Elle s’appelait Sandra
La mélodie du pouvoir
Breteuil
Il était minuit trente, avenue de Breteuil, à Paris ; un labrador courrait seul sur la pelouse entourée de platanes aux branches tordues. Il s’appelait Ramsès. Il était noir, musclé, bien campé sur ses pattes. Il jouait avec une balle de tennis, jaune sale, que sa maîtresse s’obstinait à lui renvoyer. Il ne se contentait pas de la lui ramener dans sa gueule ; il la poussait avec son museau comme un joueur de football l’aurait fait avec ses pieds. Autour d’eux, personne ou presque, juste quelques voitures et quelques SDF blottis dans leur tente à côté de la station Sèvre-Lecourbe. En écoutant Gimme Shelter des Stones grâce à mon walkman, j’admirais cette jeune femme habillée d’une veste en cuir marron élimée, d’un pantalon serré noir et d’une chemise blanche. J’étais captivé par son port altier, sa tête droite, son regard bleu glacial, ses cheveux noirs, longs glissant sur un visage étonnamment blanc. Je ne bougeais plus de peur d’être démasqué, d’être surpris comme un vulgaire mateur. Elle n’était pas belle intrinsèquement mais elle dégageait une volonté, une force de vie. Elle devait avoir entre trente et trente cinq ans ; je sentais qu’elle avait connu plusieurs vies. Jouer tard, dans la nuit, au mois de décembre avec son chien est un signe d’un étrange destin.
Ramsès fut le premier à remarquer ma présence. Ses yeux brillants se braquèrent sur ma tête ; il prit la balle dans sa gueule et se dirigea, avec vigueur, dans ma direction. Il s’arrêta net à mes pieds, laissa tomber la balle de tennis et me scruta. La jeune femme regardait la scène puis dit d’une voix calme.
– Mon chien souhaite changer de partenaire de jeu. Si vous commencez à jouer, vous en avez pour toute la nuit. A vous de choisir !
Sans rien dire, je pris la balle et l’ai lancée. Ramsès tenta de l’intercepter comme un gardien de but puis décida de me dribbler. D’un œil, je surveillais la jeune femme qui elle-même me fixait. Après dix minutes de « dogball party », elle se rapprocha et me dit que j’avais un nouveau copain. Après quelques instants de timidité, je lui indiquais que même si j’éprouvais de la crainte face aux chiens du fait de quelques morsures durant mon enfance, je les attirais amicalement ou non. Je ne sais pour quelle raison je lui ai raconté que dernièrement en Corse, un chien d’un restaurateur sur le port de Propriano m’avait accompagné pendant plus de deux heures sans aucune hésitation alors que je faisais mon footing. Pas un instant, le chien ne se sentit perdu ; il agissait come si j’allais le ramener à son maître. A la fin de cette histoire sans intérêt, elle me sourit et me dit.
– Je m’appelle Sandra et vous ?
– Eric.
– Pourquoi matez-vous les jeunes femmes et leur chien ?
– Je passais par là ; j’ai vu un beau spectacle et je me suis arrêté. Je n’avais pas l’intention de vous importuner.
– Mais si, la preuve ; je plaisante. De toute façon, je sais distinguer les différentes catégories d’hommes, les dangereux, les violents, les frustrés…. J’ai considéré que vous n’apparteniez ni à la première, ni à la seconde catégorie.
– Merci ! J’espère de ne pas être un élément représentatif de la troisième.
– Trop tôt pour le dire.
– Que fais une jeune femme seule à plus de minuit, avenue de Breteuil ?
– Je ne suis pas seule mais avec Ramsès. Je n’ai pas le temps de le promener durant la journée et il a besoin d’exercice faute de quoi il transforme mes nuits en cauchemar.
– Je comprends.
J’hésitais à lui poser la question triviale sur son activité professionnelle. J’avais peur qu’elle puisse imaginer que je la draguais. Avant même d’avoir vaincu mon hésitation et mes scrupules, elle ajouta :
– Je suis très occupée ; je travaille dans un cabinet de conseils en communication. C’est prenant et ça me laisse peu de temps pour m’occuper de Ramsès.
– Conseil en communication dans quel secteur ?
– Communication institutionnelle ou si vous préférez lobbyiste. Je passe ma vie entre Bruxelles, les cabinets ministériels et le Parlement. Et vous ?
– Je suis rentier ou plutôt retiré des affaires si vous préférez.
– Vous ne travaillez pas mais vous n’êtes pourtant pas très vieux ?
– La cinquantaine ; je suis déjà depuis plus d’une décennie sur la pente déclinante de l’existence.
– Ne dites pas ça ; mon père a 54 ans et est en pleine forme ; un peu trop à mon goût. Dans quel domaine avez-vous travaillé ?
– Je n’ai pas envi d’en parler.
– C’est étrange votre voix ne m’est pas inconnue. Je suis certaine de vous avoir entendu quelque part.
– Possible.
– Vous n’étiez pas journaliste à la radio ?
– Non, je hais les journalistes. Je les ai trop fréquentés.
– Artiste alors ?
– Ce n’est pas complètement faux. J’ai été un saltimbanque, sur la route au moins cinq jours sur sept, une femme dans chaque port et une famille que j’ai oubliée de construire.
– Musicien, non, je ne vous imagine pas sur une scène avec une guitare électrique.
– Vous avez raison mais j’aurais aimé être le Mick Jagger français, avoir le même déhanchement, le même détachement, la même arrogance, le même succès dans les affaires et avec les femmes et surtout le même talent.
– Le cinéma ou le théâtre ?
– Oh ! Vous brûlez. J’ai joué des milliers de fois les mêmes pièces, les mêmes scènes. J’ai usé les planches des préaux d’école, des centres de congrès, des théâtres de province, des chapiteaux. J’ai connu les salles pleines et les bides. J’ai tourné en one man show et en bande. J’ai pratiqué la comédie, le mensonge, l’humour et le cynisme. Aujourd’hui, le silence me pèse tout comme mon anonymat. J’ai été en haut de l’affiche, un destin s’ouvrait devant moi et par quelques erreurs et hasards, j’ai disparu.
– Ah, je me rappelle, vous étiez un abonné des journaux télévisés de Patrick Poivre d’Arvor, de Claire Chazal…C’était il y a quatre ou cinq ans.
– Oui !, un peu plus de cinq ans, une éternité ou hier selon l’humeur du moment.
– Vous étiez président d’un grand parti politique…
– Oui, député, ministre, j’ai failli être candidat à l’élection présidentielle il y a quelques années…
– Et puis…
– J’ai décidé d’arrêter, de jeter l’éponge. Les affaires, plus fausses que vraies, l’explosion au grand jour de ma vie privée, les trahisons, l’alcool ont eu raison de ma santé mentale. J’ai tout abandonné et je suis parti seul en Corse dans une maison sur la presqu’ile Isolella en face d’Ajaccio. J’y suis resté six mois. Je ne sortais que pour acheter de quoi manger.
– Vous étiez la nouvelle star de la vie politique française. Je me souviens de votre nom ; vous êtes Luc Henry ?
Elle me posa cette question avec un sourire ironique. J’avais l’impression que, d’un seul coup, j’étais tombé dans la catégorie des « has been », des vieilles cartes postales qu’un dimanche de novembre que l’on extrait du coffre poussiéreux du grenier. Remplie de certitudes, Sandra symbolisait, à mes yeux, les trentenaires qui veulent par tous les moyens réussir, prêts à tuer père et mère. A leur décharge, ils n’ont connu que la crise, le chômage. Dans la société de la victime roi, ils ont compris qu’il fallait trouver un bouc émissaire pour leurs malheurs, il s’agit des baby-boomers. Ils considèrent à tort ou à raison que les générations des années soixante et soixante dix sont nulles et non avenues à jeter en perte et profit. Sandra me fusille du regard et attend ma réponse.
– Oui, je suis Luc Henry.
– Que faites-vous maintenant ?
– Je vis de mes rentes, de quelques romans que j’écris. Je vis en moine parfait et, de ce fait, je consomme peu.
– J’ai toujours rêvé de faire de la politique. Après Sciences Po, j’ai été admissible deux fois à l’ENA mais j’ai échoué à l’oral. Je suis entrée dans une petite agence de communication qui travaillait pour des hommes politiques. Je me suis très vite ennuyée. Le travail de secrétariat doublé de celui de pute non rémunérée me démoralisait. C’est pourquoi j’ai accepté l’offre d’un cabinet de lobbying.
– Et maintenant, que voulez-vous faire ?
– De la politique, j’aime le pouvoir.
– Vous avez au moins le mérite de la franchise. Certains parlent de leur souhait d’œuvrer pour la France, d’autres de défendre l’intérêt général ou les intérêts des minorités maltraités. Vous au moins, vous n’avancez pas masquée.
– Notre génération ne supporte pas les faux-semblants, les mensonges de pacotille. Tout le monde sait que pour être député, ministre, président, il faut aimer le pouvoir. Si cette quête quasi-sexuelle s’accompagne d’une volonté d’améliorer le quotidien de la population, tant mieux. L’idée que la politique rime avec dévotion et mission est une illusion. Vous en êtes la preuve vivante.
– Pas certain, j’étais un idéaliste. Mes valeurs, mes idées, j’ai tenté de les faire partager. Je concevais mes discours comme des livres ; je tenais à y insérer de citations d’Ivo Andric, de Milan Kundera ou de Pascal Bruckner…
– C’était une autre époque. Je me souviens de votre style pompeux qui ne collait pas à votre image de jeune premier, à votre image de séducteur et puis si j’ai bien compris votre morale était toute relative.
Sans prévenir, après m’avoir jeté à la figure mes anciennes turpitudes, elle décida d’interrompre la conversation. Elle me scruta ; j’ai senti une lueur d’hésitation. Au sommet de ma forme, je l’aurais remise à sa place ou invitée à boire un verre chez moi ou dans un hôtel pour appréhender le tréfonds de son corps ; ce soir là, avenue de Breteuil, cela faisait plus de cinq ans que je n’avais pas touché une femme ; elle m’avait désarçonné en trouvant tout de suite mes points faibles. Elle n’avait peur de rien. Effrontée, sans aucun respect pour l’homme que j’avais été, elle n’était pas prisonnière des convenances ; la flagornerie n’était pas de son époque. Après quelques secondes, sans aucune hésitation, elle me proposa de continuer la conversation samedi vers 18 heures au bar de l’hôtel « Lutétia », boulevard Raspail, en face du Bon Marché. J’ai accepté trop heureux de briser la monotonie de mon agenda de moine.
ERNEST BAR
J’aime les coïncidences. Pendant des années, le Lutécia, ce palace hors du temps, était ma base arrière, mon lieu de rendez-vous préféré. J’ai toujours apprécié la décoration de Sonia Rykiel, son ambiance feutrée, le vaste salon, ses fauteuils rouges, profonds, sa lumière, la présence d’écrivains et d’étrangers et le piano au fond à gauche sur lequel Serge Gainsbourg venait jouer de temps en temps. Est-ce l’histoire tumultueuse de cet hôtel qui m’attirait ? Peut-être. Lieu de refuge pour de riches allemands en froid avec le régime d’Hitler avant la seconde guerre mondiale puis réquisitionné par l’Abwehr durant l’occupation juste en face de la triste prison de la rue du Cherche Midi, le Lutecia fut transformé en centre d’accueil pour les victimes des camps nazis en 1945. Sans le savoir, Sandra m’honorait par son choix. Elle semblait avoir pris en compte mon goût immodéré pour le luxe.
Samedi, j’ai parcouru le Bon Marché afin de trouver quelques vêtements dignes de mon âge mais qui ne soient pas ringards. La question de l’habillement réglée, je me suis interrogé sur mon heure d’arrivée. Devais-je être ponctuel ou arrivé légèrement en retard. Mon anxiété, mon désir de retrouver au plus vite Sandra m’a amené à être devant l’hôtel une demi-heure avant l’horaire convenu. Compte tenu du décalage d’âge et de son insolence, j’ai choisi de tourner en rond. Je suis arrivé à force de multiplier les boucles dans le quartier Saint Germain un quart d’heure en retard.
