« United States of Cryptocurrencies »
Le 22 mai dernier, à Washington, dans le cadre privé du Trump National, un club de golf appartenant à la Trump Organization, 220 des plus importants détenteurs de $TRUMP, le cryptoactif lancé par une plateforme liée à la famille du milliardaire américain sous forme de jeton Solana, se sont réunis. Lors du lancement de la « crypto présidentielle » le 17 janvier dernier, Donald Trump avait promis que les principaux acheteurs auraient le droit de dîner avec lui. Par ailleurs, les 25 personnes ayant le plus investi en $TRUMP ont gagné un rendez-vous privé avec le président en marge de l’événement, ainsi qu’une visite de la Maison-Blanche.
Jusqu’à présent, le cryptoactif $TRUMP ne s’est pourtant pas révélé être une bonne affaire. Après avoir atteint 75 dollars l’unité en janvier, sa valeur a chuté à quelques dollars en avril. Sur les centaines de milliers d’acheteurs, l’écrasante majorité a perdu des sommes importantes. Néanmoins, la perspective du dîner présidentiel a entraîné un rebond du cours du $TRUMP, passé de 7,50 à 14 dollars, selon Reuters. L’agence rapporte que les acheteurs ont, au total, dépensé 148 millions de dollars dans l’espoir d’être conviés au dîner. La hausse de la valeur du $TRUMP et la multiplication des transactions ont généré près de 900 000 dollars de recettes pour la Trump Organization.
Les cryptomonnaies sont devenues centrales dans la vie politique américaine. Le président, son épouse et leurs enfants en font la promotion, tant sur le territoire national qu’à l’international. Les régulateurs nommés par Donald Trump adoptent désormais une posture nettement plus conciliante. Aux États-Unis, des groupes de pression puissants se sont organisés pour soutenir les candidats favorables à l’industrie des cryptos et discréditer leurs opposants.
Le lobbying n’est pas une nouveauté outre-Atlantique. À la fin du XIXe siècle, les compagnies ferroviaires régnaient sur la politique économique ; plus récemment, les laboratoires pharmaceutiques, les entreprises de la défense ou les géants de la tech ont dépensé des milliards pour défendre leurs intérêts. Mais aucune industrie n’a connu une ascension aussi fulgurante que celle des cryptomonnaies, passées en moins de dix ans du statut de paria à celui de coqueluche politique. En 2017, lors de la nomination de Jay Clayton à la tête de la Securities and Exchange Commission (SEC), le mot « crypto » n’était même pas prononcé au Sénat. En 2021, Donald Trump qualifiait encore le bitcoin de « probable escroquerie », le percevant comme une menace potentielle pour le dollar. L’effondrement du marché en 2022, marqué par la faillite à 8 milliards de dollars de FTX, semblait valider ses craintes.
Sous la présidence de Joe Biden, les régulateurs se montraient résolument hostiles aux cryptoactifs. Gary Gensler, président de la SEC, considérait la plupart des cryptomonnaies comme des titres financiers devant relever de sa juridiction. L’agence avait alors poursuivi plusieurs plateformes comme Coinbase, Binance ou Ripple.
Avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche en 2025, le vent a tourné. Ce dernier a été convaincu de l’intérêt – sinon de l’utilité – des cryptoactifs. Il a nommé Paul Atkins à la tête de la SEC, un ancien co-président d’un lobby pro-crypto. Brian Quintenz, nommé à la Commodity Futures Trading Commission (CFTC), dirigeait auparavant la stratégie crypto du fonds Andreessen Horowitz. Quant à Hester Peirce, responsable de la task force crypto de la SEC, elle est surnommée « Crypto Mom » dans le secteur. Plus d’une douzaine de poursuites ont été abandonnées, et près de 5 milliards de dollars de capital-risque ont afflué dans le secteur au premier trimestre 2025 – un record.
Selon certaines estimations, la fortune crypto de la famille dépasserait désormais la valeur de ses actifs immobiliers traditionnels. Les seuls $TRUMP coins détenus par la famille seraient valorisés à près de 2 milliards de dollars. L’industrie crypto a par ailleurs envahi le financement des campagnes électorales américaines. Les PAC (Political Action Committees), ces comités d’action politique jouant un rôle central dans les élections, sont de plus en plus nombreux à être contrôlés par des entreprises du secteur des cryptoactifs. Ces organisations, créées pour collecter des fonds afin de soutenir ou s’opposer à des candidats, visent désormais à inscrire durablement l’influence de l’industrie dans le débat public. Leur priorité : banaliser le statut des cryptomonnaies. Mais derrière cette stratégie d’intégration se cachent de nombreux soupçons de trafic d’influence.
Le président américain utilise de plus en plus les cryptomonnaies comme levier d’enrichissement personnel et comme arme diplomatique. À Lahore, au Pakistan, un feu d’artifice a récemment célébré une alliance inédite : le Pakistan Crypto Council – fondé en mars par le ministre des Finances – a noué un partenariat avec World Liberty Financial (WLF), une société contrôlée par la famille Trump. WLF s’engage à aider le Pakistan à développer des produits fondés sur la blockchain, à « tokeniser » des actifs réels et à l’accompagner dans sa stratégie crypto. Selon la presse indienne, le Pakistan aurait conclu cet accord afin d’obtenir le soutien des États-Unis. Donald Trump, dans le cadre de son bras de fer avec l’Inde, a rapidement demandé un cessez-le-feu tout en ménageant Islamabad.
Les critiques se multiplient. Pour nombre d’élus démocrates, l’explosion du cours du $TRUMP consécutive à l’annonce d’un dîner présidentiel constitue une forme de corruption. La décision du fonds souverain d’Abu Dhabi, MGX, d’utiliser le jeton « USD1 » de WLF pour investir 2 milliards de dollars dans Binance a renforcé les soupçons. Ce jeton, jusque-là inconnu, est devenu en quelques jours le 7e stablecoin mondial. À la suite du dîner présidentiel, un texte de loi a été déposé au Congrès pour interdire aux élus et aux membres du gouvernement de créer ou promouvoir des actifs numériques. La commission d’enquête du Sénat américain sur la corruption et les fraudes a annoncé l’ouverture d’investigations sur le jeton $TRUMP et le dîner du 22 mai.
Au-delà des conflits d’intérêts, certains s’inquiètent pour la stabilité financière. Steven Kelly (Yale Program on Financial Stability) rappelle que la crise bancaire de 2023 avait été aggravée par l’exposition de certaines banques – Silvergate, Signature, SVB – aux cryptomonnaies. La normalisation de ces actifs hautement volatils pourrait injecter un nouveau facteur de risque dans le système financier. Et même au sein du secteur, certains s’interrogent. Nic Carter, investisseur crypto et soutien affiché de Trump, le reconnaît sans détour : « Les intérêts financiers de la famille compliquent considérablement le vote de lois favorables à notre secteur ».
Le virage crypto de l’administration Trump illustre à la fois l’opportunisme d’un président qui a su retourner à son avantage une industrie autrefois honnie, et les risques démocratiques liés à une financiarisation accélérée de la politique. Derrière les gains rapides et les promesses de souveraineté technologique, se dessinent des zones grises où se croisent influence politique, spéculation et diplomatie parallèle. La frontière entre innovation financière et conflit d’intérêts n’a jamais été aussi mince.
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