livres de place ; il en fut de même chez les parents d’Alain. Je fus surpris par cette absence de sanction. Même si je ne comprenais pas complètement toute la portée de ses corps dénudés, de ses positions lascives, je savais que les livres pornographiques étaient interdits aux enfants. J’en déduis que la violation de l’interdit n’entraîne pas obligatoirement une punition. Elle peut même être une source d’hilarité. En effet, quelques jours plus tard, en écoutant discrètement mes parents raconter à plusieurs de leurs amis mes vols d’ouvrages licencieux, je les ai surpris en train de rire à gorge déployée. J’ai interprété cette attitude comme un encouragement à la perversité. De cette petite expérience, j’ai tiré de nombreuses leçons. Premièrement, il est indispensable de préparer avec minutie ses plans d’action ; deuxièmement, il faut toujours prendre la posture de l’innocent au regard de cocker. Aujourd’hui, j’essaierai de ressembler à un labrador… Troisièmement, compter sur la naïveté des vieux et sur leur tolérance vis-à-vis des mineurs. Interdire d’interdire…
Après cette petite expérience, j’ai recherché de nouveaux terrains d’exaltation. Elève brillant, j’étais méprisé par un grand nombre d’élèves. Refusant le statut ennuyeux de premier de la classe, j’ai rapidement constitué une bande, une bande composée de tous les exclus, les gros, les petits, les mauvais en sport, les pauvres, les demeurés de l’école. En leur donnant un rôle, j’en faisais des fidèles, des dévoués. En les sortant de leur néant, je les contraignais à m’aimer et à me vouer un culte. En contrepartie, il bénéficiait de mon assistance technique pour leurs devoirs. Cette bande de bric et de broc me permettait d’affronter les durs sans redouter les mauvais coups dans le dos. Embobiner, regrouper les faibles pour mieux résister aux forts, c’est déjà un beau programme politique. Et c’est certainement, au nom de mes convictions politiques naissantes que ma bande a commis son premier fait d’armes. Dans la cour de récréation lorsqu’un un élève osa crier « vive Mitterrand », à cinq, nous lui avons réglé son compte en le piétinant tout en criant « Giscard au pouvoir ».
Après tout est allé vite du moins telle est la vision que j’en ai trente ou quarante ans plus tard. J’ai, en écrivant ces mots dans ma petite cellule, la sensation que ma vie a basculé en quelques minutes, que tous les évènements se sont enchaînés voire superposés comme dans un film policier mais l’eau de la vie coule parfois plus lentement que celle de ses souvenirs.
Dans l’établissement scolaire dans lequel j’étais, il n’y avait pas de séparation entre le collège et le lycée. Sur un même lieu cohabitaient plus de 3000 élèves. Des milliers d’élèves sur quelques hectares, des dizaines de bâtiments construits rapidement dans les années cinquante et soixante, une cité dans la ville avec ses règles ou plutôt l’absence de règle, tel est l’univers dans lequel je me suis façonné.
Ma descente aux enfers est le fruit d’un hasard ; une simple histoire de goûters offerts par un élève un peu seul.
Dans toute classe, il y a, en effet, un mal-aimé ; chez nous, il s’appelait Fabien D. Mou, lent, pas sportif et surtout influençable, il était raillé en permanence par l’ensemble des élèves. Pour sortir de son isolement, il convia toute la classe à un goûter chez lui un mercredi après-midi. Face à notre refus, nous n’avions pas l’intention de perdre un mercredi pour « un cave », il nous offrit, au lycée, un goûter le vendredi après-midi durant une heure de permanence. Il apporta, dans la cour, toute sorte de victuailles, des gâteaux, du chocolat, des bonbons, des boissons. Nous trouvâmes l’idée excellente ; nous lui enjoignîmes de recommencer tous les vendredis. Au bout du deuxième, n’en pouvant plus de porter les sacs de nourriture et de boisson, il nous donna directement l’argent afin que nous puissions acheter nous-mêmes la pitance. A chaque opération, nous conservions une partie de l’argent que nous nous partagions.
Nous bénéficions ainsi d’un super goûter et d’argent de poche. En quelques semaines, notre trésor de guerre s’élevait à plusieurs centaines de francs.
Après trois mois de goûters gratuits, un lundi matin, nous fûmes tous surpris de ne pas voir notre ami Fabien ; puis dans la matinée, nous fûmes convoqués par le directeur en charge du collège. Il nous annonça que Fabien ne reviendrait plus car il avait été placé par ses parents dans un internat après avoir découvert qu’il avait volé pour plusieurs milliers de francs d’argent liquide. Le directeur nous demanda si nous avions eu connaissance de ces détournements d’argent et si nous en avions profités. Personne n’osa raconter l’histoire des goûters. Je crois que sincèrement que le directeur était au courant mais qu’il ne voulait, en aucun cas, provoqué un scandale au sein de son établissement. Eclaboussé par un éventuel racket, il aurait pu être limogé en Ardennes ou dans le 9.3, l’horreur pour un proviseur de Saint Germain en Laye. Le départ de Fabien l’arrangeait tout comme notre silence.
Le ver était dans le fruit. Nous avions pris goût à la belle vie ; nous n’étions nullement prêts à accepter le retour à l’état antérieur. Il fallait trouver d’urgence de nouvelles sources de financement.
Avant d’assurer le quotidien, je voulais réaliser une opération de force, qui nous permettrait d’agir en toute tranquillité, d’être considérés comme des caïds. Je ne mis pas longtemps à monter un plan.
Au sein du lycée, véritable campus sans âme et sans véritable contrôle, les bandes pullulaient ; la plus dangereuse était celle dénommée « la bande des portos ». Constituée de portugais qui habitaient dans la ZUP voisine et qui n’étaient pas inscrits au lycée, elle s’était spécialisée dans le vol de vélos et de sacs. Nous avons réussi en quelques jours et après quelques batailles rangées à les chasser du campus. Néanmoins, mon vélo fut détruit et un de mes amis eurent le bras cassé.
Au début, j’ai constaté que les surveillants se tenaient à l’écart de ces bagarres. Mais leur répétition les contraignit à instituer un contrôle des accès. Dans les faits, je n’avais pas gagné mais dans la forme j’étais devenu un petit caïd.
Nous avions remporté une double bataille, une bataille vis-à-vis des portos, et oui déjà l’immigration était source de problèmes et de racisme, rien de nouveau. Nous avions aussi et surtout remporté une bataille vis à vis de l’administration qui n’avait qu’une crainte, celle de supporter le courroux des familles bourgeoises de Saint-Germain, choquées que leurs enfants se battent contre des éléments extérieurs à l’établissement. J’ai toujours utilisé cette technique, un pied dans l’illégalité, un pied dans la légalité.
Comme tout mafieux qui se respecte, j’ai repris le business des « portos ». J’ai spécialisé la bande dans le vol des objets de valeurs contenus dans les cartables et les sacs des filles au moment du déjeuner. Avant de pénétrer dans les réfectoires, les élèves laissaient leurs sacs dans la cour le long des murs. Pendant plus de quarante minutes, ils étaient à notre disposition, nous pouvions réaliser nos larcins en toute impunité.
Dans notre premier sac, nous avons trouvé un portefeuille contenant un billet de cinquante francs, une vraie fortune à l’époque. Notre première victime avait pour prénom « Julie » ; de ce fait, j’ai proposé de baptiser nos vols de sacs, « opération Julie ». Pour chaque type de forfaits, l’habitude fut ainsi prise de les dénommer du prénom de la première victime.
Durant des mois, nous avons écumé, au nom de cette fameuse « Julie », les sacs subtilisant argent, stylos, livres, colles, cigarettes…
Après quelques mois de trafic, j’ai été surpris par un des surveillants au moment où je dépouillais un sac rose qui ne pouvait pas m’appartenir. Ce surveillant me demanda de le suivre ; il m’indiqua que les policiers étaient au courant. Ma chance fut double ; je le connaissais ; il entraînait les équipes minimes du club de foot, le PSG, le mercredi après midi équipe dont je faisais parti ; en outre, en me conduisant au bloc de la direction, son attention fut accaparée par une bataille entre élèves ; j’en ai profité pour m’éclipser.
Toujours à la recherche de sensation forte, un soir, après une journée de maigres rentrées financières, avec Alain, François et Pierre-André, mes associés, les éléments clef de la bande, j’ai suggéré que nous attaquions le Monoprix qui, à la fin des années soixante-dix se situait rue de Paris, près de la place du Marché et de la Poste, un vrai magasin, un vrai repère à chocolat.
Privé de chocolat à la maison, privé de goûter depuis le départ de Fabien j’étais en situation de manque. J’étais capable de fouiller tout l’appartement pour trouver une tablette ou une boite de chocolats. De ces expéditions, je revenais souvent bredouille. J’ai facilement convaincu mes camarades de jeu de mener des « opérations chocolat ». Il m’a suffi de quelques mots, de quelques expressions pour les amener à partager mes objectifs. Fils de bourgeois, ils s’ennuyaient tout comme moi. Vivre le danger sans en avoir conscience est un luxe appréciable.
J’avais, à plusieurs reprises, effectué des repérages. Le rayon « chocolat » se situait à proximité des caisses comme dans la grande majorité des supermarchés. Je me suis souvent interrogé sur ce choix. Est-ce pour tenter le consommateur au moment où il termine ses courses, où s’agit-il d’un choix rationnel pour dissuader des petits vauriens de consommer sur place ou de voler ? J’avais néanmoins remarqué que le rayon n’était surveillé par aucune caméra. La proximité des caisses générait un important flux de personnes rendant la surveillance plus difficile. Il suffisait de passer aux heures de pointe, d’avoir des sacs faciles à ouvrir pour d’une main glisser plusieurs plaquettes de chocolat sans que personne ne s’en aperçoive. A chaque tournée, nous arrivions à subtiliser une vingtaine de plaquettes. Ces opérations menées à toute vitesse nous excitaient. Nous ne considérions pas que nos actions fussent délictuelles. C’était un jeu comme un autre. Une fois sortis du magasin, nous nous répartissions le butin ; nous en consommions une partie et gardions le reste pour effectuer des échanges au collège ou pour constituer des réserves.
François, un de mes associés, au bout de trois mois d’opérations « chocolat » se lassa. Un soir, vers six heures, il réussit à convaincre le reste de la bande qu’il fallait être plus ambitieux. Ce jour là, je ne devais pas être au top de ma forme ; mon charisme ne fonctionna pas. Ils ont décidé, malgré mes réticences, de suivre François qui rêvait de voler des stylos. J’eus beau signalé que le rayon était surveillé, rien n’y fit.
J’ai tenté, par de multiples subterfuges, de retarder l’opération mais, je m’en souviens très bien, c’était un mercredi soir du mois de janvier 1978, vers dix huit heures, nous sommes entrés à quatre au Monoprix.
Au dernier moment, j’ai décidé de ne pas me joindre au vol de stylos pour me concentrer sur le chocolat. De toute façon, je ne voyais pas l’intérêt de voler des stylos. Je n’ai jamais été attiré par les babioles, les diamants, les montres… Mes trois acolytes m’ont regardé avec mépris et se sont dirigés au premier étage du Monoprix. Il fut convenu que nous nous retrouvions devant l’escalier à 18 H 10, une fois nos emplettes effectuées.
Me retrouvant seul devant les plaquettes de chocolat, n’ayant pas le groupe derrière moi, je n’ai pas eu le courage de voler ; je pressentais l’arrivée des problèmes. Après avoir hésité, je me suis rendu devant l’escalier. Ne voyant pas mes amis, je suis rapidement passé devant le rayon des stylos, ils n’y étaient pas non plus. Durant une seconde, je me duis dit qu’ils m’avaient abandonné me jugeant couard, qu’ils étaient partis sans m’attendre. Mais, bizarrement, je savais au fond de moi que quelque chose était arrivée. J’ai pris alors un petit escalier au fonds du magasin et en me fondant dans le flot des ménagères, je suis sorti. Une fois dehors, je n’ai vu personne.
En entrant chez moi, je me suis plongé dans mes devoirs scolaires. Je tremblais à la moindre sonnerie. Où sont-ils ? Pourquoi ne viennent-ils pas à la maison ? Ces questions me hantaient. A 19 H 30, juste avant de passer à table, le téléphone a retenti. D’un seul coup, j’ai eu l’impression qu’un silence s’abattait sur la maison. Je n’entendais plus que mon cœur battre à un rythme de plus en plus accéléré. J’essayais d’écouter à travers la porte de ma chambre.
Cinq minutes, des minutes effroyables, des minutes mortelles, se sont écoulées avant l’entrée de mon père dans ma chambre. Il était livide, le regard fermé, la mâchoire crispée. D’un ton sec, il me balance qu’Alain et François sont au commissariat de police, qu’ils ont tout avoué, le vol des plaquettes, le vol des stylos, ma participation ou plutôt mon rôle d’organisateur, de chef. Je me dis « Les salauds, ils m’ont dénoncé, ils m’ont vendu ». J’ai alors choisi de nier ; j’ai simplement reconnu les avoir accompagnés une seule fois. J’ai répété à mon père que je ne voulais pas voler et que j’étais parti quand j’avais vu qu’ils commençaient à cacher dans leur sac divers produits. Le patriarche m’avoua que le commissaire de police avait des bandes vidéo sur lesquels j’apparaissais clairement. J’ai bredouillé qu’après les cours, pour me distraire, je passais un peu de temps dans les rayons mais sans jamais chaparder. Il fouilla ma chambre et ne tomba sur aucune plaquette de chocolat, sur aucun stylo, il tomba juste sur un journal érotique, un « Lui » que j’avais emprunté au frère d’un copain.
Le soir même, les flics trouvèrent chez les parents d’Alain et de François des dizaines de plaquettes de chocolat. Leurs parents pour étouffer l’affaire ont tout remboursé. Aucune plainte ne fut déposée.
Je suis persuadé que mon père ne m’avais pas cru ; mais faute de preuves, il m’accorda le bénéfice du doute. Il était surtout trop submergé par ses affaires et par la gestion des dossiers municipaux. Il était, en effet, maire adjoint en charge de l’urbanisme. Ma mère en voyage aux Etats-Unis depuis deux semaines, ne fut informée qu’à son retour. Elle ironisa et consentit à me fournir en chocolat mais pas au lait car ce dernier fait grossir. Je crois qu’elle n’a jamais compris l’ampleur des dégâts de mon éducation permissive.
François comme Alain ne m’adressèrent plus jamais la parole. En refusant de reconnaître mes torts, ils ont considéré que je ne m’étais pas comporté comme un chef de bande. Ils m’avaient balancé mais je m’étais blanchi sur leur dos. En se coupant de moi, ils m’ont jeté dans les gouffres du mal. De ce jour, j’ai appris à me méfier des Hommes et à ne jamais faire confiance. J’ai appris que la meilleure défense est la solitude.
Privé de ma bande, je ne suis pas resté seul très longtemps. Une réputation s’acquiert vite, très vite dans une ville de riches comme à Saint Germain en Laye. J’avais treize ans ; j’en paraissais quinze. Musclé, le regard vif, les yeux bleus, je ne laissais pas indifférent. Mon physique dégageait un air de mystère, d’attirance, un mélange de timidité et d’orgueil, un kaléidoscope insondable. J’étais un adolescent, un révolté de bac à sable. Dans ma tôle, je peux avouer que je n’ai jamais su en terminer avec mon adolescence.
A peine une semaine après l’affaire du Monoprix, un garçon de dix sept ans dénommé, Baptiste, habitant la même résidence que moi, m’invita pour une soirée prévue le samedi soir. Son père était le responsable d’une filiale d’un groupe américain, très bien en vue à Saint Germain, en particulier auprès des élus de cette ville. Mon père, conscient de l’utilité de tisser des liens avec cette famille, et qui de toute façon devait passer son week-end à chasser les bêtes à deux et à quatre pattes, me laissa quartier libre à condition de rentrer pour une heure du matin et de faire mes devoirs. J’étais surpris par autant de mansuétude. Je ne m’en plaignis pas.
C’était ma première soirée avec des grands, des élèves de seconde, de première et de terminale. C’était la découverte d’un autre monde ; celui de la musique, de la drague, de l’alcool…. Le samedi soir, je me suis donc rendu avec appréhension chez Baptiste. J’ai hésité tout le long du court chemin qui séparait son appartement du mien, à peine une centaine de mètres. J’ai longé la cour de la résidence plantée de peupliers parmi lesquels une grotte en béton et en pierres avait été construite afin d’amuser les enfants ; cette grotte artificielle avait été très rapidement été condamnée car elle avait été transformée en lieu de rendez-vous pour des jeux coupables.
Au bas de l’immeuble, pour laisser libre cours à mon hésitation et à ma timidité, j’ai pris l’escalier. Arrivé au cinquième étage, je suis tombé nez à nez avec des lycéens qui avaient opté pour l’ascenseur. Ils ont sonné, la porte s’est ouverte, je ne pouvais plus reculer, j’ai, sans le savoir, signé un certificat de changement de vie ; tout çà à cause d’une porte qui s’entrouvre et d’une fille blonde qui était planté là devant nous.
Je ne connaissais que Baptiste et encore que de vue. Je l’avais croisé dans la résidence à plusieurs reprises. Il possédait comme moi un skate et s’amusait à me doubler à toute vitesse. Nous avions échangé quelques mots sur le matériel, sur la qualité des roulements à billes ; rien de plus. Il s’habillait très tendance, jean Levis avec le nom de groupes de hard rock comme « AC/DC » ou « Led Zep » inscrit au marker ; chemises blanches ouvertes ; ses cheveux étaient longs.
Dès mon entrée dans l’appartement, je fus submergé par un flot sonore. Timide, je n’osais pas pénétrer dans le vaste appartement ; une lumière violette provenant de spots installés sur les meubles m’aveuglait. Je suis resté de longues minutes dans le couloir à chercher des visages connus. La fumée de cigarettes me prenait à la gorge. La fille qui m’avait ouvert la porte me voyant prostré dans un coin m’interpella en me demandant mon nom. A ma réponse, elle a compris que j’étais le petit voisin que son frère avait invité. Elle me présenta à tout le monde. Elle s’appelait Anne ; elle devait avoir dix sept ans ; elle était habillée d’un chemisier translucide laissant apparaître ses seins ; je m’aperçus qu’elle ne portait pas de soutien gorge. J’étais obnubilé par son physique ou plutôt par sa poitrine ; je n’écoutais pas les noms des personnes qu’elle me présentait. J’essayais furtivement par des regards circulaires à avoir une vue sur son chemisier. Au bout de cinq minutes de présentation, nous tombâmes sur Baptiste qui me remercia d’être venu ; il dit à sa sœur que j’étais un vrai caïd ; que j’avais imposé ma loi au lycée et volé dans plusieurs supermarchés. Je n’ai pas osé le contredire et raconter mes dernières mésaventures. J’étais tout surpris ; mes exploits étaient connus. Baptiste me demanda de le suivre. Il me présenta à Adrien. A la différence des autres invités, il était très bien habillé, un costume noir et une chemise de la même couleur, elle devait être en soie ; il était surtout plus vieux que la moyenne des invités ; il devait avoir une vingt cinq ans. Son visage exprimait la détermination. Il me dévisagea quelques secondes ; il eut un petit rire de satisfaction. En ne me regardant pas, il demanda à Baptiste si je pouvais faire l’affaire ; mon nouvel ami se porta garant de moi. Adrien me prit par l’épaule et m’ordonna de le suivre dans la salle de bain. En quelques mots, il me présenta le business comme on dit aujourd’hui. Je devais donner des petits sacs aux invités qu’il m’enverrait, prendre l’argent et le lui donner en fin de soirée. Pour mon boulot, j’avais droit à 2 % des sommes collectées. D’une voix sans appel, il me fit comprendre que je n’avais pas intérêt de le rouler. Avec le recul, avec l’effet du temps sur la mémoire, je ne me rappelle plus quelle fut ma réaction. Je pense avoir accepté par timidité, par peur de dire « non » et aussi au nom de ce fameux goût du risque. Je savais à peine ce que contenaient ces petits sachets. Mais, après réflexion, jouer avec l’interdit qui pèse sur la drogue m’excitait. Depuis mon plus jeune âge, mon père m’expliquait qu’il fallait refuser toute substance offerte par des inconnus, que la drogue détruisait l’individu. Depuis cette soirée, cette poudre si inoffensive d’aspect m’attire. J’aime la toucher, la palper, la disperser sur une table, la renifler. La dépendance, en revanche, m’a toujours effrayé. Que ce soit pour la cocaïne ou pour l’alcool, la lutte est incessante. Tenir une journée, une semaine voire deux sans toucher l’un ou l’autre, est une épreuve que je m’impose depuis plus de trente ans. En prison, aujourd’hui, leur goût me hante. Ce soir dans ma prison, la douleur du manque coule dans mes veines ; j’ai une folle envie de sentir le fluide d’une drogue dans mon sang. J’ai froid en ce soir sans lumière ; j’ai la solitude attachée à mon corps vide qui pue la mort. Des larmes ruissellent sur mon ventre ; je n’ai personne pour calmer cette soif de désespoir, je n’ai qu’un stylo et ces feuilles à remplir.
J’aligne les mots sur la feuille de mon cahier comme si j’avais une vision claire de ces faits vieux de plus d’un quart de siècle. En fait, tout est flou. Je serais incapable de dessiner les visages des personnes rencontrées ce soir là. Je ne suis même pas certain que tout cela soit vraiment arrivé. La mémoire est un drôle d’outil ; elle permet de reconstituer sans aucune garantie des évènements morts pour toujours. On reconstruit une impression, on tente de visualiser mais tout est dans le présent. Nous reconstruisons en permanence notre passé. Nous le travestissons pour l’adapter à nos humeurs du moment, pour nous valoriser ou nous dénigrer. Le passé est un regard du présent instable, impalpable. Il est comme le futur, tout aussi virtuel sauf qu’il laisse des traces, des souvenirs, des blessures.
Néanmoins, j’ai envi de vous raconter la suite. Avec mes petits sachets, ce soir là, je passais du statut de l’inconnu, de la petite chose à celui de vedette ; tout le monde venait me voir, me glisser des billets. Exister, être reconnu, être flatté, j’ai toujours adoré même si je n’étais pas dupe de la réalité de ma notoriété. Il faut l’avouer, cette dernière appréciation est contemporaine aux évènements. Au moment des faits, je devais me prendre pour le roi du pétrole. Dans l’action, j’ai toujours manqué de recul. J’adore jouer, prendre des postures de rock star excentrique, mi-ange mi-démon, ambiguë sexuellement.
Le mélange de la coke, de l’alcool et de la fatigue désinhibe les comportements. J’avais pour la première fois de ma vie pris un verre de whisky et reniflé quelques grammes de la fameuse poudre. Je dois l’avouer, je ne me souviens pas trop de mon état. J’étais dans le flou du flou.
Pourtant, je vais tenter de vous donner une certaine version de ma première expérience sexuelle. Elle est la parfaite illustration de ma vie ; elle commanda aussi certainement les rapports que j’entretiens avec l’autre sexe. Pour ma première expérience, la manipulation physique est évidente ; pour les suivantes, j’ai combiné manipulation physique et morale. A force d’être l’homme de l’ombre, il faut accepter d’être un objet pour des femmes ambitieuses et un jouet ou plutôt un instrument pour des êtres humains en recherche du pouvoir.
J’étais donc jusqu’à cette soirée, un véritable puceau. Comme je vous l’ai mentionné quelques pages auparavant, avec l’arrivée de l’adolescence, j’étais de plus en plus attiré par les filles mais sans pouvoir qualifier et encore moins exprimer ce désir. Malgré une gueule de cocker plutôt sympathique, j’ai toujours éprouvé une répulsion face à mon corps. J’aurais aimé être plus grand, plus costaud et avoir une gueule plus mature, moins féminine. Mon visage, à mon goût, exprime trop la faiblesse, la fragilité ou la timidité. Or, je m’imaginais en dur, en méchant. Je n’ai compris que bien des années plus tard que cette fragilité constituait un atout de séduction non négligeable. Mon côté « strange », un peu illuminé, m’a valu un certain succès du moins tant que j’incarnais un certain potentiel de pouvoir. Mais lors de cette soirée, la torpeur qui m’avait envahi m’a privé de toutes mes capacités d’analyse. Je me souviens simplement d’avoir dansé dans la salle à manger, d’avoir tenté de me rapprocher d’Anne, la sœur de Baptiste, qui était de plus en plus dénudé. Je la fixais de plus en plus de telle manière que parmi les autres jeunes présents sur la piste de danse, de nombreux criaient à son intention que ce soir, elle pouvait se taper un puceau. Il devait être plus de trois heures du matin lorsqu’elle me demanda de danser un slow avec elle. Je ne savais pas trop comment m’y prendre. Les hommes sont toujours gauches quand les choses deviennent sérieuses. Mes mains me gênaient tout comme mes jambes et surtout mes pieds. Elle, de son côté, riait ou plutôt se moquait de moi. Je ne me suis même pas aperçu qu’elle était encore plus camée que moi. Je sentais son corps contre le mien, son haleine ; au milieu du slow, ses lèvres fondirent sur les miennes sans que je puisse réagir. C’était doux, humide, plutôt surprenant comme contact. J’imaginais que tout le monde nous regardait, que tout le monde ricanait ; quelle erreur de jugement….
Je ne sais plus combien de slows j’ai dansé avec Anne, un, deux ou dix ; je me souviens juste mettre retrouvé avec elle dans une chambre, a priori la sienne. La scène s’est passée en silence comme au temps du cinéma muet. Elle me plaqua contre le mur, m’embrassa, avant de retirer son chemisier déjà amplement ouvert. J’ai remarqué alors qu’elle n’avait pratiquement pas de seins. J’en fus surpris. Tout au long de la soirée, je les avais imaginés plus gros. Elle ressemblait à un véritable garçon manqué. Certes, elle n’était pas totalement plate mais elle était loin d’avoir une poitrine de femme. J’ai appris que la coke prise à forte dose pendant l’adolescence ne favorisait pas le passage de l’état d’enfant à celui de femme. Elle exigea que je la caresse, m’indiquant d’une voix ferme quelles zones je devais traiter en priorité. Elle n’arrêtait pas de rire de mon hébétude. J’essayais alors de masquer ma stupeur devant de tels ordres. D’un coup, elle s’abaissa et déboutonna mon jean. C’était la première fois qu’une femme, qu’une fille s’en prenait de la sorte à ma braguette. Je ne sais pas si je bandais ; bizarre je n’en ai aucun souvenir. La logique voudrait que je réponde affirmativement à cette question. Anne me bouscula par terre juste à côté du lit en criant qu’elle n’avait pas vocation à être à quatre pattes devant un mec pour le sucer. Mon dos ressenti la froideur du plancher. Je ressemblais à un animal pris à la gorge, un animal incapable de se défendre, les quatre fers en l’air. Elle ne cessait de me répéter que j’étais un vrai puceau, pas très dégourdi, un bébé qu’il fallait affranchir. Elle happa alors mon sexe, me le serra dans sa bouche, me bouffa mes couilles. Je sentis à deux trois reprises ses dents toucher quelques parties sensibles. Je préférais les caresses de sa langue et la contracture de ses lèvres. Je me rappelais les livres pornos de mes parents. Cette position ne m’était pas inconnue. Mais ce n’était plus une photo ; c’était mon sexe qui faisait l’objet d’un lessivage. Je n’éprouvais guère de plaisir face à la sauvagerie d’Anne. Elle espérait m’exciter pour que je sois un peu plus entreprenant. C’était l’effet inverse qu’elle générait. Plus, elle astiquait, plus j’étais paralysé. Je n’osais pas trop regarder le bas de mon ventre. Je devinais au mouvement de la tête d’Anne que mon sexe disparaissait régulièrement dans sa bouche.
Les effets de la drogue s’estompaient car je me suis interrogé sur les raisons pour lesquelles je me retrouvais à moitié nue dans une chambre avec une fille que je connaissais à peine. Je ne comprenais guère pourquoi elle me demandait que je m’occupe un peu d’elle. A peine eut-elle fini de se déshabiller qu’elle présenta à ma bouche son sexe blond ; c’est à ce jour, la seule fille blonde que j’ai connue de manière intime. Ce jeu dura quelques minutes avant qu’elle ne se redresse pour m’enfourcher. J’ai failli hurler de douleur tellement j’ai eu le sentiment que mon sexe allait se briser net. Elle bougeait dans tous les sens au-dessus de moi. Elle hurlait des insanités. Je scrutais ce corps qui montait et descendait. Ses cheveux, coupés courts, suivaient, de manière désordonnée, le mouvement. Un rictus parcourait son visage ; il exprimait non pas le plaisir mais la puissance. Le visage d’une femme faisant l’amour peut en fonction du regard qu’on lui porte trahir la haine ou la passion. Sans illusion sur le sujet, je pense que le visage de l’homme traduit, au moment de l’acte, plus un contentement bestial qu’un sentiment profond.
Les yeux d’Anne, exorbités par les effets de la cocaïne, cherchaient dans la nuit de la chambre un point d’ancrage. Ils refusaient de me regarder, de fixer ce visage d’enfant qui jouait à l’homme. De mon côté, j’avais l’impression d’être à un spectacle ; non en tant qu’acteur mais en tant que spectateur. Il n’y avait pas de gestes doux ; simplement l’entrechoquement de deux êtres, entrechoquement mécanique et automatique d’un buste sur l’autre. C’était brutal voire musclé. Je tentais de mater la blondeur de son sexe, de lui tenir les hanches non pas par amour mais pour éviter qu’elle torde ma queue. Combien de temps dura cette pénétration ? Je n’en ai aucune idée. Je me souviens de l’odeur de transpiration ; et encore… ; n’est ce pas l’odeur de mes autres accouplements que je plaque sur cette scène historique. N’est ce pas encore une ruse de la mémoire que de vouloir tout mélanger ? Mais passons, cette odeur âcre qui vous excite pendant l’acte et vous dégoûte après semblait inonder la chambre. Des gouttelettes de sueur ruisselaient sur son visage et sur le bas de son ventre lisse. Ma frêle poitrine, imberbe, devenait également moite, chauffée qu’elle était, non par mon effort physique, mais par mon angoisse d’être à la hauteur.
Au bout de cinq, six ou sept minutes, Anne se retira, s’essuya son sexe avec ses mains avant de me les faire lécher. Ma bouche fut envahie d’une odeur indéfinissable et d’une substance gluante et âcre. Je ne sais pas si Anne a obtenu du plaisir et si j’ai atteint la jouissance. Ma mémoire sèche face à cette cruelle question. Ais-je compris la portée de l’acte ? Certainement pas. J’ai été violé par cette fille sortie de nulle part. Aujourd’hui, j’ai beau revivre en différé la scène pour la millième fois ; elle est toujours aussi brumeuse. Qu’ai-je réellement fait ? Je ne sais plus trop. Depuis, je n’ai jamais revu Anne. Histoire, sans lendemain ; j’ai commencé ma vie sentimentale par une relation à toute vitesse, sans passion, une relation digne d’un hôtel de passe sauf que c’était moi qui avais l’impression de jouer la pute.
Quand je suis sorti de la chambre, quelques invités buvaient encore dans le salon ; ils m’ont regardé avec un sourire en coin ; ils connaissaient tous les goûts d’Anne pour les jeunes garçons d’un soir. En aucun cas, ce matin là, je me suis dit que j’étais enfin un homme. De toute façon, tout allait si vite que cette scène a cédé la place à de nouvelles un peu moins réjouissantes.
Paint it black
Cette soirée me précipita dans un autre monde. Ce passage m’apparaît aujourd’hui brutal. Une vie peut basculer entièrement en raison d’un incident, d’une connerie. Je vivais royalement à Saint Germain en Laye. J’avais une vie de petit bourgeois. J’ignorais l’existence de la pauvreté. Une vie de chef d’entreprise s’ouvrait devant moi. Par quelques gestes, par quelques décisions ou non-décisions, j’ai glissé, sans en prendre conscience, vers une autre voie. Plutôt non-décisions, je n’ai jamais su décider, me projeter dans l’avenir, j’aime me laisser guider par le flot des évènements, des hasards, des rencontres. J’ai toujours cru à la main invisible de la vie, à une main qui en fonction des circonstances est tendre ou rugueuse.
J’aime les décisions irrationnelles. Ainsi, je me souviens d’un ami en terminale qui sur un coup de tête décida de tout plaquer, une semaine avant le BAC pour s’engager comme seconde classe dans l’armée. Il était le fils d’un des plus grands industriels de Normandie. Je ne sus bien plus tard que son geste irraisonné, d’autant plus irraisonné qu’il était de loin le meilleur élève de notre classe, était le résultat d’une sodomie qu’il avait du supporter de la part de notre professeur de philosophie. Comme quoi la main invisible sait être sordide.
Il n’en demeure pas moins que l’innocence des enfants, un fantasme d’adulte regardant dans le miroir du passé, a disparu non pas à cause de mon dépucelage mais à cause de la drogue. Le lundi suivant, Adrien m’attendait à la sortie du collège. Il m’emmena au café pour m’expliquer qu’il avait été content de mes services. Il me proposait de poursuivre notre association. Mon travail consistait après mes cours de distribuer aux élèves qu’il m’indiquait des petits sachets. Le job était toujours aussi simple et bien payé.
J’ai commencé mon œuvre le mardi. J’allais chercher les sachets par parquets de cinq, jamais plus, dans une voiture qui appartenait à un ami d’Adrien. Je les distribuais entre cinq et six heures ; l’argent de la transaction était directement donné à Adrien. Il fallait être rapide. Il fallait veiller à ne pas être suivi par des flics en civil. Grâce à mon patron, en quelques jours, j’ai appris l’art de planque pour démasquer tous les gêneurs possibles, voyous ou policiers. J’aime analyser les visages, les gestes des passants pour comprendre leurs intentions. En scrutant un regard, j’arrive à savoir si telle ou telle personne est dangereuse ou inoffensive. En ayant passé des heures à mater des femmes et des hommes, je suis devenu un spécialiste de la morphopsychologie. Plus tard, quand j’attendais des heures dans un café pour recevoir des plis secrets, je m’amusais à analyser le regard de mes voisins pour percer leurs problèmes de cœur ou professionnels. Je m’interrogeais souvent sur la nature de leurs relations sexuelles.
La coke, le cannabis, c’était de nouveaux interdits que je brisais en les distribuant à la sortie des écoles. La drogue ne représentait rien d’autre que la rupture avec l’ordre établi. A l’époque, je ne m’interrogeais guère sur les conséquences de ce type de produits.
Combien de temps dura mon petit trafic ? Une ou deux semaines, de toute façon pas plus. Malgré toute ma discrétion et toute mon attention, j’ai senti, un soir, cela devait être un jeudi, en regagnant la voiture, que de nombreux adultes me tournaient autour. J’aurais du fuir, courir, éviter de me rapprocher de la voiture. Mais, dans ma tête, ma planche de salut, c’était le fameux ami d’Adrien, mon fournisseur. Il était grand, la peau mate, une tête carrée et burinée. Il me regardait toujours avec tendresse. Je n’étais pour lui qu’un gosse, une petite main dans ce business sordide. Quand il m’a vu arriver paniqué vers lui, il a immédiatement compris. II a tenté de rentrer dans la voiture puis de démarrer ; mais c’était trop tard. Trois flics étaient déjà dans la vieille Peugeot 504, le menottant avec violence. Je regardais paralysé la scène quand deux hommes me prirent par les épaules en me demandant de les suivre sans commettre de bêtise.
En moins de trente secondes, je me suis retrouvé dans le panier à salade avec comme destination le commissariat de police. Dans ma mémoire d’homme enfermé, cette première rencontre avec la force publique me laisse froid. Je ne suis plus certain d’avoir commis de telles bêtises, d’avoir vendu de la drogue à des enfants de mon âge.
Le commissariat se trouvait derrière la mairie. Tout y était sal, les bureaux sentaient la cigarette et la misère. Il y avait dans cette ville si belle, si propre, une enclave à malheurs, une enclave dans laquelle échouaient tous les dépravés, les délinquants, les criminels et les paumés.
Une fois arrivée, j’ai été confronté à un inspecteur qui me demanda mon nom et mon âge. Je lui ai répondu d’une voix plaintive – Patrick Roulet, 14 ans.
A peine ai-je eu le temps de prononcer ces quelques mots que j’ai senti dans son regard un étonnement. Etait-ce mon âge ou mon nom ou les deux ? Il décida d’interrompre immédiatement l’interrogatoire et d’appeler le commissaire principal. Je vis entrer dans le petit bureau un homme dont le visage ne m’était pas inconnu. Embrumé par l’enchaînement des évènements, j’ai mis au moins cinq minutes pour me souvenir qu’il était un ami de mes parents que c’était lui qui avait du appeler lors de l’affaire des stylos.
Il me scruta immédiatement puis prit un téléphone, vous savez, un vieux téléphone gris avec le cadran et son cliquetis devenus aujourd’hui un objet de collection. Il composa devant moi de tête le numéro de mon domicile. Il tomba sur mon père. Il lui dit les mots suivants, je m’en souviens parfaitement :
Je suis désolé de te déranger à nouveau. Ton fils a fait une grosse connerie ; il faut que tu viennes de suite afin que nous puissions régler çà de manière intelligente, c’est plus grave que la dernière fois.
Le commissariat se trouvait à peine cinq minutes de notre appartement. Mon père fit honneur à sa légende de Fangio de Saint Germain en Laye. Il est arrivé tellement vite que je n’ai pas eu le temps de préparer ma défense. Je le vis passer devant le petit bureau dans lequel j’étais retenu. Il s’enferma directement avec le commissaire de police. La discussion dura au moins trente minutes. L’écoulement du temps m’apparaissait insupportable. J’avais envi de crier, de tout casser et de pleurer. Je ne savais pas que ma vie allait une nouvelle fois basculer.
Au fonds de moi, je pensais sincèrement que j’allais reprendre mes cours le vendredi comme avant. Je supposais que comme pour les journaux pornos, le Monoprix, les opérations « Julie », tout serait effacé d’un trait de plume, que tout recommencerait comme avant.
A moitié endormi, je fus surpris par l’ouverture de la porte. Je vis le visage de mon père, fermé, les traits saillants, les yeux gris de colère. Il m’intima l’ordre de le suivre par un geste de la main. Sans un mot, il me ramena à la maison. Une fois, la porte de l’appartement fermé, je fus jeté au sol par un coup de poing ; il me releva pour me gifler à plusieurs reprises. Tout en me frappant, il me répétait qu’il ne supporterait pas, une seconde de plus, d’avoir un drogué, un dealer dans sa maison. Il me dit qu’il me préférait mort que vivant. Affaibli par les coups, je ne pus de rage que répondre que je souhaitais également sa mort et que je me prononçais pour la dissolution de mes parents. Dans les circonstances de crise, j’aime en rajouter. Je n’ai jamais su dire pardon, je n’ai jamais su m’excuser. Je me suis toujours complu dans l’autodestruction. Il faut que je descende toujours plus bas quand tout s’effondre en moi et autour de moi. Etre premier ou dernier mais jamais au milieu, telle est ma devise. Je ressemble au scorpion qui préfère se piquer que d’affronter les difficultés. Je n’aime pas que quelqu’un d’autre me précipite au fond du trou ; je préfère y aller moi-même. Il n’en demeure pas moins qu’encore aujourd’hui, cette demande de dissolution de ma famille me hante. Le Président de la République a bien le droit de dissoudre l’Assemblée nationale ; pourquoi un enfant, un adolescent n’aurait-il pas le droit de demander de changer de famille ?
Je n’ai pas versé une larme durant toute la correction. Mon père y voyait une insensibilité totale de ma part alors qu’il ne s’agissait que d’orgueil. Je ne voulais en aucun cas montrer que je souffrais tant physiquement que moralement. Le sang coulait de mon nez ; j’avais l’impression que mes côtes étaient disloquées ; ma peau était, sous le feu des claques, rouge sang. Cette incapacité à m’excuser, ce refus d’admettre mes torts m’a toujours conduit à la perte. L’orgueil mélangé à la timidité guide ma vie. Combien de fois j’aurais pu atteindre les rives du bonheur et de la stabilité si par orgueil, par esprit de supériorité, j’avais voulu reconnaître mes torts ou revenir sur une décision que j’avais prise sur un coup de tête. Convaincu qu’il ne fallait jamais se battre contre les mots des autres, leurs actes, je me suis jamais battu pour conserver une amie qui m’annonçait qu’elle me quittait pour un autre. Je n’ai jamais pardonné aux femmes qui un jour m’ont indiqué qu’elles ne m’aimaient pas ou qu’elles me trouvaient laid. Il y a ainsi Anne qui à 17 ans à la sortie du lycée annonça devant la classe que sortir avec moi reviendrait à un abaissement de sa personne. Cinq ans plus tard, elle me dragua des heures durant. Malgré une évidente beauté, malgré un port altier qui me convenait parfaitement, j’ai rejeté les avances.
Après l’avalanche de coups, je me suis enfermé dans ma chambre. Je me suis mis à pleurer durant des heures. J’étais incapable de réfléchir plus de cinq secondes de suite. Vers minuit, je me suis endormi. Le lendemain, je me suis préparé pour aller au collège. Par prudence, j’avais décidé de ne pas prendre de petit déjeuner. Peine perdue, mon père pénétra dans ma chambre. Il me dit sur un ton très calme que je ne pouvais plus rester au sein de la famille. J’étais congédié, viré, expulsé de ma famille. J’étais renvoyé pour mauvaise action, pour insubordination ; pour déviationnisme. J’étais stupéfait, interdit, incapable de prononcer un mot. Je n’ai même pas demandé le lieu de mon exil. Mon père m’ordonna d’attendre dans ma chambre. J’ai attendu trois heures sur mon lit, à regarder mes posters, un représentait un guépard en captivité, l’autre des chevaux en liberté en Camargue. Vers 11 heures, mon père réapparut ; il me demanda de le suivre. J’ai descendu en automate les trois étages, prit, de la même manière, la voiture. Après quelques centaines de mètres, elle s’arrêta devant une maison que je connaissais. Il s’agissait d’une sorte de maison de correction, d’orphelinat pour enfants terribles. J’évitais toujours de passer devant quand j’allais au stade de Saint Germain en Laye de peur de rencontrer un des pensionnaires. Je fus présenté à la directrice qui me regarda comme si j’étais une bête, un délinquant…. Mon père lui indiqua qu’il reviendrait lui apporter mes affaires. Compte tenu de la brièveté de la discussion, j’ai compris que mon père l’avait au préalable briefé.
Je suis resté deux longues semaines dans cette maison. J’ai vécu l’enfer. Si j’avais eu une arme sous la main, je me serais flingué ou j’aurais buté un, deux ou trois personnes, surveillants ou enfants.
Mes collègues d’infortune m’ont couvert de coups ; j’ai été humilié ; j’ai nettoyé des chiottes à la saleté sans nom. Le martin, en me levant, ils me pissaient ou me chiaient dessus. Fils de bourgeois, fils du maire adjoint, j’étais leur souffre-douleur attitré. Les surveillants regardaient sans bouger ce bizutage. Ils considéraient que je devais effectuer mon parcours initiatique..
Au bout de la deuxième semaine, un vendredi soir, la directrice m’appela ; j’avais un appel téléphonique. Elle m’indiqua que je disposais de cinq minutes. C’était ma grand-mère. Je me suis effondré ; j’ai pleuré de tout mon corps ; j’ai avoué toutes les vexations dont j’étais l’objet. Elle me répondit de ne pas m’en faire ; qu’elle s’occupait de trouver une solution.
Le week-end passa ; j’eus le droit à mon lot d’humiliations. Il en fut de même le lundi. Depuis mon passage dans cette maison, les mardis sont toujours des jours de fête. En effet, vers dix heures, j’ai entendu de la salle de classe où je devais supporter la lecture d’analphabètes, le bruit d’une 2CV. J’ai tourné la tête et j’ai su, en voyant la voiture, que mon calvaire prenait fin. C’était ma grand-mère. Elle demeurait en Normandie, dans un tout petit village près de Bernay. Elle venait me chercher et m’enlever d’une déchéance certaine.
Cette scène de liesse m’amène à une autre beaucoup plus triste, celle de sa disparition qui coïncida avec ma chute, à l’errance responsable de mon emprisonnement. J’ai toujours eu la sensation qu’elle était mon paratonnerre, mon arbre de chance. Les mots qui résonnent ce soir dans ma tête sont ceux qu’elle me répétait en permanence ; tu seras éternellement malheureux car incapable d’accepter le présent et ta condition ; tu seras éternellement malheureux car l’insatisfaction et la haine guident ton esprit. Elle ne s’est pas trompée comme sur bien d’autres choses. Elle ne comprenait pas ma volonté de revanche, de retour dans un monde qui m’avait chassé. Une fois, deux fois, dix fois, les bourgeois m’ont accueilli, m’ont accepté mais je n’ai en aucun cas été intégré. Je suis sorti avec les filles les plus riches de Paris mais jamais très longtemps car au bout d’un, deux ou trois mois, j’ai toujours été remis à ma place, près du caniveau, un peu comme Jean-Paul Belmondo dans le film « Le corps de mon ennemi ». Mais, je n’ai pas abandonné le combat ; celui de l’éternel retour. Même aujourd’hui, j’y crois encore ; ils ont eu beau me salir en me jetant au trou, je sais que je reviendrais. C’est pourquoi, je préfère, aujourd’hui, que ma grand-mère ne soit plus de ce monde ; elle ne porte pas ainsi le déshonneur de mon incarcération. Elle m’avait, un jour, révélé que jamais elle ne viendrait voir son fils ou son petit-fils en prison. Ce n’est que dans les dernières années de sa vie que j’ai appris que l’un de ses trois maris avait écopé pour cambriolage de trois ans de prison ; qu’elle lui avait rendu visite toutes les semaines, que le matin elle passait à la poste pour lui adresser des colis. A sa libération, ce mari peu respectable avait décidé de la répudier au profit d’une fille plus jeune. Depuis ce jour là, les hommes furent interdits de séjour chez elle.
