Face aux GAFAM, les Etats se rebiffent
GAFAM, les Etats se rebiffent
Depuis l’échec de la procédure anti-trust dans les années 2000 contre Microsoft, les gouvernements et les régulateurs apparaissaient impuissants face aux entreprises technologiques. Accusées de positions dominantes, de conservation de rentes, d’abus fiscaux, les géants du monde digital arrivaient à passer entre les mailles des lois de la concurrence aux Etats-Unis comme en Europe. La crise sanitaire qui leur a été bénéfique a eu comme conséquence de décomplexer les administrations publiques qui mettent en avant la défense des petits commerces et qui souhaitent par tous les moyens récupérer des recettes fiscales qui leur font tant défaut. Le 16 décembre dernier, un groupe d’États américains dirigé par le Texas a poursuivi Google pour avoir prétendument manipulé les marchés de la publicité en ligne. Le Ministère de la Justice américain a engagé contre Google une procédure anti-trust concernant son éventuel monopole dans la recherche sur Internet. En Europe, le commissaire au marché intérieur, Thierry Breton et la Vice-Présidente de la Commission chargée de la concurrence, Margrethe Vestager, ont présenté, le 15 décembre dernier, leur plan pour mieux contrôler les entreprises du numérique. Ces derniers sont aujourd’hui soumis à une législation vieille de vingt ans. Le droit de la concurrence européen n’a pas réussi, malgré quelques sanctions et amendes, à remédier aux déséquilibres constatés ni aux entraves à la libre entreprise.
Pour le moment, la volonté des pouvoirs publics de reprendre la main sur le secteur du digital a peu de conséquences sur la valorisation boursière des entreprises. La valeur des cinq plus grandes entreprises de la Silicon Valley a augmenté de 46 % en 2020. L’absence de coopération internationale au niveau des dispositifs anti-trust limite la portée des mesures prises de part et d’autre de l’Atlantique.
Les GAFAM disposent de nombreux arguments leur permettant de justifier leur politique. Ainsi, Facebook face à l’accusation d’avoir acheté à vil prix WhatsApp et Instagram afin d’empêcher toute apparition de concurrents, souligne que ces deux entreprises étaient à l’époque de très petite taille et complémentaires aux services proposés à son réseau social. La durée des procédures anti-trust, plus de six ans pour Microsoft, les rend caduques avant qu’une décision soit annoncée. L’évolution du marché est telle que les juges ont fortes chances d’intervenir après la bataille et dans un contexte technologique complètement différent. Les tribunaux sont de plus en plus réservés face aux enquêtes administratives engagées au titre des lois anti-trust. Les dossiers concernant les positions dominantes des entreprises distribuant des cartes de crédit, Visa, American Express et Mastercard, n’ont pas abouti. Lancée en 2018, cette action antitrust cherchait à démontrer que Visa, MasterCard et American Express entravaient la concurrence en empêchant les commerçants d’inciter les consommateurs à utiliser des cartes de crédit ayant un plus faible coût pour eux. La Cour suprême a rejeté ces accusations en jugeant notamment que les requérants s’étaient focalisés à tort sur le seul segment du marché des commerçants.
Réarmement des procédures anti-trust aux Etats-Unis
Au mois d’octobre dernier, aux Etats-Unis, la Commission judiciaire de la Chambre des représentants a rendu son rapport sur les pratiques anticoncurrentielles des grandes entreprises technologiques. Elle conclut que Google (Alphabet), Apple, Facebook et Amazon effectuent des achats préventifs afin de limiter la concurrence. Le rapport souligne que ces entreprises abusent de leur position dominante pour fausser les règles de la concurrence dans des marchés adjacents aux leurs. La Commission cite l’exemple d’Amazon qui utiliserait les données des vendeurs tiers pour développer ses propres produits. La Commission américaine préconise l’interdiction à certaines plateformes dominantes d’opérer dans des secteurs d’activité adjacents, ainsi que de pratiquer du « self-preferencing » c’est-à-dire de favoriser ses propres produits par rapport à ceux de ses concurrents. Google met en avant ses propres contenus dans le cadre de son moteur de recherche même quand il n’est pas le plus pertinent. Apple pratique de même avec ses services sur IOS. Selon la Commission, un principe de non-discrimination devrait être institué en offrant des conditions égales d’accès et de prix. Les membres du Congrès souhaitent également que les principes d’interopérabilité et de portabilité des données soient garantis afin d’éviter des systèmes fermés. Actuellement, Facebook n’est interopérable avec aucun autre réseau social, ses utilisateurs sont enfermés dans cette plateforme. Il en est de même pour les achats effectués sur la plateforme d’Apple qui ne peuvent pas être transférés sur Android.
Le rapport propose la création d’une « présomption d’interdiction » pour les futures acquisitions, contraignant les grandes entreprises digitales à justifier avant d’obtenir un accord leurs achats. Cette proposition serait applicable aux entreprises dites systémiques. L’objectif serait d’éviter une concentration croissante du secteur qui limiterait la diffusion du progrès à travers la forme d’une rente croissante. Si elle est soumise aux vote du Congrès, cette proposition donnera lieu à de nombreux débats en particulier autour de la notion de libre entreprise, chère aux Américains. Les membres de la Commission rappellent que la législation américaine contient déjà de nombreux textes qui interdisent les comportements anticoncurrentiels. Un renforcement des pouvoirs des agences fédérales chargées de l’application du droit de la concurrence est souhaité. Ces dernières années, elles n’ont examiné que 38 % des fusions. Elles n’ont, par ailleurs, interdit aucune des plus de 500 acquisitions faites par Apple, Google, Facebook et Amazon depuis 1998. Le Congrès ne devrait pas retenir l’ensemble des propositions de la Commission car il n’entend pas réellement entraver l’essor de multinationales américaines qui disposent de moyens de lobbying importants et qui sont en compétition directe avec des entreprises chinoises.