Elle était là, sur la droite, assise délicatement dans un canapé. Elle était habillée d’un chemisier blanc, d’une jupe assez longue. Le lieu, l’heure avaient changé la femme de l’avenue de Breteuil. Je percevais dans son regard de la timidité voire un mal être. A mon arrivée, elle se leva, me serra la main et sur un ton très sérieux, je lui dis :
– Sincèrement désolé pour mon retard
– Aucun problème ; j’en ai profité pour lire « Le Monde ». Hier soir, je vous ai « googleïsé ». Plus de 800 000 items juste en tapant votre nom et cela malgré cinq ans d’absence médiatique. Je suis très impressionnée.
– Il ne faut pas. Je suis plus virtuel que réel.
– Votre cynisme cache une arrogance sans borne. Il n’en demeure pas moins pourquoi vous avez accepté de prendre un verre avec une petite salariée parisienne.
– Je pourrais vous adresser la même question. Je ne suis qu’un retraité de la vie politique.
– Je tiens à vous indiquer de suite que je n’aime pas les vieux.
Cette phrase à la forme de gifle n’avait comme objectif que de préciser qu’elle n’avait nullement l’intention de s’offrir à moi. Afin de clarifier la situation, je répondis avec netteté.
– Ne vous en faites pas ; je n’ai pas réservé de chambre et je n’ai pas l’intention de vous violer ce soir ou un autre soir. Par ailleurs, je tiens à vous rappeler que c’est vous qui m’avez convié à ce rendez-vous.
– C’est vrai ; je suis un peu impulsive et effrontée.
Le serveur de l’hôtel, au moment de passer commande, me reconnut et malgré tout son professionnalisme ne put masquer un étonnement.
– Monsieur Luc, cela fait très longtemps que vous ne veniez plus nous voir. Vous nous manquiez.
– Cinq ans sans Lutetia, c’est vrai, c’est très long. Si mes souvenirs ne me trahissent pas, vous vous appelez François
– Oui, c’est exact mais où étiez-vous ?
– En Corse pour découvrir la vie ou plutôt pour essayer de mourir en silence ! Mais ce n’est pas la raison de ma visite c’est pourquoi nous allons commander deux coupes de champagne
– Pour célébrer votre retour, le bar vous les offre.
– Merci François. Je pense que nous aurons l’occasion de nous revoir. Mon appartement est rue de Sèvres.
Sandra venait de comprendre que j’étais un peu chez moi dans cet hôtel. J’y ai eu une garçonnière, une table et quelques bouteilles à mon nom. Ragaillardi par la discussion avec le serveur, j’ai décidé de l’interroger sur ses projets.
– Sandra, tu m’as avoué aimer le pouvoir. Tu souhaites te présenter à une élection ?
– Oui mais je n’ai pas de réseau. Mes parents n’ont jamais évolué dans le milieu politique. Mon père est cadre supérieur dans une entreprise de travaux public, ma mère est professeur de français à Saint Germain en Laye. Vous voyez, rien de très excitant. Mon passage dans l’agence de com fut un terrible échec. J’ai passé plus de temps à l’horizontale qu’à la verticale.
– Rien d’irréversible. La réussite en politique, c’est un cocktail de volonté, de culot et de chance qu’il convient de provoquer.
– Et l’argent ?
– Oui, bien sûr mais c’est plus facile à trouver que l’on ne le pense.
La conversation se développa au fil des coupes autour de sa vie. J’ai appris que la solitude l’avait suivi durant toute son enfance ; les livres et ses chiens avaient été le fil rouge de sa jeunesse. Ses parents l’avaient toujours considérée comme un objet embarrassant. Elle méprisait, de ce fait, son père et sa mère. Fille unique, elle se pensait le centre du monde mais son monde manquait cruellement de lumière. Sa carence d’existence la conduisit vers la politique qui lui offrait une famille de rechange, un but. Depuis l’âge de sept ans, elle écoutait avec passion « Le Grand Jury » sur RTL » et « Le Club de la Presse » sur Europe 1. J’ai vite compris qu’elle était complexée par son physique. Mince, grande avec une belle poitrine, même si elle tentait par tous les moyens de la masquer, elle ne manquait pas de charme. Elle m’expliqua que sa taille l’avait handicapée. Je découvrais que Sandra était tout à la fois sensible et mue par une soif de reconnaissance, de réussite hors du commun. Ecartelée entre ses différents traits de caractère, elle rêvait de grands espaces ; elle ne supportait plus son travail de lobbyiste. Elle m’a ainsi raconté que son patron lui avait confié une mission inintéressante, convaincre les maires des grandes villes de France d’instaurer un tarif réduit de stationnement pour les propriétaires de Smart. Après trois heures de discussion, je lui ai proposée un plan. Je m’engageais à l’épauler dans sa conquête du pouvoir, de lui monter ses réseaux, de lui trouver les portes d’entrée, de la conseiller et même de lui écrire ses discours. Face à cette proposition, elle marqua un temps d’arrêt puis me demanda avec son sens de la formule toujours aussi naturel :
– Et en échange de quoi ?
– De rien !
– Je ne comprends pas.
– Je suis en cale sèche ; je suis comme le lieutenant Drogo du Désert des Tartares de Dino Buzzati. J’ai donc du temps libre à vous consacrer. Je le répète, je ne veux pas coucher avec vous. Mais, comme premier conseil, évitez de penser que tout homme en veut à votre corps. Premièrement, en politique, cela peut servir ; deuxièmement, il n’y a rien de plus insupportable que les bimbos qui se croient irrésistibles. Votre sexe est une arme offensive à utiliser avec finesse et non un handicap comme vous l’imaginez.
J’avais frappé juste. Elle avait peur de moi mais elle était attirée par mon passé, par mon histoire. Elle souhaitait sortir de son quotidien mais de là à se mettre entre les mains d’un vieux ; il fallait qu’elle franchisse le pas. Pour la convaincre, j’attirais son attention sur le calendrier.
– Sandra, nous sommes au mois de décembre ; dans un peu plus d’un an, il y aura les élections municipales et régionales ; dans deux ans, les législatives. Tu as trente ans. Ne laisse pas passer ton tour. Nous avons juste le temps pour agir.
– Je devrais changer de métier ?
– Oui, il faut que tu puisses disposer de temps pour « grenouiller » dans le bas monde politique. Si tu avais été fonctionnaire, cela eut été plus simple. En cas d’échec aux élections, tu aurais retrouvé ton poste et tes revenus. Ne t’en fais pas, nous trouverons une solution. Ce qui est primordial, c’est que tu aies un parrain, un homme politique qui te protège, qui te prenne sous son aile afin que la première tempête ne t’emporte pas. Sans appui, tu n’existes pas au sein du milieu politique. Tu sers ton parrain en te montrant avec lui, en lui rendant des services et tu l’utilises en usant de son influence, de ses contacts, de son entregent.
– Mais qui pourrais me servir de parrain ?
– Pour le nom du parrain, il faut que je réfléchisse. Il y a deux solutions. Nous pourrions opter pour un grand parrain appartenant à la Ligue 1 mais je privilégierai plutôt un homme de ligue 2.
– Vous pouvez m’expliquer de manière un peu plus concrète. Je ne comprends rien à vos allusions sportives.
– C’est simple. Il y a plusieurs catégories d’élus. Au sommet, la ligue 1 composé d’élus ayant vocation à être nommés ministres voire à postuler à la présidence de la République. C’est l’élite. Pour intégrer la ligue 1 vaut mieux être énarque, polytechnicien, ou bien diplômé, disposé d’une circonscription insensible aux mouvements d’humeur de l’opinion publique et bien reliée à la capitale. Il faut mieux être seul chef de file de son parti au sein du département pour éviter des guerres de voisinage à ne plus en finir. Enfin, il faut posséder une aisance financière, gage de liberté d’action. Le mieux, évidemment, c’est de cumuler tous les avantages. La ligue 2 est constituée d’élus ayant un panel incomplet des atouts que je viens de te présenter. Ils sont soit obligé de passer trop de temps dans leur circonscription pour essayer de la sauvegarder, soit ils sont en bute avec un leader local qui ne leur laisse aucun espace ou ils sont financièrement aux abois. Au sein de la ligue 2, ils sont nombreux à rêver d’intégrer la catégorie supérieure ; certains y arrivent définitivement ou temporairement. Appartiennent également à cette ligue, les jeunes pousses fraichement élues. Ils espèrent rapidement rejoindre l’élite mais ils ne sont pas à l’abri de déconvenues. La chute de cheval est fréquente, tu dois le savoir. Le milieu n’aime pas les loosers. Il est très difficile de revenir après avoir été battu. J’ai connu un ancien Ministre, un ancien Président de Commission à l’Assemblée nationale qui après une défaite a été réélu mais qui était fui comme la peste par ses anciens collègues. Les femmes et les hommes politiques sont superstitieux ; ils n’aiment pas fréquenter de trop prêt les vaincus du suffrage universel. Pour revenir à la ligue 2, c’est par définition la catégorie qui comporte le plus grand nombre de frustrés. Tu verras, ils pensent tous être ministrables alors qu’ils ne sont que dans l’antichambre du pouvoir. Des députés, des sénateurs de la ligue 2 se mettent à composer leur cabinet ministériel dès les premières rumeurs de remaniement ministériel alors que ni le Premier, ni le Président de la République ne les connaisse. Il faudra que tu te méfies des hommes de la ligue 2 ; ils peuvent être assez mauvais surtout à l’égard des femmes. Ils considèrent que vous leur retirez le pain de la bouche.
– Je suppose qu’il y a une ligue 3 ?
– Oui, elle comprend des élus qui n’aspirent pas en règle générale à être sous les feux de l’actualité. Ce sont des élus de terrain, parcourant du matin au soir leur circonscription. Quand ils viennent sur Paris, c’est encore pour défendre des projets locaux. Ils ne visent pas les postes ministérielles mais ils sont souvent assez susceptibles, considérant à juste titre qu’heureusement qu’ils sont là pour l’adoption des projets de loi. Dénommés élus de base, ils connaissent mieux que quiconque la réalité du secteur économique dans leur circonscription.
– C’est-à-dire ?
– Un élu de Roanne, par exemple, risque d’être imbattable sur les questions relatives à l’industrie de l’armement du fait de la présence d’usines de ce secteur dans sa ville.
– Ils sont vraiment des experts ?
– Pas au sens classique du terme ; ils ont une vision biaisée car ils pensent avant tout à leurs électeurs. Ils sont lobbyisés par les entreprises et de ce fait ils délivrent un message corporatiste.
– Ils ne sont donc pas très intéressants ?
– Faux, les médias ne parlent jamais d’eux sauf lorsqu’un d’entre eux décide de faire une grève de la faim ou lorsqu’ils sont confrontés à des problèmes sociaux dans leur circonscription. Néanmoins, je te conseille de toujours bien les traiter. Ils sont indispensables pour gagner les élections au sein des partis, pour obtenir des postes à l’Assemblée. Si tu sais leur rendre des services, les aider pour une intervention auprès d’un ministre, leur permettre de poser une question au Gouvernement sur un sujet qui ennuie tout le monde, tu deviendras une reine à leurs yeux. Bien souvent, ils sentent les mouvements d’humeur. Ils ne sont pas obnubilés par le pouvoir. Ce sont des Français moyens qui aiment leur région, leur département. Ne les néglige pas.
– Merci du conseil mais cela ne me dit pas comment je pourrais un jour être élue ?
Je sentais que mes conseils un peu généraux l’agaçaient. Même si je m’étais préparé à ce rendez-vous, je n’avais pas une stratégie complète en tête. Il ne fallait pas que je me trompe dans le nom de son futur parrain. En effet, un homme trop brillant me priverait de cette perle qui me sort de mon néant. Un nul me la gâcherait. Choix cornélien. En outre, elle était loin d’être stupide.
– Avant tout, il conviendra que tu changes de look.
– Pourquoi ?
– Tu es à la fois trop sage et trop cool. Tu dois mettre en avant tes atouts, être sexy.
– Je vous ai dit que je ne voulais pas jouer à la pute.
– Calme-toi ! Déjà, pour commencer tu peux me tutoyer. Ton vouvoiement me vieillit de trente ans. Dans le milieu politique, tu vouvoies les patrons mais tu essaies le plus rapidement possible d’admettre le tutoiement mais attention, il faut que cela soit dans les deux sens. Ne te laisse pas tutoyer si tu ne peux pas rendre l’appareil. Avec les députés de ligue 2, tu essaies de les tutoyer rapidement. Pour la ligue 3, en revanche, tu leur marques un peu de déférence. Ils adorent surtout de la part d’une jeune femme. Sinon, je ne demande pas de faire la pute ; à force de me le répéter, je vais penser que cela est une obsession. Tu es jolie, jeune ; joues-en à bon escient. Montre un peu ta poitrine et tes jambes. Je ne demande pas de dévoiler ton intimité.