A 15 heures, pourquoi je mentionne cette heure là, tout ce que je sais c’est que c’était dans l’après-midi, je me suis trouvé dans le petit bureau du directeur du collège de Bernay. Il a regardé mon dossier scolaire. Il ne comprenait pas pourquoi un brillant élève venait se perdre en Normandie profonde. Ma grand-mère avait eu l’intelligence de ne pas révéler mes turpitudes. Je me souviens de ce directeur, un certain monsieur Costa. Il avait une mine renfrognée mais après plusieurs journées en enfer, j’avais le sentiment de vivre une résurrection.
Ce fut un choc de grande ampleur de passer de Saint Germain en Laye à Bernay. D’un coup, j’ai découvert la vie des petits paysans et des ouvriers normands, la lutte des classes, la vie d’une petite ville de province. Depuis ce jour là, l’ennui a toujours le son de la pluie normande.
Je pressens que vous voulez en savoir davantage sur cette ville. Je n’ai rien oublié de ces années sombres. Bernay, sous-préfecture de l’Eure située à équidistance d’Evreux et de Lisieux, possède, en effet, tous les charmes de la petite ville normande. Tapie au fond d’une vallée, elle tente de prendre de la hauteur en se développant sur les collines avoisinantes. Il y a chez elle une volonté d’échapper à l’eau qui la traverse de part et d’autre. Les multiples bras des deux rivières, la Charentonne et le Coisnier sont omniprésents tout comme l’eau qui n’en finit pas de tomber du ciel. Pour cette bourgade d’environ 11 000 âmes, la recherche de l’altitude correspond à la quête du Graal. Les cadres supérieurs, les dirigeants de PME et les riches commerçants ont construit leurs vastes bâtisses dans les hauteurs délaissant la cuvette au peuple.
Bernay est une ville de passage. C’est sa caractéristique première. L’eau, les trains, les voitures, les touristes, les enfants transitent. Ils s’attardent quelques temps mais jamais très longtemps. Même les hôtels, par leur rareté et par leur manque de chaleur rappellent l’égaré à son devoir, celui de partir le plus rapidement possible. Pas de restaurant qui exige une longue digestion, seulement des restaurants pour satisfaire un besoin naturel.
En plus de mille ans d’histoire, seuls les descendants des Vikings sont restés. Les Anglais tout comme les Allemands, lors des multiples conflits, ont préféré repartir et regagner des lieux plus sympathiques.
La terre, pourtant riche, la présence de l’eau, l’existence de nombreuses voies de communication inciterait presque à la flânerie voire à l’enracinement mais il ne faut pas se méprendre. Le caractère abrupt, versatile, renfermé du Bernayen refroidit les envahisseurs amicaux ou pas. L’étranger dérange l’ordre établi. Les descendants des Vikings ont conservé au fond d’eux-mêmes un côté belliqueux hérité de leurs ancêtres, non pas pour conquérir mais pour cacher leur richesse, leurs biens, leur jardin secret. En Normandie profonde, l’avarice est aussi fréquente que les gouttes de pluie qui ruissellent sur les fenêtres.
Je me souviens du Comte de Mennevale dont la propriété s’étendait sur des centaines d’hectares à l’orée de la sous-préfecture et qui, malgré une fortune sans borne, utilisait jusqu’à sa mort intervenue de mémoire au début des années quatre-vingt, sa calèche pour se rendre de son château au centre ville.
Il y avait aussi les amis de ma grand-mère, les Chevel, qui refusaient tout confort de peur de dévoiler au public une partie de leur richesse. Ils n’ont accepté l’électricité et l’eau courante qu’à la veille de leur mort pour le plus grand plaisir de leurs héritiers.
Le secret est la deuxième religion après l’avarice pour les Normands à moins qu’elle ne soit la déclinaison de la première. La région de Bernay est un enfer pour les juges et les policiers. Personne ne parle, personne ne porte plainte. Les affaires se règlent à l’amiable à coups de chevrotine ou de haines. C’est certainement pour ces raisons que les Bernayens adorent passer leurs vacances en Corse. Je l’admets, cette destination de villégiature s’explique aussi par la recherche effrénée du soleil, valeur rare en Normandie. Je me souviens de cet ami qui craqua après le quarantième jour consécutif de pluie en plaquant son travail du jour au lendemain et en emmenant toute sa petite famille à Marseille.
Pour moi Bernay, c’est avant tout une gare et une ligne de chemin de fer qui mène tout droit à Paris. Autrefois, avant la seconde guerre mondiale, au bout du boulevard qui longe les voies de chemin de fer, à quelques mètres de la caserne, une maison de passes était ouverte. Cette maison était tenue par une tante d’Edith Piaf. La chanteuse, enfant, y aurait passé plusieurs années. J’imagine Edith passant de fille de joie en fille de joie, s’amusant avec les clients avant qu’ils ne montent réaliser leur petite besogne. Mais tout ceci n’est peut-être que rumeurs.
La fragilité, le désespoir, l’instabilité de la chanteuse trouvent-ils leur origine dans ce passé bernayen, rempli d’humidité, de liaisons sommaires et furtives. Pour glorifier la présence d’une des plus grandes chanteuses du siècle dernier, la ville a baptisé le cinéma du boulevard Dubus, juste en face de la gare à quelques encablures de l’ancienne maison de joie du nom d’Edith Piaf. Cela ne lui porta pas chance. Il ferma à la fin des années soixante-dix. Cette histoire est-elle exacte ? Je la tiens de ma grand-mère mais toutes les petites villes et leurs habitants ne sont-ils pas prêtes à travestir l’histoire pour se créer une existence.
En revanche, je crois en cette histoire de bar, près du centre ville, qui, détenu par des souteneurs, sert de maison de redressement à des filles qui sur le pavé parisien prennent quelques libertés. Bernay transformé en bagnes à putes indélicates. Un tel destin choque le petit bourgeois. Mais ce qui le rassure, c’est que les filles ne sont que de passage. Et puis, l’alcool et les filles sont pour les jeunes hommes les seules distractions possibles dans une petite ville de campagne. Air du temps oblige, les filles sont aujourd’hui stationnées en bordure des routes nationales à proximité des centres urbains afin de satisfaire les envies des camionneurs, des VRP et des cadres en déplacement. C’est beaucoup moins poétique et beaucoup moins confortable que les maison-closes ou les chambres du bar du coin.
Comme toute petite ville de province, Bernay a sa rue principale ; la rue Thiers. C’est la seule rue commerçante, la rue où il faut passer et être vu. La rue Thiers se mérite. Elle ne vient pas instinctivement à vous. Il faut la chercher. Nous sommes en Normandie. Tout ce qui est beau, ne se montre pas. Cette rue n’est indiquée par aucun panneau. Pour la découvrir, il faut aimer les jeux de piste. Une fois dedans, à l’est de la ville, elle déconcerte. Elle commence par quelques masures sans intérêt. Les commerces sont sans saveur et les passants rares. Puis, si la persévérance a été suffisante, le voyageur atteint l’église Sainte Croix. L’édifice est normand à souhait. La richesse n’est pas à l’extérieure mais à l’intérieure. La façade abîmée, époque gothique, de l’église se discerne à peine des autres bâtisses. A l’intérieur, en revanche, l’autel, les sculptures, la charpente témoignent d’une foi et d’une richesse passée.
En face de l’église, un marché couvert tout en bois marque le début de la rue Thiers triomphante, celle des bourgeois, celle des rumeurs, celle de toutes les passions. Les maisons deviennent d’un coup des pièces de musée. Le bois lourd des colombages ceinture le torchis, les briques et les pierres avec majesté. De gros piliers de bois se succèdent. Ils donnent un charme rustique aux demeures étroites. Une chaleur émane de ces maisons balayées continuellement par la pluie. Les boutiques rivalisent dans le luxe et l’abondance. Il y a un air de fête dans cette rue surtout les jours de marché. Autrefois, les paysans de toute la région confluaient les mardi, jeudi et samedi pour vendre leurs productions. Aujourd’hui, ils sont remplacés par des vendeurs itinérants. L’accent normand a laissé place à celui des bonimenteurs issus de toute la France et du Maghreb. Il n’en demeure pas moins que trois fois par semaine et tout particulièrement le samedi, le marché envahit la ville. Il occupe toutes les places du centre, celle en face de la mairie, celle en face de la Poste. Il occupe la halle couverte qui fait face comme un défi mercantile à l’église. Le marché de Bernay attire les résidents des campagnes et des bourgs avoisinants. Le samedi, Bernay, éternel lieu de passage, s’anime de milliers de conversations. Les familles échangent des propos sans valeur. Les ragots fusent des camelots aux acheteurs. Après des heures de bourdonnement, vers 13 H 00, l’agitation laisse place au silence. D’un coup, tout s’arrête. La ville reprend alors ses airs d’endormie. Chacun a regagné son logis, sa maison de campagne ou sa ferme.
En semaine, il y a également le passage rituel des collégiens et des lycéens. Ville centre, Bernay accueille des milliers d’élèves dont les parents sont disséminés à vingt kilomètres à la ronde. Des cars, des voitures, des mobylettes n’en finissent pas d’arriver le matin vers huit heures. Le même manège se reproduit chaque jour en sens inverse entre 17 H 00 et 18 H 00. Des enfants se lèvent à 6 H 00 afin de suivre des cours au collège Marie Curie, au collège des Hameaux ou au lycée Fresnel. Ils rentrent le soir chez eux vers 19 H 00 voire 20 H 00. Après quelques années de voyages permanents, soit ils sont devenus des délinquants, soit ils haïssent Bernay.
Un parisien, arrivant en cours d’année scolaire, dans un petit collège de province constitue une attraction. Mon intégration dans ce nouveau monde fut très délicate. Coupé de mes bases, je n’avais comme solution que de me consacrer à mes études. Je me tenais éloigné des bagarres et des clans. Certes, j’ai eu le droit à mon bizutage. Une horde de petites frappes avait décidé de me passer une rouste. Le Normand étant costaud ; heureusement pour moi, le directeur se porta à mon secours.
En revanche, au bout de la troisième semaine, j’ai été victime d’une manipulation. Dans ma classe, il y avait deux filles délurées, une très jolie, l’autre beaucoup moins ; elles étaient toujours ensembles. Elles se mélangeaient peu aux autres filles. Elles étaient très femmes, très sophistiquées. Non pas parisiennes car elles too much, trop maquillées, trop vulgaires…
Dès mon arrivée au sein du collège, elles m’ont tourné autour, m’aguichant, prenant des poses suggestives. Un soir, après les cours elles m’ont invité à les rejoindre derrière le collège ; elles voulaient me montrer quelque chose. Naïf, je me suis rendu au rendez-vous ; encore que je savais au fond de moi comment tout cela allait tourner. Sur le lieu du rendez-vous, il y avait une cabane de chantier dans lequel la mairie entreposait du matériel de voirie. Elles avaient réussi à voler la clef. A peine suis-je entré, qu’elles ont refermé la porte. La plus jolie, blonde et assez grande, commença à se déshabiller ; l’autre mit sa main sur la braguette de mon jean ; j’ai fait un pas en arrière ; elles se mirent alors à rire. Je pensais qu’il s’agissait d’un piège, que derrière la porte, il y avait tous les élèves du collège. La brune repassa à l’attaque ; ne sachant plus comment faire, je me concentrais sur mes affaires, de peur de me retrouver nu en pleine campagne à six heures du soir. J’ai eu le droit à une fellation ; au bout de quelques secondes, la blonde exigea que je m’occupe d’elle mais j’étais paralysé. Mon immobilisme les stupéfia ; elles m’abandonnèrent alors à mon triste sort. Je me suis habillé puis je suis entré chez moi sans avoir tout compris. Le lendemain, je fus conspué dès mon arrivée au collège. J’étais traité de puceau, d’impuissant. J’ai vite compris que les deux filles avaient parié qu’elles se feraient le petit parisien. Vexées par mon comportement, elles avaient de tout révélé. Si les enfants du milieu ouvrier ou paysan m’ont raillé, j’ai conquis avec cette histoire le soutien et l’amitié des élèves catholiques et bourgeois. A quarante ans, je ne comprends toujours pas le comportement féminin surtout quand il prend des formes masculines. Pourtant, pour réussir, j’en ai joué sans trop me forcer. Pour accéder aux salons épais de l’Elysée, pour entrer dans les ministères ou pour pénétrer le milieu des affaires, quand on n’a pas une fortune, il faut parier sur les femmes, celles qui sont délaissés par leur mari, celles qui ont envi de montrer qu’elles peuvent se taper un brillant jeune homme. Les ressorts dans ce domaine sont infinis. Il suffit d’opter pour la bonne corde et de ne jamais tomber amoureux. Si par hasard plus que par calcul, je réussis bien les premières étapes, je suis plus mauvais pour la conclusion des affaires.
Que de changement dans les rapports hommes, femmes ces trente dernières années. Dans une petite pièce, entouré d’hommes, je ne suis pas le mieux placé pour évoquer cette question ; mais quand même. Il faut souligner qu’en étant élevé par une femme qui détestait les hommes et née au tout début du XX ème siècle, je suis parti avec un handicap dans la vie. L’homme ne sait plus quelle attitude il doit prendre. Contesté sur le plan intellectuel, n’ayant plus le monopole des ressources dans le foyer, il a tendance à perdre son statut de dominant. Le problème, c’est que de très nombreuses femmes ne supportent pas l’homme dominé, enfant. Elles veulent un vrai homme, mais aussi un homme objet, un homme utile, attentif à leurs désirs mais mâle quand même ; pour faire simple, l’homme est confronté en permanence à la quadrature du cercle.
Mais revenons à Bernay, à la fin des années soixante-dix. Je ne connaissais personne. J’étais un exilé n’ayant comme famille réelle que ma grand-mère, Marthe Cauvel.
A Bernay, pour exister, il faut être bourgeois ou vaurien. Je n’étais ni l’un, ni l’autre. Par facilité et compte tenu de quelques antécédents familiaux, tout me portait dans la direction des voyous et des petites frappes si ce n’est mon port bourgeois.
Cette inclinaison était d’autant plus évidente qu’un de mes cousins, un dénommé Marc, n’en finissait pas de défrayer la chronique par ses actions délictuelles. J’avais quinze ans quand, au hasard d’une rue, il m’aborda ; il était accompagné de deux blondes. Il me les a présentées en leur mentionnant que j’étais le cousin de Saint Germain, celui qui vendait de la coke à treize ans, celui qui est l’intello de la famille. Il savait tout de moi. Il m’a mis en confiance ; à ses yeux, je n’étais qu’une victime de la famille de merde que nous avions en commun. Ce jour là, nous sommes allés dans un café. Il savait que son histoire se terminerait mal. C’est pourquoi il m’a pris comme confident en contrepartie de quoi il me donnerait quelques billets. A moi, le jour venu de rétablir une certaine vérité. Je n’avais comme argent de poche à cette époque que 18 francs par moi. Je fus heureux de multiplier cette somme par trente même si l’argent ainsi obtenu provenait de vols ou de casses. Une fois par mois, j’ai recueilli ses peurs, ses souhaits, ses espoirs. J’ai ce talent de recevoir les confessions d’autrui, de recevoir les secrets et les blessures des âmes. J’ai commencé très tôt et aujourd’hui encore dans cette prison, quelques gardiens viennent partager les souffrances.
J’ai perdu un ami
Je tiens donc à rendre hommage à Marc et à raconter son histoire qui est un peu la mienne. C’est surtout l’histoire d’un truand, d’un paumé de province.
Marc a, depuis sa naissance, été l’élément terrible de la famille. Il n’y a pas eu une semaine sans qu’il n’ait occasionné un problème ou une catastrophe. Le démon s’était approprié son âme et surtout son corps. Ses trois frères et sa sœur ne sont pas des enfants de cœur mais ils ont accepté de ne pas enfreindre les lois ; ils ont tout juste dépouillé quelques vieux isolés au moment où ils passaient de vie à trépas. Leur père était alcoolique ; rien d’original en Normandie, pays du Calvados d’autant plus qu’il était tenancier de bistrot ; leur mère un penchant pour les hommes et offraient ses services dans un petit hôtel à proximité de la gare de Serquigny. Tout cela constitue un lourd héritage surtout lorsqu’on est le dernier-né de la famille. Bien bâti, une tête carrée, une mâchoire forte légèrement en avant, seul le regard trahissait en Marc une folie et une génétique lourde à porter. Ses yeux, bleus flous, renvoyaient une lumière inquiétante.
Elève indiscipliné, au caractère violent, placé dans des établissements spéciaux, Marc a rapidement préféré le travail de nuit aux cahiers et leçons fastidieuses. Dès l’âge de treize ans, il devint, ainsi, un spécialiste hors pair du vol de vélos, de mobylettes et de motos. Il a commencé à exercer ses talents de coupeur de chaînes dans la cour de la maison de sa Grand-mère. Il a étendu progressivement son territoire aux cantons de Bernay et de Beaumont le Roger. Le garage de son père fut alors transformé en atelier de dépeçage et en boutique de pièces détachées.
Le service militaire à Mourmelon lui offrit la possibilité d’améliorer ses techniques et surtout de rencontrer les membres de la bande de Pontoise. Cette bande écumait le nord de la région parisienne dans les années soixante-dix. L’armée fut une source de découvertes pour ce jeune garçon qui n’avait guère eu le loisir de dépasser les frontières de sa Normandie natale lors de dix huit premières années de sa triste vie.
Durant ses classes, il fut placé au trou durant trois semaines pour violence, racket, indiscipline et non-respect des horaires. Discrètement, les autorités militaires décidèrent au terme du cinquième mois de service de remettre dans le civil Marc et ses copains de Pontoise. Dans ces années d’antimilitarisme, ils ne voulaient en aucun cas être jugées responsables d’actes commis par des petites frappes incontrôlables.
Marc n’annonça pas à ses parents son renvoi de l’armée. Il intégra, alors, la bande de Pontoise. Il se spécialisa dans le vol de voitures et dans le braquage de bijouteries. Il revenait au bercail familial une fois par mois. Les parents firent semblants de ne pas remarquer l’Alpine Renault avec laquelle il venait les voir. Ils firent de même avec les montres et les bijoux qui leur offraient. L’armée devait à leurs yeux être généreuse avec leur rejeton.
Les affaires se gâtèrent lorsque Marc fut arrêté en 1975 pour vol avec violence. Il fut jugé et condamné à 5 ans de prison dont deux avec sursis. Incarcéré à la centrale de Poissy, il termina son apprentissage de parfait bandit.
Un matin du mois d’octobre 1976, pour un vice de procédure, la justice le relâcha au bout de douze mois de captivité. Cette libération anticipée marqua le début d’une vie de bohême. Marc, avec une bande de cinglés, accumula les braquages et les viols.
Au fil de leurs opérations, en 1978, ils revinrent sur Bernay. Ayant investi une ferme abandonnée près de Serquigny. Un soir, ils se rendirent dans le troquet fréquenté par les bandits du cru, « le Central ». En manque d’émotions fortes, ils abusèrent de boissons et de vantardises au point d’incommoder les autochtones.
Le lendemain, c’était un jour sans soleil de septembre, ils se retrouvèrent dans le même café. Un comité d’accueil les attendait de pied ferme. Le caïd de Bernay, un dénommé Max, leur demanda de trouver un autre refuge, en dehors du département de l’Eure. Compte tenu de leur passé, ils gênaient sa tranquillité. Ils mettaient en péril le bon déroulement de ses petites affaires. Marc refusa net. Il demanda au contraire l’hospitalité des voyous. Il exigea, en outre, de participer à la réalisation d’un ou deux coups.
Rapidement le ton est monté. Les menaces succédèrent aux insultes. Puis, un coup de poing violent, lancé comme une flèche par Marc atteignit au bas ventre d’un des hommes de Max. Ce dernier s’affala d’un bloc sur le plancher devant le comptoir. Le tenancier des lieux pria aux uns et aux autres de sortir faute de quoi il appelait la police. Ils se retrouvèrent tous sur la place. Après une demi-heure de bataille rangée, les deux bandes prirent leur voiture pour un rodéo.
A vingt deux heures quatorze, le téléphone résonna dans la petite salle à manger de ma grand-mère. J’étais dans ma chambre. Je fus surpris par le bruit du téléphone. Elle ne recevait jamais d’appel après 21 heures. Vous vous demandez comment je peux me souvenir de l’heure avec une telle précision. Vous avez raison, mais je dois vous l’avouer, j’ai une excellente mémoire.
En entendant la voix de ma grand-mère, j’ai vite compris qu’un événement grave s’était produit. Elle indiqua qu’elle arrivait de suite sur les lieux de l’accident. Elle ajouta « pour les parents du petit, pas la peine de les chercher, ils sont imbibés du matin au soir ; je m’occupe de tout comme d’habitude ». Ensuite, j’ai entendu le bruit de la 2 CV. Malgré ma volonté d’attendre son retour, je me suis endormi rapidement.
Je sus, lors de l’enterrement que ma grand-mère s’était rendue sous un ciel étoilé, le ciel normand serait selon la légende un des plus beaux de France, à Menneval à quelques kilomètres de Bernay. Un gendarme l’attendait. Il lui indiqua que le corps de Marc était parti à la morgue. Il mentionna qu’il s’agissait certainement d’un accident stupide de la circulation. Elle constata néanmoins qu’aucune trace de frein n’est visible. Elle a alors décidé de se rendre seule à la morgue pour connaître la vérité.
L’enterrement de Marc eut lieu le 26 septembre. Il pleuvait comme les jours précédents. Une messe fut prononcée dans l’église de Serquigny. Juste derrière la famille, des hommes aux visages tentaient de se recueillir. Louise avait tenté en vain de s’opposer à leur venue. Elle avait réussi à imposer un compromis équilibré. Ils assistaient à la messe mais ne se rendaient pas au cimetière ainsi qu’à la réunion de famille.
L’église de Serquigny se prête bien aux cérémonies tristes. Mal chauffée, décorée sobrement, elle n’inspire pas la joie. Massive, de style mi-gothique, mi-roman, elle détonne dans ce village sans relief. Sa grandeur, la hauteur de son clocher la prédisposait à être le cœur d’un gros bourg. A Serquigny qui compte moins de 2500 habitants, elle manque cruellement d’espace. Pas de parvis, même pas de trottoirs devant le porche, une route départementale passagère l’enserre. Elle ressemble à un paquebot amarré dans un petit port de pêche. L’église par sa puissance a étiolé l’ensemble de ce village à moins que ce soit l’alcool qui ait ravagé des générations de petits normands. Au début du XXème siècle, Serquigny ne comptait pas moins de 26 débits de boisson pour moins de 1400 habitants. 9500 arbres à cidre et à calvados occupaient les 1141 hectares du territoire communal. Les bouteilles d’alcools pleuvaient jour après jour sur les fermiers et les ouvriers. Cent ans plus tard, l’alcool et ses effets marquent encore cette région. Dans un rayon de dix kilomètres carrés, quatre centres de traitement d’alcooliques et de déficients intellectuels sont ouverts.
La cérémonie fut expédiée en moins d’une heure. Le curé n’avait pas souhaité s’étendre sur la vie du défunt. On peut le comprendre même si le passé de l’ecclésiastique n’était pas sans tâche. Il avait le démon en lui ; il était un pêcheur parmi les pêcheurs.
Ainsi, comme en son habitude, après les formules d’usage, il avait pris sa Renault 4 L afin de rendre visite à quelques femmes en mal de compagnie. Tout le monde savait à Serquigny comme à Bernay que le curé, malgré le port de la robe, était le Don Juan de la vallée.
Après l’enterrement, toute la famille se réunit dans la salle à manger de la maison de Louise, rue Max Carpentier. La pièce étroite, au papier défraîchi, aux meubles années cinquante de faible prix, donne directement sur la rue. Les passants contemplent la famille Flavigny Chauvel à travers la fenêtre. Ils détournent la tête de peur d’importuner tout en essayant de reconnaître les membres présents. Le vin chaud, traditionnel, est servi par Marthe. Tout le monde est resté debout. Personne n’osa prendre les quelques rares chaises placées le long du mur. Une fois tout le monde servit, Marthe prit la parole d’un ton monocorde.
« Nous connaissons tous la vérité. Marc a été assassiné, le trou dans sa tête n’a pas été occasionné par une bille. Les journaux ont conclu à l’accident de voiture. Vous pouvez me remercier. Si quelqu’un vous demande pourquoi Marc n’a pas tenté de freiner ou d’éviter les obstacles, vous indiquez qu’il est mort avant le choc ».
Cette affaire m’a marqué. Admiratif des frasques de Mesrine et de celles de mon cousin, je me voyais bien recréer une bande. J’ai retenu la leçon suivante de cette aventure, être au sommet, même dans le monde « underground » est une obligation pour survivre.
Pourquoi ce long dégagement sur Marc que j’ai à peine connu et dont la photo chez ma grand-mère m’effrayait ? J’entends signifier que lorsqu’on est comme moi issu d’une famille de voyous, il est difficile de choisir une autre voie. Certes, vous allez répliquer qu’il est trop facile d’imputer sur mes aïeux mes turpitudes. Rassurez-vous, j’assume complètement mes actes. Marc et les autres ne sont en rien responsables de mes déviances. En libéral parfait, je ne tenterais pas de transformer ma responsabilité en irresponsabilité en chargeant la Société.
Avec le recul, je peux vous l’avouer, la brutalité de Marc m’horrifiait, me dégoûtait. Je n’ai jamais aimé ses méthodes. Un beau coup doit s’effectuer sans laisser de traces, sans violence ou presque sans violence…
It’s a long way to the top
(Angus Young-Bon Scott)
Le hasard, un simple hasard ou plutôt l’envoi d’une lettre à Paris, à la fin de l’année 1980, a influencé vingt ans de ma vie ; une simple lettre d’une page
Un certain 13 janvier 1981, et tout çà à cause d’un courrier envoyé à un candidat à l’élection présidentielle, j’ai passé trois heures, assis sur un cercueil dans une agence des Pompes funèbres d’Evreux. Trois heures durant, j’ai tenté d’écouter le responsable départemental du Mouvement dont le père dirigeait l’agence. Tout absorbé que j’étais par son éventuel contenu, le cercueil a annihilé toutes mes fonctions intellectuelles.
C’est en regardant le journal télévisé que sans en parler à personne, j’avais décidé d’écrire au siège du Mouvement des Jeunes Giscardiens, rue de la Bienfaisance à Paris. Pour obtenir l’adresse, j’avais appelé l’Elysée. Après deux mois sans nouvelle, je fus invité à me rendre aux pompes funèbres d’Evreux pour une première réunion.
A cette réunion, il y avait tous les jeunes fils et filles à papa d’Evreux. Nous devions être trois ou quatre à ne pas être membres du cercle des privilégiés. Grâce toujours à mon regard de cocker et à mon maintien de bonne famille, j’ai conquis le cœur de mes compagnons de route. Pour m’intégrer le plus vite possible, j’étais toujours disponible pour les opérations commandos. Je suis rapidement devenu un expert en collage d’affiches en pleine nuit, en bombes de peinture et en bris des permanences adverses. Je pouvais ainsi me comporter en voyou tout en défendant une bonne cause, celle de la droite modérée. J’ai vite compris que les règles du milieu politiques ressemblent à celle de l’autre milieu. J’ai vite compris que tout ou presque était permis à condition d’avoir les bonnes protections, d’avoir un parrain.
J’étais parmi les plus jeunes. Rapidement, face à mon savoir-faire et mon absence d’appréhension, le responsable départemental me recommanda auprès des dirigeants de Paris. Impulsif et sans foi, ni loi, j’étais chez les bourgeois giscardiens, une monnaie d’une extrême rareté.
Le week-end, je partais à Rouen pour intégrer une équipe de blousons noirs, un peu facho sur les bords. Ils se mettaient au service des giscardiens le temps d’une campagne électorale pour casser la gueule aux communistes et aux gaullistes. Dans chaque groupe, un ou deux responsables jeunes giscardiens tentaient autant que possible de veiller à la bonne application des directives de Paris et de limiter les excès en tout genre. Dans les faits, nous ne pouvions rien empêcher. Nous étions confrontés à des bêtes furieuses. Soit nous jouions avec eux, soit il nous lâchait au plein milieu de l’opération en conservant le matériel et les camionnettes. Pour rester, pour d’imposer, il fallait être encore plus dur qu’eux.
A Rouen, de février à mai 1981, j’étais logé chez le responsable de la bande, Pierre. Il devait avoir sept ou huit ans de plus que moi. Ma grand-mère n’avait émis aucun jugement sur mes nouvelles activités et sur mes nouveaux amis. Elle ne comprenait rien à la politique mais elle croyait à la nécessité d’être au sein d’une équipe, d’une bande pour réussir même si elle se méfiait de mes amitiés giscardiennes qu’elle jugeait bien trop bourgeoise à son goût.
A Rouen, libéré du joug familial, Pierre fit mon instruction sexuelle en me payant quelques passes. Je me souviens d’une prostituée ; elle était, pour moi, très vieille, très très vieille ; elle devait avoir près de cinquante ans ; elle sentait le parfum de mauvaise qualité. Elle était sans forme, une poitrine abondante et descendante. Elle avait des bras épais de paysanne ; ses cuisses m’impressionnaient par leur circonférence. En sortant de la voiture de Pierre, elle m’avait accosté et je n’avais pas osé lui dire « non ». En montant dans sa chambre, nous avons croisé plusieurs de ses collègues qui l’ont sifflée en criant qu’elle était une veinarde de se taper un puceau, qu’elles voulaient assister à ce moment. J’eus beau prétexter que j’en étais pas un, elles ne voulaient pas me croire. Tout cela se termina avec deux filles de joie assistant à nos ébats. J’étais un peu gêné d’être exposé comme un trophée ; mais certainement au fond de moi, j’étais un peu flatté. Je regrette ne l’avoir jamais revue, de ne jamais avoir recommencé cette expérience. Elle doit avoir plus de soixante-dix ans, aujourd’hui, si Dieu lui a prêté vie. Aujourd’hui, certes le manque du à ma prison me pèse ; mais au fil des années, j’ai compris que la sensualité, le désir, la peur de l’autre constituait les fondements d’une relation amoureuse et sexuelle réussie. Dans la passe furtive, il y a beaucoup de frustration ; l’essentiel, l’amour, est absent ; l’homme ne domine artificiellement par son pouvoir monétaire ; dans l’acte, la prostituée dirige et par ses gestes renvoie le mal à sa déchéance. J’ai mis beaucoup de temps à le comprendre.
Mon ami Pierre était chargé d’assurer la sécurité des soirées organisées dans les hôtels particuliers des grandes familles pour soutenir le Président Giscard d’Estaing. Ces réunions très mondaines visaient autant à démontrer la nécessité de se mobiliser pour le Président candidat qu’à récolter de l’argent pour la campagne. A plusieurs reprises, Pierre me demanda de l’accompagner. J’étais costaud et j’avais de bonnes manières. C’est ainsi que j’ai assisté souvent dans un coin, sans rien dire à ces belles soirées avec des buffets bien garnis en mets fins et rares. Le ballet des robes, des costumes parfaitement ajustés, la vue des jeunes filles parfaites m’a certainement incité à pénétrer ce milieu. Lors d’une réception à la mairie de Rouen, quelques semaines avant le premier tour, un jeune homme, très bien habillé, pas très grand, mais doté d’une assurance à toute épreuve, me demanda de le suivre. Il s’agissait de Jean, le trésorier des Jeunes Giscardiens. Il m’annonça que Giscard serait battu du fait de la trahison de Chirac, du comportement ordurier de la presse et de la décadence de la bourgeoisie capable par esprit futile de voter François Mitterrand. J’étais abasourdi. Il exigea de moi le secret et me dévoila le plan. Il affirmait que la gauche ne pourrait rester que quelques mois au pouvoir, l’application des fameuses 110 propositions du candidat Mitterrand issues du programme commun de 1972 devant conduire le pays à la banqueroute. Il était convaincu que Giscard d’Estaing reviendrait au pouvoir, que le RPR dirigé par le traître de Chirac disparaîtrait. Afin que sa prophétie devienne réalité, il souhaitait maintenir des troupes sur le pied de guerre.
Pour étayer ses propos, Jean ajouta : « regarde ces bourgeois ; à l’annonce des résultats, ils passeront à gauche comme en 1940 sous Pétain. Ce n’est pas avec eux qu’il faudra reconstruire la droite. C’est pourquoi je te demande d’être prêt à agir ». En me recommandant le secret absolu, il me parla d’un accord secret avec l’extrême droite pour la reconquête du pouvoir. Face au SAC, la milice privée des gaullistes, Jean m’apprit que nous n’étions pas démunis. Il me présenta quelques années plus tard le chef de ce réseau secret. Il s’agissait d’un cadre des anciens mouvements pro Algérie française. Proche du Vatican, il pouvait partir plusieurs mois en Pologne ou en Hongrie. A son retour, il menait sans rien laisser paraître quelques opérations en faveur de la droite parlementaire non gaulliste. Il était aussi à ses heures perdues un excellent musicien, capable de jouer toute une nuit des morceaux des Stones à la guitare.
Le RPR disposait de réseaux fondés durant la Résistance qui soixante ans après demeurent en particulier dans la police, au sein de la justice ou parmi les fonctionnaires de l’Assemblée nationale. Un agent du Palais du Bourbon m’affirma qu’il avait enterré dans son jardin un stock d’armes au cas où les bolchos ou les fachos s’en prendraient à l’Etat.
J’étais fier d’appartenir à un groupe secret même si j’ai vite compris que notre puissance de feu était limitée faute d’avoir des relais dans l’appareil d’Etat.
Jean, après m’avoir dit que nous nous reverrions très prochainement, me quitta pour alpaguer deux ou trois avocats accompagnés de leurs superbes filles à la mine remplie de morgue, il avait comme mission mais ça je ne le savais pas après la défaite électorale de constituer une cagnotte ou plutôt un magot afin de financer les opérations spéciales après la défaite.
Jean ne s’est pas trompé pour l’échec de Giscard. Il recevait tous les résultats des sondages et était, par ailleurs grâce à quelques complices, bien informé des manœuvres du candidat gaulliste à l’encontre du Président sortant.
Je me rappellerai toute ma vie du dimanche 10 mai 1981. J’étais arrivé dans le courant de l’après-midi à la permanence en plein centre-ville de Rouen, près du Gros Horloge. Pour tenter d’oublier cette défaite annoncée, nous nous racontions nos plus belles anecdotes de campagnes comme des soldats après des batailles. Il y avait entre nous une fraternité d’armes. Lorsque sur TF1, le portrait du futur Président de la République est apparu, j’ai cru pendant quelques secondes qu’il s’agissait de Giscard. J’ai cru au miracle. Mais, je fus ramené à la triste réalité par la froideur des chiffres. Pas de doute, VGE était battu et bien battu. Dans les rues, nous entendîmes les klaxons d’allégresse des voitures des militants socialistes. Malgré notre déception, nous ouvrîmes quelques bouteilles en se disant qu’au moins les gauchistes ne les videraient pas à notre place.
Jean, le Trésorier, nous appela vers 22 heures, pour nous réconforter. Il nous répéta que le combat ne s’arrêterait pas ce soir. C’est pourtant durant son appel téléphonique que des militants communistes ou socialistes brisèrent les vitres de notre permanence en jetant des pavés. Il y eut un moment de panique. Nous nous sommes réfugiés dans la cave. Pierre demanda l’aide de la police. L’agent de permanence lui répondit que tant qu’il n’y avait pas mort d’homme, la police ne se déplacerait pas. J’ai compris qu’en cas d’alternance, tout va très vite ; les amis d’hier disparaissent, les fonctionnaires jouent aux prêtres défroqués en reniant avec une mauvaise foi sans pareille leurs engagements passés. Heureusement pour nous, les militants de François Mitterrand souhaitaient avant tout faire la fête et non la Révolution.
En rentrant dans la nuit, je fus surpris de tomber sur ma grand-mère avec une éponge et un grattoir à la main. Elle tentait d’enlever la peinture rose sur les murs de la maison. Il y avait marqué « A mort, les collabos des bourgeois ». J’étais gêné. Je savais que c’était à cause de moi. Elle me rassura en me disant que ce n’était pas grave ; qu’elle en avait vu d’autre. Elle me conseilla de me coucher. Le lendemain, au lycée de Bernay, tous les professeurs arrivèrent habiller en rose ; ils se mirent en grève pour demander le renvoi du proviseur. Au bout de dix jours, ils obtinrent satisfaction. Il fut muté à Charleville Mézières, sa femme l’étant en Ardèche.
Avec la défaite de Giscard, je pensais mon aventure en politique terminée. Avait-elle de toute façon commencé ? Durant six mois, je n’avais rencontré que des seconds couteaux. J’avais pénétré dans quelques beaux appartements rouennais mais bizarrement je n’avais discuté sérieusement avec aucun de leurs occupants. Ils m’ont à peine vu. J’ai toujours été de passage. C’est à partir de cette caractéristique que toute ma carrière s’est construite. Sans famille, sans attache, je suis le passe muraille parfait, le porte-serviette, le porte-coton idéal pour des missions délicates. Jean s’en est souvenu en me rappelant très rapidement après la défaite. La Gauche conserva le pouvoir jusqu’en 1986 mais durant cette période j’ai, tout en effectuant d’honorables études, poursuivi mes missions d’homme de mains.
GIMME SHELTER
(Mick Jagger/keith Richards)
J’ai donné ma vie à la politique comme d’autres entrent en religion. En regardant mes collègues d’infortune, j’ai vite compris que notre choix, notre engagement, était lié à notre passé, à notre recherche d’un équilibre que notre famille, notre entourage ne pouvait pas nous procurer. Les femmes et hommes politiques, leurs collaborateurs sont des êtres par nature déséquilibrés. La participation à la vie d’un mouvement politique est inconciliable avec une vie familiale dans le sens classique du terme. La politique, c’est vingt heures sur vingt-quatre, le week-end et le soir. Il est hors de question d’espérer dîner avec son conjoint à dix-neuf heures trente. La vie politique, c’est une fuite en avant, un refus de vieillir, d’être toujours un adolescent. Former une famille, élever des enfants, avoir un rythme régulier de vie sont des contraintes insupportables pour des hommes politiques. Le taux de divorces au sein du milieu est impressionnant ; les conjoints acceptent de moins en moins de passer après les militants, les cadres des partis, les journalistes et les électeurs…
Quand je me suis engagé, je souhaitais me créer une histoire, un nom, échapper à ma famille.
Au mois de juillet 1981, trois mois après le désastre électoral, Pierre m’appela un soir et me tint le discours suivant :
« Tu veux revenir sur Paris, il faut que tu appelles Jean. Tu sais, je te l’avais présenté. Il est le trésorier de notre mouvement. Il a besoin de toi. »
Ces mots, je ne les ai jamais oubliés. Je ne le croyais pas, à Paris, ils pensaient à moi. J’ai mis deux jours pour surmonter ma timidité et joindre Jean. Une secrétaire me le passa qui me tint ce discours : « petit, je suis pressé, il faut que l’on se voit, tu peux passer demain, ah ouais ! T’es en Normandie. Bon passe, samedi vers 11 heures au siège. Je te dirais ce que nous pourrons faire ensemble ».
Depuis mon exil de Saint Germain en Laye, je ne remettais que rarement les pieds à Paris. Au fil des années, je m’étais transformé en parfait provincial surtout en ce qui concerne ma garde robe. Sur le choix de la veste, j’ai longuement hésité. Mal m’en a pris, en arrivant gare Saint-Lazare, je fus conspué par une bande de jeunes ; ils se sont moqués de mon accoutrement, ma veste en velours beige ne devait pas correspondre aux canons de la mode parisienne. Ils m’ont obligé à leur donner. Déjà en retard, j’ai opté pour la politique du repli stratégique avec abandon de la cause du conflit.
Arrivé boulevard du Montparnasse, au numéro 266, au siège du Mouvement, je demande à parler à Jean ; la secrétaire me prie de l’attendre dans le hall d’entrée. Elle est blonde, grande, très femme ; un décolleté un peu provoquant, une poitrine blanche un peu tombante mais accueillante.
Je constate qu’elle me regarde avec mépris ; elle me considère, sans nul doute, comme un petit provincial aux origines modestes ne portant pas de veste. Après dix minutes d’un terrible face à face, étant incapable d’engager la moindre discussion, les marches de l’escalier se mettent à craquer. Ce bruit sourd rompt le difficile silence. Je ne me souvent qu’avec difficulté du physique de Jean. Dans ma mémoire, il était trapu, une tête carrée avec une mâchoire acérée. En fait, il était de taille moyenne, un peu enveloppé. Il était habillé de manière très chic. Il était hors du temps. A peine avait-il avalé la dernière marche de l’escalier qu’il demanda à la secrétaire
Isa, c’est le petit que je dois voir.
Oui Jean, il t’attend comme un enfant de cœur.
Isa, je suis surpris que tu ne l’aies pas encore violé.
Jean, c’est un enfant ; je parie qu’il est puceau ; tu sais que j’aime les hommes avec de l’expérience.
Tu devrais alors accepter de coucher avec moi.
Je t’ai dit non car je sais que tu es un mauvais coup ; tu bandes mou…
Allez, petit, ne rougis pas ; de toute façon elle n’aime que les vieux beaux, bien riches ; tu as encore un peu de temps devant toi avant de passer dans sa casserole ; suis-moi dans mon bureau ou plutôt de ce qui en fait office.
J’étais rouge pivoine. Entre la peur d’affronter Jean et les propos d’Isabelle, je ne savais pas trop quoi penser, dire et faire.
J’ai suivi Jean jusqu’à son bureau qui se trouvait au sous-sol. Il était petit et doté d’un grand coffre-fort. Il me fit asseoir sur une vielle chaise rouge ; j’appris plus tard que cette chaise était une prise de guerre de la campagne présidentielle. Jean avait avec quelques membres du mouvement volé au PS un lot de 500 chaises destinées à un meeting.
Jean prit la parole en me demandant sur un ton viril :
Petit, quel est ton prénom ?
Patrick.
Bon, Patrick. , tu te rappelles, je t’avais dit que nous aurions besoin de toi. Je ne t’ai pas menti. Il est évident que nous ne retrouverons pas le pouvoir demain mais il est indispensable de harceler le gouvernement en place et surtout nous venger des RPR. Tu souhaites effectuer tes études sur Paris ?
Oui, je voudrais intégrer Sciences Po ; je suis inscrit à Henry IV en hypokhâgne.
Très bien ; tu as un peu d’argent.
Bof, pas trop. Je recherche un petit studio pas trop cher et un job le soir.
Je peux t’aider. Je cherche quelqu’un comme toi. Tu as participé aux opérations spéciales durant la campagne. Tu as été efficace et surtout tu l’as fermé quand je te le demandais. J’aime les mecs discrets qui ne bavent pas, qui ne parlent pas à tort et à travers. Si tu veux réussir dans ce milieu, mon unique conseil c’est ne parle pas. Tu n’es pas con ; c’est pourquoi je souhaite que tu remplisses quelques missions de confiance ; interdit d’en parler à qui que ce soit. Tu n’en réfèreras qu’à moi et à personne d’autre. OK ?
Ok
Je n’ai pu répondre que les deux lettres « OK » ; je n’ai posé aucune question sur mes futures activités ; ma timidité a eu raison de ma curiosité. Je n’ai pas demandé combien j’allais gagner et quand je travaillerai. Jean m’indiqua simplement que je commencerai après le 20 octobre. Pour le logement, il s’occupait de tout.
A la fin du rendez-vous, il me glissa un billet de 200 francs dans ma main. J’ai, dans un premier temps, refusé puis il me précisa que c’était un acompte, je les ai mis dans ma poche.
En moins d’une demi-heure, tout avait été réglé. Un simple voyage avait changé ma vie.
Avant de reprendre le train pour Bernay, j’avais quatre heures devant moi. Après m’être acheté quelques albums d’AC-DC et de Motorhead à la FNAC Montparnasse, j’ai repris la ligne 12 du métro parisien En sortant à Saint Lazare, j’ai remonté un par hasard l’impasse de Budapest. C’était une des rues chaudes de Paris au début des années quatre-vingt. En marchant, je me rappelai les propos de la secrétaire. Elle m’avait accusé d’être un puceau. Je ne l’étais pas comme vous le savez. Convaincu qu’une multitude d’expériences me ferait perdre mon regard d’enfant, j’étais prêt à succomber aux charmes d’une des prostituées de l’impasse. Au bout du troisième passage, une black, assez mince, m’interpella.
Petit, arrête de reluquer… Tu viens ? Viens, n’aie pas peur, me répéta-t-elle avec un regard très suggestif. Ses seins étaient petits mais fermes. Elle portait un jean délavé.
Face à ces demandes répétées, je me suis convaincu que je devais y aller.
Tu ne le regretteras, Petit. C’est 100 la pipe et 200 l’amour me dit-elle.