L’Europe sur la défensive
L’Europe est dans une situation délicate par rapport aux techniques de l’information et de la communication. Elle dépend des entreprises américaines, japonaises, coréennes et chinoises. Même le moteur de recherche français Qwant a été contraint de s’associer à Microsoft pour se développer. Sa dépendance par rapport à Bing, le moteur de recherche de Microsoft est évalué à 64 %. Le chiffre d’affaires de Qwant, en 2019, était de 5,8 millions d’euros, son résultat étant négatif à hauteur de 23 millions d’euros. Pour mémoire, le chiffre d’affaires de Google en 2019 a été de 162 milliards d’euros. En raison de sa dépendance dans ce secteur clef, l’Europe est sur la défensive et tend de réguler un marché qui lui échappe en grande partie.
Le projet européen pour mieux réguler les entreprises du digital comporte deux volets. Le premier, le « Digital Services Act » (DSA), concerne plus spécifiquement les contenus. Le principe retenu est, selon Thierry Breton, le suivant : « ce qui est interdit dans le monde réel l’est aussi dans le monde virtuel ». Les réseaux servent de plus en plus de vecteurs de propagande, d’enrôlement et de vente pour des organisations criminelles ou terroristes. Les Etats éprouvent au nom de la liberté de l’information des difficultés à contrôler les sites sur Internet. Dans le cadre du DSA, la Commission a exclu tout contrôle en amont des publications. Elle ne reviendra pas non plus sur le principe d’« hébergeur passif », qui garantit aux plates-formes de ne pas être tenues responsables des contenus publiés par leurs usagers. En revanche, la Commission entend renforcer les procédures de signalement et imposer aux plates-formes, quelle que soit leur taille, des « obligations », afin que les contenus illicites puissent être retirés rapidement. Le DSA imposera aussi aux vendeurs en ligne de contrôler l’identité des revendeurs avant de les abriter. Les plates-formes les plus importantes, jugées systémiques, ayant plus de 45 millions d’utilisateurs, soit plus de 10 % de la population européenne, seront soumises à des règles plus strictes et seront auditées tous les six mois. Elles devront être dotées de moyens de modération (automatisés et humains) suffisamment étoffés. Elles devront fournir des informations sur le fonctionnement de leurs algorithmes. Elles devront communiquer le nom des annonceurs qui sont à l’origine des publicités sur les sites. Chaque Etat membre devra se doter d’une autorité de régulation en charge du numérique qui aura le pouvoir de lancer un mandat d’arrêt numérique européen contre tel ou tel contenu. Les amendes pourront atteindre jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires mondial. En cas de manquement grave et répété ayant pour conséquence la mise en danger de la sécurité des citoyens européens, la plate-forme pourrait faire l’objet d’une interdiction d’opérer sur le marché européen.
Le second volet de la nouvelle législation européenne, le « Digital Markets Act » (DMA), concerne le droit de la concurrence. Il vise les acteurs dits systémiques ayant la capacité de menacer le libre jeu de la concurrence. Ces plates-formes ne pourront plus utiliser les données de leurs clients pour leur faire de la concurrence. Elles devront aussi permettre aux PME qu’elles hébergent de migrer vers des services concurrents et d’accéder aux données de leurs propres clients. La Commission européenne prévoit que les amendes pourront s’élever jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial en cas d’infraction. Les entreprises n’auront plus le droit de donner la priorité à leurs propres services dans leur moteur de recherche. Le DMA prévoit aussi que les géants du numérique ne pourront plus empêcher la désinstallation d’applications ou services intégrés par défaut. Les plates-formes systémiques devront notifier toute acquisition à la Commission européenne, quel qu’en soit le montant.
Une plate-forme sera dite « systémique » si elle remplit plusieurs critères depuis au moins trois ans : être présente dans trois Etats membres, dégager un chiffre d’affaires en Europe supérieur à 6,5 milliards d’euros ou avoir une capitalisation boursière de plus de 65 milliards d’euros, compter au moins 45 millions d’utilisateurs finaux ou 10 000 clients commerciaux. Seraient ainsi considérées comme systémiques les cinq Gafam, ByteDance (la maison mère de TikTok), Alibaba et Booking.
Les deux projets, DSA et DMA, doivent encore faire l’objet de négociations avec les vingt-sept Etats membres et le Parlement européen, avant une adoption définitive qui devrait intervenir d’ici deux ans selon la Commission de Bruxelles. Les Etats-Unis pourraient menacer de rétorsions les Etats européens estimant que les deux textes précités pénaliseraient leurs entreprises digitales. Les cinq GAFAM réalisent 25 % de leurs ventes en Europe, contre 51 % en Amérique. Ces entreprises pourraient diminuer leur présence en Europe et privilégier une gestion de ce continent à partir de leurs bases américaines. Une coopération de part et d’autre de l’Atlantique est nécessaire pour aboutir à une réelle régulation du secteur du digital. Pour le moment, les tentatives en la matière ont échoué en raison de l’opposition américaine. Certains ont l’espoir que le nouveau Président des Etats-Unis Joe Biden soit plus accommodant sur le sujet ; d’autres ne se font aucune illusion, celui-ci ayant bénéficié de l’appui marqué des GAFAM durant la campagne présidentielle.
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