En prononçant cette phrase, je constatais qu’elle ne s’offusquait pas de mes propos. Elle me regardait droit dans les yeux ; elle tentait de prouver qu’elle maîtrisait la situation. De mon coté, j’étais étonné de ma modération. Il y a quelques années, je serais allé droit au but en parlant de chatte, de seins, de sexe… J’ai compris que le milieu politique ne saurait se résumer à une mêlée de bites en furie. Le serveur revint nous voir et sans avoir eu besoin de commander, il nous apporta deux nouvelles coupes. Reprenant mes esprits, je repris le fil de la discussion.
– Pour ton parrain, j’ai une petite idée. Je connais un député du Val d’Oise d’un bon niveau qui pourrait presque prétendre à la L1 mais qui par manque de volonté, de chance n’y arrive pas. Il n’est pas très sexy mais en revanche, il est loin d’être stupide. A l’abri du besoin, il est propriétaire de plusieurs immeubles dans le 6ème arrondissement, il a une très belle circonscription. Il a un peu plus de 55 ans, le Sénat l’attire. Le plan parfait.
– Il a besoin de quelqu’un comme moi ?
– Oui, tu seras son baume de jouvence. En l’accompagnant, il prouvera à ses collègues qu’il peut encore attirer de jeunes talents. Un homme politique a toujours besoin de se sentir aimé, de voir dans le regard d’autrui s’ils sont encore populaires. Ils aiment séduire et surtout ils aiment montrer qu’ils sont irrésistibles. Il sera facile de le convaincre de te prendre comme collaboratrice. Simplement, tu devras être dès le départ être claire sur tes intentions. Aujourd’hui, il est en fin de carrière, tu seras son rail de coke ; il devra rapidement en devenir dépendant.
– Et pour cela, je devrais coucher ?
– Mais, c’est une idée fixe. Non, je te le répète. Il ne faut jamais coucher avec son parrain et encore moins avec son patron sinon tu perds toute valeur. Une fois déflorée, tu as été consommée et tu es bonne à être jetée. Les hommes politique sont avant d’être des grands fauves, sont des chasseurs. Allume le mais ne te donne pas. Ne te laisse pas toucher, même effleurer. Dès qu’il t’aura embauchée, sois cinglante pour bien lui faire comprendre que tu as le pouvoir. Tu devras le manipuler. Il en sera tout heureux car, de toute façon, ses collègues penseront un temps qu’il couche avec une jeunette.
– Sympa ton plan. Je vais passer pour une fille facile sans en avoir les avantages.
– Jamais contente ! Tu veux être élue ; cela se mérite et il y a quelques inconvénients.
La conversation fil jusque vers deux heures du matin. Elle me demanda les marques de vêtement à acheter, s’il fallait mettre de talons, quel parfum. Je jouais le rôle de père, de mentor. J’étais, en quelques heures, devenu son coach. Avant de nous séparer, je lui indiquais que je lui délivrerais le nom de son futur parrain d’ici quelques jours. Nous nous échangeâmes nos numéros de portables et nos adresses mail. J’avais ouvert un abonnement dans l’après-midi. Depuis le départ de ma femme, je m’étais juré de ne plus utiliser ces instruments de torture. Je me rappelle que lorsque j’ai commencé dans le métier, il n’y avait ni fax, ni mail, ni portable. En quelques années, le mail et le portable sont devenus incontournables, le fax, de son côté, aura eu une vie très éphémère. Nous avons oublié comment nous faisons sans ces outils qui s’imposent à nous. Grâce à eux, j’allais être relié en direct à Sandra ; je pourrais vivre de n’importe où ma « politikstory ». En nous séparant, sans trop d’effusion, j’ai juste senti sa poitrine effleurée mon corps, nous primes la décision de nous voir une fois par semaine au Lutetia. En nous séparant, je pris le parti de ne me pas me retourner afin de ne pas dévoiler l’émotion qui me gagnait, expression du retour de ma passion pour la politique.
Duroc
Avant ma chute, je voguais de palais ministériels en appartements que de riches amis mettaient à ma disposition. En permanence, j’en avais plusieurs pour gérer ma vie à entrées et sorties multiples. Un studio, payé par mon parti, était dévolu à mes frasques sexuelles avec des militantes, des Escort-girl ou avec des femmes de collègues. J’avais même un intendant en charge de nettoyer mes pseudo-exploits. La chape de plomb sur la vie privée des élus permettait, alors, de maintenir secret cette errance, cette soif de posséder des corps. Avec le recul, c’est le dégoût d’avoir trop joui qui me hante plus que la honte. Le charme de ce studio m’a toujours inspiré. De sa fenêtre, j’avais une très belle vue sur l’église Notre Dame des Champs et sur la Tour Montparnasse.
Un autre appartement me servait de base arrière pour des rendez-vous discrets, à l’abri des regards de la presse. J’organisais des réunions avec des soi-disant ennemis des partis adverses ou des complots avec mes amis d’un jour, d’un coup ou de toujours, mot par nature bien excessif surtout dans le milieu politique. Il était très bien situé, rue de Grenelle à proximité de Matignon et de l’Assemblée nationale Le troisième était celui de ma famille, de ma femme, Christine, et de mes deux enfants, Lionne et Léandre. Ils habitaient au 18, rue de Babylone, à quelques encablures du Bon Marché. Je ne les voyais que quelques heures par semaine. Je passais plus que j’y habitais. Au début de ma carrière politique, je rentrais tous les soirs, certes de plus en plus tard ; puis un jour, sans avoir échangé le moindre mot avec mon épouse, je ne suis pas rentré de la semaine. Elle ne m’en a pas voulu. Simplement, je n’avais plus le droit de la toucher. Elle ne me posait pas de question sur ma vie, sur mes histoires. Elle acceptait de mauvaise grâce d’assister à quelques cérémonies officielles pour sauver les apparences. Je la soupçonnais de sortir avec un de mes collègues mais je dois l’avouer, ce soupçon me laissait de glace à l’époque. Quand j’étais membre du Gouvernement, je dormais dans les locaux du Ministère. J’adorais l’odeur des vieux palais de la République, l’odeur de la cire, des escaliers recouverts de cette fameuse moquette rouge, synonyme d’importance. La nuit, les lieux de pouvoir sont magiques, silencieux mais toujours en veille, prêt à répondre à une urgence. Du vendredi au lundi, j’étais dans ma circonscription en Indre et Loire, tout près de Tours. En moins d’une heure de train, j’étais sur mes terres. Une permanence et une belle petite maison constituaient mon empire local. Je jouais la modestie et la proximité ce qui ne m’empêchait d’avoir quelques aventures féminines. Le mardi et le mercredi étaient consacrés au parti, à l’organisation du réseau d’élus qui en permanence m’entouraient. A mon agenda, petit-déjeuner, déjeuners, diners, s’amoncelaient au risque de mettre en danger ma santé. Heureusement, mes secrétaires avaient ordre de me libérer, chaque jour, une heure afin que je puisse pratiquer mon sport favori, la natation. A Paris, j’avais mes habitudes dans le club privé de l’Interallié, rue du Faubourg Saint Honoré, club dans lequel le petit monde des affaires et celui de la politique se fréquentent autour du bar et dans l’eau du bassin de 25 mètres donnant sur un très beau jardin, à quelques mètres de l’Elysée. En Touraine, ma petite maison bourgeoise dissimulait dans une vieille grange, une petite piscine chauffée. Seul le gardien et quelques amis en connaissaient l’existence afin d’éviter les jalousies locales.
Christine détestait la campagne. Née à Saint-Germain en Laye, elle préférait la compagnie des peintres ou des musiciens à celle de mes paysans et de mes ouvriers de la banlieue de Tours. Elle ne comprenait pas mon plaisir de les côtoyer, de leur palper le pouls. Je ne sais pas si c’est à cause de moi mais, très vite, elle a détesté la politique et a rangé sur cette ligne mes enfants que je n’ai pas vu grandir. S’occuper du parti, des élus, des électeurs, assurer le financement de mes activités, passer des nuits à l’Assemblée pour défendre des lois éphémères ou pour s’opposer à des gouvernements de toute façon condamnés est difficilement conciliable avec une vie familiale. Même les couples formés sur le terreau de la politique ne résistent pas à l’épreuve des années. Si pendant longtemps, les divorces au nom des convenances, du quand dira-t-on étaient rares, depuis que le christianisme est une valeur en perte de vitesse, les politiques sont en pointe dans le processus de décomposition et recomposition des familles. Nul ne s’offusque désormais qu’un maire, un député, un Président de la République soit divorcé une ou plusieurs fois, qu’il soit homosexuel ou qu’il est des amants ou des maitresses.
Depuis mon retour de Corse, j’ai loué un petit appartement rue de Sèvres, au niveau de la station de métro Duroc. Je l’ai choisi non pas pour son esthétisme ou pour sa fonctionnalité mais pour la présence à moins de cinquante mètres d’une librairie, d’un kiosque à journaux, d’un boulanger et d’un bar. En outre, à moins d’un kilomètre, il y a une FNAC. En moins de dix minutes, l’homme seul que je suis peut rejoindre un de ses paradis préférés. Mes journées, jusqu’à l’arrivée de Sandra, commençaient par la lecture au café, « François Coppée ». Il y a plus de trente ans, j’avais animé, dans cet établissement, une réunion de militants en faveur d’un ancien Président de la République. Nous étions une petite dizaine au fond de la salle. Ce soir là, j’étais convaincu que la route du pouvoir m’était toute grande ouverte. Il en fut de même lorsqu’à dix huit ans, je fis mon premier passage au vingt heures de la première chaine. Quand le bruit du quartier me harcelle, je marche jusque vers la rue de Vaugirard, je me réfugie chez des amis aveyronnais, au Garabit, juste en face de la station Falguière. J’y déguste mes cafés en toute tranquillité même si les patrons connaissent mon passé. Il n’y a rien de plus rassurant de se savoir reconnu tout en jouant l’anonymat et l’indifférence. A partir de dix heures, pour fuir le couperet du temps, la FNAC devenait ma seconde habitation. Je déambulais d’étage en étage. Je passais des heures à contempler le matériel informatique, à lire dans les rayons des livres que je n’ai pas envi d’acheter ; dernièrement, j’ai ainsi relu tout les albums d’Astérix. Le reste de la journée était tué par quelques longueurs de natation à la piscine de Montparnasse et par la lecture du journal « Le Monde ». Hormis mes amis barmen, je vivais reclus ne parlant qu’à moi ou à mon ombre. Depuis mon retour, je n’ai reçu personne dans mon appartement, je me suis interdit tout contact avec mes anciens collègues ou mes anciennes connaissances. Je me demande encore pourquoi je suis revenu de Corse. Est-ce l’ennui ou une envie secrète de sentir la ville du pouvoir. Est-ce que je me sens assez fort pour ne pas retomber dans l’alcool, dans la dépression ou est-ce qu’au fond de moi, je veux renouer avec la luxure. Face à mes doutes, je ne retrouve la sérénité qu’en écoutant, à forte puissance, mes albums des Stones ou d’AC-DC.
En revenant à Paris, j’ai décidé de meubler mon appartement de manière minimaliste. J’ai toujours eu une sainte horreur des magasins de meubles. Un passage chez Ikea est un supplice qui n’a comme conséquence que de me pousser vers mon psychiatre. De ce fait, j’ai commandé sur Internet, des étagères noires pour ranger mes centaines de livres, une table de travail noir ainsi qu’un réfrigérateur de la même couleur, un four micro-onde et un lit. Au centre de mon salon, une chaine hifi, six enceintes et aux quatre coins de l’appartement des CD. La musique a été mon plus fidèle breuvage surtout lorsque j’ai arrêté le Jack Daniels. Lors de ma descente aux enfers, j’étais capable de boire une bouteille en quelques heures. Je ne comptais plus les cadavres de bouteille qui servaient de décoration. Depuis mon sevrage, seules quelques photos de Corse et de Mick Jagger en noir blanc égaient mon antre.