Avec le fameux billet de Jean dans la poche, l’affaire était réglée. Je considérais que c’était un signe du destin. J’ai dit « oui » d’une voix empreinte d’envi. Comme un automate, je l’ai suivie. La chambre se trouvait dans un immeuble qui menaçait ruine. A l’entrée, un permis de démolire était affiché. L’escalier était étroit et sal. Nous avons croisé deux ou trois filles avec leur client. Ils avaient environ la quarantaine ; à croire qu’à cet âge là, il est impossible de trouver du plaisir avec sa conjointe. Un seul m’adressa un sourire et me lança « bonne bourre ». La chambre comportait un petit lit, une table basse avec un rouleau de papier toilette, un bidet et un lavabo. Elle était toute simple. Sans prononcer un mot, la belle black se déshabilla ; son sexe était complètement épilé. C’était la première fois que j’avais une relation avec une femme de couleur différente de la mienne. Depuis, je dois avouer que j’ai un très fort penchant pour les blacks ; leur sensualité, leur savoir-faire, leur beauté m’ont toujours enivré. Ma compagne éphémère et tarifée me demanda quelle était ma position préférée. Paralysé par une soif de sexe et surtout par une ignorance totale des termes techniques, je ne sus répondre. A quarante ans, je suis toujours aussi ignorant. Je dois avoir un problème freudien pour être incapable de me souvenir des noms des positions.
Revenons à cette chambre lugubre, ma charmante hôtesse d’un jour m’allongea et se mit au-dessus de moi. Je sentis son corps descendre et happer mon sexe. En quelques minutes d’un va et vient bien organisé, elle me porta à la jouissance. Cette passe reste pour moi un excellent souvenir sauf qu’à l’époque, l’utilisation du préservatif n’était pas la règle. J’avais peur d’attraper une maladie vénérienne, je pensais avant tout à la chaude pisse. Dans le train du retour, j’ai passé mon temps dans les toilettes à me laver mon sexe et à me branler en pensant à la belle black. Quelques semaines après, j’ai lu mon premier article sur le SIDA. Même si la maladie concernait alors essentiellement le milieu homosexuel. Un sentiment de panique me gagna et je me suis alors engagé à ne plus fréquenter les prostituées mais les promesses….
Conformément aux demandes de Jean, au mois de septembre, j’ai emménagé, près de la Porte-Maillot, dans un deux pièces que je partageais avec une militante du mouvement, une certaine Sophie. Elle avait deux à trois années de plus que moi. Très grande, mince mais très musclée, j’ai vite compris qu’elle était lesbienne ce qui ne l’empêchait pas de me traiter avec gentillesse. J’étais un peu son petit frère. Elle me dominait tant par son âge, son expérience du milieu politique et par sa connaissance de la vie. En ne parlant jamais cul et en ne ramenant aucune petite amie, j’ai réussi à l’amadouer. Quand je lui ai demandé quel était le montant du loyer. Sophie a ri pendant dix minutes. Après s’être amusée de ma naïveté, elle m’expliqua que cet appartement était payé par une compagnie pétrolière. Cela faisait parti des combines de Jean. Elle m’avoua qu’il y avait quelques contreparties mais que ce n’était pas à elle de me les mentionner. Pour comprendre les combines et les contreparties, j’ai mis quelques années. Acharnée de la politique, Sophie passait la majorité de son temps au siège du mouvement, ses études de droit à Assas étaient très secondaires. En charge des fédérations, elle était continuellement en déplacement en province. Sophie a connu une belle destinée ; elle est devenue une des grandes prêtresses de la communication en conseillant des dirigeants d’entreprise de haut niveau.
J’ai commencé une double vie, le jour à Henry IV en hypokhâgne, le soir et la nuit au mouvement. Ayant coupé la quasi-totalité des liens avec ma famille, je disposais de temps pour mener des actions militantes. J’étais le petit jeune et donc chouchouté par tous les anciens. Mes faits d’arme à Rouen étaient connus et exagérés. Tout le monde savait que j’avais mes entrées chez les anciens de l’OAS et les anciens d’Occident.
Jean est devenu au fil des mois mon tuteur. Avec le recul du temps, je pense qu’il appréciait ma discrétion. Ma timidité étant perçue comme une forme d’indifférence, cela le dissuadait de m’engueuler. J’ai vu des dizaines de ses collaborateurs et collaboratrices partir de son bureau en pleurs. Incontournable car détenteur du nerf de la guerre, il était craint. En étant auprès de lui, je bénéficiais de son aura. Personne n’osait m’affronter ou me faire une crasse de peur de supporter financièrement une disgrâce. Surtout, j’avais un accès privilégié aux ressources du mouvement. J’avais au fond de moi un goût prononcé pour le luxe, la vie facile ; grâce à la politique et à certaines entrées, j’ai commencé à hanter les palaces, les grands restaurants dès l’age de 23 ans. Je ne me suis jamais trop posé de questions morales sur l’origine des ressources. Je ne pouvais pas me plaindre surtout que mon travail pour le mouvement n’était pas trop compliqué. Ma principale mission était d’aller chercher chez des particuliers habitant en règle générale dans les arrondissements cossus de la capitale ou à Neuilly des enveloppes ou des mallettes. Je n’ai jamais eu la curiosité d’en ouvrir une. J’ai su, il y a peu, que certains n’avaient pas mon honnêteté et prenaient leur dîme. Je crois, j’en suis certain que Jean devait me prendre pour un idiot. Aujourd’hui, au fond de cette putain de cellule, je me trouve rétrospectivement très stupide. De nombreux anciens collègues du mouvement se prélassent comme des salopards dans des piscines dans le sud de la France ou à Ibiza.
Bien évidemment, j’effectuais des activités plus militantes, collages et tractages. J’adorais surtout les collages de nuit dans Paris avec les bagarres avec les gauchistes ou les rencontres insolites. Un soir, nous collions Place Trocadéro, il devait être deux heures du matin. Nous sortions colle et balais ainsi que les affiches quand une très belle prostituée nous demanda de nous cacher. Nous lui demandons pourquoi ; elle nous répond que dans cinq minutes, les flics allaient débarquer. Nous l’écoutâmes pour notre plus grand bien. Quand nous revîmes, elle discuta avec nous et nous proposa un petit tarif qui restait bien trop élevé pour nos finances. Je me rappelle qu’un autre soir, nous avions mené un collage en état avancé d’ébriété. Dans une rue du 8ème arrondissement, nous avions mis une des filles qui nous accompagnaient, une dénommée Véro, dans une poubelle. Ivre morte, elle n’avait pas réagie. Nous sommes partis coller quelques affiches au slogan bien présomptueux « Giscard. Reviens ! » Quand nous nous sommes aperçus que les camions de ramassage des ordures s’attaquaient à la rue dans laquelle nous étions, nous avons été pris de panique. Nous avons couru afin de retrouver la poubelle. Nous sommes arrivés à temps avant qu’un des éboueurs ne renverse Véro dans son camion. Je me rappelle encore des hurlements et des menaces de l’éboueur. Nous lui avons fait un bras d’honneur mais sans nul doute, nous étions passés à côté d’une catastrophe. Pour nous réconforter, le chef de notre groupe nous amena « Chez Castel ». J’ai toujours détesté cet endroit rempli de vieux beaux et de jeunes femmes cherchant avant tout un portefeuille en guise d’alliance. Je trouvais l’endroit ringard, symbolisant parfaitement la bourgeoisie parisienne carrée dans son conservatisme et convaincue du bien-fondé éternel de ses valeurs.
Je restai avant tout un petit voyou, un garçon de la rue ; c’est pourquoi j’appréciais les opérations commando. Or, l’actualité me sourit. En 1982, le ministre de l’Education nationale et de l’enseignement supérieur engagea une réforme des universités. Les deux syndicats de droite organisèrent des manifestations. J’avais reçu l’ordre avec quelques-uns un de mes acolytes de provoquer les forces de l’ordre pour obtenir la meilleure couverture presse et démontrer que le pouvoir de gauche tabassait des étudiants. Notre chance vint que l’Esplanade des Invalides était en réfection. Il y a avait de quoi tenir un siège. Des pavés, des blocs de béton et surtout des chariots élévateurs à disposition. Lorsque la manifestation arrive sur l’esplanade, lieu programmé de dislocation, les responsables des syndicats étudiants tentent de franchir la Seine. Les CRS avaient reçu l’ordre d’empêcher par tous les moyens les jeunes de se rapprocher de l’Elysée. Ils n’avaient pas prévu les bulldozers et les pavés. A cinq, six avec des foulards pour éviter les gaz lacrymogènes, au moment où la police menait sa première charge contre les manifestants qui s’étaient rapprocher du pont Alexandre III, nous avons pris possession de deux bulldozers et commencé nous même à chargé les forces de l’ordre. A bord de la machine, malgré le bruit du moteur, j’ai ressenti comme un grand silence. Les étudiants qui nous entouraient étaient surpris par notre témérité, par notre inconscience ; les forces de l’ordre face à une telle audace attendaient les ordres. Comment faire pour reprendre possession de ces diaboliques machines ? Je dois l’avouer aucun de nous n’était expert dans leur conduite. Nous tentions plus d’en comprendre le maniement que de nous en servir comme arme de destruction. C’est pourquoi lorsque cinq CRS casqués, arme dégainée chargèrent en ma direction, j’ai opté pour la fuite, laissant mon engin filé seul contre un mur. Sentant les coups de matraques se rapprocher, j’ai couru avec mes collègues d’infortune avec comme objectif de rejoindre le gros des manifestants. Vexée d’avoir été placée en situation de faiblesse, la police décida de mettre un terme à ce jeu stupide. Elle chargea afin de disloquer la manifestation. Fidèle à la théorie des moutons de panurge, nous avons dans un mouvement désespéré sauté dans les fossés qui ceinturent les Invalides. Plusieurs d’entre nous ont eu leur cheville cassée. Une fois dans le fossé, nous n’avions plus aucun moyen de nous échapper ; nous avons alors sagement attendu que la police nous cueille.
Ce fut mon baptême du feu ; ma première grande manifestation se terminait dans un poste de police, celui du VIIIème arrondissement, celui qui se trouve dans le Grand Palais. Nous étions une dizaine. Il y avait des militants de l’UNI, le mouvement étudiant proche du parti gaulliste et ceux du GUD, mouvement étudiant d’extrême droite. Ces derniers au look « facho » nous considéraient comme des enfants de bourgeois, incapables de mener des opérations de guérilla.
Au fil de mes rencontres, j’ai sympathisé avec plusieurs d’entre eux dont un qui s’appelait Richard. Crane rasé, habillé en paramilitaire, il était l’intellectuel de la bande. Il lisait Céline mais aussi Apollinaire. Il ne comprenait pas comment avec mon petit gabarit, je pouvais survivre dans des échauffourées. En dessous d’un mètre quatre-vingt, les hommes étaient pour lui des handicapées. Bien des années plus tard, je l’ai revu, il était tout à la fois conseiller d’un ministre centriste en charge de la recherche et militant du FN. Je lui ai alors demandé si ça ne lui posait de problèmes déontologiques. Il m’a répondu qu’il aimait le secteur de la recherche et que cela n’avait rien à voir avec son engagement politique. Il me rappela également que j’avais quelques amitiés à gauche ; mais c’est une autre histoire que je vous raconterais peut-être plus tard.
Au commissariat, les flics souhaitèrent connaître les individus qui avaient osé conduire les engins de chantier. Ils eurent le droit à un silence éloquent. La solidarité estudiantine était de règle. Je fus assez rapidement relâché car avec mon look de chien battu et ma carte d’étudiant d’Henry IV, je ne pouvais pas, à leurs yeux, être responsable des dégradations et des violences de la fin de cette manifestation. En sortant, je fus heureux de constater que ma colocataire m’attendait avec une voiture. A peine étais-je monté qu’elle m’engueula ; j’étais allé peu trop loin dans la provocation des forces de l’ordre ; et puis d’un coup, elle se mit à rire en me disant qu’elle jouait à être ma grande sœur mais qu’elle ne croyait pas un mot de ce qu’elle racontait. Nous rejoignîmes Jean et le reste de la bande dans un café, boulevard Raspail, qui s’appelait « L’International ». J’adorais ce café complètement décalé dans un quartier bourgeois. Depuis quelques années, il s’est débaptisé et a opté pour un nom plus en phase avec sa clientèle… « Le cabriolet »…
Lors de ce dîner, nous mîmes au point les prochaines manifestations. Par mon acte insensé, j’avais acquis le droit de siéger au comité d’organisation. J’ai reçu comme mission de surveiller les extrémistes qui profitaient du bordel ambiant pour intégrer les cortèges et faire dégénérer la manifestation. Je devais retarder au maximum la survenue du désordre et les orienter vers des cibles désignées en commun. C’est ainsi qu’il fut décidé d’attaquer le Ministère de l’éducation. Mon rôle avec quelques amis étaient de lancer les premières attaques contre les forces de l’ordre qui seraient situés boulevard Raspail puis après de me dégager pour laisser les membres du GUD et tous les fachos œuvrer. Nous parions qu’ils ne voudraient pas abandonner le terrain à des petits bourgeois et qu’ils souhaiteraient montrer leur force et leur savoir-faire. L’organisation de la violence était censée avoir comme effet d’améliorer la couverture presse. En cas de violences policières, nous étions sûrs de passer pour des victimes. Nous avions pré-rédigé des communiqués affirmant que les autorités avaient sciemment permis l’intrusion des fachos.
La manifestation était programmée pour le jeudi, soit deux jours après celle qui m’avait promu « animateur de la bagarre générale ». Elle a été à la hauteur de nos attentes. Nous avons empêché les fachos de s’immiscer dans la manifestation durant toute la première partie du défilé. Je suis allé voir Richard en lui disant que je voulais pénétrer au ministère de l’Education nationale et qu’à cet effet, il fallait créer une brèche boulevard Raspail. Il marcha dans ma combine ; il rassembla ses troupes pour leur expliquer le plan. Ses hommes au crâne rasé, aux blousons de cuir et aux ceintures cloutées avaient de la gueule. Ils ressemblaient à des chevaliers teutoniques partant en campagne. Il ne manquait que la musique de Wagner. Lorsqu’ils entrèrent en contact avec les flics, je devais avec mes fidèles décrocher mais je ne pus résister à l’envi de me battre auprès de professionnels de la castagne. Durant deux heures, nous avons avancé puis reculé, entre la station Rennes et Notre Dame des Champs. Vers 20 heures, la police sortit son arme secrète, les motos. Sur chacune d’entre-elle, deux flics, un qui conduit, un qui frappe. Rapide, simple et efficace, quelques années plus tard, Malik Oussekine, un manifestant, est tombé à terre, mortellement blessé, après avoir été rossé par ces nouveaux soldats de l’enfer. .
Ce soir là, je fus rapidement pris en chasse par l’une de ces motos. J’ai reçu quelques coups de matraque. Dans les premières secondes, j’ai ressenti sur mon épaule comme une décharge électrique, un coup bref mais violent. Dans un second temps, une chaleur a envahi mon épaule ; puis quelques minutes après, j’ai ressenti une vive douleur qui avait l’inconvénient de s’amplifier de perdurer. J’ai ainsi appris que la matraque est une arme à triple effet.
Pourchassés par des hordes de motos, nous trouvions abri sous les porches des immeubles ce qui nous n’empêcha pas d’être encerclés. Je n’ai échappé à ma deuxième visite dans un commissariat que grâce à l’aide d’une jeune fille brune, très jolie, qui ouvrit la porte de son immeuble rue de Fleurus. D’un coup, je me suis trouvé dans le hall d’un immeuble huppé de la capitale, grand miroir aux murs, moquette épaisse et ascenseur sans âge. J’hésitais à rentrer quand la jeune fille, d’un ton très clair, m’enjoignit de la suivre. Sans un mot, je pénétrais dans la cabine de l’ascenseur, cabine étroite qui ne pouvait contenir que deux personnes. Je sentais la transpiration ; j’étais habillé de quelques frusques. Plus l’ascenseur progressait dans sa lente montée, plus j’étais gêné ; je souhaitais retourner dans la rue. Arrivés au cinquième étage, elle me souriait en me voyant gêné. Elle ouvrit la lourde porte d’un appartement haussmannien à souhait. Un long couloir desservait de nombreuses pièces. Je me souviens de peintures sur les murs de l’entrée ; des peintures contemporaines, de couleurs vives. Elle me conduisit dans un salon de facture classique ; toujours en souriant, elle me proposa de prendre un verre en attendant que le calme revienne rue de Rennes.
Assoiffé, je n’ai pas refusé cette invitation. Ma sauveuse s’appelait Anna et était tout comme moi à Henry IV. En revenant de la FNAC, elle avait regardé le ballet des forces de l’ordre et m’avait vu en difficulté, c’est pourquoi elle était restée derrière la porte avec l’espoir de pouvoir m’offrir un abri.
Inscrite également en hypokhâgne à Henry IV, mais dans une autre classe que la mienne, elle trouvait ma dégaine de provincial mal habillé amusante d’autant plus que j’avais un port de bourgeois tout cela associé à un regard de cocker en mal d’affection. Et puis, elle m’avoua que mes mimiques à la Mick Jagger l’amusaient au plus au point. J’étais pour elle un divertissement car elle s’ennuyait ferme en parcourant les livres de Sartre ; je crois qu’elle s’ennuyait de sa vie de petite fille rangée.
J’étais en proie au silence ; j’admirais la beauté du mobilier de style, les tapis, les tableaux. Elle m’offrit un Jack Daniels et mit sur la chaîne un bon vieux Stones. Je suis tombé amoureux de suite. Elle était grande, les yeux verts, presque translucides, elle était habillée sobrement, classe mais pas trop sophistiquée. Ses cheveux coupés assez courts mettaient en valeur un visage fin. Elle m’avoua qu’elle ne suivait que de loin la politique ; elle trouvait bizarre que je puisse être en 1982 encore giscardien. Pour elle, il était déjà mort ; elle ne comprenait pas pourquoi les hommes politiques ne savaient pas prendre leur retraite une fois la sanction des urnes intervenue. Son opinion n’était pas sans lien avec son origine américaine. Sa mère était née à Boston ; y avait vécu vingt cinq ans avant d’y rencontrer son futur mari qui était inscrit à un MBA à Cambridge. J’ai passé une heure fabuleuse à discuter des Etats-Unis, de la littérature et de Sciences Po qu’elle souhaitait aussi intégrer. Bien évidemment, à l’époque, il n’y avait ni téléphone portable, ni mail, de ce fait mes camarades de combat étaient sans nouvelles de ma part. Fortement inquiet, ils me cherchaient sous chaque porche et dans les commissariats des VIème et VIIème arrondissements.
Quand je suis arrivé vers 21 heures au siège du mouvement, le Président jugea mon comportement irresponsable puis devant mon explication, me charria en répétant que j’étais un sacré élément. A force d’être racontée, mon aventure fut travestie et bien évidemment, le verre que j’avais pris avec la fameuse brune s’est mué en orgie sexuelle. Comme tout garçon qui se respecte, je n’ai que très modérément démenti cette rumeur.
Grâce à ces deux manifestations, j’étais devenu un leader et un homme de main connu tant chez les fachos que chez les giscardiens.
CROSSROADS
Malgré mes activités militantes, j’ai réussi à intégrer Sciences Po. Pour accroître mes chances de réussite, j’ai suivi une préparation d’été dans un établissement privé dont les locaux donnent sur Notre Dame. Anna m’avait accompagné dans cette aventure studieuse. Suivre des cours d’histoire, de culture générale, d’économie à quelques mètres des dizaines de milliers de touristes déambulant à l’intérieur et autour de la cathédrale, au mois de juillet et d’août, engendrait un étrange sentiment d’étrangeté, de liberté, d’insouciance . Bizarrement, c’est un de mes meilleurs étés. Pour la première fois, j’aimais une fille, belle et drôle à la fois, qui connaissait un grand nombre d’endroits insolites à Paris. Le soir, après nos cours, nous allions dans des petites boites dans lesquels jouaient des groupes de rock inconnus. Nous buvions au-delà du raisonnable ; nous terminions la nuit dans l’appartement de ses parents qui avaient eu la délicate intelligence de partir en vacances aux Etats-Unis.
Durant deux mois, j’ai oublié Jean, Pierre, les fachos et les autres voyous. Durant deux mois, j’ai renoué avec une vie bourgeoise, un peu décalée mais douce. Je me souviens de ce 15 août où le matin à sept heures, nous sommes allés passer un examen blanc dans un Paris désert, silencieux comme si un couvre-feu avait été instauré. C’était magique, c’était hors du temps.
Je dois l’avouer ; je n’avais guère travaillé pendant l’année scolaire et mes chances de réussite étaient faibles surtout que je continuai à prendre du bon temps avec Anna. Je me voyais recommencer une année à Henry IV et poursuivre mon ascension au sein du mouvement qui me trouverait quelques financements pour subvenir à mes moyens.
C’est Anna qui m’a appelé pour me prévenir, à ma grande surprise, que j’étais reçu ; j’étais retourné, en effet, sans illusion en Normandie. Ma joie fut ternie par son échec d’autant plus injuste qu’elle avait été une élève modèle durant toute l’année. Elle eut beau passé trois fois le concours d’entrée à Sciences-Po, jamais elle ne réussit à l’intégrer. Une fissure au début très fine mais irréparable s’installa entre nous deux.
Au sein du mouvement, il y avait deux clans ; les Sciences Po et les autres. Mon succès à l’examen d’entrée m’ouvrait la porte aux postes de direction. Je n’étais plus le petit jeune ; j’étais une pousse de chef. Je fus propulsé responsable de l’animation. Bien évidemment, le Président pour m’amadouer me révéla que son souhait était qu’un jour je puisse le remplacer. Ce poste compte tenu de mes états de service dans les manifestations n’étaient pas contre nature même si par tempérament j’ai préféré être affecté aux travaux de réflexion. Curieux dilemme, j’étais attiré par l’écriture mais mon origine sociale, ma faible aisance à l’orale me condamnait aux missions sur le terrain.
En parallèle, Jean qui avait été promus à un poste important au sein du Parti Républicain, nos aînés. Avant son départ, il m’a averti que je continuerai à rempli quelques missions secrètes. Pour s’assurer de ma loyauté, il me répéta qu’à Sciences Po j’aurais besoin d’argent pour draguer. Ainsi, quelques fois par mois, je continuais mes livraisons de mallettes. Il m’arrivait aussi de servir de chauffeur à des industriels ou à des officiels étrangers en goguette à qui je devais trouver les endroits branchouilles ou chauds voire très chauds. A chaque fois, j’étais briefé par Jean qui me listait les bonnes adresses. Cette bonne préparation des missions n’empêchait pas quelques imprévus. Un soir d’été, je convoyais un dirigeant africain. A la sortie du restaurant, le Scribe de mémoire, près de l’Opéra, il me demanda non pas de le ramener à son hôtel, le Méridien mais de lui trouver quelques distractions. J’avais en tête quelques rues chaudes de Paris, quelques bars où la coupe de champagne hors de prix offre le privilège de peloter une femme sans âge mais cela ne l’intéressait pas. Après quelques hésitations, il me dit
Jean ne vous a prévenu ?
Je répondis sur un ton étonné
Non
Je veux un mec pour la nuit.
Ben, c’est que je n’ai pas d’adresses…
Démerde-toi petit me répondit-il sèchement.
A l’époque, il n’y avait pas de téléphone portable et donc pas de possibilité en quelques secondes de trouver une solution à ce type de problèmes. Face à mon hésitation, il me dit que je pouvais faire l’affaire si je voulais mais qu’il était du genre actif et très porté sur la sodomie. A ces mots, je me suis résolu de sortir de mon étonnement. J’ai accéléré pour me rendre rue de Provence dans laquelle je connaissais quelques prostituées. L’une d’entre elle me conseilla un bar près de l’Hôtel de Ville. Je l’ai chaleureusement remerciée. Une fois arrivée à ce fameux bar, mon Africain fit son choix et regagna accompagné de sa proie, un jeune homme d’à peine vingt ans, blond, les cheveux très courts, son hôtel. Avant même d’arriver, le jeune homme blond le suçait avec volupté sur la banquette arrière. Je n’osais plus regarder le rétroviseur ; ma présence ne les gênait aucunement. Le black modérait les ardeurs de son amant d’un soir en répétant qu’il ne voulait pas jouir de suite et qu’il avait envi de lui bouffer le cul.
Ce fut ma première vision de l’homosexualité parisienne. Ce ne fut pas la dernière car le milieu politique a, de longue date, attiré les homos. Les hommes politiques sont avant tout des saltimbanques, des comédiens. Comme les artistes, ils ne croient pas toujours à la véracité de leurs textes. Il y a obligatoirement un aspect féminin dans la démarche politique, celui de plaire… Il n’est donc pas étonnant que le monde des artistes et le monde politique attirent et fabriquent un grand nombre d’homosexuels. Malgré mes très nombreuses frasques, je n’ai jamais été dragué par un homme politique ; j’ai entendu parler d’orgie dans certains bureaux du Palais Bourbon mais vous savez les rumeurs et la réalité…
Sciences Po m’ouvrit d’autres horizons. J’ai rencontré ainsi un proche collaborateur du ministre de la Culture de l’époque, François Léotard. Il était maître de conférence en droit. Bon élève et connu pour mes accointances politiques, il me confia une mission non rémunérée. Je devais prouver le bien-fondé culturel de la privatisation de TF1. Pour cela, je rencontrais les responsables parisiens de chaînes étrangères. Cette mission m’amusa au plus haut point. Elle me changeait des virées nocturnes et glauques de Jean. Elle m’offrit la possibilité de pénétrer la sphère des médias. Pour mes rendez-vous, j’étais accompagné d’Anna dont le port bourgeois seyait à merveille dans les bureaux situés dans le Triangle d’Or à Paris. Je me voyais intégrer les cabinets ministériels et enfin devenir un véritable homme politique. J’étais conforté dans cet optimisme par les promesses du collaborateur de François Léotard qui me promettait une place de nègre auprès du ministre. Je rêvais d’un bureau au Palais Royal, d’un bel appartement, d’une vie confortable. J’ai eu l’occasion, à plusieurs reprises, de rencontrer François Léotard. Homme cultivé, fin, passionné, il m’a toujours impressionné. Grâce à lui que j’ai découvert de nombreux écrivains dont en particulier, Ivo Andric, prix noble de littérature en 1961, auteur d’un roman superbe, « le Pont sur la Drina ». A travers l’histoire d’un pont sont décryptées les relations entre les différentes communautés, les invasions, les absurdités, les violences et les sentiments qui caractérisent la terre de Bosnie.
Au regard du niveau actuel des discours politiques, ceux de François Léotard, dans les années quatre-vingt, lui ouvriraient les portes de l’agrégation. Les citations répondaient aux citations ; les raisonnements étaient étayés, les affirmations vérifiées.
Aujourd’hui, dans ma prison, je regrette ces temps de la politique d’idées, de la politique d’opposition au marxisme. Je regrette que François Léotard ait disparu précipitamment de la vie politique française. Comment un homme de talent comme lui a pu se laisser avoir par la politique business, par les paillettes, par les affaires… Pour lui rendre justice, i faut avouer qu’il n’a jamais été condamné ; victime de rumeurs, entouré de margoulins, il a descendu les marches de la notoriété aussi rapidement qu’il les avait montés. Amer, inspecteur général des finances à la retraite, il écrit des romans ; drôle de destin pour un homme qui voulait venger son père accusé de n’avoir pas prévu la catastrophe du barrage de Fréjus.
Vous comprendrez aisément que je ne sois pas très fier de mes actions contre François Léotard qui était comme je vous l’ai indiqué Ministre de la Culture. J’ai été amené sur ordre, à saboter les déplacements du ministre en province. Les hautes autorités giscardiennes prenaient très mal la montée en puissance médiatique du cadet. Au lieu de tirer profit de l’image positive de ce qu’on appelait à l’époque « la bande à Léo », il fut décidé de prouver que Giscard restait le patron de la famille libérale et centriste.
J’avais été très discret sur mes activités concernant TF1 mais j’étais un peu naïf. Les fuites, les rumeurs se déplacent rapidement dans le petit Paris de la politique. Sans le savoir et encore moins le vouloir, j’étais entré dans la catégorie des traîtres et des mercenaires.
Habitué à multiplier des vies différentes, j’accomplissais avec zèle et sans problème de conscience mes différentes fonctions. J’avais pour moi une capacité à demeurer invisible, à ne jamais être remarqué par les grands patrons. François Léotard comme Giscard d’Estaing ne me connaissait pas ; je travaillais pour eux mais comme un petit kapo ; la petite main parfaite qui rédige des notes dans l’ombre le plus total.
Si durant la semaine je travaillais pour Léotard, le week-end, je reprenais mes opérations commando. Nous partions à quatre ou cinq dans une camionnette remplie d’affiches, d’autocollants, de colles, de bombes de peinture mais aussi de masses et d’outils en tout genre. Nous avions comme mission de couvrir d’affiches la ville dans laquelle le ministre de la culture devait tenir meeting. Les slogans de ces affiches étaient très clairs « Giscard Reviens », « Sur ma peau était marqué Giscard » « Un Giscard sinon Rien » « Ce n’était pas si mal avec Giscard »….
Un dimanche de printemps, dans une petite ville du département de l’Eure, quelques milliers d’âmes au plus, un député avait organisé sa réunion annuelle de circonscription, près de 2000 personnes étaient attendues pour écouter François Léotard. Pour ameuter le badaud, le député grâce à ses relations avait obtenu que Nicoletta, une chanteuse à l’époque habituée au Top 50, vienne pousser la chansonnette. Nous étions arrivés la veille. Toute la nuit, nous avions collé sur tous les murs ou presque nos affiches. Au matin, la petite bourgade avait pris des couleurs. Fiers de notre travail, après quelques heures de repos dans la camionnette, nous avons investi le lieu du rassemblement en distribuant une multitude d’autocollants à la gloire de VGE. Le député responsable des festivités fonça alors sur nous en hurlant que jamais il n’avait vu des cons de cette sorte. Tous les habitants de la ville étaient fou furieux contre lui à cause de leurs murs salis par les affiches. Il pensait que c’était un coup des socialistes… Malgré les insultes, nous rigolions sous cape. Il nous admonestait de partir sur-le-champ. Il appela la sécurité pour mettre sa sentence à exécution. Nous avons alors commencé à faire un scandale, à crier que nous étions des militants du parti républicain, que nous étions des envoyés de VGE. Nos cris attirèrent des élus dont l’un avait été, avant 1981, conseiller du Président. Il demanda au député de revenir sur sa décision et de nous accepter à sa fête. Ainsi, nous avions gagné le droit de rester ; simplement, nous étions censés ne plus distribuer d’autocollants pro-giscardiens ; ce que bien évidemment, nous ne respectâmes pas. Tous les jeunes de moins de dix ans étaient décorés comme des sapins de noël et qui pouvait interdire à des enfants de jouer avec des autocollants ? Personne ! Notre heure de gloire arriva lorsque l’hélicoptère du ministre après avoir tournoyé dans le ciel normand se posa dans le près à proximité du chapiteau. Un de mes militants, un mètre quatre-vingt-dix, plus de cent kilos, mon garde du corps attitré qui me suivait dans chacune de mes opérations commandos réussit à se frayer un passage jusqu’à l’hélicoptère ; il contourna les officiers de sécurité, les notables, le préfet pour être le premier à accueillir François Léotard. Ce dernier eut un haut le cœur face à cette armoire car Fabrice s’était couvert des pieds à la tête d’autocollants jaunes à la gloire de notre ancien Président. François Léotard, en levant les yeux vers le ciel, marmonna « même ici, ils sont là ». Nous avions gagné, nous pouvions partir l’âme tranquille, notre devoir était accompli. Le lendemain matin, le Président des Jeunes Giscardiens m’appela pour me confirmer que notre petite virée normande avait été l’objet d’une polémique le matin même au sein du bureau de l’UDF. Il me félicita car nous avions ainsi prouvé que les Jeunes Giscardiens étaient présents aux quatre coins de la France. Les autorités supérieures n’étaient pas censées savoir que c’était qu’une seule équipe qui était responsable des opérations punitives.
De mois en mois, je constatais que les Jeunes Giscardiens s’affaiblissaient. Le nombre d’adhérents donné à la presse n’avait plus rien à voir avec la réalité ; vielle habitude dans les partis politiques mais en la matière le rapport entre le virtuel et le réel était de un à dix. Nous étions une petite secte, la secte des giscardiens. Elle faisait illusion et nous nourrissait en honneurs et un peu plus.
A partir de 1983, François Léotard commençait à éclipser celui que familièrement nous appelions le « Grand Chauve ». Les jeunes ne croyaient plus au retour de l’ancien président malgré ses efforts. Nos divisions internes faisaient le jeu de l’ennemi de toujours, le RPR. Nos actions de piraterie avaient comme objectif d’empêcher la constitution d’un mouvement de jeunes léotardiens. Jusqu’en 1986, nous avons tenu bon. Lorsque François Léotard put enfin se libérer du joug du Vieux, il était trop tard, son étoile commençait à pâlir. Après sa fausse sortie du Gouvernement Chirac, en 1987, il sembla chasser les fantômes, ceux de sa vie personnelle, comme ceux du milieu politique qu’ « il détestait pour l’avoir tant aimé »
Au moment où je termine Sciences Po, je suis à un véritable carrefour de ma vie. De multiples voies me sont proposées. Je suis conscient qu’il est nécessaire d’abandonner les jeunes giscardiens mais j’hésite à rejoindre le navire Léotard ; par ailleurs, je suis sollicité par le RPR et le PS.
La fidélité en politique n’est qu’une valeur relative. Tout le monde se trahit en permanence, simplement, la trahison est un art exigeant finesse et protection. Quand on est un sans grade, la trahison ne peut s’effectuer que sous couvert d’un parrain faute de quoi elle aboutit rapidement à une répudiation.
A Sciences-Po, j’ai eu la chance d’avoir comme professeur d’économie un député socialiste qui quelques années plus tard occupa des fonctions éminentes au sein du parti. Puis-je écrire son nom. Je ne suis pas certain mais je suis convaincu que vous voulez savoir ; il s’agit de François Hollande. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il professait des valeurs plutôt libérales. Me liant d’amitié avec lui, il m’invita, avec plusieurs étudiants, chez lui pour un dîner. Rapidement, il nous demanda quels étaient nos engagements. Je lui répondis que j’étais au PR et « Jeune Giscardien ». Il me fixa et sourit. Après quelques secondes, il me répondit « Patrick, tu es intelligent, tu n’es pas bourgeois. Si tu veux réussir en politique, suis-moi ; tu ne seras pas déçu. » Interloqué par cette proposition, je ne sus quoi répondre. Il me demanda de réfléchir. Aujourd’hui, au fond de mon trou à rats, je suis bien forcé d’admettre que j’aurais du suivre son conseil. Je n’avais rien à gagner avec les bourgeois. Si j’avais rejoint le PS, je serais certainement député… Et puis, combien de fois, j’ai entendu la ritournelle de mes collègues porte-cotons de droite qui me qualifiait de gauchiste voire de soixante-huitard attardé.
L’autre voie, c’était le RPR. Plusieurs de mes amis à Sciences Po étaient gaullistes. Ils avaient l’avantage d’être simples, d’être, pour certains, issus des banlieues. Ils m’encourageaient à les rejoindre. L’élection présidentielle de 1988 se rapprochant ; il me demandait de choisir. Face à l’envolée de Raymond Barre dans les sondages, Giscard s’était résigné à demeurer recroquevillé en Auvergne, amer de ne pas être en situation pour postuler à nouveau à un poste en adéquation avec ses qualités ; Léotard soutenait officiellement l’ancien Premier Ministre tout en négociant avec celui qui était alors en place c’est à dire Jacques Chirac. Tout cela était un peu compliqué pour moi. Mon ami Jean était très occupé à trouver des moyens de financement pour assurer le train de vie du Parti. Quand je lui ai posé la question du candidat à soutenir, il se fit évasif et me recommanda de m’amuser. C’est à cette époque là que j’ai compris que dans les faits, il contribuait au train de vie de tous les partis.
Je ne sais comment j’ai atterri dans une cellule, encore une, dépendant de Matignon. Ma première rencontre fut avec un militaire qui me demanda quelles étaient mes connaissances en informatique. J’étais un peu surpris de cette question.
Certes j’ai omis de vous mentionner que depuis deux ans, avec quelques amis dont un qui me fut très utile un peu plus tard dans ma vie, nous avions acquis un ordinateur et qu’à nos heures perdues, nous pénétrions sur les sites minitel d’entreprise ou de partis politiques. En réalité, nous nous attaquions aux sites du minitel rose, les prédécesseurs des sites de cul sur Internet. Nous cassions les arborescences des sites, nous modifions les informations fournies et surtout nous entrions gratuitement sur les sites payant en passant pour les administrateurs officiels. Mes activités de pirate avaient été repérées par les PTT de l’époque et par le ministère de l’Intérieur. Je ne pensais pas un instant être en faute. C’était un jeu ne comportant aucun risque. J’ai appris ce jour là que je n’avais pas été arrêté du fait de mes liens avec un parti politique ; j’étais juste surveillé. Le militaire me proposa un marché, effacer mes actions passées contre le piratage durant la campagne présidentielle des 3614 et 3615 des candidats adverses.
A l’énoncé de cette proposition, j’ai fait mine d’hésiter. Il renchérit en se disant disposé à ce que ce petit travail soit comptabilisé comme temps passé sous les drapeaux. Simplement, il exigeait de moi un petit stage avec des éléments de la DGSE.
La, j’avoue ; je n’ai pas pu refuser. J’avais effectué une Préparation militaire supérieure à Beigne la Frileuse dans les Yvelines ; j’en avais gardé un mauvais souvenir ; mon caractère indépendant voire solitaire s’accommodait mal de l’univers grégaire peuplé d’ordres et de contre-ordres, d’actes stupides imposés pour éduquer les soldats. La déstructuration est une obligation pour conduire un troupeau à la mort pour des raisons bien souvent obscures.
Etre un soldat engagé politique était à mes yeux plus attrayant. En contrepartie, je devais rompre à mes anciens amis, abandonné l’UDF, le Parti Républicain, Jean et les autres. Du jour au lendemain, j’ai tout plaqué. Un matin du mois de décembre 1987, je suis parti à la Caserne Mortier à Paris sans regret ; une page était tournée et je n’avais aucunement l’intention de me retourner sur mon passé. J’ai face aux ruptures un détachement total. Mes vies se succèdent sans interférer. J’étais, ce matin là, libre, heureux voire excité.
Pendant un mois, j’ai découvert un autre monde ; celui composé de jeunes de mon âge aguerris à toutes les techniques, de la guerre informatique aux techniques de combat ; de vrais professionnels agissant non pas avec leurs muscles mais selon des schémas d’action très structurés. Le caractère militaire de la DGSE s’impose à tous. La spontanéité n’est pas de mise. Ce mode d’organisation évite en règle générale les surprises mais si par malheur, une survient ce n’est pas une surprise mais une catastrophe.
Face aux pirates de la microinformatique, ils étaient désemparés. Nos chers agents de la DGSE savaient pirater des gros systèmes, détruire des serveurs dans des entreprises ennemies mais le minitel, ce gadget de bas étage pour ménagère ou pour cadres frustrés, les laissait froids. Je leur ai expliqué comment par cette petite boite, on pouvait pénétrer grâce à la fée téléphone tous les réseaux du monde et en particulier le système Internet qui se développait à grande vitesse sur les campus américains et mieux comment leurs systèmes étaient vulnérables. Je leur explique comment on pouvait récupérer de l’argent avec les sites. Avec un ami canadien, j’avais monté un dispositif permettant d’imposer à des utilisateurs de passer par un site qu’ils n’avaient pas souhaité visiter et donc de payer. De même, je pouvais m’immiscer sur les sites bancaires. Je suis le premier repenti de l’ère pré-Internet.
Après ce mois passé à la Piscine, nom de la caserne dévolue à la DGSE car elle se situe à proximité d’une piscine, j’ai bénéficié d’un petit bureau dans un immeuble de la rue de l’Université à quelques pas de l’ENA. Je regardais de ma fenêtre les allers et venues des crânes d’œuf assoiffés de pouvoir et de réussite.
Je disposais de tout le matériel informatique que je voulais. Je passais mes journées à pirater, à casser les arborescences et à participer à tous les forums des sites de la campagne présidentielle. Mon nom de code était « xcv ». Libération relatait dans une page spéciale mes commentaires égratignant tous les candidats sauf Jacques Chirac. Le site de Raymond Barre ne disposant d’aucune protection était un vrai régal. Il n’a jamais fonctionné. Du premier au dernier jour de la campagne, il a été en panne. Les journalistes ironisaient su l’incapacité de l’ancien Premier Ministre à maîtriser les nouvelles technologies. Je pénétrais dans leur programme dans une maison sans porte ; je retirais quelques morceaux puis repartais incognito. Certes, un soir, je reçus un appel du directeur de cabinet du Premier Ministre me demandant de me calmer car le directeur de campagne de Raymond Barre s’était plaint du comportement peu sportif du Premier Ministre. L’accalmie me précisa-t-il ne devait pas dépasser 48 heures. Je crois que je n’ai pas réussi à tenir 24 heures. Pour éviter d’être démasqué, j’ai commandé un autre ordinateur que j’ai installé directement à Matignon avec une ligne à mon nom. Je suis un des rares à avoir eu une ligne de téléphone personnelle dans la résidence des Premier Ministres français. La fermeture de cette ligne me posa quelques soucis. En effet, une fois Chirac parti de Matignon, le service du téléphone ne comprenait pas pourquoi un jeune demandait la fermeture d’une ligne à Matignon. Certes, elle était à mon nom mais je n’étais ni locataire, ni propriétaire d’une pièce dans cette vénérable demeure. Il a fallu que j’use de toute ma patience en répétant que je ne paierai pas une ligne de téléphone à laquelle je ne pouvais plus avoir accès.
En travaillant pour le Premier Ministre, j’ai été amené à côtoyer une nouvelle race de collaborateurs de l’ombre. Moins bourgeois, plus militaires, plus militants, ils vivaient au nom et pour un homme ; ils étaient extrêmement basiques. Cet esprit de meute a survécu au défilement des décennies ; il puise sa source dans la Résistance avec ses réseaux secrets mais structurés.
Je n’ai jamais été considéré comme un compagnon ; j’étais une pièce rapportée, un petit génie de l’informatique, mercenaire et utilisé comme tel. J’étais perçu comme un solitaire derrière mon écran d’ordinateur. C’est pourquoi dès qu’il y avait des missions spéciales, j’en étais chargé. C’est ainsi, qu’un matin, un responsable de la campagne me convoque pour me signifier que je devais espionner le Parti socialiste et en particulier connaître les affiches en cours de préparation. Pour cela, j’ai reçu une fausse carte de journaliste travaillant comme pigiste dans un journal de province complice. Il m’a été demandé de m’habiller comme un gauchiste et d’obtenir une accréditation pour les conférences de presse du PS.
Une fois, tout ceci fait, j’ai demandé un rendez-vous avec un des responsables presse de la campagne de François Mitterrand. Mon objectif était évidemment de me perdre dans les locaux du siège du PS pour voler tous les documents qui traînaient. En moins de quatre semaines, j’ai dérobé vingt et une brochures, quelques disquettes et puis quelques stylos pour le plaisir. Je redonnais à un membre du cabinet du Premier Ministre dans un café à l’angle des rues Falguière et Vaugirard, le Gabarit, qui avait l’avantage d’être discret et situé à proximité d’une station de métro. Je ne sais pas trop si cela servait réellement à quelque chose.
Anna ne comprenait plus rien à ma vie de plus en plus dissolue. Un jour au PS, un autre à Matignon et puis j’avais conservé mes liens avec mes amis fachos. Elle était complètement déboussolée. De mon côté, je n’avais pas pu résister de me lier avec une attachée de presse de François Mitterrand, Eli ; elle était d’origine russe, très brune avec une magnifique peau blanche. Survoltée, sa vie était passion et extravagance. Je crois que dès le départ elle a su que je n’étais pas un journaliste. Pour elle, tout était jeu ; rien ne posait problème. Le premier soir dans son appartement ; elle me demanda de me couvrir de cirage noir car elle n’aimait coucher qu’avec des blacks. Comme phantasme, il y a mieux, j’en conviens. A déconseiller en cas de rendez-vous aux aurores le lendemain !
Elie me fit pénétrer le milieu artistique, la gauche caviar ; son père, un ami personnel du Président, était un producteur de cinéma. Son appartement se situait rue Bachelet près de Barbès. Le soir, les drogués se piquaient dans sa cour. En recherche d’un endroit plus discret pour pratiquer leur petit trafic, ils frappaient à la porte de l’appartement ce qui nous conduisaient avant de nous coucher, à mettre d’épaisses chaînes pour empêcher toute intrusion. Quand elle voulait dormir au calme, elle optait pour la luxueuse maison familiale à Versailles avec une superbe piscine d’intérieur. Mon aventure avec Eli a duré le temps de la campagne. Je ne sais pas qui renseignait l’autre. A vrai dire personne car notre relation était purement sexuelle, les confidences sur l’oreiller se limitaient à quelques ragots sur les hommes politiques. Nous nous sommes perdus de vue le soir même de l’élection. Je ne l’ai jamais revu ; elle déménagea et son nom disparut de l’annuaire.
La défaite de Jacques Chirac ne me surprit aucunement. Je n’avais à aucun moment pensé que la libération des otages du Liban ou le règlement sanglant de la grotte d’Ouvéa en Nouvelle Calédonie changerait la donne. J’avais même été choqué par la liesse qui s’était emparée de Matignon et du siège de campagne lors de l’annonce de ces deux évènements ; le champagne avait coulé à flot et les cris de joies volaient de pièce en pièce. Ce jour là, j’ai compris que je n’étais fait comme eux, les militants gaullistes.
