L’horreur dans l’erreur économique ou y-a-t-il un libéral sous le rocher ? (2000)

02/11/2006, classé dans

LE LIBÉRAL, L’HOMME

AVEC LE COUTEAU ENTRE LES DENTS

L’homme avec le couteau entre les dents qui fait peur aux enfants et aux braves citoyens, ce n’est plus le communiste du début du XXème siècle, c’est « le Libéral », le couteau ayant été remplacé par le gros cigare. Oubliés les millions de morts du communisme, oubliés les goulags, oubliée l’occupation illégitime de dizaines de pays, oubliées les déportations des paysans, oubliée l’imbécillité d’un système qui, au nom d’une liberté collective virtuelle, niait les libertés individuelles, oubliée enfin la faillite économique de l’URSS et de ses satellites. Maintenant, l’homme à abattre s’appelle « Libéral » qui a pour associée, « la mondialisation ». A eux deux, ils dépouillent les travailleurs de leur emploi, les retraités de leur pension, les enfants de leur jeunesse…

Pour donner un visage, un corps à ce Libéral que l’on qualifie, pour mieux cerner la bête immonde qu’il est, d’ultra-libéral, on a choisi en France, Alain Madelin. Il a beau ne pas porter le costume trois pièces et être issu d’une famille modeste, pour les médias, la cause est entendue, il est le représentant de ce qui n’est pas politiquement correct. Il est le porte-parole du grand capital mondialiste et exploiteur. En plus, son passage, lorsqu’il était étudiant, en 1968, dans le groupe d’extrême droite, Occident, le classe parmi les ennemis publics. Que Lionel Jospin ait été un honorable correspondant de la Ligue Communiste Révolutionnaire, formation d’extrême gauche dont les méthodes n’avaient rien à envier à celles du groupe Occident, cela n’entache en rien son image ; au contraire, cela lui donne un petit côté romantique.

Quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, Alain Madelin est un libéral dangereux. S’il défend les droits de l’homme en condamnant le régime chinois ou le régime vietnamien, on l’accuse de vouloir porter un coup bas au Président de la République qui reçoit, en grandes pompes, les dirigeants de ces pays. S’il émet une appréciation modérée sur le PACS ou s’il s’interroge sur le problème de la législation applicable en matière de consommation de cannabis, on le traitera sans ménagement de libertaire et de traître à sa cause alors qu’il se comporte en libéral dans le sens américain du terme. Considéré à droite comme un déviationniste, un marginal qui se complait à se mettre à dos ses électeurs, on considère, à gauche, qu’il abuse de la démagogie pour se construire une image respectable. Le libéral n’a pas le droit de sortir des sentiers battus. Il doit aimer l’argent, il doit promouvoir l’exploitation et être le défenseur du grand capital. Pour tous, le libéralisme et les libertés sont inconciliables tout comme le libéralisme et l’égalité. Qu’un homme politique connu, plusieurs fois ministre, ait osé appeler en France un parti Démocratie Libérale, il faut du courage, de la ténacité et avoir le dos large car il y a des jours où la croix du libéralisme doit être plus lourde à porter que celle que porta Jésus Christ.

A la vue des articles, des livres, des propos relayés par les journaux télévisés qui condamnent la mondialisation, le libéralisme, nous imaginons des citoyens tentant de résister à l’hégémonie libérale. José Bové parle de dictature libérale, de la domination sans partage du grand capital qui exploite les braves Français que nous sommes. Or, en France, combien de divisions possèdent les libéraux en l’an 2000. Moins que le pape en 1939 ! Nous imaginons que tous les grands barons du capitalisme français et mondial sont des affreux libéraux qui contrôlent les organes de presse, les chaînes de télévision, les radios, qu’ils sont épaulés par des centres de recherche puissants, des écoles et des universités privées. Or, rien de tout ça.

En matière de presse, le constat est simple et sans appel. Le Figaro est un journal légitimiste et conservateur. Le libéralisme fait peur à ses lecteurs de plus de 70 ans. Le Monde a la nostalgie de ses combats tiers-mondistes et est donc ultra-antilibéral à souhait. Le seul journal qui, de temps en temps, peut trouver Alain Madelin sympathique, c’est Libération, en particulier quand il défend les droits de l’homme. Il n’en demeure pas moins que Libération ouvre largement ses tribunes aux responsables d’associations antilibérales. Il reste les Echos mais à la sphère d’influence limitée.