Comme compagnon, je n’ai qu’un ordinateur portable connecté à Internet. Il est mon second monde. Tout noir, avec un écran de 17 pouces, il illumine mon salon ; il rayonne avec son clavier bien organisé. Sur le disque dur, toute mon existence y est retracée. Tout en regardant Ajaccio, j’ai, durant cinq ans, retranscrit ma vie, de mes six ans à aujourd’hui. Tout y est ou presque ; mes échecs, mes espoirs, mes dégoûts, mes passions, mes désillusions ; des centaines et des centaines de pages virtuelles qui suintent la futilité et la fatalité. J’y ai abandonné ma triste vie. Au tout début, mon intention était de publier mes mémoires, de salir la République, de ternir la respectabilité de la moitié voire des trois quarts de la classe politique ; puis au fil des mois, un sentiment de lassitude m’a étreint pour ne plus jamais me quitter. A la relecture, mes écrits m’apparaissaient ennuyeux, sans valeur et de toute façon, à quoi bon se venger quand on est déjà mort. J’ai néanmoins continué, chaque matin, d’écrire. Je me suis imposé cette obligation pour ne pas retomber dans l’alcool, pour ne pas dépenser tout mon argent en escort-girl, pour éviter de plonger, pour ne plus jamais revenir, du fond du golfe d’Ajaccio. Le suicide est un acte trop difficile surtout face aux beautés de l’Ile de Beauté.
Si je suis guéri de l’alcool, de la cocaïne et de mes pulsions sexuelles, je ne le suis pas de l’insomnie. L’enfer se lève toujours vers minuit. Jusqu’à quatre ou cinq heures, je n’arrive pas à dormir même en prenant les plus puissants des somnifères. Au début, je tentais de lutter, puis après un an de combat, vaincu, mangé par l’angoisse, par des suées inondant mon lit, j’ai abandonné la partie. J’en profite depuis pour lire, pour écouter de la musique, les stones bien sûr mais aussi les Pink Floyd ou Charlotte Gainsbourg… pour vagabonder. Je sais que je grille le reste de ma vie par le manque répété de sommeil mais de toute façon, à quoi bon…
L’arrivée de Sandra a rompu ma vie d’ermite. La solitude agit comme une drogue ; les premiers instants sont agréables mais son excès m’a emporté sur des rivages proches de la folie. Une fois installée, en sortir demande une énergie et une volonté incommensurable. Au fur et à mesure, le face à face avec soi-même est exclusif tout en étant insupportable, il ne laisse aucune place à l’autre. Las de mes délires intérieurs, je construis un scénario autour de cette jeune femme ; exister sans apparaître.
Le lendemain de notre entrevue, j’ai appelé Michel B, un de mes anciens collaborateurs lorsque j’étais ministre de l’Economie et des Finances. Surpris de mon appel, il accepte néanmoins de prendre un verre au troquet en bas de chez moi. Michel évolue dans le milieu des collaborateurs depuis près de vingt ans. Il se plaint en permanence ; hier est toujours mieux qu’aujourd’hui, ses précédents patrons ont toutes les qualités alors que son actuel est par définition mauvais. Malgré ce mal-vivre récurrent, il passe les législatures, les défaites, les changements de gouvernement. Il sait toujours se rendre utile ou du moins le faire croire. A force d’accumuler les années en cabinets ministériels ou à l’Assemblée, tout homme ou femme politique, promu à un poste à responsabilités, considère qu’il faut mieux avoir Michel dans son équipe. Il connaît tout, qui a couché avec qui, qui a trahi ou qui trahira. Au-delà de son relationnel, de sa connaissance du système, je pense que je l’ai embauché de peur qu’il aille se vendre à un de mes ennemis. Je n’ai pas eu à m’en plaindre. Il m’a fidèlement servi du moins jusqu’à ce que les premières secousses des affaires fissurent mon plan de carrière. Avec le recul, je le comprends ; son gagne pain dépend avant tout de la réputation de son patron. Certes, l’âge aidant, il travaille de moins en moins ; il s’épaissit et s’adonne à la boisson. Il n’est pas sain de devenir collaborateur professionnel d’homme politique. Après trente cinq ans, les frustrations d’une vie par procuration deviennent difficilement supportables. Il faut savoir passer à autre chose, devenir élu, aller dans le secteur privé ou être titularisé comme fonctionnaire. Michel a tenté de devenir député, il a été investi, avec difficulté, dans une circonscription imprenable. Battu, il n’a pas décroché tout en comprenant qu’il n’aurait pas de seconde chance. Il est un des éléments non indispensables du décor politique.
Michel arriva comme convenu au café. Il me chercha quelques instants. Je lui fis un léger signe de la main. Son hésitation trahissait le fait que j’avais physiquement changé. Chez moi, j’avais supprimé toute glace afin de ne pas être confronté à mon corps, à mon visage. Le regard de Michel me glaça. Il s’approcha et vint me saluer avec déférence.
– Monsieur le Ministre, vous êtes donc revenu !
– Salut Michel. Tu sais que je n’aime pas les titres surtout lorsqu’il s’agit de titres défunts. Appelle-moi Luc comme au bon vieux temps. Sinon comment te portes-tu ?
– Bien même si la politique n’est plus ce qu’elle était et puis j’ai connu quelques soucis familiaux. Ma femme m’a quitté pour un homme d’affaires.
– Je l’ai appris.
– Je crois que la votre…
– Oui Michel, elle est également parti il y a bien longtemps. Tu avais des enfants ?
– Trois
– Pas trop dur ?
– Si ! Vous savez, elle m’a toujours trompé mais j’acceptais la situation, n’étant pas moi-même un mari exemplaire. J’ai été surpris quand elle m’annoncé qu’elle partait. J’ai surtout compris qu’elle ne pensait plus qu’un jour, je serais en haut de l’affiche. Son départ m’a révélé mon déclin. Parlons d’autres choses… Depuis combien êtes-vous rentré ? Vous savez notre parti, notre famille, nos idées ont disparu. Nous avons été rayés de la carte. Nous n’avons survécu qu’en nous alliant avec le parti d’Alain V mais nous y avons perdu notre âme.
– Tu exagères ; il y a longtemps que notre âme s’était évanouie dans le fumier de la trahison. Alain V n’a ramassé que les décombres de feu de notre structure que mes amis ont contribué à détruire.
– Ils pensent que vous êtes les responsables de cette déconfiture.
– Michel, je t’ai toujours apprécié mais j’espère que tu ne les crois pas. Ce n’est pas moi qui ai envoyé des fausses preuves à la justice concernant un terrain que j’aurais acheté à bas prix en Corse en contrepartie d’une aide au parti nationaliste. De même ce n’est pas moi qui a dès le premier tour de l’élection présidentielle ai soutenu le candidat du parti d’Alain V.
– Oui, vous avez raison. Mais, en partant, vous avez semblé légitimer la rumeur.
– De toute façon, ils avaient décidé de me liquider. Autant partir et mourir de ses mains que de sentir la poigne de ses adversaires ; question d’orgueil.
– Je vous ai été toujours fidèle.
– Michel, n’en fais pas trop ! Je te connais depuis très longtemps. Tu as des qualités mais pas celles de périr avec le commandant du navire. Tu sens les mouvements du vent. De toute façon, je ne t’ai pas demandé de venir pour régler nos comptes. J’ai juste besoin de toi afin que tu me mettes un peu au parfum sur la situation politique et que tu me parles de certains de nos anciens amis. Je n’exigerai de ta part qu’une seule chose.
– Tu peux compter sur moi
– J’exigerai que tu ne mentionnes à personne, je t’ai bien dit à personne, que tu m’as vu et que je t’ai demandé quoi que ce soit. Je ne plaisante pas sur ce point. En cas de non respect de ta parole, je saurais te le faire payer.
Michel me regarda ; il comprit que je ne plaisantais pas. De mon côté, je prenais un risque car il avait toujours eu tendance à raconter ses aventures aux journalistes et aux élus qu’il fréquentait. En le menaçant de la sorte, il savait que je faisais référence aux centaines de milliers d’euros qu’il avait détournés lorsque j’étais ministre. A mon insu, il avait demandé à une agence de communication de surfacturer l’organisation d’une conférence internationale et de plusieurs meetings. Cette agence lui rétrocédait sur un compte en Suisse une partie des sommes ainsi prélevés sur le budget de l’Etat. Ces allers-retours à Genève et son train de vie ont attiré la brigade financière dont le directeur me fit part des résultats de l’enquête. J’ai à l’époque étouffé l’affaire sachant qu’un jour ou l’autre je pourrais en tirer un certain profit.
– Que voulez-vous savoir ?
– Un panorama sur les rapports de force et quelques infos sur mes anciens amis. Parle-moi de Patrick du Val d’Oise. Il est toujours député, riche et malheureux tant en politique qu’en amour.
– C’est bizarre que tu me demandes de ces nouvelles. Il a fait parti du complot contre toi en s’associant avec les élus parisiens. Il a espéré obtenir le ministère dont il rêve depuis dix ans.
– Je sais mais que veux-tu la frustration entraîne des agissements irrationnels. Patrick n’a pas compris que son look et son cynisme de grand-bourgeois l’handicapent pour franchir le Rubicon du pouvoir. Je ne lui en veux plus. Il n’était qu’un instrument entre les mains de Philippe.
– Patrick ne change pas. Il est toujours au cœur des coups sans en tirer profit. Sa femme l’ennuie et sa mairie l’inquiète d’autant plus qu’avec la loi sur la parité, il doit pour les prochaines élections trouver quelques nouvelles conseillères municipales.
– Il ne trouve pas ?
– Tu sais, avec les femmes, il est assez malhabile. Je me suis toujours demandé comment avait-il pu se marier ? Sinon, tes amis Nicolas, Gérard et Michael sont toujours très actifs…
La conversation a duré plus de deux heures. J’ai appris qui couchait avec qui, qui était devenu homo ou qui avait fait son coming out. Je me suis rendu compte que malgré cinq ans au vert, rien ou presque n’avait changé dans le milieu. Certes, la politique s’est mise aux couleurs de la téléréalité. Moins de citations issus des grands auteurs, plus de populisme, moins de débats académiques façon grand oral de l’ENA et plus de vraies fausses questions posées par des pseudo-électeurs moyens. Mais au-delà de ces quelques changements, mes anciens collègues se prosternent toujours celui qui a vocation à occuper la fonction suprême en oubliant leurs valeurs et leurs principes. A force de tourner leur veste, ils en deviennent inodores. Il y a de moins en moins de grandes gueules en politique car aujourd’hui ce qui peut rapporter c’est la soumission et le nivellement par le bas. Il faut bien que je me trouve des raisons pour supporter ma mise à l’écart. Ayant appris ce que je voulais savoir sur Patrick, j’au donné congé à Michel en lui promettant de l’inviter prochainement à déjeuner. Afin qu’il ne sache pas mon adresse, je me suis rendu en sortant du café à la FNAC, j’ai lu deux livres tout en réfléchissant à mon future plan d’action en faveur de Sandra.
Babylone
Depuis mon retour de la FNAC, je ne pense qu’à appeler à Sandra mais je résiste à la tentation. Je souhaite qu’elle m’appelle, me prouvant ainsi qu’elle est entrée dans une phase de dépendance à mon égard. J’ai envi qu’elle me prie de l’épauler dans cette aventure, dans cette conquête du pouvoir. Tout en fixant mon téléphone portable, je l’imagine, chez elle, entrain de réfléchir sur son avenir, sur sa future carrière. Pour la première fois, je me demande si elle a un mec dans sa vie.