Le 9 mai 1988, je suis au chômage mais surtout un appelé du contingent car je vous le rappelle, j’avais été incorporé au mois de décembre 1987. J’ai espéré que compte tenu de mon statut un peu spécial, je sois oublié. Malheureusement, ce ne fut pas le cas. Le 10 mai, un capitaine de la caserne Dupleix, transformé depuis en immeubles d’habitation, m’appela et exigea mon arrivée en treillis dans l’heure. Il m’affecta au service des ordures de l’armée en Ile de France. Je tombais de haut, de très haut. D’un coup, je prenais conscience des conséquences d’une défaite électorale. Il me restait plus de cinq mois d’armée à réaliser. Ne pouvant imaginer rester éboueur, j’ai décidé d’appeler mon ancien professeur d’économie à Sciences Po. J’ai réussi à le joindre au bout de deux longues journées. Lorsque je lui ai raconté mon aventure, il a ri de bon cœur. Il s’engagea néanmoins à me trouver une affectation plus décente. Il tint promesse et même mieux il m’offrit la crème de la crème, une place au cabinet du ministère des affaires étrangères, une place en or. J’étais, en effet, chargé de la surveillance des télescripteurs et de la revue de presse du ministre. J’ai passé cinq mois tranquille à grossir au fil des réceptions et du travail de nuit. J’ai adoré errer de couloirs en couloirs aux murs desquels sont épinglés nos grands diplomates d’autrefois ;
Ce ministère était celui des trafics, des combines qui améliorent le quotidien. Du sommet à la base, tout était rupine. Rapidement, j’ai été mis au parfum. Des télévisions, des cassettes vidéos, des livres, des bouteilles de vin, du foie gras passaient de mains de l’Etat à celles de fonctionnaires au dessus de tout soupçon. Les télévisions destinées aux bureaux des chefs, au service de presse, aux membres du cabinet du ministre n’arrivaient pas à destination ou arrivaient en panne. Il fallait en commander de nouvelles ; les postes absents ou soi-disant défectueux étaient revendus la nuit. Ces pratiques mafieuses ont égayé les quelques mois que j’ai passé au Quai. J’ai ainsi appris que les serviteurs de l’Etat n’échappaient pas à la cupidité.
Les nuits étaient agitées dans ce bâtiment sombre qui longe l’Esplanade des Invalides. Je vivais au rythme des cars Air France qui amènent touristes et hommes d’affaires à Orly. J’imaginais sur ma petite banquette leur destination, leur vie. C’est certainement en pleine rêverie qu’un soir j’ai été surpris par l’arrivée d’un haut fonctionnaire du Quai qui me tapota, avec délicatesse, l’épaule. Il me demanda si j’étais bien installé. Un peu désarçonné, j’ai bafouillé quelques mots pour lui signifier que tout allait bien. Il s’enquerra de ma solitude en tant que veilleur de nuit. Je commençais à comprendre que sa présence n’était pas dénuée d’intérêt. J’avais entendu parler de la légende selon laquelle les diplomates sont homos mais faut-il croire toutes les rumeurs ? Mais ce soir là, dans mon bureau au rez-de-chaussée, sur un lit pliant très étroit, j’ai senti rapidement les mains d’un homme glissées sur mon corps et tenté d’approcher mon sexe pour le caresser. Malgré l’heure tardive et la fatigue, je me suis levé d’un bloc et ai fait mine de regarder les télescripteurs. Le diplomate se leva et me suivit. Il me glissa que je ne devais pas avoir peur et qu’il n’y avait pas de raison de refuser un petit plaisir entre hommes. Face à ce harcèlement, je me suis résolu à lui dire que je n’étais pas du tout intéressé par une telle expérience. Après quelques secondes d’hésitation, il sortit du bureau en maugréant que je ne savais pas ce que je perdais.
Il n’avait pas totalement raison car à l’âge de quinze ans, en Normandie, un de mes cousins m’avait obligé de le sucer afin de satisfaire un de ses besoins pressants. Après cette expérience, je me suis toujours demandé comment les femmes pouvaient accepter de réaliser des pipes pour leurs mecs. Le goût acre du sperme m’avait écœuré. Je n’avais jamais été tenté de recommencer ce type d’expérience même si par phantasme j’aurais aimé avoir, au moins une fois, la possibilité de baiser avec un transsexuel. En prison, aujourd’hui l’aventure me tente moins….
Assez libre durant la nuit et m’étant lié d’amitié avec les gardes du Quai, j’arpentais, en solitaire, les longs couloirs de ce ministère. Bien souvent, les portes des bureaux étaient ouvertes. C’est ainsi que je me suis mis à récupérer papier à entête, tampons officiels et autres documents, par jeu et puis au fond de moi, je me disais que cela pourrait un jour servir. Dans tous mes postes, j’ai pratiqué de même ; je dispose, aujourd’hui, dans une cave en Normandie d’une belle collection de papiers en tout genre. Il m’est arrivé de dépanner quelques connaissances dans le besoin.
En 1988, l’armée terminée, j’ai été contraint de rechercher un emploi. Au bout de quelques semaine et après avoir répondu à quelques annonces, j’étais confronté à un cruel dilemme. J’avais le choix entre une grande banque et un conseil général. Dans un premier temps, j’ai opté pour la banque. L’intégration commença par une visite médicale au siège, boulevard des Italiens. Après un long couloir, défraîchi, tarabiscoté, un centre médical modèle années cinquante s’offrit à moi. Une infirmière sans âge, grosse, sans style m’accueillit. Elle me demanda de me déshabiller derrière un paravent miteux. Je m’exécutais en trouvant que pour un premier jour c’était exaspérant. Avec le recul, cet affront m’apparaît bien insignifiant. Cela fait parti d’un rituel, d’un parcours initiatique. En quelques heures, il faut ingurgiter les lieux, les noms des collègues, les codes vestimentaires et verbaux…. Le bizutage est la règle ; c’est un rite ; les anciens même de quelques jours jouent aux caïds, tout le monde jauge le nouveau. Je me suis toujours interdit de prendre ce type de posture ; ais-je réussi ce n’est pas sur.
Une fois en caleçon, l’infirmière me scruta des pieds à la tête. Après quelques longues secondes, elle se mit à parler
Pourquoi un jeune homme intelligent et beau comme vous vient ici ? C’est un mouroir cette entreprise. Regardez-moi, je suis une vieille bête toute sèche. Je n’ai pas fait l’amour depuis des siècles. Partez ! Partez !
Je ne savais pas quoi répondre. Je regardais mes pieds. Puis devant ma perplexité, elle continua.
Bon, vous avez l’air en forme. Rhabillez-vous avant que vous n’attrapiez la crève.
Ce que je fis à toute vitesse. Une fois la visite médicale terminée, je suis rentré chez moi pour appeler le Conseil général du département YY afin d’accepter la proposition d’emploi qui m’avait été faite. (le nom du département a été censuré pour éviter toute poursuite ; l’instruction judiciaire étant en cours).
Je ne pouvais pas échapper à mon destin. C’était écrit. La politique, la magouille, les fastes de la République m’attirent bien que mon caractère me prédispose à vivre caché, à vivre tranquille loin des projecteurs, des faux semblants.
Je ne suis resté que quelques mois au conseil général. J’étais affecté auprès de l’élu en charge de la voirie et des établissements scolaires autant dire préposé à la corruption. A peine arrivé, il m’a dit que pour les deux premiers mois je serais payé en liquide ; après je serais rattaché à une agence de communication. Pour améliorer le quotidien, je disposais d’une voiture de fonction, une Renault 25. Mon travail consistait officiellement à veiller au bon déroulement des travaux ; dans les faits, ma seule présence sur les chantiers devait rappeler aux responsables des entreprises chargées de la construction des routes et des bâtiments publics qu’ils devaient verser leur dîme. J’avais aussi comme mission de préparer les dossiers des élus. J’étudiais les contreparties à demander aux bâtisseurs pour obtenir les marchés : rond point à réaliser, terrain de sport à équiper, maison d’un maire à rénover, piscine pour un élu à creuser. Ne vous êtes pas demandé pourquoi il faut beaucoup de temps pour réaliser, en règle générale, le moindre projet en France alors qu’en matière de rond point, nous avons battu tous les records de vitesse. J’étais un petit soldat de la corruption. Au sein de ce conseil général, tout donnait lieu à trafic. Même les jeux réalisés en collaboration avec la presse locale donnaient lieu à détournement. Ainsi, le conseil général a sollicité les citoyens pour trouver le meilleur slogan pour lé département. Le premier prix était récompensé de 50 000 francs de l’époque et le second prix de 30 000 francs. Par le plus grand des hasards, ce fut une amie du Président du Conseil général qui gagna le premier prix, le second étant remis à un ami du Premier Vice Président. Les hasards de la vie, c’est fou.
Le plus beau trafic consistait dans l’achat au frais des contribuables de belles limousines qui au bout de quelques mois étaient volées ou vendues à faible prix au profit d’élus.
Le sentiment d’impunité était tel que le Président du Conseil Général ne se méfiait de rien. J’assistais aux réunions de répartition des marchés publics. Une à deux fois par an, dans son bureau, autour de la table basse, tous les responsables des entreprises de BTP étaient présents avec deux responsables du bureau d’études du département et moi. Tout cela se tenait à quelques encablures de la préfecture et du tribunal de grande instance. Le Président du bureau d’études avait comme malin plaisir d’arriver en hélicoptère dans la cour du Tribunal. Quelques années après, il y arriva par des moyens de transport plus classiques et surtout les menottes aux poignets.
C’est à cette époque que j’ai compris que l’homme politique pouvait être vénal mais surtout qu’il avait un besoin pressant de multiplier les liaisons fugaces avec des femmes qu’elles soient jolies ou non. Conquérir des voix, manipuler des électeurs, dominer des conquêtes d’un jour ou d’un mois, c’est toujours le même métier. L’homme politique est seul face à son destin ; la notion d’amitié est précaire et quand elle dépasse trente ans il faut se méfier. La trahison est indissociable de l’activité politique.
Or, tout élu a une sainte horreur de la solitude. Toujours sur la route, il déserte en permanence son foyer s’il en a un. Sa femme est un vague souvenir qu’il sort de l’anonymat lors des élections. Mais ce qui l’excite, c’est d’avoir en permanence de la viande fraîche, c’est sentir que ses qualités de séducteur sont intactes. Combien d’hommes politiques dans ces vingt dernières années ont détruit leur famille pour une série de turpitudes ? Sans le savoir à force de s’échanger groupies, collaboratrices, les hommes de droite comme de gauche ont réalisé de véritables tournantes. Je suis surpris que le SIDA et les MST n’aient pas fait plus de ravages dans le milieu mais les hommes politiques ont le cuir dur à force de prendre des coups et des corps.
Dans le cadre de mes attributions non officielles, je fournissais donc le Président du Conseil Général et ses amis en putes, pardon en escort-girl. Il y avait les filles d’un coup ; du « one shut » que j’amenais à un appartement loué rue de Rivoli aux frais du contribuable. En règle générale, j’étais appelé une heure ou deux avant que le besoin soit satisfait. J’avais quelques numéros de téléphone toujours sur moi. Je gérais également les réceptions du Président en les agrémentant de quelques beautés qui pouvaient s’offrir à quelques « amis » sélectionnés au préalable. Le casting était plus serré que pour les opérations « one shut ». Je prenais des call girl à qui je remettais les photos des cibles ; bien évidemment, j’en réservais deux au Président, une au responsable du bureau d’études et une pour moi ; il fallait bien que je teste et que je prenne un peu de plaisir. La nuit coûtait plus de mille euros par fille sans compter le champagne, la chambre et le petit déjeuner et en cas d’extra, la note était encore plus salée. Je me rappelle de Laura, une très belle brune dont les massages régalaient mes élus. Je dois l’avouer que j’avais un petit faible pour elle. Pour la racheter à son réseau, il aurait fallu que je mette sur la table 20 000 euros sans pour autant avoir la garantie de la conserver. Mon côté normand m’a empêché de réaliser ce type de connerie.
J’étais devenu un vrai mac mais un mac de luxe qui travaille avec de l’argent public. Toutes les filles étaient payées en liquide par le bureau d’études rémunéré de son côté de manière légale grâce au contrat qui le liait pour cinq ans avec le Conseil Général.
Le carnet d’adresses que je me suis à l’époque constitué m’a servi dans les très nombreux postes que j’ai occupés après le Conseil Général. Le problème, c’est que, de temps en temps, je ne me rendais pas compte que mes filles vieillissaient ou qu’elles étaient usées ou plus dans l’air du temps. L’homme politique aime la nouveauté, la jeunesse, de nouvelles formes. Les goûts changent. Après le côté « business woman » qui a dominé au début des années quatre-vingt-dix, il y a eu l’époque des midinettes style Britney Spears. Je ne sais pourquoi mais j’ai toujours eu un faible pour les filles vêtues de jean avec un air de rebelle dans les yeux. Ce qui n’a rien d’original, je vous l’avoue, j’interrogeais les call-girl sur leurs clients. Je fus surpris qu’au-delà de la relation vénale, elle éprouvait de la compassion vis-à-vis des hommes de plus de quarante ans qui éprouvent des difficultés à bander. Je me souviens d’une fille très jolie qui m’avoua que son métier l’avait réconcilié avec les hommes. C’était pour elle une thérapie ; elle avait été plaquée durement à 27 ans par son petit copain qu’elle adorait. Pendant trois ans, elle n’avait pas supporté le moindre homme ; l’odeur du mâle l’insupportait. C’est par la multiplication des rencontres tarifées qu’elle a repris goût à la chaire.
Vous pensez que j’étais le plus heureux des petits soldats de la politique mais dans au quotidien je n’affectionnais pas ce drôle de métier. J’aime bien les paillettes, les relations publiques mais à condition qu’elles soient accompagnées d’un travail de réflexion. J’ai toujours adoré lire, rechercher l’information, analyser, synthétiser. Au Conseil Général, j’exerçais une fonction de garde chiourmes. Je n’étais pas très bon dans ce rôle. Une indifférence complétée d’un profond dégoût m’a vite envahi. De ce fait, j’ai été soulagé d’être licencié au bout de quelques mois.
Le motif était à la hauteur de mes basses œuvres. Un matin, j’avais, par mégarde, ouvert un pli. Il contenait un trousseau de clefs et une carte sur laquelle il était écrit « la voiture commandée est au garage comme convenu ». Je n’avais pas fait attention que sur l’enveloppe il était mentionné strictement personnel. Elle était destinée à une des admiratrices du Président, une belle blonde avec qui il couchait depuis plusieurs mois. Cette voiture était un petit présent de la part d’un prestataire du département. Il s’agissait d’une Golf turbo, voiture très à la mode à la fin des années quatre-vingt. Cette indiscrétion bien involontaire de ma part fut exploitée par la secrétaire qui m’accusa de fouiller dans les affaires de l’élu. C’est vrai qu’un soir en rangeant son bureau, j’étais tombé sur des photos croustillantes mais j’avais réalisé cette belle découverte avec la complicité de la secrétaire ; secrétaire jalouse de n’être plus la seule à transiter à l’horizontale sur le bureau de l’élu.
Une fois de plus, j’étais balancé par une personne de mon entourage. Cette secrétaire avait, certes plusieurs raisons pour me descendre auprès du patron. En effet, je m’étais refusé à elle à plusieurs reprises. Non pas qu’elle ne soit pas jolie mais je savais que le Président ne me pardonnerait pas de toucher de trop près à l’une de ses anciennes conquêtes. Sa volonté de s’offrir à moi n’était pas gouvernée par une pulsion sentimentale ou sexuelle mais de montrer à son boss qu’elle pouvait se taper du petit jeune. A défaut de rendre jaloux le patron, elle décida de m’éliminer en montrant que grâce à mon concours, elle était au courant de tout, de la liaison aux cadeaux. Elle voulait démontrer que son influence persistait. Mon prédécesseur étant très absent, il parcourait le monde aux frais du Conseil général laissant la secrétaire tranquille. Avec moi, tout avait changé. Les petits arrangements tant horaires que matériels avaient pris fin.
Si elle remporta une bataille en obtenant mon départ, elle perdit la guerre en étant licencié quelques semaines plus tard ; la femme du Président ayant souhaité qu’il mit un terme à ses petites affaires.
Le jour de mon départ, j’ai rencontré mon successeur, un dénommé Henry que je connaissais très bien car nous étions ensembles à Sciences Po. Fervent catholique, marié avec une juge rouge dominatrice à souhait, j’étais convaincu que ces jours étaient comptés ; il réussit à tenir six mois. Quelques années plus tard, sa femme demanda à être mutée dans l’est de la France pour ne pas à avoir à instruire les plaintes concernant le Conseil Général. J’eus aimé voir sa tête en découvrant que son mari avait été associé à des partouzes et à des trafics de voitures.
La juge n’était pas sans faille. Si Henry avait eu la délicatesse de me prévenir de son arrivée au Conseil Général, je lui aurais indiqué que sa femme sortait depuis des années avec un magistrat de la Cour de Cassation. Il ne faut pas se méfier aux apparences… Il resta dans l’ignorance jusqu’au jour où elle lui demanda le divorce.
START ME UP
(Rolling Stones – Mick Jagger-Keith Rchards)
Je suis parti le cœur léger du Conseil général. Je n’avais pas de poste en vue mais je n’étais pas inquiet. J’avais en poche de quoi tenir deux mois ou trois mois. Je ne pouvais pas obtenir les indemnités chômage car j’avais été contraint de démissionner. En politique, le licenciement n’existe pas. Un élu ne peut pas avoir la réputation de mettre à la porte ses collaborateurs. Il n’y a, à quelques exceptions près, que des départs négociés. A la clef, l’élu donne en liquide un petit pactole. C’est la règle du jeu. Ceux qui la refusent tentent de recourir aux prud’hommes mais au risque d’être définitivement exclu du milieu.
Je me suis accordé une petite semaine pour organiser mon plan de recherche d’emploi. C’est durant cette semaine que par hasard j’ai rencontré Eric que j’avais croisé chez les Jeunes Giscardiens. Il était le plus jeune d’entre nous. Fidèle en amitié, il m’indiqua qu’un Président de groupe parlementaire recherchait un chargé de mission sachant écrire et comprenant l’économie. Il me conseilla de ne pas mentionner si j’étais reçu mon passé de militant. Le Président ne voulait que des techniciens à son service.
Un groupe parlementaire, qu’est ce ? A l’Assemblée nationale comme au Sénat, les parlementaires se rassemblent par affinités politiques dans des groupes qui disposent de moyens matériels et humains. Pour la petite histoire, chaque député pèse 1100 euros. En effet, chaque nouveau membre permet une augmentation pour son groupe de la dotation mensuelle de ce montant. Par ailleurs, il pèse pour son parti 45 000 euros ; c’est le montant que l’Etat verse à son parti en contrepartie de son rattachement. Concernant les groupes parlementaires, rassurez-vous j’aurais l’occasion de revenir sur leur rôle et leurs missions. Je comprends votre ignorance sur le sujet.
Ce fameux stagiaire à qui je dois ma place dans le Groupe parlementaire, à monter depuis, à grandes enjambées, les marches du succès et du pouvoir pour occuper actuellement un poste de Ministre. Entre-temps, il a eu l’excellente idée de réussir l’ENA, école permettant d’accélérer les carrières et de briser les esprits créatifs.
Huit jours après avoir envoyé ma candidature, le Président du groupe me convoquait à un entretien. J’étais ému de pénétrer à l’Assemblée nationale. Depuis des années, je rêvais d’y travailler ; de servir des députés, de participer à l’élaboration de la loi.
Pour le jour J, je me suis préparé de nombreuses heures ; j’ai répété pour trouver les mots justes, la bonne intonation. Je me rappelle encore, aujourd’hui, du chemin que j’ai pris suivi pour m’y rendre.
Si les visiteurs peuvent pénétrer dans le temple de la République par une porte donnant sur le quai d’Orsay, juste à quelques mètres des fameuses colonnes, la véritable entrée du Palais Bourbon se situe sur la place du même nom, rue de l’Université parallèle à la Seine au 126. Cette rue froide et sombre dont émane un parfum de pouvoir vieilli a une posture toute provinciale, elle semble ignorer le temps. Cette rue a la saillance, la prégnance d’un Pouvoir d’opérette. Tout est sérieux, mais tout semble vain. En gage de confirmation de sentiment, sur la place du Palais Bourbon, trône une statue honorant la République sous la forme d’une femme sans âge tournant, comme par mépris, le dos aux représentants de la Nation. Un Président de l’Assemblée a eu l’intention de la retourner mais son projet a échoué ; de ce fait, la statue montre toujours son cul aux élus.
Revenons à mon rendez-vous. C’était le 16 janvier 1991 à 16 heures, il y a plus de quatorze ans, une éternité, un autre monde….
Le Groupe parlementaire avait ses bureaux au troisième étage du bâtiment donnant sur la rue de l’université. Il s’agissait de combles qui ont été aménagés en bureaux, de petite taille avec des fenêtres mansardées. Non dotés de climatisation, ils se transforment en étuve dès les premiers jours de l’été. A la sortie des ascenseurs, une série de couloirs, des enfilades de portes sans classe, style « sécurité sociale », une odeur de poussière et d’ennui. Le faste des palais nationaux s’est cantonné aux premiers étages et a ignoré manifestement les combles.
A l’époque car depuis ils ont été supprimés, il y avait des huissiers pour vous accueillir en sortant des ascenseurs. Maintenant, il n’y a plus que le silence et le doute, le silence car je ne sais pourquoi les portes de tous les bureaux sont désormais fermées, les députés s’enferment et se méfient de leurs voisins ; le doute car si l’on ne connaît pas les lieux, il est difficile de trouver du premier coup le bureau dans lequel on a rendez-vous. Mais c’est ça la modernité à la française et l’amélioration des services publics.
L’huissier, il s’appelait Jacques, me demanda de m’asseoir dans la salle d’attente ; dans la réalité, un couloir sans âme avec quelques fauteuils usés. Ce jour là, le secrétariat du Groupe était en ébullition. Des jeunes femmes, beaucoup de jeunes femmes et quelques jeunes hommes courraient dans les couloirs, l’air important et affairé. Cette effervescence avait pour origine, la convocation des parlementaires en session extraordinaire. Les députés étaient appelés à se prononcer sur la participation de la France à la guerre du Golfe. Compte tenu des allées et venues et de la tension perceptible, les opérations militaires semblaient se dérouler non pas en Iraq mais dans les locaux mêmes de l’Assemblée. Vers 16 H 15, je m’aventurais, sur la pointe des pieds, au secrétariat du Président de Groupe. Sur un ton un peu hésitant, j’ai demandé si je n’avais pas été oublié. Une collaboratrice me toisa puis me déclara, sur un ton sans appel, que « Jeune homme, c’est la guerre ». Elle me demanda de patienter tout en soulignant que mon rendez-vous risquait d’être remis à plus tard. Néanmoins, après quarante-cinq minutes d’attente, le Président me reçut. L’entretien dura à peine quelques minutes. Il me souhaita « bonne chance et bienvenue au Groupe en tant que chargé d’études spécialistes des questions économiques et financières ». Je fus consterné par la brièveté de cet entretien. A peine suis-je entré dans le bureau, que j’étais embauché et ressorti. Aucune question sur le fond, aucune question sur mon engagement politique, juste quelques banalités. Plusieurs mois plus tard, j’ai appris que mon ami Jean était intervenu en ma faveur. Le directeur du cabinet du Président avait de son côté demandé une enquête aux Renseignements Généraux. Or ma chance voulut que l’enquête soit confiée à deux de mes anciens camarades de jeu de Rouen dont Pierre. Il me fit passer un petit mot comme quoi il avait oublié de mentionner toutes mes turpitudes et qu’il me souhaitait un nouveau départ. En post-scriptum, il était mentionné « à charge de revanche ». C’est bardé de bonnes recommandations que j’ai commencé à travailler à l’Assemblée.
L’Assemblée nationale, c’est la maison de tous les excès ; j’allais bientôt découvrir l’envers du décor. Tout prend l’allure d’une guerre ou d’une catastrophe. Au moindre bruissement d’ailes de mouche, nous sommes au bord de la troisième guerre mondiale. Au sein du Palais Bourbon, entre la Seine et la rue de l’Université, les députés, les fonctionnaires et les collaborateurs des députés comme des Groupes parlementaires vivent en huis clos. Tout est censé être de la plus grande importance. Un conflit entre deux députés, entre un député et un Ministre équivaut à trois ou à quatre fois la puissance de la bombe d’Hiroshima. Heureusement, les murs épais tout comme la moquette absorbent les bruits et arrivent à contenir cette agitation digne d’électrons gravitant autour du noyau d’un atome. L’Assemblée est un théâtre dans lequel les acteurs sont aussi les spectateurs. Les représentations ne sont pas toujours de très bon niveau, mais il n’en demeure pas moins qu’une fois qu’on a goûté aux joies du Palais Bourbon, il est difficile d’en partir. L’impression de vivre en direct l’actualité politique, même si le Parlement n’a qu’un pouvoir de façade, enivre tous ceux qui en ont franchi le seuil. Une nostalgie digne des anciens combattants habite les ex-collaborateurs de groupe et de députés, les ex-porte-cotons, les ex-porte-serviettes lorsqu’ils se rencontrent autour d’une table. De longues années après avoir été remerciés, les anciens porte-cotons continuent de hanter les longs couloirs hors d’âge de l’Assemblée. Reconvertis en chargés de relations institutionnelles d’entreprises publiques ou privées, ils transportent leur ennui, leur amertume de ne plus vivre en direct les évènements. Travailler auprès d’un PDG n’a pas la même saveur que d’être le collaborateur d’un Président de Groupe. Il y a aussi les collaborateurs éternels qui, tous les jours, annoncent leur départ mais qui année après année sont toujours installés dans leur confortable bureau à l’Assemblée. Quand j’avais moins de trente ans, je me moquais de ces femmes et de ces hommes ayant de dix à vingt ans de maison, qui radotaient, racontaient leurs guerres, je regardaient avec dédain leur cheveux gris et leur odeur de vieux ; or je ne l’ai quittée que contraint et forcé, avec beaucoup moins de cheveux que lorsque j’avais franchi pour la première fois le porche de l’Assemblée.
L’Assemblée nationale ne se résume pas aux stars que vous voyez sur votre poste de télévision, c’est un petit monde avec ses codes, ses rituels et ses castes. Plus de 3000 personnes cohabitent dans un périmètre très réduit. Il y a bien évidemment les députés qui n’ont pas tous le même rang du fait de leurs fonctions présentes et passées, les fonctionnaires de l’Assemblée divisés en plusieurs catégories, les collaborateurs de groupes parlementaires et les collaborateurs de députés. C’est un monde de frustration. Pour quelques parlementaires qui accèdent à la reconnaissance médiatique, beaucoup restent dans l’ombre. Il est difficile pour les collaborateurs et les fonctionnaires de travailler sans compter pour des députés sans jamais accéder au nirvana médiatique. Cette situation entraîne un ressentiment, une amertume. La vie par procuration est la maladie la plus développée à l’Assemblée. Chacun imagine son destin en fonction de celui de son patron. Les désenchantements sont à la hauteur des ego surdimensionnés qui peuplent les longs couloirs de l’Assemblée. Les bâtiments dans lesquels la souveraineté du peuple a pris ses quartiers ne sont pas en soi fastueux. A la différence du Sénat, le Palais Bourbon si l’on excepte Hôtel de Lassay, la résidence du Président de l’Assemblée nationale, n’est qu’un assemblage de styles plus ou moins chargés. Malgré plus de cent ans de République, les emblèmes royaux sont omniprésents ; ils cohabitent en totale tranquillité avec les symboles franc-maçons. Les responsables des bâtiments de l’Assemblée n’ont rien fait pour embellir l’Assemblée nationale. La réalisation de l’immeuble, rue de l’Université, dénommé Immeuble Chaban-Delmas, a couronné l’absence d’unité. Le choix très seventies du verre, du béton brut et de l’acier a contribué à créer un mini-espace stalinien dans la rue de l’Université qui aurait méritée un peu plus d’égards. Le vieillot et le mauvais goût ont engagé une lutte sans fin. Pour s’en convaincre, il suffit de se rendre dans les salles du deuxième sous-sol du Palais Bourbon. Ces salles réalisées en même temps que le parking souterrain dans les années soixante-dix, sont précédées d’un couloir décoré de marbre couleur vert foncé. L’intendant ou le décorateur avait sans nul doute perdu un être cher au moment du choix des couleurs
L’Assemblée, c’est évidemment son hémicycle de rouge vêtu. Vous imaginez un endroit « cosy », avec de amples fauteuils dans lesquels la sieste serait un plaisir. Mais même si Raymond Barre arrivait à dormir, il est à souligner que ce fameux hémicycle est très inconfortable. Réalisé au XIXème siècle, les seules modifications qu’il a connues sont l’introduction du vote électronique et la création de nouvelles travées afin d’en accroître la capacité. Il est hors de question d’y apporter un ordinateur portable ou des revues trop encombrantes ; il n’y a pas la place. Assis, le député surtout s’il n’est pas grand s’enfonce au point de ne plus être convenablement visible par les caméras de télévision. Comme solution à ce dramatique problème, les députés ont le choix entre l’agitation frénétique et de ne pas déplier leur fauteuil. Certes, c’est encore plus inconfortable mais ils gagnent dix à vingt bons centimètres. A l’étranger, les salles de séances ont connu des réaménagements pour les mettre aux normes et aux exigences de la modernité ; mais en France, notre goût pour la tradition ou plutôt la tradition associée à la volonté de maintenir le Parlement sous la tutelle de l’exécutif conduit au statu quo. De toute façon, le Palais Bourbon, c’est avant tout un musée qui se visite et non un lieu de travail. La bibliothèque avec ses fresques peintes par Delacroix, la porte de Bronze, les salons dont un comporte encore l’emplacement pour y insérer le trône du Roi, tout est apparat du moins dans les parties nobles.
A l’Assemblée, le passé est glorifié et le présent rejeté. Tout Président de m’Assemblée nationale rêve des temps anciens avec des députés motivés et non distraits par la presse et par leurs collaborateurs. Depuis trente ans, les parlementaires ont réussi à se doter d’une équipe composée de trois à cinq personnes réparties entre la circonscription et Paris. C’est peu au regard du nombre de collaborateurs dont dispose les membres du Congrès aux Etats-Unis. Il n’en demeure pas moins que pour les fonctionnaires de l’Assemblée, l’intrusion de collaborateurs librement choisis par les députés et les sénateurs constitue une incongruité car le problème en France c’est que l’on confie à des non-fonctionnaires des taches sérieuses. Régulièrement des règlements, des mesures sont pris pour diminuer les pouvoirs dévolus aux porte-cotons de base. C’est connu tout irait mieux en France si tout était dirigé, contrôlé par des fonctionnaires.
Si les collaborateurs directs des députés sont méprisés, ceux au service des groupes parlementaires sont honnis.
Comment fonctionne un groupe parlementaire ; a priori, vous ne le savez pas. Je vais tenter de vous l’expliquer en quelques mots sans trop vous ennuyez.
Au groupe, nous étions plusieurs chargés de mission à superviser les six commissions permanentes de l’Assemblée et à suivre les différents textes. Notre travail consistait essentiellement à rédiger des notes, des amendements aux projets de loi et des discours. Il s’agissait d’un travail de gratte papier. Je me rappellerai toujours des propos d’un ancien ministre de l’Intérieur. J’étais assis dans le même wagon juste derrière lui. Avec son accent méridional, reconnaissable, il organisait un nouveau coup avec un de ses bras droits. Ce dernier lui répondit que tout était simple mais qu’il fallait trouver un nègre pour rédiger les discours. L’ancien ministre éclata de rire tout en répondant que les plumitifs se ramassent à la pelle et en plus ils ne réclament que quelques billets. Me sentant visé, je ruminais en silence ce manque de respect vis-à-vis de la caste des écrivains de l’ombre. Il avait raison ; combien de fois ai-je écrit pour rien ou presque rien ; ils sont nombreux les hommes politiques à me devoir une partie de leurs droits d’auteurs, fort maigres par ailleurs car leurs livres se vendent mal.
En devenant collaborateur d’un Président, j’avais décidé de changer de vie, de mettre un terme à mes errances, à mes amitiés sulfureuses, à mes virées chez les prostituées et à mes petits trafics. Je voulais m’acheter une conduite, en terminer avec l’adolescence, me stabiliser.
Plumitif, je l’étais et j’accomplissais ce travail avec bonheur et efficacité. Je ne pensais pas que je serais rattrapé par mon passé très rapidement. C’est pourquoi je fus surpris que deux ou trois mois après mon arrivée au Groupe, un soir, un peu après vingt heures, le directeur de cabinet m’appela pour me féliciter surtout pour me confier une nouvelle mission.
« Patrick, tu es jeune ; tu n’es pas marié. Tu sais par ailleurs que de nombreux députés veulent renverser le Président. Nous manquons d’informations. Or, avec ton regard de cocker, tu peux obtenir auprès des assistantes parlementaires d’utiles renseignements. Tu n’es pas sans savoir que certaines d’entre elles couchent avec leur député. Mais elles se sentent un peu abusées et elles sont donc des proies faciles pour un jeune homme. Le président saura te récompenser de ton dévouement qui a priori ne sera pas trop désagréable ».
Je suis resté interdit quelques instants. Il me scruta quelques instants et me demanda si j’étais d’accord. Il me précisa que seul le Président et lui étaient au courant de ce petit jeu.
C’est ainsi que pour des raisons professionnelles, j’ai été amené à me taper une kyrielle de collaboratrices, des vieilles, des jeunes, des célibataires, des mariées, des folles, des filles paumées, des cérébrales. Une fois le jeu lancé, il était impossible de l’arrêter. L’Assemblée est un petit monde. Il a suffit que je sorte avec une fille pour que cinq, dix, vingt demandent à avoir les faveurs d’un collaborateur en vue du Président de groupe.
Dans cette œuvre de torpillage des valeurs morales au sein du temple de la République, j’étais en concurrence avec mes amis des Renseignements généraux qui usaient des mêmes armes. J’avais un avantage indéniable, ma jeunesse. Ils avaient dix à vingt ans de plus que moi et puis ils représentaient l’ordre établi, le pouvoir. Coucher avec un commissaire des renseignements généraux peut être une aventure flatteuse pour une jeune femme mais elle sait dès le départ quel risque elle encourt. Avec moi, c’était moins affiché. Il n’en demeure pas moins que j’entretenais les meilleures relations du monde avec les RG de l’Assemblée. Nous nous rencontrions de temps en temps pour échanger nos notes sur nos fugaces conquêtes. Ils nous arrivaient même d’organiser des déjeuners avec des assistantes qui étaient passées d’un lit à un autre sans oublier dans celui de leur député, au lieu de lit je devrais dire chambre d’hôtel. A ce titre, le Groupe pourvoyait à mes faux frais. J’avais ainsi à ma disposition une chambre à l’Hôtel Nikko en bord de Seine dans le 15ème arrondissement qui depuis est devenu un Novotel. Cet établissement avait l’avantage de la discrétion en étant assez loin de l’Assemblée tout en étant à distance raisonnable pour éviter que la demoiselle, la dame change d’avis. Il offrait tous les conforts d’un quatre étoile. Je m’étais presque installé dans cet hôtel ; je ne passais chez moi qu’une à deux fois par semaine. Il faut l’avouer que j’occupais un studio près de la porte de Saint Cloud, juste en face d’une petite rue servant de camp de base à des Ethiopiennes qui tapinaient à partir de 22 heures. Je sais, vous pensez que je n’ai pas pu résister. C’est vrai. Elles étaient très sympas ; lorsqu’il pleuvait et lorsque leur mac était parti jouer dans des tripots minables l’argent qu’elles avaient durement gagné auprès de petits bourgeois, elles venaient boire un verre chez moi ou même dormir quelques heures. Sachant que je passais de nombreuses heures en dehors de chez moi, elles auraient aimé disposer de ma chambre. J’au refusé de peur de devenir un véritable mac. J’étais déjà la pute du Président de groupe ; je n’allais pas accumuler tous les métiers du vice.
Mes coucheries de l’Assemblée mes rapportaient de nombreux renseignements politiques. J’ai permis de déjouer de nombreuses tentatives de putsch contre mon Président dont les initiatives et le sal caractère irritaient nombre de ses collègues. Il appartenait à la race des élus découverts par Giscard d’ Estaing dans les années soixante-dix. Conservateur par tradition mais issu de la génération de l’après guerre, il avait une soif de vie et de création qui ne le prédisposait pas à l’obéissance et au jeu collectif. N’ayant pas fait l’ENA, étant d’origine provinciale, il ne fréquentait pas les salons parisiens. Il avait gagné ses jalons grâce aux soutiens des députés de base qui n’en pouvaient plus des Enarques prétentieux qui trustaient places et honneurs sans jamais renvoyer l’ascenseur et sans travailler.
Dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, la politique se résuma à un combat entre les anciens, Giscard, Chirac face et les jeunes. Les deux parrains ont tué un par un les jeunes loups à fort potentiel. Ce fut un jeu d’enfants car ce qu’on appelait à l’époque, les quadras, par goût du lucre, ont mis les doigts dans la confiture. Ils n’ont pas su résister aux sirènes du star-system et de l’argent rapidement récolté et dépensé. Les Michel Noir, les Gérard Longuet, les François Léotard ont été des étoiles filantes de notre vie politique. Certains d’entre eux ont cru accéder aux plus grandes fonctions avant de tomber dans l’oubli. Ils ont laissé place à des femmes et des hommes ayant moins de charisme mais qui avait le doigt sur la couture lorsque le patron les sifflait et qui sont passés entre les gouttes de la corruption.
Revenons à ma nouvelle mission à l’Assemblée ! Je ne connaissais pas ce petit milieu. D’où viennent les collaboratrices de députés ? Il y des enfants d’élus qui attendent que leurs parents leur cèdent la circonscription familiale, des enfants de la très grande bourgeoisie qui ne savent pas trop quoi faire de leur vie, des enfants de gentils donateurs, des enfants d’amis proches du député de notables, des provinciales en quête de reconnaissance sociale qui chaque soir se disent, « Paris me voilà », des célibataires qui recherchent un élu pour fonder une famille, des femmes mariées à la recherche d’un complément de salaire et d’excitations, leur mari étant trop occupé pour les combler. Je vous l’accorde il y a des femmes et des hommes honnêtes qui sont là pour défendre l’intérêt général et leur patron mais je les cherche encore.
Ma première victime s’appelait Irène. Bourgeoise sans modération, elle était un peu plus âgée que moi. Connue pour s’ennuyer avec son mari, banquier de son état, elle n’avait pas su résister aux charmes, si l’on peut dire de son député. En effet, il était ventripotent et très imbu de sa personne. Rapidement délaissée, elle lui vouait une certaine haine tout en demeurant une fidèle collaboratrice. Son député, élu dans le Cantal, s’était mis en tête avec un petit groupe de députés du Sud de la France de débarquer mon président. Il usait et abusait de tous les moyens possibles. Ils l’accusaient de détourner l’argent du Groupe, de priver ses collègues de moyens d’expression, de défendre des propositions contraires à la majorité du dit groupe. Le directeur de cabinet me demanda de recueillir des informations sur ce fameux député du Cantal en séduisant sa collaboratrice délaissée. Elle était brune, assez voluptueuse et portait toujours un parfum Guerlain. Prenant son café vers 9 heures trente chaque matin, il me suffisait d’être posté à ce moment là devant le distributeur au troisième étage du Palais Bourbon. Ce distributeur, point de ralliement des collaborateurs et collaboratrices était un très bon lieu de drague. Niché près d’un escalier, caché par les casiers à courriers, il permettait sans être trop vu d’amorcer les contacts. Grâce à quelques informateurs, je savais quel adorait la littérature et en particulier Camus. Il me fut facile de l’impressionner en citant quelques passages de « l’homme révolté » ou de « l’étranger ». Puis, je l’amenais sur des terrains plus sucrés, plus dangereux en évoquant les ouvrages de Pascal Bruckner comme « Lune de Fiel ».
J’ai réussi à la ferrer après quelques cafés. Elle trouvait mille questions à me poser pour passer à longueur de journée dans mon bureau. L’invitation à déjeuner, bien évidemment remboursée par le groupe, me permit d’entrevoir que le succès était proche. Elle m’avoua le lendemain de ce déjeuner que son mari allait s’absenter une semaine. Il était le représentant en France d’une banque américaine ce qui l’obligeait à de nombreux déplacements à New York. Le chemin était balisé ; il suffisait d’un dîner pour conclure. Pour éviter toute précipitation, j’ai différé de 48 heures l’attaque ultime. Face à ma soudaine indifférence, j’ai senti Irène désemparée et prête à se donner. J’ai toujours pratiqué de la sorte ; attaquer à trois cents pour cent puis reculer pour mieux atteindre l’objectif.
Irène commença à parler avant d’être sur l’oreiller. Elle me révéla que son député avait prévu de destituer le Président lors de la prochaine réunion de groupe avec la demande d’un vote. Elle me donna les noms des taupes parmi les collaborateurs du Président et des traîtres parmi les députés. Je n’avais même pas besoin de coucher mais un contrat est un contrat. Je ne l’ai pas regretté car Irène avait une sensualité débordante et un savoir faire en la matière hors du commun. Pendant quinze jours, pas une de mes nuits ne fut solitaire ; lorsque son mari fut de retour, elle inventa des séances de nuit pour rester à mon domicile jusque vers une heure du matin. Combien de députés, combien de collaborateurs ont utilisé le filon des séances de nuit à l’Assemblée nationale pour tromper leur épouse ? Je me souviens d’une femme de député qui m’appelait vers 22 heures pour avoir confirmation que son mari défendait des amendements. Je lui répondais que bien évidemment il était dans l’hémicycle. Ce dernier passait son temps à fréquenter les prostituées. Un de ses collègues avait une technique toute personnelle ; il avait une martingale infaillible. Après avoir besogné quelques belles blondes, il passait toujours en séance vers minuit. Il interrompait alors en séance le ministre en vociférant de telle façon que ses propos soient repris dans le compte-rendu publié au Journal Officiel. En cas de problème avec sa femme, il pouvait toujours justifier ainsi de sa présence à l’Assemblée. Pour accroître la crédibilité de l’affaire, il prenait toujours une liasse d’amendements et une consommation à la buvette avant de s’en retourner chez lui. Durant les cinq années de son unique mandat, il s’est payé plus de deux cents prostituées. Il m’a juré de n’avoir jamais consommé deux fois la même. Il aurait pu écrire des putes de Paris, de celles qui officient pour 20 euros à celles dont les prestations sont tarifées plusieurs centaines d’euros. Je l’adorais ce député car il me racontait avec un naturel d’enfant ces aventures. Ses collègues l’avait surnommé le « mille coups » de minuit.
Je n’eus même à rompre avec Irène car un matin elle m’annonça qu’elle attendait un enfant. Je ne sus jamais de qui il était, du chef des renseignements généraux, de son mari ou de moi ? Je dois avouer que j’ai rencontré son fils une fois au coin d’un couloir ; il avait cinq ans et je luis ai trouvé un vague air de ressemblance, un petit côté cocker, et surtout un très mauvais caractère…
Pour les informations obtenues, je fus récompensé par une prime. Le putsch fut déjoué, le Président conserva son poste ; les collaborateurs impliqués furent licenciés, pardon, on leur demanda de démissionner ; pour un premier coup, un vrai coup de maître.
En moyenne, tous les deux mois, j’avais une nouvelle mission. Avec le recul, je pense qu’une de ces missions me vaut sans nul doute ma disgrâce. En effet, il me fut demandé d’approcher la collaboratrice d’un président de région, qui pour mon malheur, est devenu Premier Ministre. Cette mission ne me passionnait pas car l’homme en question était à l’époque inconnu ; sa collaboratrice était certes très jolie mais aussi très froide. Elle prenait un malin plaisir à multiplier les rendez-vous. De ce fait, je bâclais mon travail au point d’oublier un dîner. Elle m’en tint rigueur au centuple surtout quand elle a appris que j’étais en mission commandée. Elle décida de m’inscrire sur sa liste noire. Nul n’aurait parié que son mentor puisse devenir Premier Ministre ; comme quoi en politique, tout peut arriver et surtout, il faut être prudent.
Avant d’être banni, j’ai connu de bons moments car, de plus, de temps en temps, par pur plaisir, je prenais des initiatives personnelles en draguant en dehors des prospects qui m’étaient confiés. Je ne suis pas un top modèle, loin de là. Je n’ai pas beaucoup de bagou simplement un regard de cocker mal léché. Cela m’a suffi pou remplir mes missions.
Ma vie n’était pas désagréable ; collaborateur modèle le jour, rédaction de discours, de notes et d’amendements à la pelle ; je me transformais le soir en escort-boy. Certes, une double rumeur courrait à mon sujet ; celle sur ma frénésie sexuelle et celle sur mes goûts de luxe ; bien évidemment je niais tout en bloc.
