Quand les pierres descendent dans l’arène

14/10/2017, classé dans

Plus de 54 ans après leur premier concert à Paris, les 19, 22 et 25 octobre prochains, les Rolling Stones inaugureront un nouveau complexe, tout à la fois stade de Rugby et salle de spectacles, la U Arena de Nanterre. Ce nouvel équipement situé à quelques encablures de la Grande Arche de la Défense, a coûté plus de 350 millions d’euros. Sa capacité d’accueil est de 40 000 places, ce qui en fait la plus grande salle couverte d’Europe.

En obtenant la venue du plus vieux groupe de rock en activité, le propriétaire de la salle, le fonds Ovalto qui est la holding familial de Jacky Lorenzetti – également propriétaire du club de Rugby, le Racing 92 – réalise une très belle opération marketing. En effet, le nouveau stade ne pourra être rentabilisé que par l’accueil de spectacles. Les matchs de rugby, une vingtaine par an, ne peuvent pas offrir les recettes suffisantes pour équilibrer les charges d’un tel équipement et dégager des bénéfices. Mick Jagger et ses conseillers étant réputés pour leur exigence en matière d’équipements techniques, la venue des Stones constitue un label de reconnaissance. D’autres artistes de premier plan ont décidé de leur succéder à l’U Arena dont Roger Waters, l’ex leader des Pink Floyd. La nouvelle salle de Nanterre concurrence désormais deux équipements parisiens, le Stade de France qui est pénalisé par une mauvaise acoustique ainsi que  par des moyens de transport jugés insuffisants et Bercy dont la capacité est faible pour certains artistes de renom.

Avec des membres dont l’âge moyen est supérieur à 70, Les Stones ans constituent un modèle économique. Ils ont participé à la révolution musicale amorcée dans les années 60 mais aussi contribué à la révolution économique du monde des spectacles. Mick Jagger et ses acolytes ont compris très rapidement l’intérêt de la mondialisation et la force des images. Au fil de leur carrière, ils n’ont eu de cesse de conquérir, de manière assez méthodique, de nouveaux territoires. Ils ont été parmi les premiers groupes de musiques internationaux à se produire en Europe de l’Est après la chute du Mur de Berlin. Avec le développement d’une classe moyenne dans les pays émergents, ils ont rapidement considéré qu’il y avait un public susceptible de se rendre à des concerts. La Chine, le Moyen-Orient, l’Amérique latine, l’Afrique du Sud et dernièrement Cuba ont reçu la visite des Stones. Si au sein des pays avancés, les membres du groupe jouent sur la fibre de la nostalgie et sur la volonté des baby-boomers de vouloir rester éternellement adolescents, pour les autres zones géographiques, leur musique symbolise toujours un peu la liberté et l’accession au mode de vie occidental.

Est-ce les quelques mois passés par Mick Jagger à la London Economics School ou sa capacité à s’entourer de conseillers financiers de qualité, il n’en demeure pas moins que celui-ci a réussi, à partir des années 70, à construire un empire qui repose évidemment sur leur succès musical mais aussi sur un savoir-faire commercial indéniable. Certes, comme les Beatles, les Stones ont été floués par leurs premiers producteurs qui avaient tendance à ne pas redistribuer les recettes mais, à la différence d’autres chanteurs et groupes de musique, les Stones ont réussi à imposer, dès le début des années 70, leurs règles aux compagnies de disque. En 1971, contraints de fuir le Royaume-Uni pour raisons fiscales (leur producteur avait encaissé les recettes mais n’avait pas payé les impôts) et de s’expatrier en France, considérée, alors, comme un havre fiscal, ils mettent en place une organisation indépendante des compagnies. Ils fondent leur label, « Promotone » et deviennent maîtres de leur catalogue musical (du moins pour les titres enregistrés après 1970). Ce sont les majors de la musique qui doivent leur proposer des contrats afin de pouvoir diffuser leurs disques. Tous les cinq ans à dix ans, un appel d’offre auprès des majors est organisé. Compte tenu de la renommée des Stones, les maisons de disque se battent pour les obtenir. Aussi étrange que cela puisse paraître, les Stones ne sont pas des gros vendeurs de disques. Ils arrivent loin derrière Mickael Jackson, les Beatles, les Pink Floyd ou AC/DC mais leur longévité supplée aisément cette situation. Ils continuent de réaliser des nouveaux albums et à se produire en concert, ce qui relance régulièrement les ventes et cela aux quatre coins de la planète. En règle générale, les Stones signent avec la major en pointe au moment de la discussion des contrats. Ils ont ainsi écumés, Atlantic, EMI, CBS, Sony, Virgin. Ils sont actuellement distribués par Universal qui est la première compagnie mondiale de disques.

Les Stones sont avant tout un groupe de scène. Or, de leur premier concert en 1962 à Londres, au Marquee, à l’actuelle tournée « No Filter », l’organisation et le modèle économique ont profondément évolué. Pendant plusieurs décennies, les concerts servaient à assurer la promotion des albums. Avec l’avènement du numérique, la donne change. Les disques se vendent moins. En revanche, avec la progression du niveau de vie et le vieillissement de la population, le nombre de personnes susceptibles d’aller à un concert à travers le monde augmente.

Sur le plan de l’organisation technique, du fait de leur position de leader et de la volonté de Mick Jagger de pouvoir s’adresser à un nombre de plus en plus élevé de fans, les Stones ont été à la pointe de la technique. Dès les années 70, ils utilisent des amplificateurs à forte puissance et des blocs d’enceintes multidirectionnels. Si auparavant, les groupes utilisaient les équipements disponibles sur place, les organisateurs de concert transportent leur propre matériel par avion et par camion. Par ailleurs, les shows s’éloignent du simple concert de musique pour intégrer une scénographie. Mick Jagger afin de capter l’attention du public recourt dès les années 70 au micro sans fil ce qui lui permet de se mouvoir en toute liberté sur scène. L’utilisation de grands écrans permet de relayer auprès du public les images de la scène.