Pour contrecarrer mon désir de l’entendre, j’allume ma chaine pour écouter le CD « Beggars Banquet » des Stones, un de mes préférés avec deux morceaux emblématiques de la fin des années soixante, « Street Fighting Man » et « Sympathy for the Devil » dont l’enregistrement fut filmé par Godard. Les manifestations, les opérations « coups de poing », les collages d’affiches, les préaux d’école avec les trostkos qui tentaient d’empêcher les réunions, tout ce passé ressurgit dès les premiers accords de Keith Richards. Encore aujourd’hui, à plus de cinquante ans, je me demande pourquoi je suis de droite, d’ailleurs le suis-je vraiment ? La France est un pays étrange. Les responsables de gauche sont des femmes ou des hommes de droite contrarié ou sont de véritables opportunistes et ceux de droite n’aspirent qu’à se dire de gauche ou à faire croire qu’ils pourraient l’être. En ce qui me concerne, je n’échappe pas à la règle. De nature individualiste et de conviction antimarxiste, j’ai choisi la droite libérale. Libertaire et non-gaulliste, j’aurais pu opter pour la gauche ou l’extrême gauche mais mon goût du pouvoir m’a poussé vers des partis dits de gouvernement. A la différence de mes collègues, en vieillissant, mon travers gauchisant a repris le dessus. Je ne supporte plus le côté petit bourgeois de la classe politique, son caractère poujadiste, nombriliste. J’aime le grand large, le changement. A quarante ans, j’ai failli passer à gauche mais un de mes amis m’a, à juste titre, souligné que je représentais la droite et que nul ne comprendrait que je change, au plein milieu de ma vie, de camp. C’est un peu comme un diplôme de grande école, le choix d’une couleur politique à l’adolescence vous marque à vie. Seuls les artistes peuvent passer d’une couleur à une autre. Il y a eu certes un ancien Président de la République dont l’esprit nous hante qui est parvenu de jouer avec toutes les couleurs de l’arc en ciel.
Le vibreur de mon téléphone portable interrompit mes songes. Le numéro était masqué. Mon espoir fut vite éteint, la voix de mon correspondant était masculine.
– Bonjour Luc ! Je ne te dérange pas. C’est Charles. Tu te rappelles …
– Bien sur, comment aurais-je pu t’oublier ? Mais comment as-tu eu mon numéro de portable ?
– C’est Michel qui me l’a passé. Je suis tombé sur lui, par hasard, boulevard du Montparnasse.
– Bien sûr !
– Luc, tu nous as manqué depuis cinq ans. La vie a été dure pour nous, tes anciens lieutenants…
– N’exagère pas ! Tu as été ministre pendant deux ans.
– De presque rien, de la recherche. Je n’avais rien à faire. Ma feuille de route était d’une rare simplicité : pas de vague avec les chercheurs. Sinon le Premier Ministre et le Président de la République prenaient toutes les décisions. J’avais, en revanche, à endosser les mesures impopulaires.
– Tu as accepté ta mission. Si tu n’étais pas heureux, tu aurais pu démissionner.
– Facile à dire… Tu n’étais pas à ma place.
– C’est certain !!!
– Tu souhaites revenir dans le milieu….
– Non rassure-toi. Je n’ai pas du tout envi. Je suis à Paris pour régler simplement quelques affaires. Je repars sur mon ile dès que je le peux.
– La Corse, je n’ai jamais compris ta passion pour cette ile, ses habitants…
– Oui, tu ne peux pas comprendre ; c’est ce qui nous sépare. La Corse, ce n’est pas une passion, c’est un état d’esprit. Les Corses sont à la fois des hommes de la parole et des hommes du silence. Toi, tu n’en as aucune et tu ne respectes pas l’autre. Quand je suis arrivé à Bastelicaccia, près d’Ajaccio, j’ai été bien accueilli car je n’ai rien dit. J’ai été humble ; j’ai écouté, j’ai appris, j’ai oublié d’où je venais sans pour autant me croire chez moi. Les Corses n’aiment pas les donneurs de leçons. Ils ne sont pas fiers, simplement ils n’aiment pas se courber devant l’arrogance des continentaux. Ils ont une culture, une histoire. C’est un peuple de montagnards qui de siècle en siècle a refusé la soumission et a sauvegardé son âme. Là bas, je suis un enfant qui à chaque pas, à chaque mot, découvre un univers rempli de beauté et de sens. Les Corses connaissent la valeur de la solidarité, du respect d’autrui même lorsqu’ils ont recours à la violence. Ecoute les voix de Sartène et tu comprendras peut-être… Un soir, dans un bar près du Casino d’Ajaccio, j’ai eu un léger malaise. A Paris, le patron aurait appelé le SAMU et aurait continué de vaquer à ses petites affaires. Là, il m’a allongé dans l’arrière cuisine, il m’a épongé puis appelé son médecin, puis une ambulance et il m’a même accompagné jusqu’à l’hôpital. Quand je suis revenu le remercier, il m’a proposé de déjeuner et je n’ai jamais pu le payer. Depuis, nous sommes devenus des amis. C’est çà la Corse…
– Tu passes sous silence les attentats, le racisme…
– Arrête ou sinon je raccroche. Tu parles de ce que tu ne connais pas. Durant des années, les gouvernements n’ont pas respecté leurs promesses vis-à-vis de l’Ile de Beauté ; durant des années, ils ont joué avec le feu en manipulant quelques nationalistes ou quelques truands.
– D’accord, mais pour revenir à ma question du début, tu me dis que tu n’as pas l’intention de repartir en politique. Pourtant, tu as posé des questions à Michel sur ce que nous étions devenus.
– Pure curiosité ; mais je n’aurais pas du. Je te le redis ; je ne rêve que de retourner dans ma maison sur ma presqu’ile et admiré, en toute simplicité, la ville impériale.
– Tu as le temps de dîner avec moi…
– Non, je voudrais consacrer un peu de temps à ma famille…mais viens me rendre visite en Corse.
– Ok, je n’y manquerai pas.
Enfin, il a raccroché. Je hais Michel, je hais tous ces hommes politiques que j’ai côtoyés durant des années. Affalé sur mon canapé en cuir, je regarde la mandarine sur la table. Une goutte de sang semble s’échapper à la commissure de son pôle, une goutte qui me remplit d’effroi, une goutte qui me rappelle mon dégoût de la médiocrité. Je prends machinalement le livre qui se trouve à mes pieds, une biographie de Talleyrand.
Après quelques pages, je m’assoupis ou pour être honnête je me languis du silence de Sandra. Sa voix me manque mais au fond de moi je ne désire que repartir pour la Corse, de marcher dans la montagne, de retrouver ce berger qui un soir m’a accueilli comme un frère à la seule condition que je joue au volley-ball avec lui et avec tous les touristes passant à proximité de sa demeure.
Après quelques pages, je m’assoupis ou pour être honnête je me languis du silence de Sandra. Sa voix me manque mais au fond de moi je ne désire que repartir pour la Corse, de marcher dans la montagne, de retrouver ce berger qui un soir m’a accueilli comme un frère à la seule condition que je joue au volley-ball avec lui et avec tous les touristes passant à proximité de sa demeure.
Après une heure de divagation mentale, n’en pouvant plus de l’attendre, je décide de l’appeler et de lui expliquer le Plan. Je fus surpris par sa froideur, par sa capacité à demeurer silencieuse.
Mon plan était simple ; elle devait en quelques semaines se rendre indispensables au député que j’avais choisi, Patrick R, député que ce traître de Michel m’avait recommandé. Elle lui mentionnera son intérêt pour la politique et son souhait de travailler pour lui. Il commencera par refuser en indiquant qu’il n’a besoin de personne. Un député est toujours prudent face aux sollicitations. Mais devant la beauté de Sandra, ses diplômes et ses précédentes expériences professionnelles, il lui proposera de la tester pour quelques mois à l’Assemblée nationale. Pour gagner cette partie, j’ai du appeler un de mes amis conseillers à l’Elysée afin qu’ils puissent le cas échéant affirmer que Sandra avait bien travaillé à ses côtés durant six mois. Je sais, par définition, qu’un député est flatté de pouvoir arborer un ancien collaborateur du Président de la République même s’il s’agit d’une stagiaire au service de la documentation. Sandra écouta mon plan sans prononcer un mot.
Le Plan était lancé ; je n’avais pu qu’à tisser la toile pour transformer une petite salariée d’une agence de communication en une redoutable femme de pouvoir. Elle avait tout à apprendre. Comment se jouer des médias, de ses collègues, de ses adversaires. Comment mentir ou comment dire la vérité. Trois fois par semaine, je lui apprenais les tours du milieu. Je la forgeai à être charmeuse, impitoyable et irrésistible. J’ai forgé son caractère ; je lui ai raconté l’histoire politique de ces quarante dernières années, la mienne…
Ma vie reprenait des formes, un rythme. Le sang du pouvoir s’écoulait à nouveau dans mes veines. Par Internet, j’ai commandé deux postes de télévision ainsi qu’un ordinateur avec un disque de dur de grande capacité afin d’enregistrer toutes les émissions politiques. Je me suis également équipé de deux téléphones numériques avec des cartes 3G afin de recevoir en permanence des mails. Mon appartement se transforma en une pièce de contrôle, un centre opérationnel duquel je pouvais tout contrôler. Elle ne pouvait pas m’échapper.
Afin de m’immerger dans mes nouvelles fonctions de conseiller suprême, j’ai mémorisé toutes les fiches des députés et des sénateurs. J’ai, en y passant des nuits entières, constitué des fichiers de journalistes avec bien évidemment leurs adresses et leur numéro de téléphone mais aussi leurs habitudes et leurs faiblesses. Autrefois, j’avais deux ou trois collaboratrices pour réaliser ce job ; aujourd’hui, je m’amusais à faire ce travail de tâcheron.
J’ai consacré également plusieurs nuits à étudier les finances publiques, les problèmes de société… J’ai vite constaté qu’en cinq ans, rien n’avait évolué ; les problèmes demeuraient les mêmes, les solutions toujours dans les cartons.
Bourbon
Comme convenu, Sandra a été embauchée en tant qu’attachée parlementaire de Patrick qui lui a mis à sa disposition son bureau à l’Assemblée nationale. Patrick, expert comptable de profession, partageait son temps entre son cabinet et ses fonctions politiques. A l’abri pourtant du besoin avec un très bel appartement rue de Fleurus, à quelques pas du Parc du Luxembourg, dans le 6ème arrondissement et un patrimoine estimé à plusieurs millions d’euros, il n’arrivait pas à céder la direction de son cabinet à ses enfants qu’il jugeait incapables. Son non choix l’empêchait de percer dans le monde politique. Pour réussir dans ce milieu, il faut dès le réveil ou du mois dès le rasage en ce qui concerne les hommes ne penser qu’à la politique et être mu par un seul objectif, la conquête du pouvoir. L’actuel Président de la République l’a prouvé. Il n’y a pas de place pour les amateurs, il n’y a pas de place pour les dilettantes. De toute façon, il manquait de charisme. L’arrivée d’une brune, jeune et mince de surcroît, dans son entourage a créé le choc que j’espérais. Il a pensé que la chance avait tourné, que désormais tout pouvait arriver, c’est-à-dire un poste gouvernemental.
Sandra avait, avant de le rencontrer, tout appris sur ses passions, il en avait peu, sur ses goûts, très moyens ; elle avait surtout aimé ses frustrations, très nombreuses… Ce fut un jeu d’enfant de le manipuler. J’ai appris à Sandra de dire à un homme intelligent qu’il était beau et à un homme beau qu’il était intelligent. Avec Patrick, elle avait le choix pour les compliments car il n’était ni beau, ni intelligent.
Patrick fut impressionné par la volonté de Sandra. Afin de le convaincre, elle s’est inventé des parents habitant dans la ville dont il était le maire. Ce n’était pas mon idée. Mais, Sandra me surprit en m’indiquant que ses faux parents existaient réellement et qu’elle les avait rencontrées afin d’éviter toute complication ultérieure. Sandra était une cynique, une froide opportuniste et surtout une fausse timide. Elle était capable d’attendre des heures sous le porche d’un Ministre, d’un Président de parti afin de le rencontrer et de lui arracher une faveur tout en affirmant que sa présence n’était que le résultat du hasard et de la pluie qui l’avait surprise alors qu’elle effectuait quelques courses futiles. Avec un sourire et une moue de petite fille, même les hommes politiques les plus coriaces tombaient dans le piège. Je me suis aperçu de sa véritable personnalité qu’au fur et à mesure de notre relation.
Ses premiers jours dans le milieu des élus furent difficiles. Ainsi à la fin de sa première semaine à l’Assemblée, le samedi matin, elle vint me rejoindre rue de Sèvres. Elle portait une jupe de cuir très courte et un bustier très sexy, lassée dans le dos. J’imaginais ses seins plaqués sur l’étoffe noire ainsi que la forme de son string. J’avais la plus grande peine à me concentrer sur ses propos ou plutôt ses jérémiades. Elle me balança d’un ton hautain.