Mais, ayant un droit de tirage sur les finances du groupe, je n’hésitais pas à convier mes proies et mes amis dans les lieux les plus prestigieux de la capitale. Le Plazza, le Crillon qui avait l’avantage d’être en face de l’Assemblée ou le Lutétia étaient mes lieux de prédilections. J’adorais le palace du boulevard Raspail. Le Lutétia possède les charmes palaces d’autrefois ; lieu de rencontre du Paris culturel, celui de la Rive gauche, il est moins business que ces concurrents de la rive droite. On y croise des acteurs et des écrivains, des haut-fonctionnaires et quelques politiques. Le bar Hemingway décoré par Sonia Rykiel invite à la langueur ; le rythme du temps n’a plus de valeur dans les salons ; les serveurs et le pianiste sont les mêmes depuis vingt ans à moins qu’ils soient recrutés selon des critères de ressemblance par rapport à leurs prédécesseurs. La légende veut que Serge Gainsbourg passait, le soir, jouer du piano. Je ne l’ai jamais vu mais combien j’aurais voulu assister à une de ses représentations dans cet hôtel. Quand je suis devenu responsable administratif du Groupe parlementaire, il était d’usage que les entretiens d’embauche de mes collaborateurs se fassent au bar du Lutétia. Je m’amusais de l’angoisse des jeunes femmes lorsqu’elles arrivaient. Elles ne savaient pas si cet entretien allait se terminer à l’horizontal dans une des chambres se trouvant au dessus du bar. Ce n’est jamais arrivé ; enfin jamais avec celles que j’ai embauchées. Je dois l’avouer que je me suis fait avoir par une candidate. Après lui avoir présenté le poste, elle m’avoua de but en blanc qu’elle n’était pas programmée pour être soutier ou porte cotons d’élus. A la limite, elle aurait été prête à intégrer à mon équipe mais à condition qu’elle soit investie aux prochaines élections législatives ce que je ne pouvais en aucun cas promettre. Malgré ce rapide point d’oppositions, la conversation s’est poursuivie autour de plusieurs verres. Elle avait après Sciences Po voyagé aux Etats-Unis et en Amérique latine ; elle avait également effectué une traversée de l’atlantique à la voile en solitaire. J’étais sous le charme de cette aventurière. Je me sentais un peu nul face à une telle femme. Au fil des mots échangés, je me demandais qui était le patron. Après près de deux heures de confidence, elle me fixa en me disant qu’en contrepartie de cet entretien qui ne débouchait sur rien, il fallait que je lui offre une nuit au Lutétia. Je ne sus lui refuser cette faveur qui se doubla d’une nuit tumultueuse avec elle. C’était une vraie sauvage qui adorait les pratiques les plus extrêmes et le luxe. Si cette nuit fut unique, je la revis en revanche fréquemment car elle a réussi à être recrutée au Château, c’est à dire à l’Elysée, puis à devenir député en 2002. Les méchantes rumeurs affirment même qu’elle a eu une liaison avec le Président. Evidemment, elle me demanda de ne jamais révéler notre brève rencontre. J’aurais respecté cette demande mais j’ai appris qu’elle me débinait en répétant dans le milieu qu’il fallait m’effacer du milieu. Face à de tels propos, je l’ai joint au téléphone. Elle nia évidemment avoir porté sur moi un tel jugement tout en me faisant comprendre que j’avais fait mon temps, que j’étais le symbole du looser incapable d’être élu.
Revenons à cette époque où je commençais mon métier de putain de la République. En plus des activités que je viens de vous décrire, je fus chargé de missions plus classiques. Comme dans le passé, mes talents de couleuvre, de discrétion furent mis à contribution. Ainsi, j’ai été amené à voler de nombreux documents traînant sur les bureaux de tous les parlementaires de toutes tendances. Par les plus grands des hasards, l’administration de l’Assemblée nationale m’avait donné un passe en lieu et place de la clef de mon bureau. Je pouvais ouvrir d’un tour de clef toutes les portes du Palais Bourbon. Seules deux ou trois personnes étaient au courant de cette erreur. Je volais sans effraction à partir de 20 heures ou le week-end. L’Assemblée était de toute façon au début des années quatre-vingt-dix une maison ouverte aux quatre vents. Les vols y étaient monnaie fréquente. Je me rappelle qu’un lundi, nous avons découvert que plus de cent téléphones avaient disparu. Après enquête, il est apparu que c’était les gendarmes de surveillance qui étaient responsables de cette razzia. Le plus surprenant fut la disparition d’un poste de télévision, grand écran, pesant une trentaine de kilos fixé à un mur. Son enlèvement avait sans nul doute nécessité du temps et de la force. Les auteurs de ce vol ne furent jamais retrouvés.
Il y avait mieux. Tous les travaux de rénovation des bâtiments de l’Assemblée s’accompagnent de détournements. Quelques petits malins se sont construit de véritables palais en subtilisant une partie des matériaux commandés par l’administration. Il arrivait aussi que les entreprises ayant des marchés soient contraintes de réaliser des extras pour des fonctionnaires, des élus ou des collaborateurs.
Mon président souhait éradiquer ces comportements peu glorieux ; il m’avait demandé de rassembler des preuves mais là je savais qu’il fallait y aller sur la pointe des pieds. Les francs-maçons, les anciens flics embauchés comme fonctionnaires à l’Assemblée contrôlaient ce business. Mettre son nez dans ce merdier pouvait mal de terminer. Ma passivité d’alors se justifiait rétrospectivement d’autant plus que mon Président a été depuis été condamné pour abus de biens publics. Au moment même où il voulait nettoyer l’Assemblée, il utilisait le personnel de sa mairie pour le servir dans un appartement de plus de plusieurs centaines de mètres carrés qu’il ne payait pas. La vertu en politique s’arrête aux mots et c’est comme les promesses ; elle n’engage que celui qui l’écoute.
De toute façon, le divorce avec ce Président intervint en 1995. Nommé ministre, il m’annonça que je ne pouvais pas l’accompagner compte tenu de mes activités passées. J’étais un voyou et c’était difficile de m’intégrer dans un ministère. J’étais abasourdi, défait par cet aveu. Je tombais de très haut. Une fois de plus, je retombais dans le ruisseau ; en étais-je vraiment sorti. Je n’étais pas un bourgeois, un fils d’élu, j’étais un petit capot utilisé pour régler les basses taches qui personne ne voulaient réaliser car elles puaient. Bien évidemment, il me répéta que j’avais toute son affection voire son estime et qu’il me recommandait à son successeur.
Je ne croyais pas un de ses mots. Je ne comprenais par sa décision. J’avais le sentiment d’être trahi. Je m’étais donné corps et âme ; j’étais allé aussi loin que possible dans la soumission. C’est un peu par hasard que j’ai réussi à dénouer tous les fils qui m’avaient conduit à la disgrâce.
Je fus sans le savoir au cœur d’une cabale qui me fit pénétrer dans le monde des bas règlements de compte. Jusqu’à maintenant j’avais été collaborateur fidèle accomplissant des missions dont certaines, je l’admets, étaient peu reluisantes mais je n’avais été impliqué dans des affaires politiques.
L’affaire traînait dans les couloirs depuis plusieurs mois avant que je n’en prenne conscience. C’est un soir au mois de mai juste après l’élection de Jacques Chirac que mon voisin de bureau me regardant d’un air sombre me dit « Patrick, ce tu as fait, c’est ignoble ». Ne comprenant pas à quoi il faisait référence, je l’interrogeais. Je n’eus comme seule réponse « Patrick, tu le sais et je n’ai pas envi d’en parler ». Puis il partit ; je ne le revis plus car il partit en cabinet ministériel ; il prit ma place. Depuis, il a occupé de nombreux postes, directeur des relations internationales dans un grand ministère puis directeur général d’un grand établissement bancaire.
Ma première réaction face à son refus de me révéler la vérité fut l’incompréhension puis je me suis convaincu que mon voisin, un ami dont j’avais facilité l’embauche avait pété les plombs, que son comportement n’était guidé que par sa nomination en cabinet ministériel.
Plus les jours passèrent, plus je remarquai que j’étais soumis à un boycott ; le téléphone avait cessé de résonner à mes oreilles, les visites des députés, de leurs collaborateurs s’espacèrent.
L’affaire prit un relief nouveau avec l’arrivée du nouveau président de groupe qui me convoqua pour me signifier mon licenciement. Au Conseil Général, j’avais été heureux d’avoir été licencié mais tel n’étais pas le cas en ce début d’été 1995. C’était la première fois de ma vie professionnelle, mais pas la dernière, que j’étais face à une situation irrationnelle. Je me demandais si c’était à cause de mes tribulations sexuelles ou si c’était autre chose.
Je dus attendre la nuit du 12 au 13 juillet et un appel téléphonique. Ce jour là vers deux heures du matin, j’ai reçu un appel d’une collaboratrice de mon ancien président. Ce que j’appris me glaça. J’étais accusé d’avoir écrit une série de lettres anonymes adressées à des députés et à des journalistes qui racontaient avec moult détails les partouzes auquel le président du groupe était censé participer. Quel était mon intérêt de commettre de telles lettres ? J’étais en voie d’être intégré à une équipe ministérielle. J’appréciais mon Président. J’étais paralysé par cette révélation. Je comprenais mieux pourquoi je n’avais pas pu m’accompagner. Auprès de mon interlocutrice, j’ai plaidé mon innocence. Je ne suis pas certain de l’avoir convaincu. Elle m’avait accusé car elle m’avait vu déposer les lettres dans le bac à courrier qui était à proximité de son bureau vers 21 heures. Je niais évidemment les faits puis je me suis rappelé qu’un soir j’avais ramassé par terre une liasse de lettres près de mon bureau. J’avais pensé qu’elles étaient tombées et je les ai remises machinalement dans la bannette destinée aux envois. Jamais, je n’aurais pu imaginer que ce geste banale était responsable de ma mise à l’écart. La rumeur était lancée ; elle ne s’arrêta jamais. J’étais un salaud. C’était d’autant plus logique que j’avais couché avec de nombreuses collaboratrices pour le compte de mon Président. Je n’ai connu la vérité que bien des années plus tard, sept ans pour être précis. Entre temps, j’ai su que mon ancien Président ne m’avait pas recommandé lors de sa passation de pouvoirs et qu’il avait au contraire demandé mon licenciement immédiat. Ce qui m’a toujours frappé en politique, c’est le sentiment d’impunité des élus. Ils peuvent mettre à la porte leurs collaborateurs sans se soucier des éventuelles conséquences. J’aurais pu ainsi mentionner quelques petites turpitudes financières et le financement de quelques épouses, maîtresses ou copains de députés sous forme d’emplois fictifs pour réduire les contestations internes. Les hommes politiques se croient infaillibles, élus au suffrage universel direct, il ne saurait imaginer que les juges et encore moins leurs collaborateurs puissent porter atteinte à leur pouvoir. En me licenciant, il pensait régler un problème.
J’ai attendu sept ans pour savoir ; c’est long, très long ; j’ai attendu un déjeuner avec un ami ou plutôt une connaissance du milieu pour comprendre comment j’avais été piégé.
C’était tout simple, voire idiot. Entre les deux tours de l’élection présidentielle, des collaborateurs d’un ministre qui n’avaient pas fait le même choix de candidat que mon président, avaient, après quelques bouteilles vite bues, écrit une lettre anonyme. Ils avaient déliré en imaginant une liaison amoureuse avec une femme connu du tout Paris puis une partouze. L’imagination est bonne conseillère car tout ce qui était dans la lettre était vrai ; je ne le savais pas au moment des faits ou plutôt je faisais semblant de l’ignorer. Ils avaient effectué une dizaine de copies ; puis vers 20 heures, ils ont demandé à l’attaché parlementaire du ministre de porter les lettres à l’Assemblée ; ce qu’il fit mais ivre mort, il les fit tomber ; le hasard voulu que ce soit près de mon bureau. En effet, cet attaché parlementaire était marié avec une des collaboratrices du groupe ; il avait décidé de passer par son bureau avant de se rendre à la Poste de l’Assemblée qui jouxte l’hémicycle. J’étais une victime collatérale d’un jeu d’ivrognes. Ce jeu n’empêcha pas mon Président d’occuper un poste de ministre mais cela entraîna le renvoi de la fameuse collaboratrice et freina ma carrière.
LET IT BLEED
Du jour au lendemain, je sentais donc la mort ; dans les longs couloirs de l’Assemblée, aux portes années cinquante, style sécurité sociale, j’étais l’objet de sarcasmes. Mon sort ne fut pas scellé en un jour. Certes, j’entendais les rumeurs pronostiquant mon licenciement mais les rumeurs, elles sont la puit sans fond du monde politique. Des tombereaux de mensonges, de diffamations, de saloperies sont véhiculés chaque jour dans les palais nationaux par des collaborateurs, par des hommes politiques. Dire du mal, casser est le sport le plus facile à pratiquer au Palais Bourbon. Un soir, j’ai appris qu’un député m’accusait d’avoir des relations homosexuelles avec un agent dans mon bureau. Cette accusation lancée sans nul doute à la buvette des parlementaires me lia d’amitié avec la communauté homosexuelle qui jugea homophobe la prise de position du député en question. Dans le même registre, et c’est un autre sport, celui de chercher les auteurs des rumeurs, ce qui revient à en lancer ou à en relancer une nouvelle, je fus accusé d’avoir diffusé des photos mettant en cause un collaborateur entrain d’être sodomisé par un transsexuel. Depuis les photos sur Madame Pompidou, le milieu innove peu. Ces photos ont circulé ; je ne les ai jamais vu mais j’en étais néanmoins l’auteur. Se défendre, nier revient à donner crédit à la rumeur ; ne rien faire vaut acquiescement.
En politique comme en entreprise, en cas de changement de direction, les comportements des dirigeants sont identiques. Il y a un cycle immuable que nous connaissons tous.
Dans les premiers jours, tout est calme, rien ne se passe. Simplement, le Président compose son cabinet resserré et ne souhaite pas rencontrer les anciens collaborateurs du Président déchu.
Il y a le deuxième temps ; celui du rejet du passé et des brimades. Le nouveau Président a besoin par le changement de méthodes, d’hommes, de montrer qu’il entend laisser une trace. Tout ce qui a été fait, avant son arrivée, est nul. Ses collaborateurs répandent des rumeurs de licenciements collectifs. Ils donnent des ordres contradictoires, exigent des travaux inutiles, jugent le travail réalisé sans valeur. Je me rappelle qu’un collaborateur d’un président de groupe nouvellement élu m’expliqua comment utiliser des ciseaux pour rédiger des amendements à un texte de loi ou aussi comment le directeur de cabinet d’un Président qui avait dans le passé occupé de très hautes fonctions, me parla en petit nègre pensant que mes connaissances en français étaient rudimentaires.
En règle générale, cette douche écossaise dure un à trois mois.
Après ce délai, le calme revient ; quelques salariés sont partis d’eux mêmes ne supportant pas ce traitement psychologique, ce qui permet d’intégrer des hommes ou des femmes du nouveau président. Rapidement, les relations se normalisent et les anciennes méthodes de travail sont appliquées ; la révolution, c’est bien mais pas trop longtemps.
Je fus sauvé du renvoi par Eric, l’ami qui m’avait recommandé en 1991. Devenu un conseiller du nouveau Président, il garantit mon honnêteté et mon efficacité. En revanche, il ne me révéla pas la cause de la fatwa qui circulait à mon encontre.
Mon cas évidemment posait problème. Eric fut extraordinaire ; il affirma que tous les ragots qui circulaient à mon encontre n’étaient que rumeurs et jalousie. Le nouveau Président me convoqua et exigea de ma part une totale loyauté. J’ai accepté de suite cette offre. A la fin de la conversation, il ajouta qu’il ne souhaitait aucune affaire de mœurs. J’étais soulagé. Durant toute sa présidence, je me suis gardé de réitérer mes précédents égarements. Certes, le passé ne s’efface pas complètements ; quelques années plus tard sous l’autorité d’un autre président, je fus accusé de viol d’une collaboratrice d’un député qui avec plusieurs de ses collègues demanda au Président de me virer. Il refusa ne voulant croire à cette histoire de viol en plein couloir. A juste titre, il flaira la manœuvre politique en répondant que si les faits étaient avérés, elle n’avait qu’à porter plainte. Le député mentionna la question de l’honneur de la jeune femme soi-disant catholique. Une fois de plus, je fus convoqué par mon Président de groupe qui me tint le discours suivant :
« Patrick, je n’aime pas être importuné par les histoires de collaborateurs et encore moins par des histoires de cul. Je pense que tu es innocent et que ce n’est qu’un moyen pour te jeter en dehors de l’Assemblée ; je t’ai couvert mais c’est la dernière fois. Ces histoires de filles mal baisées, je n’en veux plus ; soit tu les baises, soit tu te fais oublié, soit tu déguerpis ».
J’ai reçu le message cinq sur cinq.
L’arrivée de Jean à l’Assemblée m’empêchait de mener une existence de gratte-papier ordinaire. J’étais amené à fréquenter des responsables étrangers, des banquiers, des trafiquants en armes et en autre chose. Quand une vie part en vrille ; il n’y a aucune raison que cela s’arrête en cours de route. .
Bien souvent, je servais de caution ? ma présence en tant que membre du staff d’un homme politique important permettait de régler l’affaire au mieux. Bien évidemment, je n’assistais pas aux négociations et aux ultimes transactions. Je ne sais comment je me suis retrouvé à l’hôtel « Princes de Galles » en compagnie de représentants d’un mouvement séparatiste angolais qui échangeaient des diamants contre des armes. Je devais simplement leur parler de l’attachement de la France aux valeurs démocratiques qu’ils étaient sensés défendre. E plus d’amusant ce fut que Jean me pria de tenir le même couplet une semaine plus tard auprès de représentants du gouvernement angolais communistes dans un salon du place Georges V. L’échange portait non pas sur des diamants mais sur du pétrole mais la contrepartie était identique.
C’est à partir de ce moment là que j’ai commencé à perdre toute ligne politique. L’ironie a voulu que je sois alors approché par des personnes extrêmement intéressantes ; elles me demandaient des renseignements sur l’actualité, sur le rôle de tel ou tel homme politique. Ainsi, je suis devenu un peu par hasard, un indicateur pour certaines puissances étrangères. Je me suis mis à travailler pour les Allemands mais aussi pour les Américains ou les Israéliens. J’étais un agent pas très cher ; juste un bon repas dans un restaurant étoilé ou une belle escort-girl. Je ne sais pourquoi mais j’avais souvent à faire avec la même, une certaine Mélanie, d’origine canadienne, très jolie, très grande. J’ai toujours pensé qu’elle était dans les faits une petite main des services qui m’employaient. Je ne divulguais pas de grands secrets car je ne savais pas grand-chose. Je répétais avec plus ou moins de talent ce que tout le monde pouvait lire dans la presse. J’ai souvent remarqué que peu de personne prenne le temps de lire les journaux même si c’est leur métier. Je ne me considérais pas comme un espion ; j’avais plutôt l’impression de travailler aux rapprochements des peuples. Je n’étais pas le seul, loin de là, à mener ce type d’opérations. J’ai ainsi surpris une de mes voisines de bureau en train de donner des renseignements à un gentil correspondant anglais ; le paiement était en nature également ; il donnait de son corps à une Française qui ne trouvait aucune grâce auprès de la gente masculine de Paris.
Ces petites opérations me furent reprochées ; elles accréditèrent l’idée que j’étais un mercenaire ; idée renforcée par le fait que durant toute ma carrière à l’Assemblée, j’ai eu à rendre compte à cinq Président de groupe quand le porte-coton ordinaire en connaît au mieux deux. A chaque fois je parvenais à rester mais il était admis que je retournais mon pantalon au point qu’il soit usé pour reprendre la chanson de Jacques Dutronc. J’ai remarqué que le haut fonctionnaire surtout s’il est énarque a le droit de trahir, de se vendre aux plus offrants. Il y a un marché de l’énarque ; sa compétence supposée le place en dehors des luttes tribales ; l’énarque peut à la limite passer de la droite à la gauche ou inversement. En revanche, le petit porte-coton, le collaborateur de base se doit de rester attacher à son seigneur et périr avec lui. Il a le devoir de la fermer et de ne pas survivre à ses patrons.
L’énarque et l’homme politique, un drôle de couple ; il conviendrait d’y consacrer un livre. Dans l’opposition, il est de bon ton, surtout à droite, de critiquer les anciens élèves de l’ENA, leur supériorité, leur vision technocratique, leur carriérisme. Une fois revenu dans la majorité, une fois au gouvernement, l’homme politique confie tous ses pouvoirs réels ou supposés à son directeur et à ses membres de cabinet, bien évidemment énarques. Depuis plus de vingt ans, les différences entre droite et gauche, ce n’est pas simplement en raison de la chute du mur de Berlin mais c’est avant tout le fait que les haut fonctionnaires détiennent les manettes, laissant le soin aux hommes politiques le plaisir de courir les journalistes. Les politiques ne sont que des saltimbanques qui tentent de prouver qu’ils ont prise sur un pays ingouvernable.
Je me suis laissé emporté et j’ai un peu perdu le fil conducteur de mon histoire. Je ne suis pas là pour prendre position.
Avec l’arrivée de Jacques Chirac à la présidence de la République, j’ai disposé d’un peu plus de temps libre J’ai multiplié les travaux de nègres, de plumitifs pour reprendre la terminologie à la mode. J’ai écrits cinq livres à dominante économique pour des auteurs qui bien souvent n’avaient pas le temps de les lire. Je me rappelle d’une interview d’un de mes commanditaires à Europe 1 ; il tentait vainement d’expliquer la notion de compétitivité et la théorie des avantages comparatifs en matière de commerce internationale, alors que c’était le cœur de son livre. J’en riais dans mon lit.
Vous allez penser que je suis devenu d’un coup pudique en négligeant de vous raconter mes péripéties amoureuses. Il faut que je vous l’avoue ; mon image a pâti de mes précédentes missions et plus après trente ans, sans argent, sans de véritable famille et sans plan de carrière, je n’étais pas un homme à épouser. Les femmes qui fréquentent le milieu aspirent à s’amuser, à obtenir un bon poste grâce à l’appui d’un député, d’un sénateur ou d’un ministre et à se marier avec un homme à fort potentiel. Les couloirs de l’Assemblée et des ministères ont toujours été des lieux de rencontres plus efficaces que ceux qui inondent la toile Internet surtout pour les intrigantes et les intrigants. Dans le milieu, le problème c’est de tenir. Terminer dans le lit d’un élu est d’une facilité déconcertante en revanche y rester nécessite quelques talents. La conquête de la femme pour l’homme politique dit hétérosexuel s’assimile à la conquête d’électeurs. Il est rassurant pour un élu, même décati, d’avoir du succès ; il se convint que s’il plait aux femmes malgré sa calvitie, ses dents jaunies et un preux embonpoint, il sera capable d’attirer les électeurs. Dans l’un et l’autre cas, il ne manquera pas de prononcer des promesses qui selon le fameux dicton n’engagent que ceux qui les écoutent. Combien de fois n’ai-je pas entendu une collaboratrice me garantir que son amant député de province divorcerait pour l’épouser ; combien de fois n’ai je pas entendu une secrétaire me confier que son élu la nommerait à un emploi bien rémunéré… Posséder le corps des femmes est une seconde nature pour les élus ; à défaut d’exercer véritablement le pouvoir, ils exercent leur droit de cuissage. La parité changera-t-elle la donne ? Ce n’est pas gagné ; elle abouti à l’accès aux fonctions électives des maîtresses ; elles offrent l’avantage d’être serviles et de connaître le nom de la personne qui les ont fait reines. Novices dans la fonction politique, elles ne constituent pas un danger pour les patriarches en place. Nos députés en votant à la parité ont accepté ce hara-kiri en connaissance de cause. Ils ont ainsi écarté les jeunes loups qui risquaient de les poignarder assez rapidement.
Tout cela pour vous avouer que je n’avais guère de marges de manœuvre dans le milieu. Pour ces raisons, je me suis satisfait d’une liaison avec une vamp, une carriériste qui le week-end acceptait une relation avec un salarié de la politique. Elle se dénommait Lexane Wind. Un peu plus âgée que moi, française mais son père était américain, elle disposait d’un hôtel particulier loué pour quelques centaines d’euros auprès d’un généreux sponsor qu’elle honorait deux à trois fois par mois. Sinon, dans son carnet de balle, il y avait eu des ministres, des anciens et des actuels, un conseiller du Château, je veux dire de l’Elysée ainsi qu’un jeune député avec un fort potentiel. Lexane jonglait entre ses hommes ; tout en niant qu’elle couchait et qu’elle était intéressée. Elle avait trois, quatre ou cinq vies. Elle mentait en permanence et surtout se mentait à elle-même. La règle entre nous était simple ; je ne devais jamais l’interroger sur sa vie privée et jamais parler de mariage ou d’enfants. Suivant les jours, les week-ends, j’étais l’amant, l’ami, le spécialiste d’économie ou l’ami de ses parents. L’hôtel particulier m’offrait un confort que je n’avais pas connu depuis mon enfance. Détestant les Stones, Led Zep, Trust, Lexane avait entreposé une superbe chaîne hi-fi dans une pièce insonorisée, pièce que j’avais transformé en bureau et lieu de réception pour mes amis qu’elle ne souhaitait guère rencontrer. En aucun, elle ne voulait que mes petites affaires interfèrent sur les siennes. Officiellement, elle était attachée de presse ou plutôt conseillère en communication. Elle se vendait très chère auprès d’hommes politiques, de PDG ou d’artistes en leur fournissant conseils ou entrées auprès des journalistes. Drôle de milieu où tout le monde se connaît sans se connaître. Milieu où comme par ailleurs tout se vend et tout s’achète, un passage sur une radio ou une colonne dans un grand journal. Donnant, donnant, voilà le principe de base. Je te file une info, un scoop, une rumeur et tu me prends tel homme politique. En contrepartie d’une promesse de publicité, en contrepartie d’un rendez-vous avec une star, un journaliste acceptera de passer un illustre inconnu sur l’antenne de sa radio, inconnu qui a l’avantage de payer royalement l’agence de communication. Les talk-show sont ainsi devenus des immenses publi-rédactionnels. Lexane pour me prouver son savoir faire me fit passer, moi l’homme de l’ombre, dans une émission de TF1 ; j’étais affublé du titre pompeux et vide d’économiste. J’ai eu ainsi le droit à mon quart d’heure de célébrité. Le lendemain, ma messagerie était remplie de messages de félicitations et de jalousie. Passer de l’ombre à la lumière a deux conséquences : le pétage de plomb et la vindicte des jaloux. Avec le recul, j’aurais du rester dans l’ombre surtout qu’il s’agissait d’un one shut, juste une petite gâterie de la part de mon attachée de presse du moment. Je n’en pouvais plus d’être le faire-valoir des hommes politiques que je servais ; je n’en pouvais plus d’être un porte-coton qui ne voyait jamais les plats de récompense passés. Je n’étais ni énarque, ni membre d’une grande famille française, ni enfant d’homme politique ; j’étais un brave Français moyen qui se perdait dans un monde qui n’était pas le sien. Je me noyais et cela depuis des années.
J’étais allé dans tous les palais nationaux, déjeuné et dîné avec tous les ministres de la République ; moi la petite chose. Je peux si vous le souhaitez vous rédiger le Michelin des bonnes tables ministérielles. Pour la qualité et la quantité, je vous conseille le ministère de l’Equipement. Les ingénieurs des Ponts et Chaussées savent vivre et recevoir. Les salles de réception du ministre sont très belles et bien situées, boulevard Saint Germain. Il en est de même au ministère en charge des relations avec le Parlement ; c’est logique ; bien traiter les parlementaires commence par bien les nourrir. En revanche, Bercy est à déconseiller ; vous n’en avez pas pour vos impôts ; quel que soit le ministre en place et le turn-over est rapide comme vous le savez, la nourriture est toujours aussi indigeste. Surtout, le plateau de dessert est à fuir. Autre ministère à éviter, le ministère de la Santé. Le bâtiment, rue de Ségur dans le XVème arrondissement, est stalinien à souhait. Façade sans charme, les bureaux sont à l’image de notre sécurité sociale, essoufflée et au bord du gouffre. Dans ces conditions, les repas servis ressemblent plus à ceux de l’hôpital public qu’à ceux d’un restaurant trois étoiles.
Vous souhaitez encore quelques bonnes adresses. Il y a évidemment le quai d’Orsay et Matignon. Et l’Elysée, vous allez me dire… Question buffet, c’est royal si je puis me permettre. Côté déjeuner assis, la carte répond aux exigences du maître des lieux, un peu roboratif à mon goût. Je ne peux m’empêcher de vous raconter la garden-party de 2001. Cette année, j’avais été invité car le Président était au plus bas dans les sondages ; ses collaborateurs afin de masquer le manque d’intérêt des élus pour un Président que personne ne voyait alors réélu avaient décidé d’inviter des hommes de l’ombre. Manque de chance, ce 14 juillet, il n’a pas cessé de pleuvoir du matin au soir, pas une petite pluie qui rafraîchit un été trop chaud, non c’était plus proche du déluge. Evidemment, même si le Président a ouvert sa garden-party aux enfants des banlieues, il n’en demeure pas moins que les mondaines du milieu politique continue à rivaliser au niveau des parures. Les fameuses pelouses de l’Elysée étaient gorgées d’eau. En entrant par la grille du Coq, la grille qui donne du côté des Champs Elysée, il fallait pour rejoindre les salons traverser tout le parc. Au bout de trois mètres, les escarpins prenaient une couleur terre mouillée mais plus amusant, les jeunes femmes vêtues d’habits de lumière glissaient les unes après les autres ; leurs fesses se retrouvaient dans la boue. Pour être honnête, les hommes ne maîtrisaient guère mieux le caractère glissant de l’honorable pelouse. Lexane qui m’accompagnait ce jour là, décida d’enlever ses chaussures et de marcher nu-pied sur la pelouse tout en me tenant fermement le bras ; elle riait fortement des chutes de ses congénères. Une fois arrivée dans les salons, elle se rendit aux toilettes pour se nettoyer les pieds ; elle m’avoua en sortant qu’elle avait croisé deux députées qui faisaient de même. Elle me confia qu’elle aurait aimé se taper une des deux. Ce jour là, j’ai découvert que Lexane était bi. Cela ne m’étonna pas car dans le milieu politique, la bisexualité était très tendance comme l’échangisme.
En cette année 2001, les quatre mille invités ne tenaient pas dans les salons et surtout les rares buffets qui avaient été montés à l’intérieur étaient dans l’incapacité de subvenir à l’appétit des hommes et des femmes qui avaient bravé les éléments. Pour se sustenter convenablement, il n’y avait qu’une solution, sortir et affronter la colère des dieux. Dehors, une série de tentes désertées recelaient de trésors en provenance de tous les continents. Lexane à l’appétit gargantuesque rangea définitivement ses escarpins dans son sac et m’emmena à l’extérieur. Nous avons mangé comme quinze. C’était tout Lexane, profiter du temps présent et ignorer le quand dira t’on.
L’Elysée, en fait, ne m’a pas laissé que de bons souvenirs. En 2002, lors d’un déjeuner, j’eus à subir la morgue d’une énarque ayant le même âge que moi qui a passé son temps à tenter de me piéger. Elle commença à me poser des questions techniques afin de démontrer ses larges compétences puis fit la liste des amis que nous pouvions avoir en commun mais en insistant que sur ceux qui avaient réussi le concours de l’ENA. Son petit manège n’avait comme objectif que de m’abaisser ; pour parachever son travail, elle affirma que la réussite individuelle exigeait de vivre une vie de famille exemplaire. En me demandant avec insistance combien d’enfants j’avais, je me retrouvais une nouvelle fois dans une situation inconfortable. C’était du travail bien fait d’autant plus qu’elle ne croyait pas une seconde en ce qu’elle disait.
Les énarques, par formation, convaincus de leur supériorité, pratiquent avec délectation ce petit jeu de domination. Je me souviens d’un Président de Groupe parlementaire pour lequel je travaillais, pourtant grand spécialiste de la langue de bois, complètement désarçonné face au Président de l’Assemblée nationale, énarque et de surcroît normalien. Ce dernier, par un jeu subtil de sous-entendus quasi impressionniste à obliger mon cher président de groupe à se justifier sur sa récente mise en examen alors que ce n’était pas le thème de la conversation. L’emmenant sur un terrain glissant, le Président de l’Assemblée avait gagné la partie, il pouvait prendre son thé rassuré sur sa capacité de détruire ses interlocuteurs. A ce sujet, les cuisines de l’Hôtel de Lassay ne sont pas mauvaises ; en revanche, celles du Sénat sont surestimées.
Auprès des hommes politiques, les années passent vite ; la vie est rythmée par les échéances électorales, par les cycles de la vie politique. Les alternances à répétition que nous avons connues depuis 1981 donnent l’impression d’un éternel recommencement. Tous les cinq ans, voire moins, nous assistons à une tournante. Des hommes quittent le pouvoir, remplacés par ceux qu’ils avaient chassé. Nos élus sont comme les piles Duracel inusables ; même battus, même humiliés par les électeurs, ils reviennent, ils s’acharnent à reconquérir leurs mandats et à gagner le graal, un marocain. Dans aucune autre grande démocratie, nous constatons une telle âpreté à accaparer les fonctions électives. Jacques Chirac a commencé son parcours ministériel en 1967, Lionel Jospin était déjà avec François Mitterrand dans les années soixante-dix. Seule la mort et les affaires, et encore pas toujours, contribuent à renouveler la classe politique.
Autre similitude avec le monde des artistes, la vieillesse est un tabou. Les cheveux teints de nos excellences en sont une des preuves tout comme il est de mauvais goût de parler de leur âge. Le temps n’a plus cours dans le milieu politique. Tout est figé d’autant plus qu’il n’est plus gouverné par les idées et les propositions. Dans l’opposition, on s’oppose, c’est normal et on propose toujours un peu la même chose ; au pouvoir, le réalisme oblige d’abandonner les propositions pour se contenter de gérer dans l’attente de la prochaine défaite ; la routine pour résumer.
C’est ainsi que comme porte-coton, j’ai vécu la période 1993/2002 ; la même rengaine, les mêmes désillusions, seule la forme a changé sous la contrainte de la simplification imposée par les médias ou plutôt par l’obligation de simplifier du fait que la politique pour passer dans le sacro-saint 20 heures doit jouer sur l’émotion, le sensationnel, le fait divers. Les politiques ont joué la désacralisation pour tenter de capter de l’audimat, démarche vaine et pernicieuse ; ils n’en finissent plus de courir en laissant toujours plus de marges de manœuvre aux techniciens de la chose administrative. L’ENA a beau être critiqué jamais son influence n’a été aussi forte ; son royaume s’étend de l’administration à l’entreprise ; les privatisations ont réduit la place de l’Etat mais pas celui de l’ENA ; à défaut d’être nommé par le Gouvernement, les énarques sont désormais nommés par les conseils d’administration. En Russie, les anciens-communistes se sont accaparés les postes de direction dans les nouvelles entreprises et sont devenus des requins de la jungle libérale ; en France, les haut-fonctionnaires ont profit des privatisations pour prendre le contrôle d’une part non négligeable de l’économie avec à la clef des déboires dont le plus symbolique fut celui réalisé par Jean-Marie Messier.
Ne croyez pas que j’ai mené une petite vie tranquille. Quand on tombe dans le ruisseau des eaux sales, il est très difficile d’en sortir. C’est pourquoi, je ne peux résister à vous raconter cette énième anecdote. En 1998, mon président de groupe, franc-maçon, me demanda d’approcher et d’espionner les représentants de l’Opus Dei dont la notoriété et l’influence augmentaient auprès des élus. A cette époque, bien évidemment, le fameux livre de Dan Brown, Da Vinci Code, n’était pas encore publié. Mais, l’Opus Dei avait été déjà était montré du doigt par une Commission d’enquête de l’Assemblée nationale chargée les phénomènes sectaires en France, commission présidée par un député ex-communiste, ayant une collection de vestes de toutes les couleurs, du vert golden au rose en passant par le rouge marxiste.
L’Opus a des relais parmi les députés et les sénateurs depuis le milieu des années quatre-vingt. Ils ont pignon sur rue ; ils ont obtenu de l’administration de transformer un des bureaux au 3ème étage du bâtiment « Chaban Delmas » situé au 101 rue de l’Université. Chaque mardi soir, une messe y est consacrée. J’avais repéré qu’une des collaboratrices d’un député des Deux-Sèvres partageait sa vie entre l’Assemblée nationale et un foyer catholique. En l’invitant à déjeuner, elle m’avoua qu’elle était surnuméraire à l’ordre. Tout en ayant fait vœu de chasteté et résidant dans un foyer de religieuse, elle travaillait le jour comme une salarié du droit commun. Etre vierge à l’Assemblée, domaine de la luxure par excellence, je trouvais cela très excitant. Elle ressemblait à une bonne sœur. Elle s’appelait Valérie, ne se maquillait jamais et portait de longues jupes bleues foncées tombant bien au-delà du genou. Quand je l’ai connue, elle avait environ trente cinq ans. Même si elle tentait par tous les moyens de masquer sa féminité, il y avait en elle de la femme fatale, de la vamp qui ne demandait qu’à s’épanouir. Je ne sais pour quelle raison, elle s’est très rapidement confiée à moi ; pourtant, il n’y avait pas pu dissemblant comme couple ; j’étais reconnu pour mon libertinage, elle pour sa chasteté, j’étais un enfant sans ascendants célèbres ; chez elle, les anciens ministres ne se comptaient plus. Il n’en demeure pas moins qu’elle me raconta tout ou presque. Je sus ainsi que pour mieux ressentir la puissance de Dieu, elle était contrainte de pratiquer la torture de la silice. Par ailleurs, elle versait plus de la moitié de son salaire à l’ordre qui en contrepartie la logeait et la nourrissait. Ses journées commençaient toujours à 6 heures 30 par la messe et se terminaient invariablement à 22 heures par la prière. Elle était interdite de sortie, de cinémas, de boites… Après trois ou quatre déjeuners, elle me donna le nom des relais de l’Ordre et surtout m’avoua qu’elle voulait vivre. Enrôlée à l’âge de 16 ans, elle était terrifiée à l’idée de briser le mur construit autour d’elle par l’Opus.
Après quelques mois passé à côtoyer les midinettes de l’Assemblée, Valérie entama une mutation ; les robes raccourcirent et elle découvrit les plaisirs du maquillage. Passionnée de politique, adorant assister aux longues séances de nuit de l’Assemblée, elle entrait de plus en plus tard dans son foyer. Elle s’émancipait. J’assistais à la victoire lente mais certaine de sa nature sur sa foi. Ce processus s’interrompit net lorsqu’elle m’annonça en pleurant qu’elle démissionnait de son poste d’assistante parlementaire. Elle était incapable de m’expliquer les raisons de sa décision mais en m’indiquant qu’elle partait à la fin du mois à Rome pour trois semaines, j’ai compris que l’Opus souhaitait mettre un terme au processus de pervertissement d’un de leurs meilleurs éléments. En haut lieu, il avait été décidé de la reformater, de la réinitialiser. Valérie quitta l’Assemblée et tenta de retrouver les voies de Dieu. L’Opus lui trouva un poste de professeur dans une grande université parisienne, le nombre réduit d’heures de cours permettait plus facilement de la contrôler. Le ver était dans le fruit ; dès qu’elle pouvait, elle revenait au Palais Bourbon pour rencontrer des élus.
Après plus d’un an d’hésitation, elle rompit son vœu et abandonna l’Ordre ; ce départ fut facilité du fait des contacts à très haut niveau qu’elle possédait tant dans le milieu catholique qu’au sein de la classe politique. L’Opus ne pouvait se permettre un scandale pour juste une petite brebis égarée.
Du jour au lendemain, Valérie se mua en menthe religieuse. Comme tout prêtre défroqué qui se respecte, elle tourna les talons à tout ce qu’elle avait cru ces dernières années. Elle s’habilla de sexy, dévoilant une généreuse poitrine et de longues jambes.
Cette conversion surprit le petit monde politique d’autant plus qu’elle gagna toutes les élections auxquelles elle se présentait. Elle fut ainsi élue, maire puis député. Ils étaient nombreux à croire qu’elle était toujours le petit soldat de l’Opus ; sa panoplie de femme facile n’étant qu’un simple déguisement.
Il y a bien longtemps que je ne partage plus les secrets de Valérie ; elle ne perd plus son temps avec les collaborateurs sauf pour leur hurler dessus. Autoritaire, acariâtre, il ne fait pas bon d’être sous ses ordres. Son mépris à notre égard vise avant tout à lui faire oublier qu’elle a été des notre et qu’elle a connu les affres des porte-cotons. En moins de cinq ans, elle a été nommée ministre. Ce fut un choc ; elle avait dix ans de moins que moi. Certes l’introduction de la parité a facilité son ascension mais quand même. Le choc fut encore plus terrible car elle n’était pas la seule à avoir franchi le rubicond ; un de mes voisins de bureau avait été aussi nommé à 33 ans ministre. Il avait eu la chance d’être soutenu, parrainé par un baron, un ancien chef de parti, ministre à de nombreuses reprises et puis, il faut l’avouer, il a du talent. Il est capable d’emballer tout ce qui passait, électeurs ou nanas. Quand ses collègues deviennent ministres ou députés, il est grand temps de changer de métier. Je n’ai pas voulu l’admettre, mal m’en a pris ; je l’ai payé très cher.
STARWAY TO HEAVEN
Plus les élections de 2002 se rapprochaient, plus les relations entre porte-cotons se dégradaient. Les coups bas, les vilenies se multipliaient surtout à partir du mois de février. Les dénonciations, les rumeurs, les photos montages pour prouver qu’un tel était homo ou échangiste, qu’il était un espion à la solde de la gauche ou du Canard Enchaîné devinrent monnaie courante. Tout cela ressemblait à ce que j’avais déjà vu en 1988 ou en 1995, simplement le tout numérique permet au porte-coton moyen de se transformer en falsificateur de bas étage.
En 2002, j’avais déjà vingt ans d’expérience en tant que porte-coton. J’étais un vieux dans la profession, un quasi-parain. J’étais devenu un élément incontournable, je faisais parti des meubles comme on le dit de manière péjorative. J’étais invité partout, à toutes les réunions. J’étais une caution même si nul ne savait qui je représentais. Mon influence était supposée incommensurable ayant depuis vingt ans, été la petite main des barons les plus puissants d’une partie de la droite. Influence accrue par mon rôle de financier occulte car tout se sait et tout le monde fantasme sur la richesse que j’aurais accumulée ces dernières années. Je suis le seul à n’avoir presque rien pris ; mon honnêteté n’est pas honnête ; elle cache selon les mauvaises langues une cupidité sans borne. Je ne peux rien faire contre ses ragots. Mais, il y avait une rumeur bien plus méchante qui me menaçait. Il était clairement indiqué que je travaillais avant tout pour moi. Le mercenaire se serait pris pour un patron tout en oubliant qu’il n’était pas élu. C’était pas faux simplement mon patron était dépressif. Il me fallait masquer la vérité et le suppléer dans toutes les réunions. Je vivais par procuration sa vie, non par goût mais par nécessité. Cette rumeur m’a tué.
Le porte-coton est en proie à la torture du bon mot, de la diffusion de la bonne information ou de la bonne rumeur. L’info, c’est le pétrole du milieu. Avoir accès à des informations, c’est un passe pour la reconnaissance, c’est un passe de légitimité garantie. Connaître avant les autres quelle sera la composition du futur gouvernement, qui couche avec qui, qui trahit qui, c’est la voie de la réussite. Le souci, c’est la diffusion des informations. Trop largement diffusées, elles perdent en valeur et plus grave l’émetteur est assez rapidement considéré comme une balance à fuir. Une fois lâchée, une info a sa propre vie, elle rebondit de bureaux en bureaux, de ministères en ministères, elle est déformée et elle peut assez rapidement arriver dans les oreilles des personnes qu’elle concerne directement. Par amusement, j’avais, un matin, lancé une rumeur auprès d’un de mes collègues spécialistes en « radio moquette » version francisée du téléphone arabe. Elle mit moins de vingt quatre heures pour me revenir, amplifiée et peu reconnaissable. Un homme politique est, face aux rumeurs, paranoïaque et schizophrène ; il demande d’être tenu informé des derniers ragots mais se fâchera si par malheur son collaborateur divulgue le moindre renseignement le concernant. Or, nul n’ignore que pour obtenir des infos il est nécessaire d’en donner quelques unes. Et, de plus, à force de côtoyer des hommes politiques, les porte-cotons se transforment assez vite en « langues de pute » ou en « langues de vipère » si vous préférez. Il y a en la matière un équilibre à trouver entre ne rien dire et trop parler qui l’un et l’autre ayant la même conséquence l’isolement.
Il est un grand jeu dans le milieu, celui d’imputer la responsabilité d’une vacherie à un de ses meilleurs ennemis. A titre d’exemple, si je répète à l’Assemblée nationale dix fois que vous, le lecteur, vous m’avez dit que le Premier Ministre a couché avec Sophie Marceau, ne comptez pas déjeuner à Matignon dans les prochaines semaines. Dix tam-tams dans les couloirs du Palais Bourbon équivaut à une annonce sur France Info. Un de mes collaborateurs était dans ce domaine imbattable. Après avoir remarqué qu’il pouvait à partir d’une simple remarque me bâtir un scandale, je l’utilisais pour répandre des vacheries en précisant de temps en temps qu’il ne devait pas me mentionner. Le seul problème, c’est qu’il était incapable de garder le moindre secret ; il répercutait le message mais aussi la manipulation que je tentais de réaliser avec son concours. Il fallait donc ruser et lui faire parvenir indirectement des infos pour qu’il mouille son intermédiaire et diffuse la nouvelle. C’est le billard à plusieurs bandes ; casser son adversaire en tuant de manière collatéral quelques ennemis de passage tout en faisant croire que l’on est un Saint. Pour faire plus simple, l’homme politique et leurs collaborateurs jouent fréquemment aux pompiers pyromanes, l’objectif étant de ne pas être pris et de ne pas se prendre les pieds dans le tapis. J’ai connu des experts en manipulation qui à force de compliquer le jeu ne savait plus où ils en étaient. La politique ressemble à une partie de squash avec de nombreux joueurs et plusieurs balles. Les coups pleuvent à l’improviste.
Drôle de balais que cette élection de 2002. Jusqu’au mois de février, personne ne croyait à la victoire du Président sortant. Ses soutiens préparaient les lendemains de défaite. La rumeur sur l’âge du capitaine se développait non pas au siège de campagne de Jospin mais bien dans celui de Chirac. Les petites mains et les élus avaient tous leur petite histoire ; « le Président est sourd ; il a le pas lent et lourd ; il est déconnecté des réalités et des jeunes ».