À partir de1989, les Stones décident de changer le modèle financier des concerts. Conseillés par le Prince Rupert Ludwig Ferdinand zu Loewenstein (qui était leur financier depuis 1966) et par Michael Cohl, un ancien promoteur de salle de concert, ils imposent leur tarif aux tenanciers de salles et à tous les intermédiaires. Jusqu’alors, les ventes de billets étaient réalisées par chaque salle qui rémunérait ensuite les artistes. Depuis la tournée « Steel Wheels » en 1989, les ventes de billets sont centralisées. L’organisateur s’engage à verser dès le départ un certain montant fixe aux Stones à charge pour lui de rentabiliser l’opération. Le recours au sponsoring se multiplie. Les bières Budweiser, Volkswagen et bien d’autres participent au financement. Les Stones touchent par ailleurs des royalties sur toutes les ventes de produits dérivés. Ce système contribue à internationaliser l’organisation des concerts. Live Nation organise ainsi 25 500 concerts par an à travers le monde et a sous contrats 3 300 artistes. Parmi les autres acteurs de la scène, il faut citer AEG qui dispose du plus grand nombre de salles en monde et possède 30 % de l’AccorHotels Arena. En France, parmi les acteurs importants figurent le groupe Lagardère qui est propriétaire du Bataclan, Ladreit de Lacharrière qui a obtenu récemment la concession de la Salle Pleyel, et Bolloré dirigeant via Universal de l’Olympia.

Les Stones sont donc une multinationale avec un logo internationalement connu. Il a été dessiné, en 1970 par John Pasche, encore étudiant au Royal College of Art de Londres. À l’époque, ce logo inspiré des lèvres de Mick Jagger symbolisait l’anticonformisme et la révolte voire le mauvais goût. Il est devenu au fil des décennies le logo le plus célèbre du rock. La force en termes de marketing des Stones est leur capacité à créer des évènements, à créer une histoire. Ils ont fait du storytelling avant même que ce terme n’existe. Dès le départ, le positionnement marketing a été étudié. D’origine bourgeoise, les Stones, s’affichent, dès 1962, comme des mauvais garçons afin de se différencier des Beatles. La mise en scène de la compétition des deux groupes a été organisée afin évidemment de développer des communautés de fans qui sont autant d’acheteurs potentiels. Mais à la différence des autres groupes alors en vogue, les Stones fraient très rapidement avec l’intelligentsia politique et culturelle. Mick Jagger a toujours entretenu des relations avec les responsables politiques de droite ou de gauche. Il a même été tenté de poursuivre une carrière politique au début des années 70. De grands photographes comme Dominique Tarlé ou Annie Leibovitz, des artistes comme Andy Warhol ou des écrivains tel Truman Capote ainsi que des cinéastes comme Jean-Luc Godard et Martin Scorcese ont été amenés à travailler avec les Stones ou à les suivre.

Les déplacements des Stones sont toujours scénarisés. Dans les années 70, les extravagances des membres du groupe et des roadies sont plus ou moins mises en scène. La tournée de 1972, dénommée « Stones Touring Party » jugée la plus excessive, permit de replacer les Stones au cœur de l’actualité. Au sein du groupe, une répartition des rôles s’institue, Mick Jagger devient tout à la fois un mondain et un redoutable homme d’affaires quand le guitariste Keith Richards entend demeurer le représentant de l’esprit rock. Mick Jagger dandy, ouvert aux modes, a joué sur une certaine forme d’ambivalence sexuelle avant de se muer en « ’adulescent ». Aujourd’hui, il symbolise le sénior résistant au temps, pratiquant du sport et suivant les conseils d’un diététicien pour rester svelte et en pleine forme. Les querelles entre les deux hommes sont savamment distillées à la presse mais n’aboutissent pas à la scission définitive du groupe. Ce qui les unit, le goût du blues, du spectacle, l’ivresse de la foule, le goût pour la belle vie, est bien plus fort que leurs divergences plus ou moins réelles.

En 2017, les Stones est une entreprise employant plus de 400 personnes. En permanence, des juristes chassent les utilisations frauduleuses des titres, des images, du logo. Avec l’appui d’Universal, la firme gère les produits dérivés et propose avant les fêtes de Noël son lot de nouveautés. Pour réduire les charges fiscales, les Stones avant même Amazon, Google et autres GAFA, ont créé une structure aux Pays-Bas. Leur comptable Johannes Favie a été récemment entendu par la chambre des députés néerlandaise afin de justifier le paiement d’un montant réduit d’impôt. Le recours au système de sociétés holding a été vendu par les Stones à d’autres groupes comme U2 ou AC/DC. Le montant des recettes totales du groupe demeure inconnu. Seuls les résultats des concerts sont communiqués. Ils peuvent rapporter plus de 300 millions de dollars, les Stones figurant parmi ceux qui obtiennent les montants les plus élevés.

Capables d’attirer trois générations à leurs concerts, les rares groupes des sixties encore en activité ont révolutionné le monde musical. Après plus de 50 ans de scène, une époque s’achève d’autant plus que peu de groupes peuvent aspirer à remplacer les mastodontes des années 60 ou du début des années 70. L’économie de la musique telle qu’elle s’est forgée depuis 70 ans, est en voie d’être remise en cause. Le développement des chaines « YouTube », la segmentation de plus en plus poussée du marché, la disparation du rôle fédérateur pour la jeunesse de la musique traduisent le passage d’un modèle à un autre.

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