Les télévisions ne sont guère plus libérales ; elles sont plutôt politiquement correctes. France 2, France 3, Arte, la Cinq, c’est le fameux service public cher à Vivane Forrester. Les chaînes privées qui firent l’objet par les intellectuels de gauche de véritables procès en sorcellerie, il y a, quelques années, ne sont pas, contrairement aux idées reçues les vecteurs de la pensée libérale. Les directions des chaînes de télévisions sont prudentes pour quinze ; elles connaissent trop bien les aléas de la politique, les effets des alternances. L’audiovisuel en France est né public et demeure très dépendant des pouvoirs publics. Canal Plus, c’est Vivendi, M6 c’est la Lyonnaise-Dumez, TF1 c’est Bouygues ; il y a une similitude entre ces trois groupes : les travaux publics, la distribution de l’eau, les services aux collectivités locales et le téléphone

Néanmoins, il n’y a pas lieu à dramatiser cette mainmise publique ou parapublique. L’influence des médias dans les élections est à relativiser ; on peut constater que depuis 1981 l’alternance est la règle et que l’appui des médias à un candidat n’est pas, loin de là, une garantie de victoire. Quoi qu’il en soit, les chaînes de télévision ne sont pas les grandes pourvoyeuses des idées libérales. José Bové le leader de la Confédération paysanne, le champion du roquefort et de la baguette est devenu le champion du passage en prime time sur TF1 ou France 2.

Le libéral au couteau entre les dents n’a pas plus l’appui des universités ; seule l’université Paris Dauphine est un refuge pour les libéraux. Le libéral ne dispose pas de relais tels qu’il en existe à l’étranger sous la forme de fondations ou d’instituts de recherche privés. Certes, il existe bien quelques clubs de réflexion mais qui réfléchissent à gauche, pour l’Etat et non pour le libéralisme.

Les chefs d’entreprise, le MEDEF, voilà les relais du libéralisme. Pas si sûr, le patronat a privilégié les relations avec l’Etat au détriment des relations avec les syndicats. Au nom d’un centralisme largement partagé en France, les chefs d’entreprise aidés en cela par la division syndicale ont choisi de dialoguer avec le sommet de l’Etat. Le fait que la France possède un très large secteur public et que les patrons soient issus pour un grand nombre d’entre eux de l’ENA ou de Polytechnique favorise le recours à l’Etat. La volonté du Président du MEDEF, Ernest Antoine Sellière, avec son concept de refondation sociale, constitue une nouveauté chez les patrons. En effet, pour la première fois, ils tentent avec les partenaires sociaux de redéfinir un système de protection sociale en dehors du giron tutélaire et hégémonique de l’Etat. Le refus du Gouvernement de Lionel Jospin d’avaliser l’accord sur l’UNEDIC élaboré en dehors des cabinets ministériels prouve que le Gouvernement s’oppose à l’auto-organisation de la société civile. L’évolution du MEDEF est une révolution, loin d’être achevée par ailleurs. Le patronat français est avant tout conservateur, protectionniste et quémandeur.

A lire la bonne presse des thuriféraires antilibéraux, Alain Madelin, le Président de Démocratie Libérale, serait accompagné d’une armée de millions de soldats prêts à imposer par les armes la mondialisation. Ces soldats, il aimerait bien les avoir à ses côtés, mais tel n’est pas le cas. La France avec ses cinq ou six millions de fonctionnaires, ses dépenses publiques qui absorbent plus de la moitié de la richesse nationale, ses milliers d’entreprises publiques, sa législation obèse, sa réglementation qui rendrait Kafka fou, n’est pas pour le moment la terre promise du libéralisme.

L’homme au couteau entre les dents a peu de troupes derrière lui mais il n’en demeure pas moins qu’il fait peur. Ce livre veut démontrer qu’une grande part de ces peurs sont avant tout des peurs millénaristes ou virtuelles et que les attaques contre le libéralisme reposent sur des non-sens, des lieux communs, des contre vérités. La dialectique anticapitaliste, anti-américaine primaire des années soixante/soixante-dix a été remise au goût du jour pour se muer en dialectique antimondialisation. Les acteurs sont les mêmes avec quelques rides en plus. Du Larzac au Mac Donald, les cibles changent mais non les idées et les hommes ou les femmes.

Si la France peine aujourd’hui, elle ne le doit pas aux excès de libéralisme mais plutôt au manque de libéralisme qui ne saurait être réduit évidemment à sa version purement économique. Le libéralisme ne signifie pas la suppression de l’Etat, de l’Etat providence, des prestations sociales, des allocations ; il n’est pas synonyme de « laisser faire, laisser aller ». Il n’est pas la formule polie pour mentionner la loi de la jungle. Non, le libéralisme rime avec primauté des contrats, avec subsidiarité, contre-pouvoirs, décentralisation, respect de l’individu dans le sens large du terme ce qui n’exclut pas l’égalité et la fraternité voire la solidarité. En retenant ces principes, au nom du libéralisme, les hommes et les femmes doivent essayer de régler les problèmes de la vie courante comme les problèmes économiques ou sociaux au niveau d’organisation le plus bas ; ce n’est qu’en cas d’impossibilité d’obtenir la solution la plus efficiente, c’est à dire la plus efficace au moindre coût, qu’il faut la rechercher à l’échelon supérieur. Le libéralisme associe la responsabilité, l’autonomie et l’efficacité. A la grande différence des collectivistes ou des socio-démocrates, le libéral considère que tout bien, toute prestation est rare et doit donc faire l’objet d’un prix qui témoigne de cette rareté qui ne peut être définie que par la confrontation de l’offre et de la demande.