Certains à force de répéter de tel propos se sont brûlés les ailes ; d’autres ont su sentir le changement du vent et se remettre à fond dans la campagne. Le dérapage verbal de Lionel Jospin lors d’un déplacement en Amérique Latine a modifié le cours de la campagne. Il a renforcé en traitant le Président de vieux Chnoque la cohésion du clan chiraquien et offert au Président l’occasion de contre-attaquer. En quelques jours, tout se retourna. Lors d’un meeting du Président, j’ai constaté le débarquement de jolies et jeunes femmes. D’un coup, j’avais l’impression d’être sur un circuit de Formule 1. L’arrivée des « bimbos » signifiait que la victoire était possible, que les élus dans l’entourage du Président étaient des valeurs montantes. Sexe, politique et intérêts, beau slogan pour résumer une campagne.
Moi, dans tout ça, j’étais ailleurs ; comme vous le savez, j’ai toujours travaillé avec les Orléanistes, les libéraux enfin pour simplifier les non–RPR. Je suis, pour la première fois de ma vie, cantonné aux tâches inutiles. Mes amis politiques sont derrière des barreaux ou à la retraite plus ou moins forcée. Inoccupé, je sens la fin de ma carrière de porte-coton se profiler à très grande vitesse. Je me remets à fréquenter mes amis voyous que je ne voyais plus depuis des années ; je fréquente à nouveau les prostituées sur les grands boulevards et fait appel à des services d’escort-girl. Sans me rendre compte, je suis entré dans un cercle de décadence totale.
Dans mes moments de lucidité, je sentais que Jean-Marie Le Pen progressait mais pas au point d’être au second tour.
Plusieurs indices non politiques m’avaient mis la puce à l’oreille. Je tiens à vous soumettre le plus original à votre sagacité. J’avais remarqué, en ce début d’année 2002, le développement de la musique « métal » et « gothique ». Si le rap régnait en maître dans les banlieues, les jeunes blancs préféraient la musique électronique et de plus en plus le métal et surtout les groupes dits gothiques. Ces derniers ne véhiculent pas globalement une idéologie de gauche et leurs airs sont assez martiaux. Cette segmentation marque la montée d’un communautarisme au sein des jeunes qui n’étaient en aucun cas attiré par la gauche conventionnelle. L’attirance pour les extrêmes et pour l’abstention transparaît avec le succès de groupes inconnus qui privilégient les relations avec l’au-delà. J’ai écrit une note sur le sujet, bien évidemment ignoré par la direction de campagne. Rien d’étonnant quand l’on sait que nos hommes politiques n’arrivent tout juste qu’à décrypter le phénomène soixante-huitard.
Pour la première fois, je n’avais aucune activité illégale dans cette campagne ; certes mon expérience me permettait de constater qu’une fois de plus sur le dos des contribuables, certaines personnes se sont constituées de véritables petites fortunes.
C’est résigné que j’ai appris mon renvoi, la fin de mes contrats en ce mois de juin 2002. Ce n’était pas comme en 1995. J’étais préparé à cette éviction. En faîte, je vous mens. Je l’ai considéré comme une humiliation. J’étais abattu, détruit de l’intérieur. Je ne croyais plus en rien. Je me sentais trahi.
D’un coup, je n’avais plus personne à conseiller, à renseigner. Un double sentiment m’a étreint ; la lassitude, lassitude de nombreuses années passées à servir le jour, la nuit des élus ingrats, la solitude voire le désespoir de n’être plus personne.
Un porte-coton sans patron n’est rien ; il n’a plus d’existence ; son essence de porte-coton ne saurait le définir. Pour la première fois de ma vie, j’ai vraiment su avec certitude ce qu’est la solitude. En quelques minutes, mon portable a cessé de sonner, plus personne ne m’appelait, plus de mail, plus de courrier, plus de rendez-vous dans les palais nationaux. Lexane, dont le corps passait de ministrables en ministrables m’avait abandonné sentant que le vent avait tourné. Elle avait dès les premiers jours de juin effacé mon numéro de la mémoire de son portable. Lorsqu’elle était interrogée à mon sujet, elle parlait d’incident de parcours, de faiblesse de sa part ; elle affirmait ne pas comprendre comment elle avait gâché quelques mois de sa riche existence avec un looser de mon acabit. Elle déconseillait à quiconque de m’embaucher, j’étais un homme fini qu’il fallait définitivement enterré, une survaleur à oublier. Elle colporta à mon encontre de nombreuses rumeurs ; elle répéta à la terre entière, enfin à la terre des élus, que je me droguais, que je fréquentais les bars homos. Ne voulant prendre la parure du fossoyeur, elle enfilait celle beaucoup plus à la mode de victime, la femme qui avait du supporter la décadence d’un porte-coton en fin de route.
Sans bureau, sans attache, j’ai erré en ce mois de juin 2002 dans les rues de Paris. Il m’est arrivé de passer de nombreuses heures sur un banc, avenue de Breteuil à proximité des Invalides et du fameux tombeau de Napoléon. J’ai éprouvé un grand sentiment de liberté. Pour la première fois depuis très longtemps, je n’appartenais à plus personne. J’étais indépendant ; je n’étais plus le nègre de x ou de y, je n’étais plus le porte-serviette, le porte-coton de bidule ou de machin. Je pouvais passer des heures sur un banc, juste pour le plaisir. Dans les faits, j’étais complètement déprimé et le banc était le seul lieu où je me sentais bien. Pour vous avouer que mon état laissait à désirer, j’ai même dormi au pied de la Tour Eiffel, refusant de rentrer seul dans mon appartement du 14ème arrondissement.
J’ai connu les affres du chômage, le non sens des journées qui filent sans début, sans fin, sans repère, sans personne à penser, à aimer. Seul, je l’étais alors. Je tentais de joindre mes anciens collègues, nul ne répondait. Je masquais mon numéro de téléphone pour éviter qu’ils me renvoient sur leur messagerie. Sur un ton peu amène, il me répondait qu’ils étaient en rendez-vous, en réunion, en déjeuner, en déplacement mais qu’ils me rappelleraient très rapidement ce qu’ils ne faisaient jamais. J’essayais une, deux, trois fois, puis abandonnait.
Pour occuper ma vie, je fréquentais assidûment toutes les FNAC et les librairies de Paris. J’aurais pu écrire le guide des meilleures FNAC. Mes préférences allaient pour celles de Montparnasse et de Saint Lazare. Je parcourais les ouvrages, j’écoutais de centaines de CD, je regardais le matériel dernier cri en informatique ou en vidéo. J’aurais été un bon vendeur à force de mater le matériel, d’écouter les clients se plaindre.
SYMPATHY FOR THE DEVIL
Mick Jagger-Keith Richards
Quelques mois après mon renvoi, je reçus sur mon téléphone portable, un appel étrange, C’était un mercredi ; il y avait des enfants qui jouaient au football sur les pelouses de l’avenue de Breteuil, juste en face des Invalides. Ma première réaction fut d’éconduire ce dénommé Martin qui se prétendait Notaire. Instinctivement, je pensais qu’il s’agissait d’un farfelu ou d’une erreur. Au moment d’appuyer sur le bouton affecté à l’arrêt des communications, il prononça le nom de Marc Chauvel. Cela faisait plus de vingt ans que je n’avais plus entendu parler de mon cousin mort sur une route départementale en Normandie. Rappelez-vous je vous ai révélé, il y a quelques pages, son histoire. Par ce sésame, il a réussi à me convaincre de l’écouter. Il s’agissait d’un notaire de Bernay. Il avait un pli à me remettre, une lettre écrite par Marc avant sa mort. Cette lettre devait m’être remise vingt ans après son enterrement. Le notaire s’excusa pour le léger retard dans l’accomplissement de cette mission mais il avait éprouvé des difficultés à retrouver ma trace. Il avait grâce à Internet appris que j’avais occupé des fonctions à l’Assemblée nationale. Il m’avoua qu’il avait eu les pires difficultés avant que quelqu’un daigne lui donner mon numéro de portable. C’était une jeune femme qui lui avait après plus de vingt appels infructueux donné le bon numéro tout en craint qu’il allait appeler l’enfer. Mes anciens amis sont vraiment d’une gentillesse sans borne…
Afin qu’il me remette la lettre, j’ai fixé rendez-vous au bar du Lutetia quarante heures plus tard.
Quel pouvait être le contenu de la missive de Marc. Nous nous étions croisés dans quelques repas de familles ; pendant sa cabale, il m’avait fixé deux ou trois rendez-vous pour passer des messages à sa famille. J’étais devenu son petit télégraphiste. Quand la situation était devenue trop dangereuse, il passait des petits mots au gérant d’un café qui me les remettaient discrètement. Ce n’est pas allé plus loin.
Quel secret pouvait-il me confier vingt ans après sa mort ? J’espérais un trésor, des liasses de billets, des diamants… Je me demandais comment je pourrais les remettre en circulation. Je me voyais à la tête d’une fortune personnelle.
Le jour J, vers 18 heures, j’ai retenu une table au fond de la salle dans un angle afin de n’être pas dérangé. Le notaire est arrivé à l’heure. Il prit un Perrier ; en ce qui me concerne, fidèle à mon habitude, j’ai pris un cocktail « Président » à base de champagne.
Il est tout heureux d’avoir mis la main dessus et clore ainsi le dossier Marc Chauvel. Il avoua avoir été questionné à plusieurs reprises par la gendarmerie et la police. A demi mot, il admit que le document qu’il devait me remettre avait déjà été lu par plusieurs personnes. Je comprenais au fur et à mesure de notre discussion qu’il s’agissait d’un document écrit. J’étais certes un peu déçu mais soulagé de ne pas avoir à gérer de l’agent taché de sang.
Après m’avoir expliqué son travail, les démarches pour me retrouver et les circonstances de sa rencontre avec Marc, il m’a remis un petit cahier d’écolier. A l’intérieur, une dizaine de pages avait été noircies de l’écriture de Marc, une écriture assez belle. Les lettres étaient bien formées, elles étaient régulières. Il avait du s’appliquer pour rédiger cette lettre d’outre-tombe.
Je tiens à vous communiquer les grands passages de cette lettre. Son contenu ne m’a pas étonné. J’étais assez préparé instinctivement à apprendre certaines vérités. J’avais été insensibilisé par mon enfance tumultueuse et par mon métier. J’ai pris simplement conscience que je n’étais pas comme tout le monde, que j’étais obligatoire « on the edge ».
La lettre de Marc
« Cher Patrick,
Si tu reçois cette lettre, c’est que je suis mort depuis plus de vingt ans. Ma vie de voyou me prédispose à mourir avant toi mais elle ne m’interdit pas de te révéler certaines vérités. Quand tu ouvriras ce cahier, nos grands-parents seront certainement morts et ne pourront plus être peinés par mes révélations.
Tu m’as toujours été loyal. J’ai même eu peur que tu m’admires. J’ai choisi la facilité par tempérament et par goût de la luxure. J’aurais pu faire des études comme toi ; j’étais assez doué en littérature et en mécanique. Deux voies s’ouvraient à moi ; j’ai opté pour une troisième, celle du « milieu », celle qui mène à la prison ou à la mort. Je tiens, vingt ans, après, à te remercier pour les messages que tu as bien voulu passer à mes parents et à mes frères.
Je n’attendais pas moins de toi car, là est la révélation, tu es mon frère. Oui, tu as bien lu, tu es mon frère.
Nos deux mères sont tombées enceinte en même temps ; elles attendaient toute deux des garçons. Elles ont accouché à quelques minutes d’intervalle. Mais, le garçon que ta mère attendait est mort quelques heures après la naissance, la mort subite du nourrisson. Nos deux familles ont décidé de substituer les deux bébés. Ma mère avait déjà eu deux enfants alors que la tienne n’en avait pas et avait déjà eu deux fausses couches. C’est ainsi que tu n’es pas devenu mon frère cadet mais mon cousin. C’est aussi pour cette raison que tes parents t’ont toujours considéré un peu comme un étranger surtout quand ta mère, en fait ta tante, a eu ton frère et ta sœur donc en réalité tes deux cousines. De toute façon, une fois la substitution réalisée, il était hors de question de revenir en arrière. Ma mère, la tienne aussi, a très mal pris cet enlèvement. La décision a été prise par les hommes en moins de trente secondes. Mon père a changé les bébés de berceaux quand le tien discutait avec la sage-femme.
Pour mes treize ans, ma mère me révéla ce secret en me demandant de ne jamais rien révéler. Malgré ton éducation bourgeoise, je voyais que tu étais génétiquement comme moi. Tu avais beau être un intellectuel, tu étais avant tout un voyou. Il faut dire que nous avons de qui tenir. Notre grand-mère, mais cela tu le sais peut-être, n’étais pas tout à fait mannequin durant sa jeunesse, elles était avant tout fille de joie dans une maison close près de la gare Saint-Lazare. Enfant de l’assistance publique, elle a exercé son métier avec fierté et efficacité pendant quinze ans avant de retirer en Normandie. Nos deux pères sont issus de brèves rencontres avec des clients de passage. Ton père adoptif a tout fait pour fuir ce passé ; mon père a préféré l’alcool pour l’oublier.
Cher Frère, je te le conjure, ne fais jamais confiance à notre famille. C’est une famille de cinglés qui ne t’épaulera jamais.
Si pour une raison ou une autre, tu rencontrais un problème grave, tu pourras toujours compter sur Emilie. C’était une des amies. Elle avait dix sept ans quand je l’ai rencontrée. Elle était belle, douce, ténébreuse et adorait les voyous. Elle connaît ton existence. Je lui ai donné de l’argent pour s’acheter un meublé rue de la Chaussée d’Antin pour exercer le plus vieux métier du monde. Je pense si Dieu lui a prêté vie que tu pourras la trouver dans cette rue ou dans un palace car je suis convaincu qu’elle ne pourra pas décrocher. Emilie aime l’argent, aime posséder les mecs par le fric et sa mère était également prostituée. SI tu n’arrivais pas à mettre la main dessus, le notaire que tu as rencontré pourrait te donner quelques renseignements.
Cher Patrick, je n’aurais plus l’occasion de te réécrire ; je te souhaite donc bonne chance et viens de temps en temps sur ma tombe avec un cd des Stones.
Marc »
Que je ne sois pas le fils de mes parents ne m’étonnait pas ; je me sentais délivré d’un poids. Je n’étais pas le fils d’un bourgeois décadent. J’étais l’enfant d’un couple de prolétaires. Pour la première fois, je me sentais en phase avec mon être profond, avec mon corps.
J’étais, en revanche, surpris que Marc me renvoie sur Emilie. Car chose étonnante, je connaissais une fille dénommée Emilie Je l’avais rencontrée, un soir, par hasard. Elle tapinait avec un labrador noir. J’adore les labradors. Elle était différente de ses collègues. Elle n’était pas vulgaire ; elle avait surtout de l’humour. Son studio ressemblait à une petite maison close en miniature. Les murs étaient recouverts d’un tissu rouge ; les lampes renvoyaient une lumière tamisée ; les meubles de style chinois créaient une ambiance propice à des ébats voluptueux. A l’occasion de notre première rencontre, elle me demanda de l’inviter à déjeuner ce que je fis. Nous avons discuté pendant trois heures de tout et de rien. Je suis allé la revoir une semaine après. En montant, dans l’escalier, elle m’avoua qu’elle avait été frappée juste après ma première visite. J’ai compris que son mac n’avait pas du tout apprécié le dîner en tête en tête pris sur les heures de travail. Elle me demanda de ne plus la revoir. En lisant la lettre de Marc, j’étais convaincu que son Emilie et la mienne ne faisait q’une. Tout concordait, le quartier, l’âge, le style. Je ne souhaitais plus qu’une chose la revoir malgré la promesse que je lui avais faite.
Another brick in the wall
(Pink Floyd)
J’ai hésité quelques jours avant de prendre contact avec Emilie. Je trouvais cette histoire abracadabrantesque. J’étais au chômage, j’avais des problèmes de loyer. Je venais d’emménager dans une chambre de bonne minable donnant sur une cour dans laquelle les rats se battaient. J’avais vraiment d’autres chats à fouetter que de m’occuper de mes origines et d’une pute sur le retour.
Vous vous en doutez, ma curiosité a eu raison de mon indifférence et de ma misanthropie. J’ai succombé en sortant de la Fnac de la Gare Saint-Lazare. Comme un automate, j’ai décidé de me rendre rue Joubert à la recherche d’Emilie. Je suis tombé sur quelques femmes d’âge mur qui tapinait ; elles m’ont gentiment dit qu’Emilie commençait sa journée vers vingt heures. J’avais trente minutes à attendre. J’ai pris un verre au café qui est l’angle des rue Joubert et Mogador. L’ambiance dans ce café est surréaliste. Des clients des Grands magasins croisent des couples qui attendent la séance du théâtre de la rue Mogador, quelques prostituées et certainement quelques souteneurs ou protecteurs. L’entrechoquement des styles, des conversations, des origines résume bien Paris ; le sexe, les affaires et la culture. Perdu dans mes pensées, je n’ai pas vu arriver Emilie alertée par ses copines qu’un client l’attendait patiemment. Elle n’avait pas changé depuis notre dernière rencontre. En s’asseyant à ma table, elle m’a souri. Elle ajouta :
je t’avais dit de ne plus revenir me voir mais j’étais convaincu que tu n’obéirais pas. Tu ressembles à ses vieux acteurs qui en font qu’à leur tête. Je pensais néanmoins que tu viendrais plus rapidement.
Une fois de plus, je tombais sous son charme, une conversation étonnante s’est alors engagée entre nous.
Si je suis revenu, c’est que je crois que nous avons une connaissance ou plutôt eu une connaissance en commun.
Jusque là, rien de surprenant, j’ai quelques clients dont certains peuvent figurer parmi tes amis.
Non, la personne dont je veux te parler est morte il y a plus de vingt ans.
Vingt ans, j’en avais dix sept. J’étais belle et idiote. Je croyais faire fortune rapidement en m’offrant à des hommes dits fortunés ou à des voyous.
Celui dont je veux te parler appartient à la deuxième catégorie.
Et alors ?
Dans une lettre qu’un notaire m’a remise il y a quelques semaines, cette personne mentionne une certaine Emilie exerçant son métier dans ce quartier.
Tu veux parler de Marc ?
Oui, c’est donc toi.
Et toi, tu es son frère.
Oui ; tu n’as pas l’air surprise. Comment le sais-tu ? Je viens de l’apprendre.
La première fois que nous nous sommes rencontrés, j’ai, pendant que tu étais sous la douche, regardé ton portefeuille. J’ai lu ton nom, « Patrick Chauvel ».Cela m’a fait un choc ; Marc m’avait parlé de toi, de votre histoire, de ton enlèvement. J’ai failli t’en parler pendant notre dîner ; puis je me suis dit que tout cela était le fruit du hasard, qu’il s’agissait d’un autre Patrick Chauvel, un homonyme qui ressemble à Marc. Depuis des mois, je ne pense qu’à toi. Tu ne rappelles pas, lors du dîner, je t’ai testé. Je t’ai demandé si tu pouvais me racheter pour 20 000 euros. C’est le prix que me demande mon protecteur ; c’est aussi l’argent que m’avait donné Marc il y a vingt ans.
Je me rappelle. J’avais été surpris de cette offre. Tu connaissais bien Marc.
Oui, je suis sorti deux ans avec lui. J’en étais amoureuse, très amoureuse. Il vivait à deux cents kilomètres à l’heure. Il flambait, donnait sans compter. Je savais qu’il volait mais il avait une tête d’innocent, une tête de cocker juste un peu plus féroce que la tienne. J’ai passé deux belles années, deux années avec des angoisses, la peur des flics, des bagarres entre bandes, des règlements de compte mais deux années complètement folles pour la fille de seize ans que j’étais.
Tu étais encore avec lui quand il est décédé.
Oui, mais j’étais enceinte de neuf mois ; c’est pour cette raison que je ne suis pas venu à l’enterrement.
Tu as eu un enfant avec Marc ?
Oui, il s’appelle Antoine et il a vingt ans. C’est ton neveu.
C’est complètement dingue.
Pourquoi Marc t’a mentionnée dans la lettre qu’il m’a adressée ?
J’ai également reçu une lettre, il y a quelques mois. Le notaire a mis moins de temps pour retrouver une pute qu’un de ses clients. C’est pourquoi je ne fus pas surprise de ta visite ce soir. Il me prévenait que tu viendrais et que je pouvais avoir confiance en toi. Il indiquait que si tu n’étais pas marié, tu pourrais être un bon mari pour mes vieux jours, une fois retirée du service.
De mon côté, il a écrit qu’en cas de coup dur, je pouvais compter sur toi et qu’il ne fallait en aucun cas que je me repose sur ma famille.
Marc a voulu que nous soyons liés, une fois nos bêtises d’adolescents et de jeunes adultes commises. Je n’ai plus qu’à te présenter Antoine.
Que fait-il ?
Il est étudiant à HEC.
Pas mal.
Oui, j’ai voulu qu’il rompe avant la tradition familiale, voyou ou pute, ce ne sont pas des voies d’avenir.
HEC… Antoine sera un commercial ou un financier, ce qui ne nous éloigne pas trop des métiers de la famille. Pour être un bon truand, il vaut mieux aujourd’hui passer son bac, être bon en informatique et avoir des notions financières.
Tu es cynique comme Marc mais tu n’as pas tort. Tu verras, il est très sympa et il te ressemble un peu.
Il est au courant pour ton activité ?
Bien sûr ! Il a vingt ans. Je lui ai tout dit quand il avait douze ans. Jusqu’à ses quinze ans, je travaillais de 11 à 18 heures avec quelques extras le week-end. Je rentrais à la maison vers 19 heures et j’étais une mère presque comme les autres. Tu sais les filles dans la rue, elles sont toutes mères. Depuis qu’il est indépendant, j’ai repris le travail de nuit. C’est certes plus dangereux mais plus rentable. En trois ou quatre heures, tu peux avoir dix à douze clients. Pour obtenir le même chiffre, tu dois passer six heures au minimum dans la journée. Le soir, les clients sont moins pressés et plus argentés.
Où habitez-vous ?
Saint Germain en Laye. Tu es surpris ?
Oui !
C’est Marc qui m’a conseillé d’acheter un appartement rue d’Alsace. Il avait effectué plusieurs repérages dans cette rue. Je crois qu’il avait l’intention de voler ton père d’adoption. Je crois qu’il n’a pas eu le temps. Je l’ai vengé en rachetant l’appartement de tes parents à très bas prix. Tu vois ce que je veux dire ?
Oui, tu as menacé mon père de tout révéler s’il ne te faisait pas un petit prix.
Exact. Ma chance fut de tomber sur une offre de vente d’un appartement de bon standing rue d’Alsace. Je n’ai pas eu à le menacer beaucoup d’autant plus que je payais en partie en liquide.
Il a toujours adoré l’argent liquide.
Pas que ça. Il a voulu que je lui serve d’escort-girl.
Et alors ?
J’ai refusé et indiquant que les amis de Marc pouvaient lui régler son compte. Je ne l’ai jamais revu. La chambre d’Antoine est ton ancienne chambre. Tu te rappelles ?
Oui, elle donnait sur la rue, au rez-de-chaussée. Tu as vécu toute seule depuis vingt ans ?
Question stupide. Même dans cette rue, il y a des souteneurs. Tu dois payer ta dîme et donner un peu de ton corps. Certes, j’avoue être sorti avec un voisin ; tu devais le connaître ; c’était l’homme avec la Rolls-Royce ?
Oui, je vois que tu as bon goût.
Mais, c’était un peu trop compliqué entre Antoine et ma vie professionnelle. J’ai laissé tombé. Et aujourd’hui, j’ai quarante ans et je tapine toujours. Mais quel autre métier peut-il m’offrir après les faux frais dix mille euros de revenus ? J’ai encore trois à cinq ans de bonnes années avant de penser à ma reconversion. Maintenant, il faut que tu montes avec moi sinon je risque d’avoir des problèmes.
Je l’ai suivi dans son petit boudoir. Elle m’a proposé sans conviction de faire l’amour ; Pour la première fois de ma vie, j’ai refusé une telle offre. Nous avons continué à discuter vingt minutes puis elle m’a invité à Saint Germain pour rencontrer Antoine.
Ma vie a toujours été pleine de rencontres insolites qui s’inséraient dans des logiques qui me dépassent.
A NEW GAME
Avec Antoine, j’héritais d’un neveu, presque un fils compte tenu des circonstances. Je n’avais pas avoué à Emilie que depuis j’étais au chômage. Jusqu’à maintenant, je lui avais affirmé que j’étais un spécialiste de la communication. Elle ne m’a pas posé de question. Je pense qu’elle savait pertinemment qui j’étais ; ses collègues avaient bien du lui indiquer que j’avais dans un passé pas si lointain mené des opérations de rabattage pour des hommes politiques en quête de chair fraîche.
Le vendredi, je me suis retrouvé dans mon ancien appartement. J’ai revu ma chambre, le salon, la cuisine ; presque rien n’avait changé sauf bien évidemment les meubles. Revenir sur les lieux de son enfance, un quart de siècle après en être parti la tête basse me procura un soupçon de nostalgie. Je n’avais été particulièrement heureux dans cet appartement. De toute façon, ai-je été un jour été heureux ?
C’est Antoine qui m’ouvrit la porte. C’est une étrange sensation de rencontrer un des membres de sa famille que l’on n’a pas vu grandir et vieillir. D’un coup, j’avais le droit à un neveu sous la forme d’un produit fini J’avais en face de moi un adulte qui me ressemblait étrangement. Il avait simplement quinze centimètres de plus en hauteur et une dizaine en tour de taille. Il avait hérité de notre regard de chien battu. Antoine n’était pas particulièrement beau ; il était avant tout une force de la nature comme l’était Marc. Il avait une bouche à la Mick Jagger. Ses bras s’ouvraient facilement. L’ensemble inspirait confiance et joie de vivre.
Le contact fut assez facile. Sa mère lui avait longuement parlé de son père et de moi. Même si pour lui, j’étais un vieux monsieur comme sa mère était une vieille, il était assez intéressé par ma vie. Il avait surfé sur Internet et trouvé toutes les pages qui mentionnaient mes faits et actes.
Le repas s’étala sur toute l’après-midi. J’ai raconté ma vie, celle que je viens de vous décrire, cher lecteur. Emilie et Antoine me posèrent des questions, m’interrogèrent sur les coucheries, les corrompus, les cinglés du milieu politique.
Vers six heures, avec une innocence désarmante, Antoine me demanda si le chômage n’était pas trop dur à supporter. J’ai été étonné par sa remarque pendant quinze secondes, le temps de me souvenir que le quotidien « Le Parisien » avait publié un petit article sur les victimes de l’élection présidentielle. Mon nom avait été cité sans plus de commentaire mais pour le moteur de recherche Google, cela était largement suffisant pour me ficher.
Emilie me demanda si j’avais de quoi vivre. Je l’ai rassuré en lui répondant que j’avais bien négocié mon départ. Antoine me demanda combien j’avais touché. J’ai hésité à répondre puis j’ai avoué avoir touché 200 000 euros. Il y a eu un silence ; ils se regardèrent puis se mirent à rire. Je ne comprenais pas. Je me suis dit que je n’aurais pas du avouer un tel montant ; que j’aurais du la minorer.
Emilie rompit le silence qui devenait gênant.
Patrick, tu n’es pas un bon négociateur. Toucher 200 000 euros pour quinze années de travail et après avoir participé à une série d’actions plus ou moins louches, tu es un cave.
Antoine reprit la parole pour m’enfoncer d’avantage.
Je vois que tu as fait Sciences Po et non HEC. Tes employeurs, tes chers hommes politiques ont du être heureux de virer pour 200 000 euros qui de toute façon ne leur appartenaient pas. Je constate que tu as été scrupuleux de l’argent du contribuable. Qu’espérais tu en étant honnête, toi qui a participé à tant d’actions illégales. Tu cherches la rédemption.
Ne sachant trop quoi dire, j’ai balbutié quelques mots sans conviction.
Antoine, oui, j’ai opté pour l’honnêteté. Tu sais que des collaborateurs et des hommes politiques ont lancé des rumeurs sordides à mon encontre.
Oui, je m’en doute ; c’est comme les collègues de maman. Ce sont les pires pestes que je connaisse. Si j’ai bien compris ton histoire, tu as vécu au milieu des rumeurs et des saloperies mais, à chaque fois, que le plat de résistance était servi, tu as été le dindon de la farce. En mots, plus simples, tu t’es fait niquer ou enfiler, au choix. Je sens que maman n’appréciera pas mon vocabulaire. Il n’y a pas pourtant d’autres mots pour résumer la situation.
Je dois avouer que je ne peux pas donner tort à mon fils.
Evidemment, vu sous cet angle, je ne sortais pas grandi de la description de ma vie. J’étais un peu abattu. J’espérais donner de moi une image positive et je sortais de ma première rencontre avec Antoine en lambeaux.
Emilie et Antoine virent mon abattement. Elle me proposa de me servir un Jack Daniels ; Antoine décidé de mettre un album du groupe « Garbage » sur la chaîne hi-fi qui trônait dans le coin du salon, Garbage, un groupe de rock puissant et moderne. Ce cocktail me revivifia.
Après quelques digressions musicales, Antoine me relança sur mon ancien métier. Au bout de quelques minutes, il me demanda si j’avais conservé des documents. Je ne connaissais ce garçon depuis quelques heures et il se permettait des effronteries que je n’aurais jamais osé commettre il y a vingt ans. Bien évidemment que j’avais des documents ; j’avais conservé toutes les pièces comptables du parti du Président. Quand j’ai été licencié, le trésorier m’avait enjoint de lui restituer les originaux. Au dernier moment, j’avais décidé de photocopier toutes les pièces en ma possession. Comme ils étaient préoccupés par d’autres choses, essentiellement par la composition du futur gouvernement et des cabinets ministériels, ils n’ont pas vérifié le contenu des deux cartons que je leur ai faits parvenir. Ils n’ont pas ainsi remarqué qu’ils n’avaient, en leur possession, que de simples photocopies et des disquettes. Je conserve depuis plus de deux ans dans le placard de ma petite chambre les originaux, les disques durs et quelques sauvegardes numériques.
Antoine souriait et semblait soulager ; je n’étais plus, à ses yeux, l’idiot du village. Emilie était revenue dans la salle à manger ; elle avait écouté de la cuisine toute la discussion. De son ton jovial, légèrement éraillé par les milliers de cigarettes ingurgités en attendant le client, elle prit la parole.
Patrick, si j’ai bien entendu, tu as de quoi les faire chanter et t’offrir une belle retraite. C’est mérité. Tu as travaillé nuit et jour pour des feignants. Tu as travaillé pour un salaire modeste ; tu t’es ruiné la santé et tu n’as pas eu la carrière que tu méritais. J’ai quelques relations pas toujours fréquentables mais fort utiles pour monter des coups.
Emilie, c’est gentil mais je n’ai pas envi de me lancer dans le banditisme à 40 ans.
Patrick, je crains que tu n’ais pas le choix et surtout, sans vouloir te décevoir, il y a bien longtemps que tu es membre du milieu.
Je ne suis pas un spécialiste du chantage et de l’extorsion de fonds. Si par malheur, j’acceptais ta proposition, nous aurions contre nous les RG, la PJ voire la DST.
Ne monte pas sur tes grands chevaux. Marc t’a mentionné sur sa lettre que tu pouvais me faire confiance. Ecoute, il faut travailler sur un plan machiavélique, sur un plan qui te dédouane tout en nous procurant quelques millions d’euros. Je pense à deux ou trois amis pour monter l’opération. Tu devras les rémunérer mais ils sont de bons investissements.
Je ne sens pas l’affaire.
Je réfléchis de mon côté à un scénario ; fais de même et nous en reparlons.
Antoine avait sagement écouté cette conversation surréaliste entre sa mère et moi. Il avait, à plusieurs reprises, acquiescé les propos maternels.
L’alcool aidant, un sentiment de vengeance m’envahissait, je tenais à en découdre, à régler son compte à ce milieu politique qui m’avait rejeté. Je souhaitais passer « de l’ombre à la lumière » pour reprendre les mots d’un ancien Ministre de la Culture.
Au fond de moi, une voix m’appelait à commettre l’irréparable, une voix d’outre-tombe, une voix qui me rappelait mes gènes, ceux de mon frère Marc, les gènes des voyous.
J’avais, après des années de soumission, une envie de renouer avec mon héritage génétique. J’avais toujours été attiré par la violence, par la destruction. Et puis, j’avais essayé le sexe sous toutes ses formes, la drogue, l’alcool, la vitesse ; que me restait-il pour flirter avec la mort. Nous les post soixante-huitards, nous cherchons notre voie, nous cherchons à nous démarquer de nos aînés sans jamais y arriver. Condamner à être des seconds, nous jouons, face à la vie, les blasés. Depuis vingt ans, j’avais en bouche toujours les mêmes envies. Je me rêvais d’un destin à la Mesrine, je me voyais comme un soldat d’Action Directe. Depuis vingt ans, j’en restais aux intentions. Je restais un petit soldat de l’ombre prompt à regagner le duvet douillet de sa couche. Se battre contre une société qui part en couilles ; c’est difficile. J’avais un ami, un peu plus jeune que moi, un dénommé Guillaume S, qui considérait que la révolte passait par le retour aux valeurs ; qu’être marginal, c’était croire en Dieu, c’était de prendre des positions anti-soixante-huitardes. Je le trouvais chiant à mourir avec ses théories de réac. De tout temps, les conservateurs ont existé ; de tout temps, les conservateurs ont préconisé la supériorité du passé ; le problème, c’est qu’ils sont condamnés à vivre au présent avec leurs fausses images d’un passé révolu. Les conservateurs fantasment sur des principes qu’ils sont incapables de respecter ; les conservateurs sont des peureux de la vie.
J’ai aimé la vie. En fait, je ne suis pas certain ; la vie comme le bonheur ont décidé de me fuir. Je me suis vu en haut de l’affiche mais rapidement, les vautours, les requins m’ont emmerdé. De toute façon, je suis fasciné par la mort, les groupes hard-rock ou de musique « Gothique », les messes noires.
La mort, oui, je me rappelle que pour mes vingt ans, j’avais pris ma voiture, une belle Peugeot 104 Z noire avec des bandes rouges sur les côtés, Sur la Nationale 13, en arrivant sur Evreux, il devait être 18 heures, d’un coup, comme ça, j’ai décidé de me suicider. J’ai lancé ma voiture à fond dans un virage, sans freiner, sans tourner. La voiture a décollé et s’est retrouvé sur une aire de repos bien aménagée. Avant d’atteindre le champ, j’ai stoppé la voiture. J’ai compris que mourir demandait un peu plus d’énergie et de savoir faire. Néanmoins, pendant quelques secondes, j’ai senti ma vie frémir, hésiter. Rétrospectivement, j’ai le sentiment qu’entre la sortie de la route et l’immobilisation de la voiture, il n’y a rien ; juste une vie qui se cherche, qui se joue à pile ou face.
La recherche de l’exaltation a été mon fil rouge. J’ai beau eu être un petit kapo ; j’ai eu beau vivre par procuration, j’ai adoré flirté avec l’illégalité. C’est pourquoi, à quarante ans, je me voyais bien passer du côté obscur de la lune.
J’avais été avant tout une petite main et un intellectuel de bas étage mais je connaissais avec précision le fonctionnement de la société médiatique, le fonctionnement des institutions. La France est un pays à pouvoir faible qu’un coup de vent peut renverser, le pouvoir ne tire sa force que de la pesanteur de l’administration. Il est en quête permanente de légitimité. Est-ce à cause de la décapitation de Louis XVI ou de la prise insurrectionnelle du pouvoir par le Général de Gaulle en 1958 ? Ce qui est certain que de manière périodique, les politiques ont toujours l’impression de vivre sur une corde raide. Cette peur de la révolte, de la révolution qui anime tout pouvoir, toute majorité en place m’a toujours fasciné. Il suffit de quelques grandes grèves, de quelques défaites électorales, un réveil de l’opposition ou la montée des appétits au sein d’un parti pour qu’un sentiment d’extrême précarité naisse. Un scandale financier, quelques révélations sulfureuses peuvent aussi déstabiliser le régime. Panama, Stavisky, l’affaire Markovic les diamants de Bokassa…, les exemples ne manquent pas. La manipulation compte plus que le contenu de l’affaire.
En politique, il y a une tendance naturelle à rejouer toujours les mêmes scènes. Celles du coup d’Etat, celles du régicide, celles de l’éternel retour figurent au best-of de l’histoire de France. Vieux pays mais avec une classe politique éternellement adolescente, telle est la France. Je suis stupéfait du caractère clanique, du caractère mafieux de notre système politique. Il y a dans ce pays toute une hiérarchie invisible du grand public ; des collaborateurs sans grade jusqu’aux ministres, il y a un code informel qu’il convient de respecter. C’est au nom de ce constat que j’ai entrepris de relever le défi qu’Emilie m’avait jeté, celui de m’amuser, celui de m’enrichir à leurs dépens. .
SEE EMILY PLAY II
Une des premières chansons que j’ai adorée s’appelait « See Emily Play ». J’adore cette chanson des Pink Floyd, écrite par Syd Barret. Ce dernier a quitté le groupe trois ans après sa formation. Rongé par la drogue, il ne supportait pas le succès. Il s’est reclus chez sa mère pour ne plus en sortir laissant la réussite, l’argent à ses compagnons. Vie brisée, star naissante incapable de s’assumer, il a préféré l’isolement.
Pour ma deuxième visite à Saint Germain, je suis venu avec une bouteille de Margaux et un album des Floyd sur lequel figure la chanson.
Emilie, à peine avais-je franchi le pas de l’entrée, m’annoncé qu’elle avait invité Martin et Franck, deux de ses fameuses relations. Je n’étais pas très heureux de cette initiative ; j’aurais aimé un peu plus de temps à la réflexion. Je comprenais surtout qu’Emilie avait décidé de me prendre en main. Je n’étais pas naïf. Son engouement pour ce chantage était intimement lié à la volonté de s’affranchir, de se retirer des affaires. Elle ne m’avait pas parlé de sa commission mais je savais qu’il suffisait d’attendre.
Je me suis vite aperçu qu’ils avaient, avant mon arrivée, tout préparé. J’avais même la désagréable impression que je ne pouvais plus reculer.
Les deux acolytes d’Emilie s’appelaient Nicolas et Fred.
Nicolas, un ancien client d’Emilie était un mercenaire des temps modernes. Informaticien de formation, il avait intégré les services secrets français à trente ans. A quarante ans, un peu fatigué par une vie de vagabond, il avait été mis sur la touche ; furieux, il était devenu un agent indépendant pénétrant les réseaux informatiques d’entreprises, d’Etats à la seule condition d’être payé 10 000 dollars l’heure. Il travaillait toujours seul ne supportant pas bêtise des hiérarchies. Sans famille, intrépide mais organisé, il n’avait qu’une faiblesse, Emilie.
Nicolas, avait une double compétence, l’informatique et les explosifs. Il passait son temps à monter des bombes à partir de toutes les substances lui passant sous la main. Il répétait à longueur de journée que tout est explosif, c’est une question de dosage. Le yaourt, le lait, le whisky tout était bon pour entrer dans une bonbonne. Quand il était en panne d’inspiration, il se connectait à quelques sites Internet pour apprentis terroristes qui fourmillent sur le grand réseau mondial. Côté détonateur, son imagination était sans limite ; son grand jeu était de programmer une explosion à partir du moment où une page d’un site Internet est visionnée. Il fut un des premiers à utiliser les téléphones portables comme déclencheur à distance.
Fred avait l’air d’un vrai voyou ; il ressemblait aux seconds rôles des films de truands des années soixante. Mâchoire en avant, les cheveux bruns, courts et une cigarette éteinte en permanence dans la main, il avait un regard vif. Je me suis demandé s’il n’était pas le mac d’Emilie. Je n’ai pas osé lui demander. Sa mission était de nous protéger, de ne veiller à ce que personne ne nous repère et ne nous suive.
Fred n’était pas son véritable prénom. Il s’appelait Pierre-François Leonetti. Il était corse. Pas un Corse du continent, mais un vrai Corse demeurant la semaine à Ajaccio et dont la demeure familiale se situait à Levi en Corse du Sud. Un soir, il m’avoua qu’il avait rencontré Emilie sur le bord de la piscine de l’hôtel « le Maquis » de Porticcio. Pierre-François n’aimait pas les mangeurs de tomates, ces continentaux qui envahissent son île sans rien connaître et qui pour économiser quelques euros se contentent de manger des tomates cultivées en Espagne ou en Italie.
J’ai compris au fil de mes rencontres avec Fred qu’il nous épaulait qu’au nom de son dégoût vis-à-vis de l’Etat français. Il avait exigé une chose, pas de morts d’enfant. Je lui ai répondu que j’avais l’intention de ne tuer personne. Il me répondit que le meilleur des plans peut vite déraper. Fred n’a pas été arrêté ; il court toujours dans le Maquis à moins qu’il ne soit tranquillement installé dans un des nombreux bars d’Ajaccio. Je l’imagine, assez bien, à une table du bar « les 2 G » de la place Foch, à quelques mètres de la mairie et de la préfecture honnie.
Emilie a tenu à ne pas impliquer Antoine ; il n’a guère apprécié cette mise à l’écart ; il considérait que c’était lui qui avait eu l’idée du plan, l’idée de prélever une dîme sur le milieu politique. Après une âpre négociation, Emilie accepta qu’il assiste aux réunions mais il lui était interdit de prendre part directement aux actions sur le terrain.
Nous formions une étrange bande ; nous étions cinq à avoir en commun l’amour du Jack Daniels, du rock voire du hard rock ainsi que des belles voitures. Fred roulait en Ford Mustang, une vieille Ford Mustang, noire du début des années soixante-dix. Elle était splendide mais pas discrète ; Nicolas adorait, en ce qui le concerne, les Porsche. Lors de chacune de nos rencontres, il en avait une nouvelle. Je ne savais comment il se les procurait, ni ce qu’il en faisait.
Je dois l’avouer ; j’étais un peu dépassé par les évènements. Je n’avais guère le temps de me préoccuper de ce genre de questions et encore moins pour les résoudre.
J’ai consacré mon énergie à édicter des règles de sécurité. Je connaissais un peu les pratiques policières. J’ai donc établi des règles claires pour éviter que nous soyons repérés. J’avais ainsi interdit l’utilisation entre nous des téléphones portables. Pour fixer nos rendez-vous, pour passer à l’action, nous utilisions les tchats sur Internet. Nous ne branchions à la toile non pas en recourant à nos ordinateurs personnels facilement repérables mais en allant dans les cybercafés afin que les adresses IP ne nous trahissent pas.
Emilie qui pour améliorer son quotidien alpaguait des clients en surfant sur les tchats roses nous conseilla ceux de la communauté homosexuelle. Leur fort trafic permettait dans le maquis des messages de passer quelques infos sur notre plan et sur nos futures actions tout en restant totalement anonymes.
Nous avions chacun des pseudos. Je m’appelais xcv ou uos, ou startmeup ou plus simplement rat-75. Nicolas avait comme pseudo, « bom », « seb75-18 », « 5-19 » ; Fred utilisait des mots corses ou des noms commençant avec la lettre « y ».
Un message « ch mec plus de 30 tbm sur Paris 9 » signifiait « rendez-vous devant Montmartre ». Le message « viens en dial p » était synonyme de passage à l’action. Pour des messages plus élaborés, nous recourions à des messages incrustés dans des photos placés sur des blogs. Les messages n’apparaissant qu’en modifiant les couleurs, en passant par exemple en négatif ou en inversant les couleurs.
Ils nous arrivaient de recevoir des propositions douteuses lors de nos connexions. En moins de cinq minutes, il n’était pas rare qu’un ou deux hommes nous proposent une rencontre chaude.
Mais venons en au plan. Comme je vous l’ai mentionné ; c’est Antoine qui a dessiné les grands axes du plan à deux frappes ; une axée sur la dissuasion et une sur la force visant à démontrer le sérieux de nos intentions.
L’objectif était simple : extorquer au gouvernement ou au parti majoritaire, dix millions d’euros. Nous aurions être un peu plus gourmands ; le premier lot à la loterie nationale ou à l’euro-millions peut dépasser les 30 millions d’euros. Pourquoi dix millions, c’est tout simple. Cela faisait deux millions chacun, Antoine recevant une part entière également.
Quel était le moyen utilisé ? Le chantage. Les dix millions étaient le prix de notre silence sur les méthodes de financement des campagnes de 2002, présidentielle et législatives.
La méthode, comme vous le savez déjà, reposait sur deux piliers.
Nous avions convenu d’adresser un message mail et par courrier au chef de cabinet du Premier Ministre, signé d’un groupe baptisé « Angie » annonçant qu’à défaut d’un versement sous huit jours francs de la somme sur un compte aux Iles Caïmans, copie des versements illégaux effectués durant les deux campagnes seraient envoyés aux quotidiens et aux juges du pôle financier.
Conscient que les autorités risquaient de ne pas prendre notre courrier au sérieux, il était prévu comme preuve de notre détermination trois attentats.
Ces attentats étaient supposés inciter le gouvernement à traiter avec nous.
Si aujourd’hui, je suis derrière les barreaux, c’est que le plan n’a pas fonctionné comme prévu.
Le courrier ainsi que le mail sont bien arrivés sur le bureau du chef de cabinet. Comme nous l’avions pensé nous n’avons obtenu aucune réponse. Celle-ci devait nous arriver via un forum sur Internet consacré à l’utilisation du dernier walkman de Sony.
Du fait du silence radio, Fred et Nicolas ont confectionné trois bombes de faible puissance que nous avons placé en trois endroits distincts.
Si je me rappelle bien, je me suis fait arrêté une demi-heure après la dernière explosion. C’était Antoine qui avait eu l’idée de la mise à feu des bombes. Il suffisait de consulter une page déterminée sur un site web. Cette consultation initialisait l’émetteur des bombes relié par wifi au réseau Internet, émetteur qui par ondes courtes provoquait l’amorçage des bombes.
