Liberté, égalité au temps de la fraternité fissurée

09/02/2019, classé dans

L’égalité prédomine-t-elle sur la liberté ou est-ce l’inverse ? Quelle est l’articulation de ces deux concepts avec la fraternité ? La société de l’Internet, de l’instantanéité peut-elle reposer sur le triptyque « liberté, égalité, fraternité » ?

Si la demande d’égalité semble guider « le peuple » de révoltes en révolutions, la quête de la liberté est un combat permanent dans un pays aux multiples divisions. De Vercingétorix à nos jours en passant par la Fronde, l’Empire ou 1940, la fraternité est un état très précaire. Les Français sont attachés avant tout à la liberté individuelle comme peut en témoigner le débat sur la limitation de vitesse à 80 kilomètres heure. Ils sont égalitaristes avant d’être pour l’égalité.

Dans son ouvrage « De la démocratie en Amérique », Alexis de Tocqueville soulignait que « spécialement en France, la passion de l’égalité prenait chaque jour une place plus grande dans le cœur humain ». Il ajoutait que les Français ont « cent fois un amour bien plus ardent et bien plus tenace pour l’égalité que pour la liberté ». Certes, la liberté poussée à l’extrême se confond avec l’égalité mais l’un et l’autre deviennent alors plus que théoriques ou dérivent sur l’arbitraire absolu.

« Les maux que l’extrême égalité peut produire ne se manifestent que peu à peu ; ils s’insinuent graduellement dans le corps social ; on ne les voit que de loin en loin, et, au moment ils deviennent le plus violents, l’habitude a fait qu’on ne les sent plus ». Le pouvoir est conduit à prendre des mesures visant à favoriser l’égalité car les avantages qu’elle donne sont immédiatement ressentis quand « la liberté donne de temps en temps, à un certain nombre de citoyens, de sublimes plaisirs ». La liberté est exigeante car elle est relative quand l’égalité semble s’offrir à tous. Pour Alexis de Tocqueville, l’égalité est une variante du conservatisme. En effet, il a écrit « il s’attachent à la liberté parce qu’ils croient qu’elle doit toujours durer » quand la liberté est une sensation, un état précaire, un élément en perpétuelle régénération. Dans les sociétés non démocratiques, l’égalité est en règle générale mieux assurée que dans les sociétés qui le sont. L’inégalité s’exerce entre les détenteurs du pouvoir, leurs affidés et le reste de la population. Dans une société démocratique, la liberté s’accompagne d’une grande diversité des situations.

La fraternité, l’union autour de la République

Elle puise son origine des mots latins « frater » et « fraternitas » (Littré). Elle renvoi au le lien de parenté entre frères qui se distingue du lien de parenté entre sœurs (sororité). Ce n’est que par extension que la notion de fraternité désigne les liens qui existent au sein d’une même famille puis, d’un groupe, ou d’une nation. Le terme a également un sens religieux. La fraternité dans des idéaux comme dans le christianisme repose sur l’idée que tous les hommes sont frères et devraient se comporter comme tels, les uns vis-à-vis des autres. Il n’est que de relire Saint-Luc et la parabole du bon samaritain. La République a annexé cette signification en la laïcisant. Les citoyens sont appelés à dépasser leur individualisme pour défendre les valeurs de la République. Ce devoir de sacrifie a été repris dans « la Marseillaise » et dans « le chant du départ » qui fut l’hymne français durant le Premier Empire. Les paroles du couplet de reprise sont explicites (« La République nous appelle, Sachons vaincre ou sachons périr ! Un Français doit vivre pour elle, Pour elle un Français doit mourir » …). La fraternité des armes a servi de creuset à la Nation.

La révolution plaça la fraternité parmi ses idéaux. « Salut et fraternité » était la formule utilisée pendant la période révolutionnaire par les citoyens. Elle sous-tend l’esprit de la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790, au cours de laquelle La Fayette y fait référence lorsqu’il prête serment : « Nous jurons de (…) demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité ». La fraternité dans sa version républicaine tend à remplacer l’ordre aristocratique. Ainsi, pour Alexis de Tocqueville, « les institutions démocratiques ont pour effet de lier étroitement chaque homme à plusieurs de ses concitoyens ». Chaque classe d’individus est une « petite patrie » qui s’emboite les unes dans les autres selon une hiérarchie pyramidale ; « l’aristocratie avait fait de tous les citoyens une longue chaine qui remontait du paysan au roi, la démocratie brise la chaine et met chaque anneau à part ».  En cassant cette hiérarchie, en supprimant les ordres et les corps intermédiaires, la Révolution, les démocraties ont eu besoin de créer des nouvelles solidarités. En effet, toujours pour citer Alexis de Tocqueville, « dans les siècles démocratiques, le dévouement envers un homme devient plus rare : le lien des affections humaines s’étend et se desserre ».

La fraternité a obtenu une reconnaissance constitutionnelle en 1848. La Deuxième République fixe la devise « Liberté Égalité, Fraternité ». Le terme de fraternité est, par la suite, consacré dans les Constitutions de 1946 et de 1958 (article 2). La notion de fraternité est par ailleurs, citée dans le premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

L’Europe est devenu le continent le plus athée du monde. En France, les partis politiques et les syndicats doivent faire face à une baisse tendancielle de leurs effectifs. La fraternité s’exprime dans la richesse du tissu associatif et dans le maillage des élus locaux. La France compte près de 600 000 élus, ce qui constitue un record. Longtemps, les élus avec les instituteurs, ont constitué les deux piliers de la République. La perte de légitimité de l’un et l’autre n’est pas sans conséquence dans l’évolution du regard que les citoyens ont vis-à-vis de leurs institutions et leur nation.

Internet a accéléré le processus de désintermédiation au sein des pays avancés. Les difficultés de la presse régionale en est un symptôme. La dictature de l’égalité est de plus en plus pressante dans un monde où le secret a disparu. La liberté est aujourd’hui une valeur devenue relative. Les capacités d’intrusion dans la vie des individus n’ont jamais été aussi puissants, les moyens de contrôle qu’offrent les nouvelles technologies de l’information sont sans commune mesure avec ce qui pouvait exister il y a vingt ou trente ans. Par ailleurs, après les évènements du 11 septembre 2001, le regard sur la liberté a changé. L’opinion a accepté une remise en cause de certains principes au nom de la sécurité. La fraternité est devenue tout autant un terme désuet qu’une valeur mise en avant par les dirigeants publics que par les opposants. L’appel à la République, à l’union de la patrie répond au concept de « peuple » utilisé, par exemple, par les « gilets jaunes ». Quand la suspicion prend ses quartiers, la fraternité est à la peine. Les pays avancés éprouvent de plus en plus de difficultés à créer du consensus. L’expression est de plus en plus manichéen. Des années 1950 aux années 2000, le débat public s’était policé. Les anathèmes étaient condamnés. Les attaques personnelles étaient rares. Depuis vingt ans, les interdits tombent les uns après les autres. La crise de la démocratie est celle des sachants, des experts, de ce qui est appelé à tort ou à raison l’élite. Avec Internet, tout un chacun peut se croire l’espace d’un clic, médecin, géographe, économiste, architecte, professeur, etc. la hiérarchie des savoirs et des compétences qui avait remplacé celle de la naissance ou de l’argent est remise en cause. Face à cette situation, les « élites » semblent, un peu comme les aristocrates, de 1789 surprises devant le tumulte des évènements. Le pouvoir disruptif du digital s’en est pris à la photographie, à la musique, au tourisme, etc. ; la démocratie semble être maintenant dans l’œil du cyclone.

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