Par le poids de notre tradition monarchique et jacobine, par notre goût des fausses querelles, par notre soif d’égalitarisme, tout nous pousse vers plus d’Etat, plus de protection, plus d’allocations. De la classe politique fonctionnarisée aux chefs d’entreprises prudents et étatistes en passant par le père de famille qui souhaite que ses enfants deviennent fonctionnaires, tous les José Bové et Viviane Forrester peuvent dormir tranquilles ; il n’y a pas de grand soir libéral en préparation et si on accuse Lionel Jospin de faire du libéralisme sans le dire, c’est qu’on aime à se faire peur le soir près de la cheminée. S’il y a complot, il faut le chercher du côté des anti-libéraux qui tentent de diaboliser à l’extrême la pensée libérale.

RECHERCHE DESESPEREMENT UN LIBERAL

L’allergie libérale

En France, ceux qui parlent le plus du libéralisme, ce ne sont pas ceux, comme toujours, qui ne le connaissent pas. Ce sont des détracteurs au manichéisme accentué, des nostalgiques de la grande époque du communisme et qui tentent de retrouver un combat à leur mesure. Ces spécialistes de la contestation ont tendance à voir des libéraux, ou il faudrait plutôt écrire des ultra-libéraux, partout. Ils seraient dans tous les gouvernements de droite ou de gauche, dans les cabinets ministériels, à l’université, dans la presse, à la télévision, dans les entreprises. Ils parlent d’un grand complot pour renverser les l’Etat providence et instituer une dictature libérale.

Mais, ces ennemis du libéralisme que chassent-il ? Des fantômes ! Ils ressemblent à Don Quichotte avec ses moulins à vent. Les penseurs libéraux, les universitaires libéraux, les hommes politiques libéraux, les centres de réflexion libéraux se comptent sur les doigts d’une main. Par rapport à la force de frappe médiatique des antilibéraux primaires, les libéraux sont des petits artisans qui travaillent avec leurs mains et qui n’ont guère accès aux grands médias. Il n’y a pas de véritable culture du libéralisme en France, Jean-François Revel dans son livre « la grande parade, le démontre parfaitement. On est presque obligé de lancer un appel à témoin, de mener des recherches pour trouver des auteurs libéraux en France. Ils ont si peur d’être jetés dans la fosse commune des mauvaises idées qu’ils se cachent. Les auteurs libéraux sont souvent méconnus, passent dans les dernières pages des quotidiens ou des hebdomadaires. Ils abordent le libéralisme essentiellement sous un angle politique et peu sous l’angle économique ; toujours notre méfiance séculaire vis à vis de l’économie. S’il y a complot, il est le fait des antilibéraux.

Le libéralisme est au mieux au sein de la population considéré comme un mal nécessaire qu’on doive, à défaut de pouvoir s’en débarrasser, en limiter les effets. La progression de l’extrême gauche, la sympathie d’un grand nombre de Français vis à vis d’Arlette Laguiller ou de José Bové sont les meilleures preuves de cette volonté de ne pas succomber au virus du libéralisme. La France fait bande à part dans ce rejet du modèle libéral.

Pourquoi le libéralisme ne prend pas en France, pourquoi autant de haine, pourquoi autant de réactions violentes dès que l’on prononce ce mot ? Pourtant, par son caractère égoïste et indépendant, par son côté terrien et profondément indépendant, le Français pourrait être un bon avocat du libéralisme moderne. Or, pas de doute et pour le grand bonheur de toutes les Viviane Forrester du monde, notre pays reste réfractaire au libéralisme.

Le Français est jaloux de la richesse de son voisin ; mais à défaut de pouvoir avoir ce que son voisin possède, il demande à l’Etat d’appauvrir ce voisin indélicat. Avoir la même voiture que son voisin ou en avoir une plus rapide, plus grande est un leitmotiv. Maison, vêtements, chaîne hifi, téléphone portable autant de biens dont nous épions la présence comme autant de signes de richesses ostentatoires chez nos voisins. Si nous sommes dans l’incapacité de les avoir par nos propres moyens, demandons à l’Etat de nous aider. Autrefois cantonné à l’essentiel, le devoir d’assistance de l’Etat ne finit pas ainsi de s’accroître. On ne peut plus vivre sans électricité, sans téléphone, sans eau… Ainsi, il faut ajouter au droit au logement, un droit au téléphone, un droit à l’électricité et bientôt peut-être un droit à vivre comme son voisin.