Ce dispositif était compliqué mais terriblement efficace. Antoine en était fier.
Il y a quinze minutes, j’ai reçu un message par un de mes surveillants m’annonçant que deux personnes souhaitaient me rendre une visite. Depuis six mois que je suis à l’ombre, je n’ai guère été dérangé. Je craignais même qu’un soir un gardien ou un membre de la DST me trucide car plus personne ne parlait de moi et plus personne osait s’enquérir de mon état.
Mon avocat passait tous les jours au début de mon incarcération puis nos rendez-vous se sont estompés. Mon dossier l’a dans un premier temps amusé puis il s’est lassé d’autant plus que je ne dispose pas d’une fortune personnelle suffisante pour bien le rémunérer. Il me demande plus de 300 euros de l’heure.
Je suis inquiet, pour la première fois depuis mon arrestation. Je ne comprends pas pourquoi deux personnes viennent me voir à la Santé après vingt heures, après les heures légales des visites.
FREEDOM
J’éprouve toujours une angoisse quand le soir tombe sur la prison quand le ciel et les murs ne font plus qu’un ; quand les hurlements des détenus en manque de liberté, de sexe et de drogue parcourent les longs couloirs. En me rendant dans le bureau du directeur, j’ai sué, j’ai pensé que ce soir serait le dernier.
Quand la porte s’est ouverte, je suis tombé sur mon avocat et sur le juge d’instruction. Ils riaient de me voir apeuré.
Et dire que cet homme est censé menacer nos institutions, lança le juge sur un ton rempli de morgue.
Que voulez-vous, le gouvernement est faible et ses responsables couards ; ajouta mon cher avocat.
Je restais interdit, me sentant sal, pouilleux dans mon survêtement.
Le juge reprit la parole sans m’adresser un regard pour m’annoncer que je serai relâché demain vers six heures du matin.
Le directeur était déjà au courant et ne commenta pas la décision. J’ai eu le temps de voir sur son bureau un papier signé du Président de la République de me libérer.
Je suis après cette rapide entrevue regagné ma cellule. C’était donc la dernière nuit que j’allai passer dans ce monde carcéral. Un sentiment étrange m’envahit car je m’étais convaincu que je resterai très longtemps derrière ces murs.
Quelles seront mes premières actions d’homme libre ? Je n’ai guère envi de revoir mes amis, ma famille ; j’ai simplement envi de courir à l’infini et de sentir l’odeur de la mer.
Après avoir vécu tout par procuration, après avoir vécu à 120 % la vie, le sexe, le pouvoir, peut-on se satisfaire d’une vie simple. Même la prison par son caractère extrême me plongeait dans une extase de drogué. Le mur s’effondre pour me laisser face à ma vie. En attendant l’heure de la sortie, je me souviens des images du film d’Alan Parker « The Wall », film conçu par Roger Waters, l’ex bassiste des Pink Floyd. Le héro, le fameux Pink, un rocker à la dérive, est condamné à la fin du film à vivre avec les hommes sans aucun mur de protection. Par murs, il faut entendre murs mentaux, idéologiques, sexuels….
Vous connaissez obligatoirement le refrain d’another brick in the wall part II ?
Je vous livre les paroles ; je les ai écoutées des centaines et des centaines de fois.
“We don’t need no education. We don’t need no thought control. No dark sarcasm in the classroom.
Teacher, leave those kids alone. Hey, Teacher, leave those kids alone !
All in all it’s just another brick in the wall. All in all you’re just another brick in the wall.
We don’t need no education. We don’t need no thought control.
No dark sarcasm in the classroom. Teachers, leave those kids alone.
Hey, Teacher, leave those kids alone !
All in all you’re just another brick in the wall.
All in all you’re just another brick in the wall.”
SI vous ne le connaissez pas, allez acheter l’album, il en vaut vraiment la peine. Ce n’est pas de la publicité car je ne touche rien et de plus les Pink Floyd sont à l’abri du besoin pour quelques générations. Ils ont même renoncé à 150 millions de dollars pour effectuer une nouvelle tournée dans la configuration des années soixante dix c’est-à-dire avec Roger Waters et David Gilmour, le bassiste et le guitariste.
L’album « The Wall », c’est ma vie, c’est celle des post baby-boomers.
Ce sont mes derniers mots car ma libération s’accompagne de certaines conditions. L’une d’entre elles consiste à remettre avant que je ne sorte de la Santé toutes les feuilles que j’ai noircies.
C’est frustrant, j’en conviens, mais la liberté vaut bien quelques sacrifices. Elle vaut surtout toutes les encoches à la vérité. Je me rappelle de mon père qui me racontait cette histoire de résistants durant la seconde guerre mondiale en Normandie, à Bernay pour être précis. Un dénommé François, un chef FFT, reconnu pour sa bravoure et qui avait mené de très nombreuses opérations dans le bocage, est fait prisonnier par l’armée allemande en novembre 1943. Torturé pendant deux jours, il dénonce son réseau et est envoyé en camps de concentration. De retour à Bernay le 10 juin 1945, il est assassiné, le jour même, comme un chien en pleine rue par une bande de pseudos résistants qui crient mort au traître. Il ne lui a été fait aucun crédit de son passé héroïque, aucune circonstance atténuante ne fut retenue malgré la torture qu’il a enduré avant de lâcher deux ou trois noms. Il a été jugé coupable par quelques freluquets qui n’avaient pas participé aux évènements, par quelques freluquets qui ont eu la chance de naître un peu plus tard que François ou d’être pas au mauvais endroit le mauvais jour…
Personne ne résiste à la torture si ce n’est en choisissant la mort immédiate, nul ne peut affirmer qu’il ne parlera pas face à la menace, nul ne sait comment il pourra agir lorsqu’il s’agit de sa vie et de sa liberté.
Dans ma petite cellule de la prison de la Santé, je n’ai pas longtemps hésité. J’ai accepté sans condition ou presque le marché qui m’a été proposé.
Je ne sais pas comment les pages que j’ai écrites seront imprimées. La seule certitude est que mon avocat en sera le premier bénéficiaire.
Le Dossier de l’avocat
Midnight Rambler
Comme vous le savez, Patrick n’est plus dans la prison de la Santé. Il n’a pas terminé son histoire. Ce n’est pas un mal car c’est un manipulateur, un funambule de la vie ne connaissant comme limites que celles de son imagination. Le mensonge lui sert de colonne vertébrale. Il n’en demeure pas moins que certains des personnes qu’il a côtoyées ne souhaitaient pas qu’il achève son travail autobiographique. Vous le comprenez aisément compte tenu de l’acuité des affaires de financement de la vie politique dans notre pays.
Ne vous inquiétez pas ; je ne vous laisserai pas au milieu du gué ; cette histoire mérite d’avoir une fin à défaut d’avoir une morale.
Patrick, après la Santé est parti discrètement pour Reykjavik. Je tenterai de vous en expliquer les raisons. Compte tenu de sa situation, je me suis surpassé en obtenant sa libération ; malheureusement, je ne peux en faire état publiquement, faute de quoi je serai radié de l’Ordre et, en outre, ma vie serait en danger. C’est regrettable car je dois l’avouer, être avocat à Paris n’est pas une sinécure. J’aurais apprécié convaincre de mon efficacité mes éventuels futurs clients.
Je connais Patrick de longue date. Je figure, en effet, parmi ses rares amis. C’est pour cette raison que je suis son avocat. N’ayant confiance en personne, il n’avait guère envi de s’adresser à un grand cabinet d’avocats ; de toute façon, désargenté, il ne pouvait pas payer les honoraires d’un caïd du barreau. Rassurez-vous, je ne suis pas un mécène et si j’ai accepté de le défendre, c’est en contrepartie de la publication de son journal.
J’ai rencontré Patrick il y a plus de vingt ans aux Jeunes Giscardiens. Je n’étais pas du tout de droite et encore moins giscardien. Les Jeunes Giscardiens étaient connus pour leur goût de la fête et pour leur carnet d’adresses. Je me suis dit que cela serait divertissant et utile. Ce mouvement a vu passer quelques personnalités, Jean-Pierre Raffarin, Patrick Poivre d’Arvor..
Je n’y suis pas resté longtemps car j’ai vite compris que ce mouvement était en voie de décrépitude ; il était inscrit que Giscard ne reviendrait jamais plus à la barre après son échec de 1981 ; j’ai quitté ce navire de « has been » pour rejoindre le RPR. C’était beaucoup moins drôle mais beaucoup plus rentable.
Pendant mon bref passage chez les Giscardiens, Patrick m’avait fasciné par son recul, par sa sagesse et sa capacité à mener de front son activité militante et son parcours estudiantin. C’était déjà un joueur de rumeurs ; il aurait pu être un bon comédien, ténébreux mais non dénué de charme. Il avait la réputation d’être un don juan or personne ne le voyait avec ses conquêtes. Je suis convaincu qu’il a toujours préféré la compagnie furtive des prostituées à celles de petites amies, la compagnie des livres à celle des hommes.
Vivant dans un autre monde, il était en total anomie ; il n’a jamais beaucoup eu de bornes ou de repères dans sa vie. Il ne voyait plus les différences entre une call-girl et une amie, entre un collègue, une connaissance, un ami ou même un membre de sa famille. Il se voyait comme un mercenaire. Le sexe était en ce le concerne un outil professionnel comme les autres. A force d’évoluer dans le monde des illusions, il avait perdu le fil de la vérité ; sa vie se confondait avec celle des élus qu’il servait. Il vivait par procuration. Il rêvait d’une existence sur grand écran, d’une existence de roman où tout est possible et réversible à l’infini.
Avec Patrick, tout doit aller très vite, tout est éphémère ; la mort rode autour de lui depuis son enfance ; elle s’est engouffrée dans son âme ; pour y échapper, il refuse de vieillir et s’imagine en éternel adolescent. Son rapport à dieu, à la vie a été profondément altéré par ces expériences. Il s’affirmait athée mais passait des heures entières à réfléchir dans des églises si possibles imposantes comme celles de Saint Sulpice ou de Saint Augustin. Après des semaines de perversité durant lesquels il avait forniqué avec de nombreux prostitués de tous les sexes, il entrait dans un cycle mystique de rédemption. J’ai bien dit « tous les sexes » car contrairement à ce qu’il a écrit il n’avait en la matière aucun interdit. Il aimait les femmes, les gays ou les transsexuelles ; il aimait par dessus tout payer pour consommer, ne jamais être attaché sentimentalement.
Sur le plan professionnel, il a toujours été un kapo, une petite main. Son origine sociale ne le prédestinait pas à être autre chose. Sans fief familial, il n’avait guère de chances de monter dans la hiérarchie des partis de centre droit français. Il était un petit soldat chèrement rémunéré car sur ce point son sang normand aiguisait son sens de la négociation et des affaires.
Quand je le revois par hasard en 2002 ; j’ai senti que l’homme était usé ou plutôt brûlé. Il avait un regard bizarre, encore vif mais détaché. Plusieurs de ses anciens collègues de travail m’ont signifié qu’il était devenu fou, incontrôlable qu’il fallait le stopper. J’étais surpris car il avait toujours été mu par la prudence ; il n’agissait que couvert par une autorité supérieure. Il était le parfait exécutant ; il n’aimait pas se mettre en avant, demander des avantages ; il n’a jamais été un chef ; el en était incapable. Il était fidèle vis-à-vis de ses patrons. Que c’est-il passé ? C’est tant pour des raisons professionnelles que pour des raisons amicales que j’ai mené mon enquête. J’ai reconstitué les deux dernières années précédant son incarcération. J’ai été aidé en cela par deux ou trois personnes. Je tiens à ce titre, tout vivement, remercié Audrey qui par sa disponibilité, par sa patience m’a révélé les dessous du jeu politique qui a conduit Patrick à commettre l’irréparable.
Quand il m’appelé pour le défendre, je n’ai pas été surpris. Je l’avoue, ces faits d’armes m’ont surpris ; je l’imaginais avant tout comme un intellectuel, un pseudo-écrivain rêvant d’aventures mais incapables de passer du virtuel au réel. Créer une bande, réaliser des opérations terroristes me semblaient hors de sa portée.
C’est par inaction, par ennui que Patrick a décidé de se muer en bandit à la petite semaine à moins que sa volonté de ressembler à son cousin, Marc, l’ait d’un coup envahi au point de ne plus pouvoir échapper à un destin quasi-familial. En travaillant sur ses antécédents familiaux, j’ai ainsi repéré que son père était loin d’être l’honnête homme qu’il feignait d’être à Saint Germain en Laye. En réalité, il travaillait, en plus de ses activités dans le bâtiment, pour une compagnie réalisant de l’import/export avec l’Angola, des armes contre du pétrole et des diamants. Son père avait même réussi à étendre son négoce avec les deux partis en guerre depuis des années ; les Américains avaient été stupéfaits par ce Français. De toute façon, cela n’a guère d’importance car Patrick n’avait aucun contact avec son père.
Après les élections de 2002, de manière assez incompréhensible, Patrick a été faute de parrain laissé au bord de la route. Ses derniers employeurs avaient été battus faute d’avoir soutenu le Président de la République ; Jean, rappelez-vous, celui qui a initié Patrick au militantisme, avait fini par fuir à l’étranger par peur d’être incarcéré pour corruption.
Patrick aurait du rebondir car il a été à la manœuvre durant toutes les campagnes de 2002. Il a orchestré les sources de financement en mettant de bons tuyaux là où il fallait. Mais, surtout, il avait eu la charge de négocier avec une grande banque les lignes de prêts pour le parti du Président.
Avec le financement public des parts et la prise en charge des campagnes par l’Etat, l’important consiste désormais à obtenir des factures. Elles sont des pièces clef pour obtenir le fameux remboursement. Patrick les récupérait avec un doigté extraordinaire ; il les centralisait à la perfection. Tant que les candidats sont au-dessous du plafond légal de dépenses, ils ont tout intérêt à dépenser. Plus ils dépensent, plus l’Etat remboursera.
Là où il était le meilleur, c’était pour blanchir de l’argent illégal. Il utilisait une myriade d’associations servant de sas pour le paiement. Il obtenait des fournisseurs de devis minorés en contrepartie de quoi ils recevaient en liquide d’honorables compléments.
Patrick pourrait vous le confirmer mieux que moi ; rare sont les hommes politiques qui s’enrichissent de ces pratiques ; en revanche, il y a une faune tournant autour d’eux, la faune des faiseurs de roi, des courtisans, des notables qui vivent sur la bête.
Riche de ses secrets, il avait tout pour survivre après les élections de 2002. Mais, se croyant très fort, il a oublié qu’il avançait sans protection. Utilisé pour son absence d’appréhension, exploité pour ses compétences, il ne s’est pas méfié de « ses propres amis ». Il était conscient que si on lui avait confié des missions financières, c’est qu’avec la multiplication des affaires, nul n’osait s’aventurer dans ce domaine. Mais, flatté d’être en possession fictive du magot, il ne regardait pas assez les poignards s’aiguisant dans son dos. Ils étaient nombreux. Des années durant protégé par un ancien Président de la République, par une légion de Présidents de groupe parlementaire, il avait été un petit soldat protégé par une belle armure. Ceux qui avaient du subir son ascension attendaient, avec impatience, le jour de la Saint Barthélemy du Patrick.
Sans parrain, un collaborateur est un orphelin en danger. Pour évoluer, pour progresser, un porte-coton doit être soutenu, sinon il pointe à l’ANPE. Une protection même supposée suffit, la crainte, le doute l’emporte toujours dans le milieu. Cette notion de parrain ne vaut pas au début de la carrière. Les hommes politiques aiment s’entourer de jeunes collaborateurs sans lien affiché. Ces derniers sont, par nature, plus fidèles, plus malléables, plus corvéables. Ils sont aussi plus naïfs.
Congédié comme un malpropre malgré les lourds secrets qu’il porte en lui, il n’est pas seul sur ce terrain. D’autres que lui, dans le passé, ont pour se venger de telles infamies écrit des livres dénonçant les travers du milieu ou ont saisi la justice. En ce qui concerne le livre, vous l’avez pu le constater, il l’a fait. Certes, il comporte peu de révélations ; il est avant tout le récit d’un itinéraire d’un enfant perdu dans un milieu qui le dépasse.
Le moment du basculement dans la folie intervient lorsqu’un proche du Président de la République lui annonce, quelques jours après les élections législatives, en 2002, qu’il ne participera pas à l’aventure de ce quinquennat en raison de son âge ; or, celui qui ose lui parler de son âge a plus de 65 ans. Après il lui est dit qu’une nouvelle époque commence, une époque de vertu, de transparence… Il croit rêver.
En dédommagement, la République ne lui propose aucun poste honorifique. Certains de ses collègues sont nommés au Conseil d’Etat, à la Cour des Comptes ou au sein d’une inspection générale. Certes, il reçoit de l’argent, une somme assez conséquente, une partie en liquide bien évidemment. Il reçoit environ 200 000 euros ; c’est pas mal pour un homme sans fortune.
Si j’en crois ses dires, Patrick est entré abattu chez lui. Il venait de perdre Lexane, une très belle fille animée d’une soif de reconnaissance et muée par un très fort intérêt. Il le savait. Il n’a jamais admis qu’elle le trahissait, depuis de nombreux mois, sans retenu en le discréditant auprès des plus hautes autorités. Certains de ses amis l’ont mis en garde sur les agissements de Lexane mais il refusait, un peu par lâcheté, de la recadrer. Elle l’a quitté en dix secondes lorsqu’elle a appris qu’il avait été licencié. Elle n’a eu que l’embarras du choix ; elle avait multiplié les liaisons avec des députés et des ministres.
Après il y a la rencontre avec Emilie et sa bande de petits voyous. Patrick a été manipulé par la prostituée qui ne souhaitait que quitter son métier et acheter une maison en Camargue. Nicolas et Fred étaient des éternels adolescents, tout comme Patrick, accusant les baby-boomers de ne pas laisser la place aux enfants nés après 1960. Fred et Nicolas ne supportaient plus de n’être que des seconds couteaux du milieu. Ils étaient toujours au service de parrains âgés ; en outre, ils étaient effrayés par la montée en puissance des caïds d’origine algérienne ou tunisienne. Ils savaient qu’ils étaient condamnés à disparaître.
En tant qu’avocat, je partage assez la théorie de la génération sacrifiée. Patrick en est une belle victime.
La société française est une société bloquée en partie par le poids des ex-soixante-huitards.
En effet, du fait de l’allongement de la vie, de l’absence de guerres, ce qui constitue un phénomène sans précédent, les classes d’âge du baby-boom nombreuses à la base le sont encore au stade de la maturité. En outre, elles ont du attendre que les papys nés avant guerre cèdent leurs hochets ce qui est intervenu il y a peu. A ce titre Jacques Chirac constitue la preuve vivante que certains de les papys font de la résistance ; né en 1932, il persiste à occuper la fonction de Président de la République quarante ans après être entré dans la vie politique.
Il n’y a pas de doute que les baby-boomers ne sont pas prêts de laisser leur place sur tout aux trente quarante ans. A la limite, ils préfèrent partager leur pouvoir avec les moins de trente ans qui constituent une moindre menace ; ces derniers ont pour eux la jeunesse, cet Eden que les vieux d’aujourd’hui tentent de conserver. Sal temps pour les 30/40 ans d’autant plus que nos vieux beaux ont décidé en politique de faire une petite place aux femmes. La parité leur a permis de légitimer certaines de leurs maîtresses ou de se reconstituer un vivier au moment où leurs qualités physiques périclitent. Bien installés dans leurs fonctions, ils ne craignent pas la concurrence des menthes religieuses qui d’un coup ont envahi les conseils municipaux, généraux ou régionaux. Pour l’Assemblée nationale, leur sens du dévouement n’a pas été jusqu’à introduire la parité. En introduisant la parité, nos vieux soixante-huitards ont réduit à la portion congrue les élus masculins de moins de 40 ans. Or, pour avoir bien souvent pris la place d’élus par la force il y trente ans, ils savent bien que le danger provient toujours des trentenaires assoiffés de réussite. Comme quoi, derrière des idées généreuses se cachent toujours de vils intérêts. Patrick n’était pas assez lèche-bottes pour attirer les bonnes grâces des baby-boomers. De toute façon, notre classe politique aime de moins en moins les caractères trempés. Elle passe son temps à sacraliser De Gaulle tout en générant des élus falots.
Les considérations idéologiques de Patrick et de sa bande étaient faibles ; ils étaient motivés avant tout par l’appât du gain. Il n’en demeure pas moins que le plan qu’ils avaient monté ne pouvait qu’échouer.
Patrick avait en sa possession toutes les pièces comptables de la campagne de 2002. Il avait surtout le nom des personnes et des entreprises qui avaient financé en sous-main les meetings du Président et de ses principaux lieutenants. Il avait également les preuves des surfacturations. Le parti du Président avait détourné ainsi l’argent du contribuable. Les entreprises majoraient les factures et promettaient de fournir certaines prestations à titre gracieux hors période électorale. Patrick avait surtout en poche les preuves que des collaborateurs du Président avaient créé une entreprise d’évènementiel dans le seul but d’émettre des factures. Les candidats aux élections législatives étaient obligés d’insérer dans leur compte de campagne ces factures qui ne donnaient lieu qu’à de très vagues prestations. Bien évidemment, les candidats étant remboursés par l’Etat de leurs dépenses ne s’inquiétaient pas cette opération comptable. L’entreprise a ainsi perçu des millions d’euros. A quoi ou à qui a servi cet argent ? Je l’ignore et je ne veux pas le savoir. En revanche, je sais que cette même technique a permis de renflouer une entreprise spécialisée dans la location de tentes. A sa décharge, pendant cinq ans, elle n’avait pas été payée par le parti du Président.
Avec les documents en poche, Patrick avait les moyens de salir le Président, plusieurs ministres et une bonne centaine de députés.
Le mail qu’il adresse a chef de cabinet du Premier Ministre mentionne le nom de ses cibles politiques. Il mentionne que les pièces à conviction sont à l’abri dans des coffres répartis dans six Etats. En cas de non respect des conditions fixées par le mail, des notaires avaient comme mission de transmettre à des journaux français et étrangers les fameux documents.
A la réception du document, le chef de cabinet a réellement cru à un canular. Elle n’a pas prévenu le ministère de l’intérieur et encore moins le Premier Ministre. C’est simplement le soir lors de son dîner avec son mari qu’elle s’est rappelée de ce drôle de mail et de la lettre au contenu identique qu’elle a reçue dans la matinée. Son mari est le conseiller politique du Président. Les propos de sa femme l’ont intrigué. En effet, il était au courant de toutes les manipulations financières de la campagne présidentielle et des campagnes législatives. Il savait que les informations du courrier étaient exactes. Il a également compris qu’une telle menace n’était pas un canular. Il a surtout réfléchi sur le nom de l’auteur de la missive. Trois ou quatre personnes étaient au courant des malversations. Tous étaient encore en fonction auprès du Président sauf un, Patrick. Il s’était toujours méfié de Patrick. Il le considérait avec mépris. Il n’avait jamais été dans le parti du Président ; il le considérait comme un homme peu fiable, pas très intelligent et surtout incontrôlable. Il n’aurait néanmoins pas imaginé d’être capable de réaliser une telle opération. Après en avoir discuté avec sa femme, il doutait que Patrick passe à l’action. De ce fait, ils ne prévinrent pas la DST ou les RG.
Cette totale indifférence a conduit la bande de Patrick à commettre l’irréparable, trois attentats stupides. Ayant accès au dossier d’instruction, j’ai reconstitué avec minutie le déroulement de l’ensemble de l’opération. Nicolas avait confectionné avec passion cinq petites bombes. Il était assez fier de ses réalisations ; ses bombes étant très compact et stables.
La première cible de Patrick était l’Assemblée nationale. Il en connaissait tous les recoins. S’attaquer à l’Assemblée, c’était, à ses yeux, s’en prendre à un symbole désuet de cette République décadente.
Pour placer la bombe, Patrick est entrée par le 128 rue de l’Université ; cette entrée est celle de l’Hôtel de Lassay, la résidence du Président de l’Assemblée nationale ; elle est réservée aux seuls détenteurs de cartes d’accès accordées aux fonctionnaires de l’Assemblée et aux collaborateurs des députés. Malgré son licenciement, Patrick disposait d’une carte ; un député ayant accepté de lui en attribuer une. Pour les titulaires de ses cartes, il n’y a pas de fouille. Une fois dans l’Assemblée, Patrick peut déambuler partout. Il est arrivé avec un sac à dos contenant trois bombes confectionnées par Nicolas.
Patrick s’est dirigé, en premier lieu, vers la salle de réunion du Groupe parlementaire de la majorité. Il s’agissait de la salle Colbert qui se situe au 1er étage du Palais Bourbon. Patrick a pénétré dans la salle puis installé la bombe au niveau de la troisième travée.
Il est ensuite remonté au troisième étage du Palais Bourbon et a disposé la deuxième bombe derrière un fauteuil installé à proximité du bureau du Président du principal groupe de l’opposition.
Toujours avec calme et en saluant les agents et les collaborateurs, Patrick s’est dirigé vers son ancien bureau dans l’aile est du palais. Il a pris l’ascenseur, juste à côté du bureau de Poste, jusqu’au deuxième étage. Il n’y avait personne. C’était un vendredi et de ce fait les députés ne siégeaient pas. Sur le palier, il a regardé si personne ne venait puis a pénétré dans un long couloir. Il a ouvert la troisième porte sur sa droite ; il est entré dans le bureau et a mis dans un des placards le troisième engin explosif. Sans s’attarder, il est ressorti. Ce bureau était son ancien bureau. Ainsi, il signait les attentats.
Pour parachever l’opération « Assemblée », une autre bombe avait été déposée par une tierce personne innocente dans le parking. Il s’agissait d’utiliser une des failles du système de sécurité de l’Assemblée, système qui a pourtant été vu et revu à la hausse par le nouveau Président de l’Assemblée nationale.
Une voiture d’une des collaborateurs de groupe parlementaire ayant une carte d’accès pour le parking de l’Assemblée situé sous la Cour d’honneur avait été repérée par Fred. Une fois la voiture repérée, il avait suffi sous le coffre arrière de fixer un explosif commandé à distance. Les voitures des collaborateurs ne sont pas, en effet, pas fouillées, ni passées sous un détecteur. Fred, en avait après avoir suivi plusieurs collaboratrices, retenu une qui possédait une banale Renault Clio. La conductrice était une petite brune, assez jolie et insoupçonnable a-t-il mentionné sur ses notes. Elle travaillait dans le principal groupe parlementaire. Une fois la voiture entrée et garée à la verticale de l’hémicycle, il suffisait de presser un petit bouton. Nicolas avait calculé la puissance de sa bombe de telle façon que les murs de l’Assemblée se fissurent sans s’effondrer. L’hémicycle serait inutilisable pour de nombreux mois.
La seconde cible de Patrick était un autre symbole de la République, Bercy, le Ministère de l’Economie et des Finances. Avec Fred, il avait noté que l’accueil, rue de Bercy, est une vraie passoire. Pas de portique, pas de fouille, l’octroi des badges n’obéit à aucune règle surtout à l’heure du déjeuner. Il suffit de donner une carte d’identité, les fonctionnaires ne vérifient pas si les soi-disant invités sont réellement attendus. A partir de 13 heures, personne, les secrétaires des directeurs et des membres des cabinets ministériels étant allées se sustenter, il n’y a plus personne pour répondre au téléphone. Nul n’aurait pas ailleurs l’idée de faire attendre un invité d’un conseiller du Ministre de l’Economie. Pour parer à ce léger problème, des listes comportant les noms des invités sont remis à l’accueil le matin même ; mais il y a obligatoirement des oublis et des invités de dernière minute qui ne sont pas intégrés en temps réel. Pour pénétrer la citadelle des finances, il faut être sur de soi et tomber sur un jour de pagaille ou sur un agent fatigué. Une fois à l’intérieur du ministère, tout est possible ou presque ; un point de contrôle est certes prévu au niveau de l’hôtel des ministres mais il n’est jamais assuré même en période de plan « Vigipirate » renforcé. Patrick avait prévu de placer la bombe dans les toilettes du bâtiment des ministres. Pour éviter tout risque, il avait même obtenu un déjeuner avec un de ses anciens collaborateurs, membre du cabinet du Ministre de l’Industrie. Il n’en demeure pas moins que l’opération Bercy est un peu plus compliquée qu’une opération menée à l’Assemblée nationale.
Le troisième plasticage fut mené en Normandie contre les piliers d’un pont de l’autoroute A 28 situé à Nassandres à quelques kilomètres de Bernay, ville décrite en détail par Patrick, dans son journal si vous l’aviez oublié. C’est Nicolas qui a installé la charge.
Quarante huit heures après le premier mail adressé au chef de cabinet du Premier Ministre, les cinq bombes explosèrent. Entre la première et la dernière, dix minutes s’étaient écoulées.
A 9 heures 15, soit un quart d’heure après la cinquième explosion, un mail parti d’un ordinateur logé dans un cybercafé de la rue de Vaugirard à Paris et adressé à l’AFP mentionnait qu’un groupe baptisé « Angie » revendiquait les attentats. De toute façon, je vous livre le texte exact :
« Le groupe « Angie » revendique l’attentat contre l’autoroute A 28, ceux contre l’Assemblée nationale et le Ministère de l’Economie et des Finances. L’explosif utilisé est du C4, les détonateurs comportent des composants Sony-Erricson ». Si nos légitimes revendications vieilles de quarante huit heures ne sont pas honorées, d’autres bombes exploseront à Paris et en province ».
L’authenticité du communiqué ne fit aucun doute car les enquêteurs retrouvèrent dans les débris des morceaux de téléphones portables de la marque Sony Erricson.
A l’AFP, le directeur est prévenu par le journaliste du desk ayant reçu le communiqué. Dans le même temps, plusieurs appels téléphoniques adressés à l’agence de presse confirmaient les plasticages. Avant la publication d’une dépêche sur les attentats et sur la revendication, le directeur de l’AFP appelle le directeur de cabinet du ministre de l’intérieur qui n’avait pas été informé des explosions.
Il a pris bonne note de l’information et de la revendication sans laisser apparaître la moindre surprise. C’est un énarque, un homme à sang froid, un spécialiste des crises. A peine a-t-il raccroché avec le directeur de l’AFP qu’il a prévenu le Ministre de l’Intérieur, le directeur de cabinet du Premier Ministre et le Secrétaire général de l’Elysée.
Il a décidé, par ailleurs, de convoquer, séance tenante, les directeurs de la DST et des Renseignements généraux, de la direction générale de la police nationale et de la direction de la police judiciaire.
A peine était-il informé par son directeur que le Ministre de l’Intérieur a reçu un coup de téléphone sur son portable du Premier Ministre, preuve que la machine politico-administrative fonctionne correctement. Le chef de gouvernement souhaitait connaître les dégâts et avoir les premiers renseignements nécessaires pour répondre aux journalistes. Le Ministre de l’Intérieur n’avait pas de réponses concrètes à lui apporter ; il conseillait au Chef du Gouvernement de rester à Paris et de ne pas se rendre en Normandie.
Après le Premier Ministre, c’est au tour du Président de la République à l’appeler. La logique voudrait que le Président communique directement avec le Premier Ministre mais le considérant comme un super directeur de cabinet ou pire comme un pion, il préfère joindre ses ministres en direct. Le Président de la République s’inquiète de la menace contenue dans le communiqué AFP et du vent de panique qu’elle pourrait provoquer dans l’opinion publique. Il demande qu’une réunion du comité de sécurité réunissant les ministres et les plus hauts responsables de l’administration en charge des questions de sécurité soit organisée dans les deux heures. Il lui indique qu’un communiqué de presse de la Présidence de la République sera rédigé dans la demi heure pour condamner ces actes stupides et pour appeler les Français au calme. Il a par ailleurs demandé au ministre de l’intérieur s’il avait une idée sur les auteurs et sur leurs intentions. Ce dernier a répondu qu’il n’avait pas pour le moment le moindre début de piste.
Les dégâts n’étaient pas très importants ; à l’Assemblée nationale, les vitres ont volé en éclats, quelques fissures sont apparues. A Bercy, le béton armé a bien résisté ; les toilettes sont inutilisables mais c’est tout. En Normandie, beaucoup de bruit et beaucoup de poussière mais les piliers du pont autoroutier n’ont pas bougé.
Le Premier Ministre a exploité au mieux l’émoi provoqué par les cinq bombes. Il a décidé, accompagné de plusieurs de ses ministres, de se rendre à l’Assemblée pour constater les dégâts.
Je me rappelle encore de son discours retransmis sur toutes les chaînes de télévision et de toute les radios. Tous les responsables de partis politiques étaient présents dans la Cour d’Honneur. La boule de granit représentant les droits de l’homme installée par le Président de l’Assemblée en 1989 n’était plus sur son piédestal du fait de l’explosion de la bombe du parking ; elle avait roulé jusqu’à la porte d’entrée.
Sur un ton emphatique, le Premier Ministre, avait déclaré.
« En ce jour, des terroristes ont frappé la République. En s’en prenant au plus beau des symboles de la démocratie, l’Assemblée nationale, l’Assemblée, force de liberté, d’égalité et de fraternité, l’Assemblée, symbole de la France qui ne renonce jamais, les apprentis terroristes ne peuvent s’attendre qu’à une seule réponse de notre part, la détermination. Nous les Républicains, Nous les Démocrates nous pourchasseront les hauteurs de ces odieux attentats. Il ne saurait y avoir de pardon pour les adversaires de la démocratie. Les bombes d’aujourd’hui auraient pu tuer des innocents ; tel ne fut pas le cas mais il n’en demeure pas moins que j’ai demandé à toutes les autorités de prendre les dispositions nécessaires pour éviter le renouvellement de tels actes ».
A Bercy, le Ministre de l’Economie et des Finances a tenu des propos de même nature devant les toilettes. Il y avait un petit côté surréaliste de voir tous les directeurs s’apitoyer sur des WC.
Au-delà des mots, toute la journée, les services du ministère de l’intérieur n’avaient aucune idée sur les auteurs des attentats. La DST proposait d’arrêter quelques islamistes pour satisfaire l’opinion. Les RG aurait préféré quelques basques. Tous les services avaient leur liste de terroristes à mettre aux arrêts mais aucun ne pouvait affirmer qui se cachait derrière le nom « Angie ».
Toujours dans un souci de calmer les citoyens, le plan Vigipirate a été relevé à son plus haut niveau. Le centre opérationnel de la place Beauvau, le siège du Ministère de l’Intérieur a été activé comme au temps de la guerre en Irak.
De son côté, le Ministre de l’Intérieur considérait que c’était une opération de paumés ayant peu de chance de déboucher sur de nouveaux attentats. Depuis plus de deux ans, la police était confrontée aux promesses d’attentats d’un groupe dénommé AZF. Certes, ce groupe avait prouvé qu’il détenait des détonateurs et de l’explosif mais il n’était pas encore passé à l’action.
Le Ministre de l’Intérieur n’imaginait pas un instant que des fanatiques musulmans aient pu plastiquer un pont en Normandie. Le problème, c’était les attaques contre l’Assemblée et contre Bercy. Il a pensé que les auteurs pouvaient être des fonctionnaires ou plutôt des syndicalistes voulant s’opposer à la politique sociale du Gouvernement. C’est pourquoi, il demanda au service des écoutes téléphoniques, basé rue Saint Dominique, de surveiller tous les chefs syndicalistes de la fonction publique.
Les premières informations à arriver sur le bureau du Ministre de l’Intérieur concernaient la nature des explosifs utilisés, du C4 volé à l’armée il y a plusieurs mois. Il avait été admis que ce vol avait été organisé par l’ETA. Cette nouvelle a surpris le Ministre de l’Intérieur. Quelles sont les motivations du mouvement terroriste basque en frappant la France et surtout en la frappant très loin de ses bases ? Est-ce le passage au terrorisme du mouvement indépendantiste normand ? Ce n’est pas sérieux, ce mouvement ne comprend que quelques joueurs de boules inoffensifs selon le rapport de la DST.
Dans l’hélicoptère qui l’emmène à Bernay, le Ministre de l’Intérieur confie à son chef de cabinet sa perplexité. Rassurant par nature, ce dernier juge que le gouvernement a tout à gagner de cette petite frayeur. Rien de tel qu’une petite guerre pour ressouder un peuple décadent dit-il avec fermeté ; le Ministre le regarde en souriant en se disant que son chef de cabinet a sûrement raison. De toute façon, s’il trouve les coupables, cela facilitera sa nomination au poste de Premier Ministre. C’est pour cette raison qu’il a demandé aux membres de son cabinet d’informer avec lenteur leurs collègues du ministère de la défense.
Pendant que le ministre de l’intérieur se rend en Normandie pour rassurer les habitants de Bernay et de Nassandres, la chef de cabinet du Premier Ministre transpire à grosses gouttes. Depuis quatre heures, elle hésite à transmettre le mail et le courrier reçus il y a quarante huit heures. Lorsqu’elle a été prévenue de l’explosion de cinq bombes, elle n’a pas immédiatement fait le rapprochement. Ce n’est qu’au bout de trente minutes et l’appel de son mari qu’elle a compris qu’elle avait commis une grave erreur d’appréciation.
En fine politique, elle a perçu les avantages à tirer de la situation. Ces attentats pouvaient contribuer à restaurer la popularité du Premier Ministre, au plus bas depuis une série de défaites à différentes élections.
Après s’être concerté avec son mari et conseiller du Président, elle a décidé d’informer le Premier Ministre. Cela faisait plus de quinze ans qu’elle travaillait pour le chef du Gouvernement. Elle était entrée à son service lorsqu’il était un simple conseiller régional. Au fil des années, elle était devenue une amie de la famille. Elle pensait comme son chef ; ils étaient en totale harmonie. En entrant dans le bureau du Premier Ministre, elle constata que ce dernier avait la figure des bons jours et qu’il n’était pas abattu par les évènements. Elle en profita pour tout lui avouer de manière synthétique. Il connaissait vaguement le dénommé Patrick Chauvel. Plusieurs députés lui avaient demandé de le nommer. Il avait prié, André C, un de ses collaborateurs d’étudier la question. Ce fameux André avait rédigé une note soulignant que Patrick était un mythomane dangereux et peu scrupuleux. Il faut souligner que André C avait été en concurrence sur de nombreux postes avec Patrick ces dix dernières années. Le Premier Ministre était surpris qu’un ancien collaborateur puisse jouer de l’explosif mais comme sa chef de cabinet lui suggérait, il entendait bien profiter des évènements. Ils établirent ensemble un plan. Ils ont convenu de laisser pourrir la situation pendant trois jours puis d’arrêter Patrick juste avant le 20 heures pour avoir la meilleure couverture médiatique. Pour éviter que le Ministre de l’Intérieur récupère les bénéfices de la capture, il a été prévu que ce soit la gendarmerie qui dépend du Ministère de la Défense qui oit chargé de l’arrestation.
Patrick fut arrêté vers 18 heures 30 trois jours après les explosions. Pour éviter une guerre des polices, il fut enlevé à proximité du Marché Saint Germain des Près puis amené à Nassandres, petite ville se situant en zone de gendarmerie. Le Ministre de l’Intérieur ne pouvait pas s’offusquer de ne pas avoir été tenu informé. Bien évidemment, TF1 avait été alerté et avait obtenu l’exclusivité des images de la capture du terroriste. De même, en accord avec le Président de la République, le Premier Ministre est intervenu sur le plateau de Patrick Poivre d’Arvor pour se féliciter de l’efficacité des services de l’Etat. Les complices de Patrick n’ont pas été arrêtés et courent toujours mais l’essentiel était que le chef soit derrière les barreaux.
Vous voyez maintenant à quoi peuvent mener les vies par procuration, de la lumière des palais nationaux à l’ombre des prisons.
La bataille d’Audrey
Paris, mars 2004
Quand j’ai appris que Patrick avait été incarcéré un matin du mois janvier 2004, j’ai cru à une mauvaise rumeur du milieu politique. Patrick a toujours été « on the edge » mais certainement pas au point de réaliser des attentats. J’ai vérifié auprès de quelques collègues fiables cette information. Au cabinet du ministère de la justice, un de mes amis, membre du cabinet du ministre, m’a confirmé la présence de Patrick à la prison de la Santé tout en me demandant la plus grande discrétion. Il a conclu la discussion par des mots terribles « une telle fin était inévitable compte tenu du caractère de Patrick ; il s’en sort bien ; il aurait pu être tué par les flics ».
J’ai croisé Patrick lorsqu’il était au fait de sa gloire ; il côtoyait alors les conseillers du Président de la République ; il était avec une superbe créature dénommée Lexane dont il n’avait pas, certes, l’exclusivité. Je ne sais pour quelles raisons, j’ai été attiré par cet homme qui a vingt ans de plus que moi ; sa fragilité mêlée à son intelligence m’intriguait.
J’ai assisté à sa chute ; une chute organisée par ses collègues et par lui-même. Il ne faut pas oublier qu’il est scorpion, destructeur patenté, préférant périr sous ses propres coups que d’esquiver d’éventuelles balles tirées par ses ennemis. Abandonné à multiples reprises par sa famille, par ses amis, il est méfiant et paranoïaque.
Mais, cette histoire de bande, d’attentats est abracadabrantesque.
J’ai tenté de découvrir les dessous de table. Je ne suis par certaine d’y être parvenue. La seule certitude, c’est que j’ai été licenciée du jour au lendemain de mon poste de conseiller auprès d’un Ministre de ce qu’on appelle avec emphase, la République. Bien évidemment, il m’a été signifié qu’il n’y avait aucun lien entre cette décision de mettre fin à ma mission et mes recherches sur Patrick.
J’ai reçu comme l’avocat une copie des fameuses mémoires. L’envoi provenait de Paris mais aux Etats-Unis. Je ne sais pas qui m’adressé ce paquet de 200 pages. Rapidement, j’ai compris qu’il y avait un problème. En effet, Patrick m’avait une nuit durant raconté sa vie ; or, le texte dont vous avez eu connaissance comporte de nombreuses erreurs. Je suis consciente que Patrick m’avait mentie sur certains sujets mais il n’était pas du genre à enjoliver son poids professionnel ou ses aventures sexuelles. Or, dans ces domaines, l’avocat s’est surpassé.
Patrick n’est pas l’obsédé ou le détraqué sexuel que son journal met en lumière. Certes, son rapport aux femmes a toujours été compliqué du fait de sa grande timidité, de son côté intellectuel et d’un complexe vis-à-vis de son physique. A la réflexion, j’ai constaté qu’il était animé d’une soif sexuelle dont la satiété était difficile à satisfaire. J’avoue que j’ai eu plusieurs rapports fort sympathiques avec cet homme qui pourrait être presque mon père mais j’étais consentante. J’ai surtout constaté qu’il n’était pas sorti avec le quart des femmes qu’on lui prêtait. C’était avant tout un solitaire, un passionné de littérature, un idéaliste assez fragile. Vous allez me trouver naïve et romantique ; j’assume.
Patrick, sans foi, ni moral, c’est faux ; il s’est toujours senti investi d’une mission. Il croyait aux valeurs de la droite libérale ; il était, peu de personnes étaient au courant, profondément catholique. Il manquait rarement la messe du dimanche soir à l’église de Saint Germain des Près. Pas une semaine, sans qu’il passe une ou deux heures à méditer à Saint Sulpice ou à Saint Augustin.
J’ai essayé de le joindre, en vain, à la prison. Seule la famille était autorisée à le contacter or il y a bien longtemps qu’il a rompu avec ses parents, sa sœur et son frère. Il était donc réduit à l’isolement le plus total.
Faute de pouvoir le contacter, j’ai appelé son avocat qui exigea que je cesse de m’intéresser à cette affaire. Quand je lui ai indiqué que j’avais une copie du journal, j’ai senti un embarras ; après quelques secondes de silence, il me proposa que je lui adresse la fameuse copie en ma possession. J’ai refusé tout net ; sans se fâcher, il regretta ma décision et me conseilla de me tenir tranquille. C’est à ce moment que là j’ai compris qu’il se passait quelque chose.
J’étais intimement convaincu qu’une manipulation de basse politique se tramait à l’encontre de Patrick. Il était une victime idéale pour un pouvoir au plus bas dans les sondages. Rebelle dans l’âme, caustique à merveille malgré sa timidité, adepte du bon jeu de mots, il ne se privait pas de critiquer le gouvernement. Or, dans le milieu politique, il n’a jamais été très bon de parler. Une chape de plomb a envahi depuis quelques années l’armée des porte-cotons. Les guerres intestines des patrons, les querelles entre prétendants à l’Elysée ou au poste de Premier Ministre ont sonné le glas des francs tireurs.
Je crois surtout que Patrick était au fond de lui rester très centriste et n’avait pas intégré les nouvelles valeurs du parti majoritaire. Il était épris de liberté et avait une passion pour les Etats-Unis. La France gaullienne le laissait froid.
En tant que jeune conseillère de Ministre issue de l’UDF, j’ai même été assez proche de l’actuel président François Bayrou, j’ai du mal à comprendre comment la vie d’un pays comme la France est encore rythmée par le Général de Gaulle, mort il y a plus de 30 ans. Que lors d’une émission de télévision, les Français l’aient choisi comme la personnalité la plus importante de tous les temps me laisse sans voix. C’est vrai que dans ce domaine j’ai été influencée par Patrick qui n’a jamais été gaulliste. Il rêvait qu’une fois pour toute, nous tirions le trait sur cet anachronisme qu’est le gaullisme. Il répétait en permanence qu’aux Etats-Unis, les Démocrates et les Républicains se réfèrent à une série de grands hommes mais pas à un seul grand homme ; il en est de même au Royaume-Uni ou en Allemagne. La référence gaullienne constitue à ses yeux un appauvrissement de la riche pensée française. Elle a surtout empêché l’avènement d’une droite moderne, centriste et réformatrice ; elle contribue toujours selon Patrick à brouiller l’échiquier politique, le parti gaulliste passant son temps à être élu à droite tout en pratiquant une politique « administrativo-centriste » voire de gauche.