– J’ai l’impression de perdre mon temps à l’Assemblée nationale. Je n’ai rencontré que des députés de seconde zone passant leur temps à déambuler dans les couloirs tentant de mater tout objet féminin de moins de trente ans. J’ai tapé trois lettres, répondu à deux cents appels téléphoniques et accompagné trois groupes de personnes âgées issues de la circonscription de Patrick afin qu’ils puissent visiter le Palais Bourbon. Ils sentaient mauvais et pour la plupart d’entre-deux sourds.
– Sandra, la vie politique n’est pas glamour tous les jours. Et puis avec cette jupe, il est normal que mes anciens confrères aient quelques regards fureteurs.
– C’est vous qui m’aviez conseillé de m’habiller court afin de créer un halo de jalousie autour de mon député.
– Oui et cela a fonctionné.
– Oui, il m’a avoué qu’il n’avait jamais reçu autant de visites dans son bureau depuis qu’il est député.
– Tu vois, ça marche.
– Et, je dois coucher à quel moment ?
– Arrête d’être excessive. Tu ne couches pas avec des cibles ; tu les pousses dans leur retranchement pour obtenir ce que tu veux. Je te répète, une fois que tu as couché, ta valeur se déprécie comme une voiture d’occasion.
– Merci pour la comparaison.
– Désolé mais c’est un peu la réalité. De toute façon, tu colles à Patrick ; tu lui demandes de l’accompagner en circonscription. Il sera très heureux d’avoir à ses côtés une jeune femme. Je t’ai préparé la liste des évènements dans sa pour la semaine prochaine. N’oublie pas de féliciter les organisateurs, de souligner que tu es à leur disposition. Avec l’accord de Patrick, tu les invite au restaurant de l’Assemblée. J’ai appelé le responsable ; tu pourras, dès lundi, y accéder tout en n’étant pas député. Tu donneras ton nom et le mien. Tu n’auras rien à payer.
– Merci, c’est cool.
– Tu deviendras vite populaire mais fais attention, n’oublie pas de citer en permanence Patrick afin qu’il n’en prenne pas ombrage.
– Citer un cave, c’est un véritable fucking job !
– C’est toi qui souhaite devenir célèbre ?
– Oui mais je sens que je ne vais pas rigoler tous les jours. Il doit y avoir d’autres solutions.
– Oui, mais tu n’es pas lesbienne, ni beur, ni black, tu habites dans le 7ème arrondissement de Paris…
– Je sais mais s’il faut je pourrais devenir lesbienne et déménager ; pour le reste, ce sera plus dur.
– Lesbienne, il y en a déjà quatre ou cinq sur le marché. Et, comme tu peux le constater, elle ne perce pas. Mes collègues masculins n’ont pas peur de nommer des hommos mais ils sont beaucoup plus circonspects pour les lesbiennes ; à savoir pourquoi ? Sinon, si tu as une idée originale pour te rendre incontournable, vas-y mais là je ne vois pas.
– C’est toi l’expert en manipulation. Tu ne pourrais pas me faire rencontrer le prochain Président de la République ou le prochain Premier Ministre au lieu de servir de potiche à un nul sans ambition.
– Chaque chose en son temps ! Tu n’es à l’Assemblée que depuis une semaine et tu voudrais déjà être aux cotés des chefs, des patrons.
– Oui, je n’attendrais pas d’être vieille et décatie pour accéder au pouvoir.
Mon travail de formation portait ses fruits ; la gentille brune s’était muée en menthe religieuse. Les traits de son visage dégageaient une sourde violence, une soif de vengeance. Elle m’attirait même si j’avais depuis mon départ de la vie politique opté pour la plus complète des abstinences.
Durant plus de deux heures, j’ai tenté de la rassurer et de lui expliquer comment devenir incontournable. Je lui ai mentionné qu’aujourd’hui la posture l’emportait sur le fond. Le temps des élus technocrates sachant tout sur tout ou faisant semblant de connaître tout sur tout laissait sa place aux manipulateurs de symboles. Je regrette cette évolution, cet appauvrissement. Dans les années quatre-vingt, les discours comportaient force de citations d’auteurs classiques voire d’auteurs inconnus ; les chiffres issus de l’INSEE ou de l’OCDE étaient bienvenus. Aujourd’hui, il faut citer madame Michu ou la ménagère de moins de cinquante ans. Les phrases se sont raccourcies et les mots compliqués ou connotés bourgeois sont interdits d’usage. Sandra qui dévore la téléréalité comme moi le journal « Le Monde » souriait face à ma description amère de ce nouveau monde politique. Elle ne partageait pas mon analyse pessimiste du milieu politique et sa soumission aux diktats de la communication audiovisuelle.
– Luc, la politique n’est pas au service d’auteurs morts depuis longtemps et qui se sont trompés. De plus, vous oubliez que vous, l’ancienne génération, vous n’avez pas été capable de régler les problèmes de la France malgré votre culture ou celle de vos plumes. Il est temps de passer à autre chose.
– Tu as raison ; c’est pourquoi j’ai renoncé à revenir dans le jeu. Je suis d’une autre tradition mais je sais ce qu’il faut faire afin que tu puisses réussir. Tu devras être l’amie des stars de ta génération, être l’amie des jeunes journalistes et être jalousée de tous les frustrés de la planète.
– J’aimerais connaître la suite du plan que tu m’as préparé…
– Tu es impatiente.
– Oui, c’est un défaut ?
– Non. Le plan est simple. D’ici quelques mois, une place de collaborateur au sein d’un groupe parlementaire se libèrera ; un chargé de mission part à la retraite. Il suffira d’expliquer à Patrick que ta nomination au sein de ce groupe servira au mieux ses intérêts.
– Quels intérêts ?
– C’est toi qui proposeras au Président de groupe le nom des porte-parole du groupe pour tous les textes sociaux. Tu pourras ainsi privilégier Patrick.
– Quelle avancée…
– Au groupe, tu seras au cœur de la vie parlementaire et tu seras en relation avec les véritables patrons de la vie politique parisienne. Surtout, tu rencontreras les femmes et les hommes des chefs, ceux qui préparent les futures élections.
– En quoi consistera mon travail ?
– Tu seras chargé de mission en charge de la commission des affaires sociales. Tu épauleras les députés du Groupe auquel tu seras rattachée sur tous les textes à dominante sociale. Il s’agit d’un travail à la fois politique et juridique.
– C’est un peu relou mon futur travail ?
– Non, tu seras aidé par les administrateurs et par les membres des cabinets ministériels.
– Et après ?
– L’objectif est d’apparaître légitime sur ton job et de prendre la place le secrétaire général du groupe parlementaire. Il s’agit d’Eric M ; il assure la coordination administrative et politique pour le compte du Président du Groupe.
– Et comment je prendrai sa place ?
– Il est sur la sellette ; il est secrétaire général depuis onze ans. Il a connu cinq présidents de groupe. Il est devenu aussi gris que les murs de l’Assemblée. Nul ne sait quelle cause il défend pour les avoir soutenues toutes. Il a usé de sa potentielle proximité avec l’ancien Président de la République. Personne ne sait si cette proximité est réelle et de toute façon, il y a plus d’un quart de siècle que son mentor a quitté l’Elysée.
– Il doit connaître quelques secrets embarrassants ?
– Oui, tu as raison mais tout s’achète et puis les secrets sont comme les rumeurs, leur valeur ne résiste pas à l’écoulement du temps. Tu arrives au bon moment. Tu es jolie, tu es rusée et tu en veux. Le fameux Eric sera ringardisé en quelques jours et marginalisé en quelques semaines. En politique, le temps est élastique. Durant des mois, des années, rien ne change et puis d’un coup, c’est la révolution. Tout est remis à plat ; les têtes tombent et puis un nouvel équilibre s’installe. Il faut être au bon endroit au bon moment.
– Et une fois secrétaire générale ?
– Chaque chose en son temps. Nous aurons l’occasion d’en reparler.
Les répliques de Sandra m’étonnaient. Quand j’ai commencé dans le milieu politique, j’étais révérencieux vis-à-vis des anciens. Jamais, il ne me serait venu à l’idée de tutoyer un élu. Je montrai de la déférence ; je salais en mentionnant leur titre les femmes et hommes politiques que je rencontrais dans les couloirs de l’Assemblée ou des Ministères. Même quand je fus élu, je mis du temps à tutoyer les collègues plus âgés que moi. La chute des titres, la fin du vouvoiement sont intervenues au début des années quatre-vingt-dix. La « peopleisation » de la vie politique, le rôle accru des médias mais aussi le rajeunissement de la classe politique expliquent cette transformation. Les jeunes collaborateurs ne sont plus, par ailleurs, impressionnés par un ancien ministre. La politique a été banalisée, son côté sacramental a disparu.
Venus
Mon plan se déroula à la perfection. Sandra, grâce à quelques interventions, fut admise au secrétariat du groupe parlementaire dont dépendait, à l’Assemblée nationale, son député. Elle fut nommée chargée de mission et était censée suivre la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale. Pour cela, elle avait menti en affirmant qu’elle était une spécialiste du droit social. Elle n’y connaissait rien ou presque. Le Président de Groupe que je connaissais très bien, il avait été un de mes anciens conseillers, avait montré de la réticence à son encontre. Il avait été contraint de l’accepter car quelques députés lui avaient, de manière innocente, mentionné que leur vote pour sa prochaine réélection était conditionné à l’embauche de cette charmante demoiselle.
L’arrivée de Sandra ne passa pas inaperçue. Lors de la première réunion de groupe, réunion qui a lieu le mardi, un député a demandé au Président de groupe quels étaient les critères de recrutements, horizontaux ou verticaux requis pour l’embauche des nouveaux collaborateurs… Il faut avouer que ce jour là elle portait un chemisier blanc laissant suggérer sa belle poitrine. Un autre député lui envoya, en pleine figure, que son poste n’avait intérêt que si elle souhaitait devenir la maîtresse d’un des nombreux députés frustrés de l’Assemblée. Malgré la réforme constitutionnelle instituant la parité, le Palais Bourbon reste un espace macho reconnaissant avec modération les valeurs intellectuelles des femmes. Je me rappelle d’une élue qui se moquait en permanence des féministes en leur rappelant que leur élection n’était que le produit d’une coucherie ou d’une filiation.
Au groupe, les autres collaborateurs étaient jaloux de la promotion de la toute récente assistante parlementaire de Patrick. Elle ne leur ressemblait pas. Ils étaient des rats de bibliothèque quand elle illuminait, de ses yeux, les bureaux du Palais Bourbon. Ses collègues portaient le masque de la résignation. A force d’avoir écrit des kilomètres de discours pour les différents députés du groupe, ils en avaient perdu leur personnalité. Etre la plume du Président donne depuis peu le droit d’être médiatisé, mais plume de députés n’offre guère que la possibilité d’être entendu par les sténos de la séance ou d’être lu par les accrocs du Journal Officiel.
Sandra s’amusa à hanter les couloirs de l’Assemblée, à assister aux séances publiques, les collaborateurs de groupe ayant le droit d’être dans les couloirs d’accès de l’hémicycle. Des deux côtés, deux petites bureaux leur permettent de s’installer et d’avoir une vue sur leurs députés. Elle apprécia surtout la buvette des parlementaires, lieu de convivialité et d’intimité car interdit aux journalistes. Les élus adorent y déguster quelques verres voire s’y restaurer. La présence d’une présence féminine est recherchée car rare. Elle valorise le député qui souvent est contraint par son groupe à suivre de longs débats qui ne l’intéressent que très modérément.