Contre son gré, il a été obligé de travailler pour les gaullistes ; il n’avait pas d’autres moyens pour survivre. Cette compromission le rendait amer ou plutôt cynique. A partir de 2002, il n’arrivait pas à masquer son mépris. Le côté petit porte-coton lui pesait. A force d’avoir tout avalé, le sang de la révolte coulait dans ses veines. Je crois aussi que l’abus de Jack Daniels n’était pas pour rien dans le changement de son comportement.
Patrick gênait. Il était la mauvaise conscience de ses libéraux et centristes qui pour quelques portefeuilles et prébendes avaient vendu leur parti au propriétaire du Château. Ils l’ont laissé tombé car il était un symbole trop fort de leurs turpitudes passées, de leur lointaine indépendance ; il était le petit prix à payer de leur nouvelle sujétion. Que vaut la peau d’un soldat, rien ! Il avait porté haut les couleurs de leur parti en acceptant toutes les missions, les plus belles et les plus viles ; maintenant, il encombrait.
En ne le soutenant pas en 2002, ils ne s’imaginaient pas des conséquences. Ils pensaient qu’il trouverait un petit job d’attaché parlementaire. Il n’était pas issu des grandes familles de bourgeois, sa famille ne compte aucun énarque ; il convenait de lui rappeler qu’il n’était qu’un va-nu-pieds. Certains ont imaginé l’exiler en Amérique Latine comme conseiller de la Direction des relations économiques extérieures, mais cela était trop bien payé ; d’autres ont proposé sa nomination au Kazakhstan le Château ou du moins un vague sous-conseiller du Président s’y opposa. Il avait, il faut l’avouer, une bonne raison, Patrick avait été l’amant de sa maîtresse et avait eu l’impudence de conserver par texto une nuit entière en se faisant passer pour la femme qu’ils se partageaient ; elle avait, en effet, ce soir là, oublié son téléphone portable sur le lit de Patrick.
J’avais conseillé à Patrick de déménager, de trouver un travail en province et de fonder une famille. Sa volonté de revanche sociale, sa volonté de briller a eu raison de sa sagesse. Il s’est accroché ; rodant dans les couloirs sans avoir aucune mission, il a donné du crédit à la rumeur en vertu de laquelle il était un mercenaire en manque de coups, toujours disponible pour mener une opération de déstabilisation du gouvernement. A partir de 2002, il a énervé beaucoup de ses anciens collègues ; le niveau de la haine à son encontre progressait au rythme des fantasmes qu’il générait en se promenant de ministère en ministère. Entre ses anciennes compagnes et les conseillers ministériels, une collusion s’est créée. Ses ennemis ont monté une cabale, la cabale des jaloux, la cabale des voyous. Ils avaient envi de sang ; ils voulaient salir un homme qui pendant des années avait fait la pluie et le beau temps dans le monde des sans grades, dans le monde des porte-cotons. Ils ont, sans peine, convaincu leur patron de la nécessité de monter une opération de bas étage pour régler son sort à Patrick.
Dans les faits ; il ne menaçait personne ; il rendait quelques menus services et avait peu de contacts avec l’étranger. Il cherchait simplement un travail.
L’opération « Patrick » est un amusement de frustrés, c’était aussi une carambouille pour sauver un pouvoir aux abois, un pouvoir voguant de défaites en défaites électorales.
J’ai interrogé mes amis au ministère de l’Intérieur ainsi que ceux à la Défense. Aucun n’a admis qu’il y avait eu une manipulation mais ils ont été, en revanche, unanimes pour affirmer que Patrick n’avait commis aucun des actes qui lui étaient imputés. Je pense que toute l’opération a été pensée, élaborée et réalisée à l’Elysée et à Matignon. Je ne suis pas certaine que le Président de la République en ait été directement informé ; en revanche le Premier Ministre l’a certainement validée sans s’attarder sur les détails. C’est une affaire de corneculs comme on dit. Vous savez, dans les cabinets ministériels, l’ennui cohabite avec la paranoïa du complot. L’ennui surtout pour les collaborateurs non-fonctionnaires ; ils sont rangés dans la catégorie des politiques et n’ont accès qu’avec parcimonie aux affaires de l’Etat, c’est-à-dire aux affaires des fonctionnaires. Malgré plus d’un siècle de démocratie, les membres de cabinet ont l’impression que la fin du monde c’est toujours pour demain. Le caractère éphémère des gouvernements pèse dès les premiers jours qui suivent la nomination. Les alternances à répétition, la pression accrue des médias n’expliquent pas totalement la vulnérabilité du pouvoir ; est-ce à cause de notre goût pour les coups d’Etat ou l’origine sanglante de notre république avec la décapitation d’un Roi, nous aimons tant les monarques !
C’est en partant des rares informations à ma disposition que j’ai reconstitué toute l’affaire « Patrick ».
Tout a commencé par un déjeuner dans un restaurant italien de la rue de Varenne à quelques mètres de Matignon, déjeuner organisé par un conseiller politique du ministère de l’intérieur. Assistaient à cette réunion, la fameuse chef de cabinet du Premier Ministre, un conseiller du Président de la République marié à la chef de cabinet, deux salariés du part majoritaire, un membre du cabinet du ministère de la défense et bien évidemment l’avocat de Patrick.
Cela vous surprend que l’avocat ait été présent mais justement parlons en un peu de lui. Il se présente comme l’ami de Patrick ; or ce n’est pas tout à fait exact. En effet, il m’a été indiqué que Patrick avait obtenu un poste en vue en 1998 initialement réservé à l’avocat. Ce dernier ne lui a jamais, tout en affirmant l’inverse, pardonné. La grande faiblesse de Patrick est de penser que le temps efface toutes les blessures. La vengeance lui est complètement étrangère. Elle n’appartient pas à sa sphère de compréhension. Il aurait du pourtant être attiré par le ballet des revanchards se mettant en place à partir de l’élection présidentielle. Les convives du déjeuner avaient tous quelque chose à reprocher à Patrick, que les faits soient avérés ou pas. L’avocat avait, en outre, un besoin pressant d’argent. Sous le coup d’un contrôle fiscal, il avait été contraint de se séparer de son bel hôtel particulier dans le seizième arrondissement de Paris qu’il avait acquis non pas en plaidant mais en gagnant au loto. Comme quoi, en France, les fortunes se construisent plus facilement sur le hasard que sur la réussite professionnelle.
Le conseiller du Ministre de la Défense m’a affirmé qu’au début il s’agissait de faire peur à Patrick, juste une petite manipulation de bas étage. Ils n’en pouvaient plus de demandes incessantes de Patrick pour obtenir un poste bien payé. Ils ne supportaient plus les interventions des députés ou des sénateurs en sa faveur.
Il y avait surtout qu’ils savaient que Patrick avait conservé les originaux des documents comptables des campagnes de 2002. La chef de cabinet comme son mari mais aussi le collaborateur du Ministre de l’Intérieur étaient directement concernés par les documents. Si Patrick se mettait à parler ou à les divulguer, ils avaient toutes les chances de terminer en prison. Face à une telle menace, une solution s’imposait à eux, l’attaque. Ils jugeaient que Patrick était une grenade sans goupille. Il convenait qu’elle explose sans qu’il y ait de victimes collatérales.
Certes, au fil du déjeuner, ils ont ajouté à cette action de salut public une dimension politique.
Face à l’éminence de nouveaux désastres électoraux, un choc dans l’opinion publique était jugé salutaire. Parier sur la peur pour restaurer la popularité de l’exécutif, tel est le pari de ses porte-cotons en chambre. Transformer Patrick, cet emmerdeur patenté en terroriste, les stimulait au plus haut point. Transformer un has been en fou dingue, tel était le programme. Ils poussaient, à l’extrême, un jeu en cours dans le milieu politique, une variante du dîner de cons. Ce jeu se pratique le soir, tard, après les réunions politiques en présence de quelques journalistes et de quelques porte-cotons. Les acteurs de ce jeu décident que le prochain homme politique de base rentrant dans le bar deviendra célèbre. C’est ainsi que des élus sans envergure sont interviewés, passent sur les chaînes de télévision aux heures de grande écoute. L’objectif pour les acteurs de ce jeu gratuit est d’amener le plus haut possible un « con ».
C’est Patrick qui m’a révélé le nom de plusieurs victimes. Certains ont failli ou du moins ont pensé devenir ministre. Ils ont, en règle générale, mal terminé. La célébrité soudaine et injustifiée mine le mental des élus de base ; ils déconnectent vite des réalités et sont souvent battus aux élections. D’un coup, ils atterrissent et se rendent compte de l’illusion de leur pouvoir médiatique. Bien souvent, ils ignorent qu’ils sont le produit d’une conspiration de porte-cotons et de journalistes politiques.
Lors du déjeuner, le « con » s’appelait Patrick. Il s’agissait d’en faire un truand. L’idée de cette transformation est imputable à l’avocat qui raconta que Patrick avait eu un cousin au passé sulfureux, le fameux Marc. Il prétendit que Patrick avait été sous la dépendance de ce voyou. De son côté, le conseiller du Ministre de l’Intérieur aidé en cela par le conseiller du Président lança l’idée d’utiliser les prostituées que rencontrait Patrick. Il avait, en effet, vu passer les rapports des RG sur les collaborateurs du milieu politique et noté que Patrick dépensait tout son argent en amour tarifé. Il proposa de manipuler une dénommée Emilie, une femme de quarante ans souhaitant sortir de la prostitution et indic des flics depuis des années. Elle a accepté de jouer le rôle de l’ancienne maîtresse de Marc en contrepartie de 500 000 euros. Elle avait eu deux ou trois relations avec Patrick selon les flics. Evidemment, elle n’a pas de fils de vingt ans. Antoine est un fils de policier, ayant une légère ressemblance avec le défunt Marc.
Ma surprise fut d’apprendre que la fameuse lettre posthume de Marc à Patrick était un faux. Les parents de Marc ne sont pas ceux de Patrick. En revanche, ces parents ne sont réellement les siens. Il a été adopté à trois mois. Sa mère légitime l’a abandonné. Selon les recherches des RG, sa véritable mère est une femme d’un homme politique connu, ayant eu une liaison avec un chanteur.
Les protagonistes du déjeuner étaient convaincu de déstabiliser Patrick avec la lettre. Le plus difficile fut de retrouver l’appartement de Saint Germain en Laye, d’en expulser les locataires afin d’y loger Emilie et Antoine. Considérant Emilie et Antoine comme des membres de sa famille, Patrick devenait une proie facile, ouverte à la manipulation.
Nicolas et Fred sont des anciens de la DGSE, experts en explosifs et en informatiques. Ils ont monté une petite officine effectuant de basses missions que les services secrets ne peuvent pas réaliser sous leur propre nom.
Et oui, il faut me croire, Patrick n’a commis aucun des attentats qui lui sont imputés. Le matériel récupéré dans sa chambre de bonne dans le 14ème arrondissement provenait de l’officine de Fred et de Nicolas qui assure, par ailleurs, le service d’ordre des grandes messes politiques.
Ces sont Marc et Fred qui ont posé les bombes à l’Assemblée, à Bercy ou en Normandie. Patrick était hostile aux opérations de plasticage.
Lorsque Patrick a été arrêté, il aurait, vous en conviendrez, du crier son innocence. Mais, démoralisé et un peu abasourdi par son rejet du milieu politique, il était résigné et par cynisme, il était tenté d’aller jusqu’au bout de la folie de ses ennemis. Pourquoi combattre une force obscure lorsque rien ne justifie une victoire ? Il n’a plus d’amis et plus de conquêtes. La mort le hante mais ne l’attire pas assez pour l’épouser dès maintenant. Il est un acteur passif et un spectateur actif de son déclin, de sa destruction. Il s’interdisait de modifier le cours de son destin. Il s’en remettait dans les mains de ses adversaires en espérant que quelques remords les hantent. Il n’implorait pas au fond de sa cellule la pitié ou la compassion ; il est trop prétentieux pour cela ; il exigeait mais en silence réparation et indemnisation des préjudices subies.
Son refus de demander des explications, de baisser la tête a favorisé la montée aux extrêmes ; les conseillers des ministres concernés prenant ce refus pour de l’orgueil voire du mépris à leur encontre s’en sont donné à cœur joie en distillant des informations croustillantes à son sujet. Et puis une fois le jeu des attentats lancés, une fois la presse informée des prétendus auteurs, il fallait un coupable, une victime. Les services de police, la justice ne pouvaient pas laisser impunies de telles actions.
Une fois incarcérée, Patrick n’a reçu que deux ou trois mots de soutien de la part d’élus. Nul ne la visité ; certains ont sans nul doute réfléchi aux divulgations que Patrick pouvait effectuer.
Le juge d’instruction nommé pour suivre l’affaire avait été bizarrement un collaborateur d’un homme politique de droite il y a vingt ans. Il a après sa réussite au troisième concours de l’Ecole nationale de la magistrature, le concours ouvert aux salariés ayant acquis dans le cadre de leur activité professionnelle des compétences jugées utiles à la justice, monté assez rapidement les échelons. Il était aux ordres. Il a accepté sans rechigner toutes les pièces que les policiers lui ont apportées. En quelques heures, il pouvait remplir un bureau entier de preuves ; il avait en sa possession les explosifs, les armes, les ordinateurs, les carnets d’adresses, les plans des opérations. Son refus d’étudier les pièces et la facilité avec laquelle les policiers et les gendarmes le lui fournissaient constituait la meilleure preuve de sa cupidité. Cette profusion de pièces à conviction trouvées en quelques heures aurait du le surprendre et l’amener à s’interroger sur le jeu des pouvoirs publics
Dans les faits, ces fameuses pièces sont passées du ministère de l’intérieur ou de Matignon à celui de la justice ; cela s’appelle la coopération entre les services….
Face à l’acharnement médiatique, Patrick étant considéré comme le nouvel ennemi public numéro un, j’ai craint qu’il fasse l’objet d’un assassinat dans sa prison masqué en suicide. Derrière les barreaux, tout est gris et la vérité est entre les mains de l’administration.
C’est pourquoi j’ai demandé à un ami, un avocat non véreux de prendre des contacts avec les surveillants afin que Patrick soit bien traité. J’ai surtout averti des journalistes qui à un moment ou à un autre avaient rencontré Patrick, afin de les inciter à mener une enquête. Leur pression constituait la meilleure garantie pour éviter que quelques barbouzards ou taulards soudoyés en viennent à tuer notre héros.
Je fus aidé par la position bornée du Figaro qui avait tiré en une sur l’arrestation d’un dangereux terroriste. Les interviews de ses anciens collègues sentaient la commande. Les journalistes du Canard Enchaîné et de Libération dont les objectifs étaient de souligner la faiblesse du pouvoir en place ont, de ce fait, ont accepté de prendre en compte mes observations.
La parution d’un article dans le Canard Enchaîné fut ma plus belle victoire. Le journal satyrique s’interrogeait sur l’empressement du pouvoir à régler au plus vite le dossier des attentats. En transmettant la biographie de Patrick, j’avais réussi à souligner qu’il n’avait rien d’un terroriste et que cela sentait le règlement de compte politicien.
A partir du moment où la presse a commencé à révéler les contradictions de l’enquête, l’incapacité de la police à retrouver les complices de Patrick, une négociation s’est engagée avec Matignon.
L’avocat, celui de Patrick, le fameux, a servi d’intermédiaire ; le correspondant à Matignon le chef de cabinet. La négociation était facile, les protagonistes étant les principaux responsables de l’affaire. Ils voulaient éviter une fuite qui les aurait exposés. De même, voulait-il empêcher la presse de fouiller dans les écuries du pouvoir.
Le deal était simple ; Patrick rendait tous les documents en sa possession, les comptes du parti, les calepins contenant les noms des call-girls et de leurs clients et prenait l’engagement de disparaître. Surtout, Patrick acceptait de se démettre de toutes les fonctions qu’il occupait. J’ai ainsi découvert qu’il était trésorier de nombreuses structures alimentant les formations de droite. Il avait jusqu’à son arrestation la signature sur une dizaine de comptes.
En contrepartie, l’administration pénale commettait une erreur entraînant la libération de Patrick ; le juge d’instruction placerait, en outre, son dossier au fond d’un placard rempli de souris.
Patrick accepta sans trop de difficultés le marchandage. Il regretta de se séparer de son petit calepin, de ses fichiers et du reste. Il adorait sa liste important les noms des personnalités recourant à des escort-girl. Une vraie liste à double entrée, d’un côté des noms austères de l’autre des prénoms évocateurs, Alexandra, Natacha, Mélanie, Noemi,…. Il y avait des petites annotations concernant la fréquence des rapports et leurs coûts.
Pour être certain de son départ de France, un billet d’avion lui avait été réservé pour Reykjavik en Islande. Il n’avait guère apprécié ce choix car il n’est pas très doué pour les langues étrangères.
En moins de sept jours, tout avait été réglé. Le Premier Ministre qui était en voie d’être limogé, était prêt à accepter les foudres de la presse quand serait annoncé la libération de Patrick. De toute façon, le Figaro et le Monde étaient dans la confidence des transactions. Leur silence relatif avait été acheté par l’octroi de plusieurs prêts rendus nécessaires pour éviter la faillite de ces deux symboles de la presse française.
Je ne suis par convaincue d’avoir tout découvert. Je crains que dans la manipulation, il y ait encore une manipulation. Au sein de la majorité, de nombreuses personnes souhaitaient discréditer encore un peu plus le Premier Ministre. Si le collaborateur du Ministre de la Défense n’a pas stoppé l’opération, c’est qu’il savait que son patron pouvait à un moment ou à un autre tiré profit du scandale. Plus étonnant est la position du Ministère de l’Intérieur. Il a validé l’opération. La Présidence de la République a veillé à ce que cela n’aille pas au-delà du raisonnable sauf qu’à mon avis les limites du raisonnable ont été depuis longtemps dépassées.
Vous voyez, j’admets mon incompétence pour dénouer tous les fils de cette histoire. La seule certitude, c’est l’innocence de Patrick ; après tout cela m’échappe complètement.
« RETABLIR LA VERITE »
Avril 2004, Corse, Porticcio
Je vous dois la vérité. Afin que vous puissiez reconstruire le puzzle, je vous donne presque toutes les pièces en ma possession. Bien évidemment, je ne peux pas vous révéler les comptes des campagnes politiques que j’ai supervisées, ni mon calepin avec les adresses des escort-girl.
J’ai été touché par la teneur de l’enquête d’Audrey. Elle m’a transmis les résultats de son travail, il y a quelques jours.
Je ne sais pas quelles ont été ses motivations dans cette quête de la vérité. Ma paranoïa naturelle tend à y voir une machination ou un piège.
J’ai croisé Audrey dans les couloirs de l’Assemblée. Blonde au teint pâle, habillée grunge, elle dénotait dans le paysage de la droite française. Elle vivait avec un jeune kabyle dont la carrière est fulgurante. Le communautarisme ambiant est une source d’accélération de carrière tout aussi efficace que la réussite de l’ENA.
J’ai déjeuné plusieurs fois avec Audrey ; nous allions toujours au restaurant « L’Esplanade » des frères Costes. Nous avions croisé à chaque fois Alain Delon. Nous avions passé notre temps à deviser sur l’acteur et très peu parlé politique. Lors de ma dernière rencontre, j’avais été un peu déçu car elle m’avait annoncé son mariage. Je ne sais pourquoi j’avais été déçu ; je n’étais jamais sorti avec elle.
La précision des faits qu’Audrey relate dans son mémoire m’amène à penser qu’elle pouvait être téléguidée par un cabinet ministériel, voire par mon avocat. Ce qui est certain, c’est qu’elle a eu accès à de bonnes sources d’informations.
Sa version des faits est presque exacte ; j’ai écrit presque. Néanmoins, elle n’a pas tout vu et tout compris. Après avoir lu et relu tous les différentes pièces de ce dossier, j’ai décidé de jouer avec vous la transparence. Je ne crains plus rien car les protagonistes de cette histoire ont cessé leurs fonctions en raison de la nomination d’un nouveau Premier Ministre.
Pour commencer, je ne suis pas en Islande, j’ai regagné l’Ile de Beauté. En tapant ses mots, par dessus l’écran de mon ordinateur, le golfe d’Ajaccio s’offre à mon regard. L’Etat m’a payé la résidence de mes rêves ; celle qui se situe au sommet de la presqu’île de Porticcio, presqu’île connue des touristes aisés du fait de la présence d’un centre de thalassothérapie.
Au sommet de la presqu’île, il y a une demeure sans charme particulier, années soixante dix à souhaits, mais dont la terrasse dispose d’une vue à 180 degrés sur la mer. Le soir, vous admirez le soleil se coucher sur les Iles Sanguinaires, jouer avec ces monticules de terres, sans âme, perdus à l’extrême pointe du Golfe.
Tout en tapant sur mon ordinateur ; j’admire, sans lassitude, les tours génoises qui ceinturent à l’infini les côtes Corses. Construites pour empêcher les invasions, elles sont placées de telles façons qu’un guetteur pouvait communiquer avec ses collègues de deux autres tours. Un message pouvait ainsi faire le tour de l’Ile en peu de temps. J’aime la Corse et les Corses. J’aime cette terre plurielle, pays de montagne échoué en pleine méditerranée dont les côtes ont été très longtemps délaissées par les habitants. La Corse est un pays de montagnards qui s’est ouvert à l’or bleu, celui du tourisme. Terre maintes fois colonisé mais jamais soumise, les Corses sont par nature méfiants vis-à-vis des envahisseurs qui tentent d’imposer leur mode de vie. La montagne a ses solidarités, ses règles qui sont inconnues pour les urbains. Très longtemps, et encore maintenant, la montagne corse est un sanctuaire. Même si les Corses demeurent désormais dans des villes en bord de mer, ils sont tous originaires de villages nichés sur les pentes des montagnes à l’intérieur. Plusieurs fois par an et surtout l’été lorsque les continentaux se déversent par milliers sur les plages, les Corses se régénèrent à l’intérieur, à l’abri des regards et des commentaires déplacés des mangeurs de tomates.
Il est de bon ton de se moquer de l’omerta, du clanisme, de la fierté corse mais ces spécificités sont le produit d’une histoire, ce sont les symboles d’un peuple qui refuse de mourir.
Je n’ai pas compris le développement des sentiments anti-corses de ces dernières années. Bien souvent, les Français s’émerveillent devant la richesse des paysages de l’Ile mais tout en affirmant que les Corses coûtent chers. Idioties, il suffit pour s’en convaincre de regarder l’état du réseau routier et les problèmes chroniques d’alimentation électrique.
J’aime la Corse car par ses excès elle symbolise la France. Il n’est pas étonnant qu’un nombre élevé d’hommes politiques en soit issu. La politique c’est avant tout l’art des mots, de la fierté, de la négociation, des clans, des ruptures, des trahisons, des réconciliations. La réussite des Corses dans le milieu politique tient au fait qu’ils sont habités par une certaine idée de l’Etat idéal et puis l’hiver, en Corse, que faire d’autre que de la politique ?
Après plus de vingt ans de militantisme, j’estimai que j’avais le droit à une petite récompense. Déçu par le comportement de mes anciens patrons en 2002, j’ai longuement réfléchi comment je pouvais au mieux monnayer les informations en ma possession. De nombreux ex-porte-cotons ont échoué dans ce type d’initiatives ; je ne voulais en aucun cas rater mon coup.
Je savais que le chantage simple ne m’apporterait que des désillusions. Tenter de vendre un ou deux dossiers à la presse m’aurait rapporté que quelques billets d’avions. Je souhaitais réaliser le hold-up du siècle ou plutôt la supercherie du siècle.
Mes amitiés corses ont joué un grand rôle. C’est au nom de cette amitié que le conseiller du Ministre de l’Intérieur a été mon meilleur atout dans cette affaire.
Pour acquérir une maison en Corse et vivre à 40 ans loin des tourments de la politique parisienne, j’avais besoin de plusieurs millions d’euros. Pour les obtenir, il était nécessaire de démontrer ma force et ma capacité de nuisance. La simple menace de divulgation des documents n’aurait pas été suffisamment forte pour obliger le gouvernement de pourvoir à mes moyens pour quelques années.
De même, l’action terroriste gratuite n’avait aucun sens et ne m’intéressait pas. Mon objectif était de contraindre les plus hautes autorités de l’Etat à élaborer un plan machiavélique visant à me déconsidérer, à me salir. C’était assez simple ; il suffisait de réunir à déjeuner quelques collaborateurs, ceux qu’Audrey a mentionné et le coup était parti.
En tentant de m’éliminer, ils tombaient dans mon piège ; en me jetant en prison, l’otage se muait en ravisseur. A partir du moment où ils sont passés à l’acte, à partir du moment où ils m’ont arrêté, ils ont signé leurs arrêts de mort. A tout moment j’avais les moyens de dénoncer leur carambouille, de signifier à la presse que l’Elysée, Matignon, le Ministère de l’Intérieur, le Ministère de la Défense avaient trempé dans une affaire bien supérieure à celle des gendarmes de Vincennes durant laquelle une cellule de l’Elysée avait placé des armes dans un pavillon occupé par des touristes irlandais.
Mon ami, conseiller au Ministère de l’Intérieur avait évidemment enregistré toute la conversion sur un lecteur numérique. De même, tous les mails qu’ils ont échangés ont été copiés et gravés sur quatre CD adressés à quatre banques situées dans des pays différents.
Audrey a été, sans le vouloir, mon agent. En enquêtant, elle a attiré l’attention de la presse que je pensais, de toute façon, obtenir par l’envoi de quelques preuves bien sélectionnées prouvant l’implication de Matignon.
C’est ainsi qu’un soir, le conseiller politique du Premier Ministre est venu, en toute discrétion, me rendre visite à la Santé. Il s’appelait Bernard Bavin.
La discussion fut fort sympathique. Je le connaissais de longue date. Même âge que moi, tout en rondeur, franc-maçon jusqu’au bout des doigts, nous nous étions, à maintes reprises, opposés non pas sur le fonds des choses mais parce que nous ne servions pas les mêmes hommes.
En entrant dans ma cellule, il me serra la main avec amitié. Je vous la livre in extenso notre conversation.
Salut Patrick, tu t’es surpassé. C’est du beau travail. Je ne te croyais pas capable de nous monter un tel billard à quinze bandes. Chapeau l’artiste !
Oui, Bernard, l’oisiveté est le pire des vices, elle a excité ma raison et mon esprit malin.
Bon, le Premier Ministre est mal en point, comme tu le sais ; nous ne pouvons pas nous permettre un trop gros scandale.
Je le sais, c’est bien pourquoi tu es là ce soir auprès de moi.
Ta position n’est forte que très temporairement, n’en abuses pas. Le changement de gouvernement est annoncé et le nouveau Premier Ministre, tu vois de qui je veux parler, n’a rien à faire avec nos petites affaires. Il jettera le bébé et l’eau du bain sans aucun ménagement
A quoi veux tu en venir ?
Ne sois pas trop gourmand.
C’est simple, je veux cinq millions d’euros placés à l’étranger.
Cinq millions d’euros ; tu exagères ! Tu te prends pour qui. Tu te prends pour le Pape ou le Président de la République. Tu es un grand Malade.
Non, c’est le prix pour avoir tous les documents, l’enregistrement du déjeuner, les CD et le reste.
Si je refuse…
Si vous refusez ou si je meurs, les documents seront automatiquement remis à la presse française ainsi qu’au New York Times. J’ai également prévu que plusieurs juges reçoivent un colis. J’ai tous les enregistrements des réunions organisées par le chef de cabinet du Premier Ministre, les mails. Je sais que vous avez payé Emilie et Antoine…
Tu l’as su dès le départ ?
Oui, j’avais un indic chez vous. De toute façon, cette histoire de lettre, vingt ans après, c’était un peu gros non ?
D’accord tu nous as bien manipulés mais nous pourrions acheter tes contacts, tes intermédiaires ou les liquider et ainsi reprendre les fameux colis. Nous ne sommes pas des amateurs.
Il faudrait que tu les connaisses… Et, j’ai appris à multiplier les contacts. Il faudrait que vous ayez les moyens d’en repérer plus d’une dizaine répartis dans plusieurs pays.
Comme d’habitude, tu as du prendre des nanas de ton harem…
Jalousie de ta part ; jalousie idiote car en bien des cas tu m’as battu sur ce terrain. Je n’ai toujours pas compris ce que les femmes pouvaient te trouver. Il m’a été dit que tu dansais très bien le rock et que tu savais montrer de la tendresse.
Passons ! Je te propose quatre millions d’euros rien de plus.
Je suis grand seigneur, je tope à quatre millions. Quatre millions placés sur un compte dans une banque dans les Iles CaÏmans.
Comment souhaites tu effectuer l’échange ?
C’est simple ; vous virez l’argent sur un compte, je recueille l’ensemble des pièces que je vous remets à partir du moment où j’aurais transféré l’argent sur un autre compte dans une banque que j’aurais choisie. Le lieu de la transaction aura lieu à Reykjavik dans un café dont je vous donnerais le nom par texto l’adresse.
Tu es prudent. Et en plus tu nous proposes un déplacement en Islande, tu te moques de nous ?
Non, je vous connais ; vous êtes tordus ; moi aussi.
Comment pouvons nous être certain que tu n’auras pas conservé de copies des documents ?
Nous signons un contrat en vertu duquel les co-contractants s’engagent à ne rien divulguer mais si l’une des parties manque à ses devoirs, il est rendu public l’ensemble des pièces. Il sera ainsi révélé que nous sommes tous coupables de manipulation. Honnête, non ?
Non, ce n’est pas honnête. C’est un piège à cons. De toute façon, je suppose que je n’ai pas le choix. J’ai ordre de négocier avec toi. J’étais partisan de l’élimination physique.
Je sais !
Tu sais qu’une fois les documents récupérés, nous pourrions te tuer.
Oui, mais le changement de gouvernement constitue mon meilleure sauve conduit. Le nouveau Premier Ministre n’aura que faire de nos carambouilles. Me tuer vous condamnerait de toute façon à la prison car je suis convaincu que certains journaux enquêteraient. D’autre part, j’ai un ange gardien, Audrey.
Audrey, nous n’avons pas compris pourquoi elle venait s’immiscer dans cette affaire. C’est ton amie ?
Non, je la connais à peine. Elle ne travaille pas pour vous ?
Non ! Elle est efficace et emmerdante. Nous nous interrogeons si nous devons la stopper.
Toujours vos méthodes !
Un accident de la route est si vite arrivé. En plus, il m’a été dit qu’elle ne conduisait pas très bien. Sa dernière voiture est une épave roulante ; il suffirait de toucher aux freins…
Embauchez la dans les services secrets et transformez la en Mata Ari.
Le problème, c’est toi, je te rappelle. Ne surestime pas ta puissance car au-delà du scandale, nous ne sommes pas disposé à accepter que l’Etat soit bafoué. N’oublie pas que les politiques passent mais l’administration reste.
Je ne suis pas convaincu que les hauts fonctionnaires aient apprécié vos méthodes de barbouzes. Ils n’aiment pas les affaires politiques. Je vais t’avouer quelque chose. J’ai contracté une assurance-vie sur laquelle j’ai placé un million d’euros. Tu en es le bénéficiaire. Tu recevras cette somme à ma mort. Evidemment, si par malheur, je devais mourir avant toi, l’assureur mènera une enquête pour savoir si tu n’as pas accéléré le cours de mon histoire. Pour avoir mon pognon, tu as intérêt à ce que je ne meure pas de manière accidentelle.
Qu’est-ce qui me prouve que tu as souscrit une assurance-vie ?
Fais moi confiance !
Bon, pour ta libération, je crois que ton avocat t’a prévenu.
Oui, j’adore les erreurs judiciaires et les vices de procédures.
Pour le reste, je m’en occupe.
Dans quel délai ?
48 heures ?
Non, demain matin !
Tu es prudent, nous ne sommes pas sûrs d’être là encore très longtemps. Mais comment veux-tu que nous trouvions un vol pour l’Islande et que nous…
Vous préveniez vos agents et vos barbouzes. C’est justement ça que je veux éviter.
Mais pour récupérer tes disques, tes données…
Ne t’inquiète pas pour moi !
Ne me dis pas qu’ils sont déjà en Islande ?
Tu ne souhaites pas non plus que je t’indique le lieu exact et le nom de mes contacts ?
Non, ce n’est pas la Saint Bernard ; bon vent à toi Patrick.
Merci. Salut à toi et à ta femme
Désolé, j’ai divorcé.
T’as bien fait ; elle te trompait depuis des années avec ton patron.
Salaud, tu aurais peu me le dire.
Et quoi encore. Tu ne voudrais pas que j’aille te border le soir.
Allez je ne te salue pas, enfant de putain…
Nous avions convenu de ne pas révéler à mon avocat l’intégralité du deal. Nous étions tous les deux conscients qu’il essayait par tous les moyens de s’enrichir. C’est Bernard qui m’a révélé qu’il avait déjà vendu les droits du fameux journal. J’ai appelé l’éditeur en précisant que j’avais des ajouts à réaliser. Mon avocat ne l’a pas su et bien évidemment j’ai convaincu l’éditeur de négocier avec moi la publication du livre que vous êtes en train de lire. Je n’allais pas accepter que l’avocat s’enrichisse sur mon dos d’autant plus que dorénavant j’étais un homme libre et respectable.
L’ECHANGE
Une fois libérée de la prison de la Santé, j’ai été conduit à Roissy, c’était quelques jours avant les élections régionales du mois mars 2004. A l’aéroport, j’avais six heures à attendre avant d’embarquer. Ce délai devait me suffire pour récupérer toutes les pièces utiles à l’échange. Je pensais être accompagné durant tout le trajet de gardes du corps payés par la République ; or ces derniers me laissèrent seul dès que j’ai eu franchi la porte de la salle d’embarquement. Royaux, il m’avait remis mon billet, mon passeport, mon ancien téléphone portable et trois cents euros ainsi que ma belle carte Visa Infiniti. Ils sont restés ébahis par mon comportement. J’étais censé appelé mes contacts pour obtenir les fameux documents ; or en leur présence, je n’ai appelé personne. Aucun de mes contacts n’est venu me rendre visite à l’aéroport. Je savais très bien que si j’avais les pièces sur moi, je n’embarquerai pas si ce n’est pour un voyage sans retour. Mes bagages ont certainement été fouillés plusieurs fois comme ceux des autres passagers. Quand je suis passé sous le portique de détection, j’ai du suivre un policier dans une cabine et me déshabiller totalement. Il ne trouva rien, pas un papier, rien du tout. Il démonta entièrement mon téléphone portable, examina mon agenda dans l’espoir d’y trouver un code mais ce fut en vain.
Une fois seule, après le passage du portique, mon premier réflexe fut de m’acheter un nouveau téléphone portable. J’étais convaincu que j’étais sur écoute. J’avais besoin d’un peu de liberté et de tranquillité pour préparer mon arrivée à Reykjavik. J’ai passé deux coups de téléphone très courts en indiquant « Reykjavik 18 heures ».
Après cette acquisition indispensable et ce petit coup de téléphone, je me suis rué chez le marchand de journaux pour acheter le dernier « Rock & Folk » ; il contenait une interview du batteur des Rolling Stones, Charlie Watts. Je n’aurais en aucun cas manquer cet article.
Avec mon journal, je suis monté, sans problème, dans l’Airbus A 340 d’Air France. Je scrutais tous les passagers ; je leur mettais une note de 0 à 5 en fonction de la probabilité d’appartenir ou non aux services secrets ; la note 5 était réservée aux hommes en impair beige avec chapeau. Il y en avait trois. Sinon, je suis arrivé à un total de 47 points.
En arrivant à l’aéroport, un représentant de l’ambassadeur m’attendait. Il m’indiqua qu’une chambre m’était réservée dans un hôtel et qu’il se tenait à ma disposition. Je lui ai indiqué que seul son numéro de portable m’importait afin de lui communiquer sous vingt-quatre heures le lieu du rendez-vous.
Il me précisa que qu’en échange des documents, des clefs USB, des disques durs, de l’enregistrement du fameux déjeuner et autres conversations, je signerai une lettre par laquelle je reconnaissais avoir commis seul certaines malversations. Drôle de lettre, une lettre de décharge ou plutôt à charge, sans valeur juridique, sans signification, sans portée, simplement une lettre pour me tenir au cas où je souhaiterais revenir dans le milieu.
Le jour de l’échange, trois personnes m’accompagnaient, deux ex-gardes du corps issus de la DGSE et mon banquier Je connaissais trop mes ex-collègues des cabinets ministériels, leurs sales méthodes, leur manque de loyauté ; je connaissais trop les méthodes des flics et des officines. J’avais besoin de témoins ; j’avais besoin de protection.
Pour le lieu de l’échange, j’avais opté pour le bar de l’hôtel Borg, le seul grand hôtel ayant du charme dans cette ville. Spacieux, en plein centre-ville, il offrait l’avantage d’être surtout très fréquenté empêchant la réalisation d’une opération « commando ».
De toute façon, pour éviter d’être repéré, j’avais réservé plusieurs chambres dans plusieurs hôtels de différents standings à mon nom ou à d’autres noms de telle façon de brouiller les cartes. Bien évidemment, je ne dormais pas à l’hôtel ; j’avais avec l’aide de mes associés retenu un appartement dans un immeuble d’un quartier populaire. Au moindre aller et venu suspect, dix chiens aboyaient et quinze personnes sortaient sur le palier ; la meilleure sécurité possible pour contrer des indélicats.
Toujours au nom du cher principe de précaution, j’ai exigé que le transfert de fonds soit effectué avant que je ne délivre mes petits fichiers. Les quatre millions d’euros sont partis directement de l’Islande aux Iles Caïmans à la vitesse d’un clic. N’ayant qu’une confiance très limitée dans l’honnêteté des services secrets français, ils ont été fractionnés en plusieurs parts ; elles mêmes retransférées dans plusieurs établissements aux Etats-Unis, en Suisse ou en Afrique du Sud. Il m’avait été dit que les limiers de la police éprouvaient les pires difficultés à suivre plusieurs mouvements de fonds sur des comptes numérotés effectués simultanément Pour compliquer un peu plus leur recherche, il suffisait que les transferts interviennent en même temps que d’autres mouvements légaux réalisés par des établissement gérant un grand nombre de comptes.
Une fois l’échange réalisé, je suis resté trois jours à Reykjavik. J’ai passé le temps dans deux ou trois bars dont les patrons adoraient les Stones. J’ai écouté jusqu’à satiété les albums « Let it bleed » et « Exile on main street ». Ecouter une musique qui suinte le sud, le blues, la drogue dans un pays froid que réchauffent quelques geysers m’inondait d’un sentiment étrange rempli de nostalgie et de puissance ; nostalgie de ma vie passée, nostalgie des Palais nationaux ; sentiment de puissance en ayant gagné le gros lot du Loto sans avoir eu à jouer.
J’étais seul, certes, sans beaucoup d’amis mais très heureux. Le mot « heureux » est déplacé, j’en conviens, j’étais surtout enivré de cynisme.
Mes deux gardes du corps se relayaient en permanence pour veiller sur ma vie. Je leur avais promis 200 000 euros chacun versés sur un compte mais bloqué. Ils ne pouvaient jouir de leur argent que si j’étais encore vivant quinze jours après l’échange.
Après trois jours d’oubli, j’ai regagné, en bateau, la Corse. J’ai embarqué avec mes deux hommes sur un ferry. J’avais acheté des billets pour New York puis pour Boston afin de tromper la DGSE.
Avant que nous nous quittions, vous vous demandez si j’ai conservé une copie de mes fameux dossiers.
Oui, bien évidemment !
Certes, je n’ignorais pas que d’ici quelques mois, ils perdraient toute leur valeur. Ainsi va la politique, les affaires d’Etat sont bien éphémères. Il n’en demeure pas moins que je n’avais pas envi de me retrouver nu.
J’avais, de toute façon, une promesse à respecter, promesse qui garantissait ma survie. Une copie de tous mes beaux documents était destinée au parti de l’opposition, vous voyez, le grand parti de gauche. Ne soyez pas dégoutté ; j’ai toujours été un agent double. Que voulez-vous, je n’ai jamais appartenu ni à la bourgeoisie, ni à la caste des énarques. J’ai été considéré comme une petite chose par les responsables de la droite. Ils m’utilisaient pour accomplir leurs basses taches tout en sachant que je ne salirais pas leurs moquettes. Je me souviens de cette élue qui, un soir, m’avait dit que nous ne pouvions pas échappé à ses origines. Elle ne comprenait pas mon entêtement à rester à droite. Je me souviens aussi de cet élu qui expliquait le caractère un peu brut de décoffrage d’Alain Madelin par son origine ouvrière. Il affirmait devant plusieurs députés que Madelin avait pris un « ascenseur social » trop rapide. Il était, à ses yeux, impossible de passer de fils d’ouvrier à député de droite. Le passage de l’un à l’autre devait s’inscrire sur plusieurs générations. Face à de telles inepties, ma trahison relevait du salut public. J’ai ainsi informé la gauche de toutes les actions de la droite ; mon contact était le premier secrétaire du parti socialiste en personne ; une vieille connaissance de Sciences-Po.
Comme ma grand-mère paternel, je suis un enfant de la DDASS, adopté par mes parents dans les années soixante. Ni mon père, ni ma mère me l’ont avoué ; je l’ai su en écoutant aux portes. La vie d’un orphelin est un combat car abandonné dès son plus jeune âge, il sait que le mot « confiance » est une absurdité.
EPILOGUE
Le 2 mai à 11 H, 48 le communiqué suivant est publié par l’AFP.
« Le Ministre de l’Intérieur n’a directement ou indirectement jamais eu de contact avec monsieur Patrick Chauvel. Il n’a participé à aucune négociation concernant sa libération, libération qui n’a été rendue possible qu’en raison d’une malencontreuse erreur de procédure ».
Le 2 mai, à 11 H 52, Matignon a adressé, toujours à l’AFP, le communiqué suivant :
« Le Premier Ministre, conformément à la pratique républicaine précise qu’il ne s’immiscera pas dans le fonctionnement de la justice et ne commentera pas la décision qui a été prise de relâcher Patrick Chauvel. Aucun membre du cabinet du Premier Ministre n’a rencontré Patrick Chauvel avant, pendant ou après son incarcération. Aucune négociation, aucune transaction n’a été engagée par l’Etat ».
Au Journal Officiel du 5 mai, il était mis fin aux fonctions d’un conseiller du Ministre de l’Intérieur et d’un conseiller du Premier Ministre. La chef de cabinet du Premier Ministre a été nommée au Conseil d’Etat et son mari à la Cour des Comptes.
Lexane, aux dernières nouvelles, avait décidé d’abandonner son rôle de menthe religieuse pour épouser non pas un homme politique mais un haut-fonctionnaire, ancien élève de l’ENA. Selon la rumeur, elle attendrait un enfant.
Audrey existe réellement ; son talent d’enquêtrice reconnue la prédestine à un grand avenir à condition qu’elle puisse échapper aux multiples manipulations de la vie. Selon certaines informations, elle a été nommée au service de presse du plus grand groupe de rock de tous les temps qui n’en finit pas de tourner autour de la planète.
Jean a existé mais je ne tiens pas à vous mentionner son existant, ni son devenir… Il en est de même pour Marc. Il ressemble à Slash, le guitariste du groupe Guns’N’Roses, tout en longueur avec un soupçon de liberté dans les yeux.
Patrick, c’est-à-dire moi, j’existe peut-être, peut-être pas… ; mon âme hante les palais nationaux que j’ai tant aimés avec, dans mon walkman numérique, un bon morceau de hard rock à rendre sourd plusieurs générations et dans ma veste une fiole de Jack Daniels…
Pour conclure, quelques recommandations : faites attention aux contrefaçons, aux rumeurs et aux manipulations ; de nombreux faits mentionnés dans ce livre sont faux mais certains sont vrais.
Post-épilogue
A Porticcio, Résidence du Golfe, une charge explosive a lourdement endommagé un pavillon avec vue sur la mer. Les gendarmes ont retrouvé, dans les décombres, deux corps calcinés. En l’état actuel des investigations, il n’a pas été possible de mettre un nom sur chacun des cadavres.
Un communiqué du FLNC, canal fanatique, a revendiqué le plasticage.
Le parti nationaliste et les mouvements autonomistes corses ont condamné cet attentat et ont nié toute implication. Cette action n’a, à leurs yeux, qu’un seul objectif : salir le peuple corse.
Sur une terrasse donnant sur ce même golfe d’Ajaccio, une jeune femme brune au nom de Christine ouvre une mandarine bleue de laquelle s’échappe une goutte de sang illuminée par le soleil couchant enflammant les Iles Sanguinaires. Qui est-elle ? Ce qui est certain c’est qu’elle connaît cette histoire de fond en comble ; que les membres de sa famille aiment le plastique et les armes à feu.
Derniers adieux
En guise d’adieux, il est indispensable de saluer les porte-cotons, les porte-serviettes, les nègres, les collaborateurs de l’ombre pour leur folie, leur dévouement et leur dévoiement ainsi que leur abnégation.
Sinon, il convient de remercier les Stones, Eric Clapton, AC-DC, Led Zep, Trust, les Pink Floyd, Jean-Louis Aubert, Louis Bertignac et les quelques autres groupes de rock cités pour leur amicale participation bien involontaire ainsi que les élus pour leur collaboration forcée à cette fiction.
Pour le reste, à vous de jouer et à vous de savoir qui vous croyez ou qui vous ne souhaitez pas croire…
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