Jouxtant l’hémicycle, la buvette est un lieu hors du temps. Le décor intérieur rappelle la IIIème République ; le bruit de la ville n’y arrive qu’assourdi du fait de la présence d’un petit jardin qui la sépare de la place de la Concorde. Il n’est donc pas surprenant qu’elle soit tout à la fois un espace de drague et de confession. Durant les séances de nuit, quand les députés se comptent sur les doigts d’une main, il y règne une ambiance toute particulière. Une fraternité s’installe entre élus, collaborateurs et serveurs. Tout est possible. C’est ainsi qu’un soir, j’étais en séance, un Ministre de l’économie passa un papier à une collaboratrice de l’opposition en lui indiquant qu’il allait demander une interruption de séance afin de prendre un verre avec elle à la buvette. C’est ce qu’il fit un quart d’heure plus tard en prétextant la nécessité d’une pause technique synonyme d’une pause toilette. Comme il l’avait écrit, il invita la belle brune à boire un verre. Le lendemain, je le retrouvai errant dans les couloirs de l’opposition à la recherche de sa conquête. Avec les téléphones portables, les petits mots ont été remplacés par les textos. Un Président de l’Assemblée avait eu l’intention d’installer des brouilleurs au sein de l’hémicycle. Devant l’hostilité de ses collègues, il renonça. S’il n’est plus possible de draguer à l’Assemblée…
Quand j’étais Président de groupe, j’avais pris l’habitude d’achever mes soirées en séance publique. Ainsi, je m’attirais les bonnes grâces de mes collègues qui étaient obligés de suivre des textes sans intérêt ; je recevais leurs doléances et je titillais de mes propos acerbes le gouvernement. J’arrivais toujours après mon dîner vers 22 heures. C’est ainsi que j’ai constaté que deux membres de mon groupe, deux députés de base arrivaient toujours vers 23 heures. Un soir, à la buvette, je leur demandais la raison de cette habitude. Ils me confièrent que cette pratique avait plusieurs objets. En séance de nuit, les sténotypistes s chargés de la retranscription des séances, s’ennuyant faute de combats, prenaient en note toutes les déclarations aussi brèves soient-elles. Ils trouvaient donc toujours deux ou trois à mots à hurler ce qui leur permettait de figurer au Journal Officiel. Ils pouvaient donc montrer à leur épouse comme à leurs électeurs qu’ils travaillaient durement à Paris. Cette preuve était d’autant plus nécessaire qu’ils avaient pris l’habitude de tester, le mardi et bien souvent le mercredi soir, les escort-girl de la capitale. Je fus plus qu’étonné de leurs turpitudes car ils avaient le physique de braves pères de famille venant de province. A l’époque, ils avaient, en outre, plus de 65 ans. Il est vrai que l’âge n’est pas un critère. J’ai connu aussi un doyen de l’Assemblée que son chauffeur, tous les quinze jours, emmenait voir une fille tarifée.
Deux mercredis de suite, je fis livrer à Sandra cinquante roses. Ce double envoi provoqua une émeute dans les couloirs du Palais Bourbon. Tous les députés voulaient savoir qui lui avait offert les fleurs et pourquoi cinquante. Les plus folles rumeurs courraient. Etait-ce le Président de groupe, un député membre de la commission des affaires sociales, un député d’un autre groupe… qui lui déclarait sa flamme ou qui tenait à la remercier avec force et vigueur ?
Afin d’assurer la crédibilité de cette mise en scène, je n’avais pas averti Sandra. De ce fait pressé par ses collègues, par les élus, elle était totalement désarmée ne pouvant apporter aucune réponse.
Effrayée, elle m’appela pour me raconter cette affaire, pour me signaler que cinq députés avaient revendiqué être l’auteur du cadeau. J’ai toujours été surpris par la faculté des hommes politiques et donc de la mienne à mentir en toute impunité. Pour la très grande majorité d’entre nous, le mensonge est comme un acte de jouissance. Les élus mentent pour gagner la confiance des électeurs et tenter de la conserver. Mais au-delà de l’intérêt légitime d’un mensonge, celui-ci est magnifiée. Il n’y a rien de plus excitant que de mentir devant plusieurs personnes dont certaines sont pleinement de la fausseté des propos tenus mais n’osant pas l’indiquer du fait de l’importance de leur auteur. Au début de ma carrière politique, je côtoyais un grand élu de Paris qui s’amusait en mentant pour un ou oui ou pour un non à me mettre en position de faiblesse. Je savais qu’il racontait n’importe quoi mais j’étais obligé de souffrir de ces stupidités faute de quoi il aurait pu me renvoyer à mes chères études.
Sandra comprit qu’aucun des cinq prétendants n’était le bon mais je fus très déçu qu’à aucun moment, elle ne pût penser que je fusse à l’origine de ces envois. Cruelle déception mais j’ai eu le courage de ne pas lui avouer ma machination. Simplement, je lui ai expliqué tout l’intérêt qu’elle pouvait tirer de cette aventure.
En quelques semaines, elle était devenue la nouvelle attraction de l’Assemblée. Invitée à des dîners, à des réceptions mondaines, j’étais obligé de la dissuader de répondre positivement à toutes ces nouvelles sollicitations. Je lui expliquai qu’elle ne devait pas adopter la posture de la facilité, qu’elle devait continuer à travailler. Je me rappelle une discussion tendue que j’avais eue, à ce moment là, avec elle.
– Patrick, je suis invité ce soir à l’Opéra par le Président d’une région. J’ai envi d’y aller.
– Non, tu m’as dit que tu avais un texte à suivre à l’Assemblée.
– Oui mais je peux m’arranger avec un collègue.
– Oui mais as-tu pensé à la rumeur ?
– Laquelle ?
– Celle en vertu de laquelle tu serais la maîtresse de ce Président de région
– Mais elle court déjà !
– Ce n’est pas une raison pour la renforcer. Ce n’est pas lui qui te permettra de décrocher une circonscription. Et rappelles toi que je t’ai répété à plusieurs reprises que si tu couches, tu perds toute valeur ; tu es démonétisée. Ne gaspille ton capital avec des seconds couteaux.
– Pour une fois qu’un élu n’était pas moche ! Je te signale que depuis nous avons commencé notre collaboration, je n’ai couché avec personne.
– Tu n’as pas un ami qui pourrait te consoler.
– Je te signale que je rentre chez moi après 23 heures du fait de tes fameuses séances de nuit.
– C’est le prix à payer.
– De là à se transformer en bonne sœur…
La conversation chemina durant plus d’une heure ; elle comprit qu’elle devait utiliser son image tout en n’étant pas accessible au premier venu. Allumée le chaland sans pour autant se livrer, emmener l’élu toujours plus haut dans le désir, tout le laissant à la porte du rubicond, tel était l’exercice que je lui demandais de réussir.
Comme un accord
Après quelques mois à l’Assemblée, Sandra était courtisée par de nombreux députés qui lui promettaient des places au sein des listes qu’ils constituaient en vue des prochaines élections municipales. L’instauration de la parité les oblige à sélectionner des jeunes femmes qui se doivent d’être jolies et obéissantes. Certaines mauvaises langues affirment que la parité a permis de récompenser les maîtresses des hommes politiques français. Il ne reste plus qu’à espérer que bientôt les femmes politiques récompenseront leurs amants.
Sandra avait le choix entre trois villes pour sa première élection ; une ville de banlieue dans le Val d’Oise, la ville de Patrick, une place à Paris ou une place de maire adjointe dans une commune de 10 000 habitants dans le département de l’Eure.
La préférence de Sandra allait pour Paris. Je l’ai déconseillé car sauf à être la protégée du Président de la République, nul ne peut être garanti de faire carrière à Paris. En effet, être élu sur une liste d’arrondissement est possible mais obtenir le sésame pour être conseiller de Paris ou député est un tout autre exercice. Je connais de très nombreux élus parisiens au talent incontesté qui sont restés toute leur vie des élus de base. J’étais incapable avec mes moyens de retraités de la politique de propulser Sandra auprès du Président. Pour d’autres raisons, je l’ai dissuadé de choisir la ville de banlieue. Les circonscriptions de la petite et de la grande couronne parisienne sont difficiles. Les embouteillages sont chronophages. Par ailleurs, les responsables administratifs des groupes parlementaires et des partis politiques imposent aux élus parisiens d’être en permanence dans l’hémicycle ou aux différents évènements qu’ils organisent.
La ville de province offre, en revanche, de multiples avantages. Son éloignement empêche d’être dérangé en permanence par les apparatchiks de Paris. Moins sous le feu de la rampe, elle est moins sujette aux parachutages et aux jalousies des élus. La ville de province permet de s’enraciner et de se créer un fief. Certes, il faut réussir son implantation mais une fois réalisée, il faut être mauvais pour être jeté par-dessus bord.
Après quelques heures d’explication, elle accepta mon plan tout en maugréant sur la dureté du climat normand. Je lui ai répété que sa future ville et future circonscription se trouvaient à moins de deux heures de voiture de Paris.
Je connaissais depuis des années le maire de Bernay. Il avait été secrétaire général adjoint auprès d’un ancien Président de la République. Enarque, brillant et mondain, il ne s’était résolu à se porter candidat dans la ville dans laquelle il était né que sous la pression des élus locaux qui n’arrivaient pas à trouver un successeur au précédent maire qui l’avait été durant plus de quarante ans. Après un premier mandat, Pierre était lassé du travail, des conflits entre les élus et du manque de moyens. Les habitants d’une sous-préfecture exigent d’avoir les mêmes services qu’une capitale régionale tout en payant le moins d’impôt possible. Il ne souhaitait pas s’éterniser à l’hôtel de ville et avait décidé qu’il cèderait son fauteuil au cours de son second mandat. Considérant que parmi les locaux, aucun n’avait les qualités requises pour occuper sa fonction, il était ouvert à l’arrivée d’une recrue extérieure. Assez sensible au charme féminin, j’étais convaincu qu’il ne me résisterait pas très longtemps. Néanmoins, Sandra avait un défaut majeur, elle n’était pas une ancienne élève de l’ENA. Afin de compenser cette faiblesse, je devais comme je lui avais promis de la propulser le plus rapidement possible au poste de secrétaire général du Groupe parlementaire, occupé par un dénommé Alain C que j’avais nommé il y a plus de dix ans. Il me fallait détruire une de mes créatures pour réussir mon nouveau plan.
Alain C était un collaborateur dévoué, fade ayant pris la couleur des murs de l’assemblée à force d’y passer ses jours et ses nuits. Célibataire notoire, il vivait en ermite sa passion de la politique. A près de cinquante ans, il était trop vieux pour envisager une autre carrière. J’étais pleinement conscient que son élimination du Groupe l’entraînerait sur le chemin de la dépression.
Six mois après la nomination de Sandra, j’ai rappelé son Président de Groupe. La conversation fut agréable et glissa naturellement vers l’objectif que je m’étais assigné.
– Patrick, je suis très heureux que tu m’appelles. Je tenais à te remercier pour Sandra. Elle est vraiment très bien. Tous mes députés sont aux ordres face à sa beauté froide. Comment l’as-tu trouvé ?
– Dans la rue, un soir…
– Arrête tes conneries ! Que me vaut ton appel ?
– Justement, j’ai eu Sandra au téléphone. Elle m’a parlé de son souhait de se présenter à Bernay.
– Oui, elle m’en a parlé également.
– Dans ta stratégie légitime pour devenir Ministre après les élections législatives, je considère que tu devrais t’entourer d’élus jeunes et prometteurs. Sandra pourrait contribuer à te façonner une nouvelle image, une image de modernité.
– Tu me trouves ringard ?
– Non, mais tu es toujours entouré de tes collaborateurs vieillissants.
– Ce sont les tiens que j’ai repris à ta demande.
– Je ne t’ai pas obligé de les conserver à vie.
– En deux mots, que souhaites-tu ?
– Je pense que tu y gagnerais à nommer Sandra comme secrétaire générale du Groupe.
– Mais, elle n’a que quelques mois d’expérience.
– L’actuel occupant du poste n’en avait guère plus quand je l’ai nommé.
– Justement, je le vire comment ton ex-protégé ?
– Tu lui promets une nomination au tour extérieur dans un des corps d’inspection. Afin de faciliter cette affectation, tu lui demandes de prendre un peu de champs en devenant contractuel dans un ministère.
– Et tu crois qu’il acceptera cette supercherie.
– Prends-le par surprise ; j’en suis convaincu qu’il ne résistera pas. C’est un faible.
– Il a néanmoins des relais parmi les députés du Groupe.
– Surtout les députés de base qui le soutiendront que très mollement. Ils l’auront oublié en moins d’une semaine. Je sais de quoi je parle. En plus, tu le remplaces par une superbe bombe.
– Mais est-elle capable de faire le boulot ?
– Il ne reste qu’un an avant les élections législatives. Elle doit avant tout te permettre de te valoriser auprès des patrons, du futur Premier Ministre…
– J’ai cru comprendre que Sandra sera candidate aux municipales.
– Oui, à Bernay, dans l’Eure. Le résultat est acquis. Son élection renforcera son statut.
– Je ne suis pas très favorable à cette opération. Mais, je te dois bien ça. C’est grâce à toi si je suis Président de Groupe. Sinon, Sandra, j’espère que c’est un bon coup ?
– Je ne sais pas. Je n’ai pas couché avec elle.
– Je ne te crois pas.
– Tu devrais…
Je dois l’avouer que j’ai toujours trouvé Bernard, pathétique. Il appliquera mon plan car son seul objectif est d’être nommé, même pour l’espace d’une heure, ministre. Au fond de lui, malgré ma retraite, il se répète que je peux avoir une influence sur les barons de son parti. Au fond de lui, je sais qu’il a envi de coucher avec Sandra. De ce fait, suivre mon conseil ne lui coûte rien voire lui procure de l’envi. En regardant les voitures filées rue de Sèvres, je suis heureux du bon déroulement de mon plan ; Sandra sera élu et deviendra maire adjoint et sera secrétaire général. Une fois les pieds mis sur la bonne voie, le reste suivra, les élections législatives et la nomination au Gouvernement… Cette République est faible ; en quelques mois, il est possible de construire un ministre.
Cendrillon
Heureux du travail accompli, j’ai décidé de partir quelques jours en Corse et de me réfugier dans une maison dans les hauteurs de Porticcio. J’avais prévenu de mon absence Sandra qui tout en prenant ses marques comme secrétaire générale de groupe découvrait les charmes de Bernay.
Elle avait désormais à gérer les députés du Groupe. Je ne lui vais pas tout dit sur les travers du métier. Le secrétaire général est le paratonnerre idéal des frustrations des députés. Si la presse, si le Président de l’Etat ou de leur parti ne reconnaît pas leur talent, c’est bien connu c’est la faute du secrétaire général. Ce dernier joue tout à la fois le rôle d’organisateur de la vie administrative et politique du groupe mais aussi voire surtout de psychologue.
Quand j’avais été Président de groupe, je m’étais assuré les services d’un jeune secrétaire général célibataire, sans attache familiale. Il était patient et pas trop politique pour ne pas me gêner et me faire de l’ombre. Il avait un avantage incommensurable. Les élus adoraient se confier à lui. Il recueillait leurs secrets qu’il me répétait. Il lui est arrivé de réconforter des députés confrontés à un deuil. L’homme ou la femme politique vivant au rythme des élections, des joutes de place oublient le défilement de la vie. Quand leur conjoint, un ami en vient à mourir, ils sont rappelés d’un coup à leur réalité humaine. Ils culpabilisent
Grenelle
A trente quatre ans, je suis ministre, certes je ne suis que ministre délégué en charge de l’exclusion. Je suis assez fière de ma réussite. J’ai récupéré l’hôtel de Rothelin-Charolais au 101 rue de Grenelle dans le 7ème arrondissement. Cet hôtel Construit vers 1703 et qui a appartenu à Louise-Anne de Bourbon-Condé, ne manque par de charme. J’avais été invité en tant que jeune parlementaire à des réceptions dans les salons du 1er étage. J’avais été surtout très sensible au jardin tout en longueur sur lequel donne le bureau du ministre. Dès ma nomination, j’ai demandé à ma collaboratrice d’appelé le secrétaire général du gouvernement afin que je puisse prendre possession rapidement du bâtiment. J’ai appelé mon ministre de tutelle, le brave Christian B pour lui signifier l’importance que j’attachais à cette localisation. J’étais en concurrence avec le ministre de l’environnement et le ministre de la réforme de l’Etat. J’ai joué la victime en soulignant que les jeunes femmes n’avaient pas vocation à être hébergées dans des bâtiments sordides dans le 15ème arrondissement ou pire dans le 13ème arrondissement.
Les hommes sont faibles, il suffit de leur indiquer qu’ils nous traitent comme des misogynes ou que leur comportement leur est dicté par le dieu phallus pour qu’ils reculent. Ils sont hommes donc coupables. Nous avons quelques décennies voire des siècles d’humiliation à leur faire payer. Ne nous privons des penalties imaginaires qui peuvent nous être accordés. De toute façon, la presse joue en notre faveur.
Le directeur de cabinet de mon ministre de tutelle m’a appelé il y a deux heures pour m’indiquer, de manière toute militaire, le nom de mes collaborateurs. C’est l’usage mais je lui ai répondu que je souhaitais en parler de vive voix avec lui-même ainsi qu’avec son patron. Je l’ai senti étonné, voire légèrement vexé mais en bon haut fonctionnaire, il a compris qu’il ne servait à rien de me résister.
Je sais qu’il faut dès les premières minutes marquer physiquement son territoire surtout vis-à-vis de son autorité de tutelle. Je sais aussi qu’il faudra que je me méfie des membres de mon cabinet dont l’objectif numéro un est d’obtenir une belle promotion. Mon succès les intéresse qu’à condition que cela puisse leur servir. De ce fait, j’ai décidé de m’entourer de deux proches collaborateurs que je connais depuis quelques années, mon attaché de presse, un homme dévoué, malin, fréquentant toutes les communautés agissantes et ma chef de cabinet, une teigneuse, pas très jolie mais capable de se battre des heures pour récupérer un centime d’euro ou un rendez-vous avec le Président de la République. Ils constituent ma garde rapprochée depuis mon élection à l’Assemblée nationale.
Je les crois fidèles mais je suis sans illusion, à terme ils ont vocation à me trahir ou à décliner. Je me méfie des collaborateurs qui restent trop longtemps dans les jupes de leur élu. A un moment ou un autre, ils attrapent de mauvaises habitudes, travaillent de moins en moins et jouent à Iznogood.
Avec ma nomination au Gouvernement, une nouvelle bataille commence. Elle sera encore plus délicate que les précédentes. Je sais que, mon ministre de tutelle, Christian B s’est opposé à mon arrivée auprès de lui. Il souhaitait couvrir seul l’ensemble du champ social et surtout ne pas le partager avec une jeune femme plein d’avenir. Christian B est un vieil ami de Luc. Ils ont le même âge mais le premier a montré plus de doigté dans la conduite de sa carrière politique que le second. C’est un vrai rad-soc sans beaucoup de convictions si ce n’est celle de vouloir ministre. Spécialiste des coups tordus, il adore, du moins au nom de la sainte rumeur, les blacks, hommes ou femmes. Bedonnant, assez petit, je l’imagine plus se faire prendre qu’enfourcher une belle Africaine. Dans cette situation, il y a au moins un avantage ; a priori, je ne terminerai pas sous le bureau pour le sucer ; encore qu’en la matière, je devrais rester vigilante.
Ma promotion, je la dois au Premier Ministre. Durant toute la campagne présidentielle, j’ai participé à presque tous les meetings dans lesquels il intervenait. Durant trois mois, j’ai accumulé 25 000 kilomètres de déplacement, une centaine de villes, des centaines de salles mal chauffées, des centaines de fauteuils inconfortables. Pour être intégrée dans l’équipe du Premier Ministre, j’ai donné de mon temps. J’arrivais la première au QG de campagne et essayais d’assister à toutes les réunions même quand je n’y étais pas conviée. Il n’y a que comme ça que l’on peut y arriver.
En pariant sur Alain F comme Premier Ministre, j’ai fait le bon choix. Après sur les conseils de Luc, je l’ai suivie à la trace. J’ai même loué un appartement dans le même immeuble que le sien.
Assise derrière mon bureau, les différents téléphones devant moi dont l’interministériel permettant de joindre directement les ministres et les hautes autorités de la République, je regarde le jardin dans lequel quelques corbeaux jacassent auprès de la fontaine. L’atmosphère qui m’entoure, qui m’envahit, me confirme que le pouvoir est une illusion bien agréable. Le décor sans âge constitué de différentes strates, de la royauté à la République en passant par les deux Empires napoléoniens brise les convictions, les idéologies. Les repères s’affaiblissent. Une envie de jouir, de jouir la puissance d’être ministre m’étreint, une jouissance gratuite, sans fin, une masturbation pure…
Je dois lutter pour retrouver mes esprits car j’ai un programme chargé à accomplir. J’ai décidé de m’installer dans l’appartement de fonction qui m’est dévolu au premier étage. Je dois également régler quelques problèmes locaux dont mon remplacement à l’Assemblée nationale par mon suppléant. Il convient que je lui explique son bail est précaire et qu’il n’a pas intérêt de me supplanter et ainsi m’empêcher de reprendre ma circonscription. Je dois aussi composer mon cabinet pour éviter de me retrouver avec des énarques boutonneux du fonds du classement que nul ne souhaite à son service.
Alors que j’étais en pleine réflexion, une des secrétaires du ministère m’appelle sur ma ligne intérieure pour me signifier que Monsieur Luc Henry souhaite me parler. Revenant d’un coup dans le monde réel, je regarde mon téléphone portable ; je constate que j’ai reçu plus de dix appels en 30 minutes dont trois de Luc Henry. C’est beau la popularité et le pouvoir. N’ayant toujours pas répondu, la secrétaire me redemande si je prends la communication.
– Non ! lui répondis-je d’un ton sans appel, d’un ton de femme de pouvoir.
A peine ai-je eu le temps de raccrocher que la même secrétaire frappe à mon bureau pour m’indiquer que Luc Henry désire me rendre visite au Ministère. D’un encore plus sec, je lui indique qu’il en est hors de question et je l’interroge sur mon programme pour la soirée. Un rendez-vous chez Christian B puis une réunion de travail avec le directeur de cabinet du Premier Ministre avec à l’ordre du jour la fixation des priorités sociales du Gouvernement.
Je suis heureuse d’avoir ces réunions car je suis certaine que Luc tentera de passer, en force, la porte du ministère en arguant qu’il est un ancien ministre, qu’il a un rendez-vous avec moi. Je connais ses vieux boxers qui tentent par tous les moyens de remonter sur le ring. Luc n’est pas Stallone ; il est mort depuis des années. Il appartient à un autre monde, celui des quadras et des quinquas qui par leurs turpitudes ont échoué dans la conquête du pouvoir. Gonflés de leur supériorité sexuelle, fascinés par la télévision, leurs ailes ont toutes brûlées avant même qu’ils puissent prétendre aux fonctions suprêmes.
Luc Henry était sans nul doute un des plus brillants hommes politiques de sa génération ; son physique avenant, son regard bleu et son cynisme à toute épreuve lui ont permis d’enjamber durant vingt ans toutes les haies de la politique. Entouré de très bonnes plumes dont un dénommé Bertrand B à qui je pense pour m’écrire mes discours, conseillé pour la communication par une femme autoritaire, réglant au millimètre ses relations presse, Luc avait tout pour être candidat à la présidentielle. Trop de facilité nuit à l’efficacité à moins que ce soit une nonchalance qui l’est perdue. Il a pensé se recréer une existence à travers moi. Il a pensé que j’étais sa chose, qu’un jour, le miroir se briserait et que tout le monde comprendrait que j’étais lui et que de ce fait qu’il était indispensable au pays. Luc est un orgueilleux refusant de comprendre que son retrait du monde politique est définitif. Il a été effacé, éliminé. Dès que ce vieux cheval tente de ressortir, ils sont des centaines à ressortir les fusils pour le contraindre à rejoindre l’écurie. Le monde politique est impitoyable bien qu’en la matière je considère que c’est Luc qui soit pitoyable. Il devrait rester en Corse à profiter de la vie, à écrire des romans ou des essais. Pour les femmes, je crains son temps soit passé surtout que les jeunes filles corses ne sont pas les plus faciles à draguer et à satisfaire.
Mon officier de sécurité qui m’a été alloué afin de veiller sur moi et afin de renseigner le cabinet du Premier Ministre comme celui de l’Intérieur sur mes agissements publics et privés me fait savoir qu’il est à ma disposition pour se rendre au rendez-vous au Ministère des Affaires sociales. Il est évidemment grand et brun, un regard sombre, un pistolet dans un étui sous la veste. C’est un ancien du service action de la DGSE. Depuis deux ans, il est affecté à la protection des personnalités. Avant moi, il suivait le Ministre de la Santé. Quand il est venu se présenter, il m’a jeté un regard empreint de désir sexuel. Il s’est dit qu’une jeune ministre, le soir, après une longue journée de travail, aurait besoin de câlins. Encore un qui se branlera en fantasmant sur moi.
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