Cette jalousie est le meilleur moteur de notre soif d’égalitarisme, de réglementation. Elle est à la base de notre goût pour le toujours plus d’allocations, le toujours plus d’assistance. Il n’y a pas de culture libérale en France. Il y a, en revanche, une culture étatiste vernie de poujadisme. Le Français est surtout un affreux conservateur. François Mitterrand l’avait bien compris en prenant le soin, grâce aux conseils avisés de Séguela, de placer sur ses affiches électorales pour l’élection présidentielle de 1981, le mot « changement » avec comme fond un village typique de la France éternelle ; le changement sans changement. Comment être populaire pour un dirigeant politique ? Ne rien faire. Reporter les réformes. Dire oui à tout et attendre. La dernière expérience volontariste d’exercice du pouvoir remonte à la période 1986/1988 et s’est soldée par un échec électoral. Edouard Balladur qui était Ministre de l’Economie de 1986 à 1988 tira les leçons de cette expérience et fit preuve de 1993 à 1995 d’une extrême prudence. Alain Juppé fut populaire tant qu’il fut Ministre des Affaires étrangères ; à ce poste, il avait vocation à ne mettre aucune réforme qui puisse toucher concrètement les Français. A partir du moment où il se mua en Premier Ministre voulant repenser de fond en comble la Sécurité sociale et les régimes de retraite des fonctionnaires, sa côte de popularité auprès des Français chuta.

Les Français ont peur de l’innovation, peur des réformes qui remettent en cause non pas obligatoirement des droits acquis mais des situations acquises, peur du progrès lorsqu’il n’est pas clairement identifiable…

C’est pourquoi ils sont toujours en retard d’une révolution, non pas par bêtise, un peu par esprit de contradiction mais par peur.

L’industrialisation, la taylorisation, la mondialisation, l’informatisation que des mots barbares que nous avons récusés ou que nous récusons encore. Les slogans la machine supprime les ouvriers, les ordinateurs tuent les secrétaires, les importations ruinent les entreprises françaises font toujours un tabacs. Internet, OGM, start-up, des mots barbares dont il faut se méfier. Face à une découverte, un progrès, le Français éprouve toujours un sentiment de répulsion. Internet, c’est le symbole de la toute puissance américaine, c’est big brother qui vous espionne, c’est compliqué et ce n’est pas contrôlé. Les OGM, les Organismes Génétiquement Modifiés, c’est, par définition, dangereux. Nous ne savons pas ce que c’est, quels sont les avantages et les inconvénients, mais nous n’en voulons pas au nom du respect de notre terroir. On a pourtant admis un grand nombre de manipulations sur la nature, croisements entre espèces, création de nouvelles plantes, de nouveaux fruits. Il a été introduit sur notre fameux terroir la pomme de terre ou le kiwis. On a ainsi modifié la nature en y important des paquets de gènes inconnus auparavant. Il y a une sacralisation de l’état de nature qui a été magnifié par Jean-Jacques Rousseau. Ce qui est soi-disant naturel est parfait ; il ne faut pas y toucher.

Les Français ne sont pourtant pas totalement allergiques au progrès, au marché et la concurrence. Ils peuvent même le prouver de manière surprenante. Ainsi, la folie du téléphonie portable et du net prouve que la concurrence peut être acceptée. La libéralisation du marché du téléphone ne les a pas choqués, bien au contraire, ils se sont jetés sur les portables et leurs multiples abonnements d’une complexité rare. Personne n’a demandé le retour au monopole. De même, pour Internet, personne ne critique la multiplication des fournisseurs d’accès qui, au nom de la concurrence, se livrent un combat sans merci pour attirer les utilisateurs. Il n’est pourtant pas aisé de s’y retrouver dans la dédalle des formules proposées. Mais, entre la folie du marché et le 22 à Asnières, les Français ont opté pour la modernité ou plutôt pour la logique. N’a-t-on pour acheter une voiture le choix entre une grosse vingtaine de marques qui proposent une dizaine de gammes de voitures différentes au sein desquelles on peut choisir entre une centaine de voitures différentes en fonction des options et des couleurs. De même, personne n’est scandalisée à l’idée de comparer les tarifs et les services des différentes compagnies aériennes. Demain, en vertu de quoi, ne pourrait-on pas avoir plusieurs compagnies ferroviaires. Une voie ferrée et un couloir aérien fonctionnent selon les mêmes règles. Les oléoducs qui transportent des produits pétroliers sont aujourd’hui utilisés par différentes entreprises sans que cela pose problème. Les câbles électriques peuvent très bien véhiculer de l’électricité produite par EDF ou de l’électricité d’une autre compagnie. Les monopoles ne sont plus que des illusions juridiques qui techniquement, économiquement et socialement n’ont plus de justification. Les monopoles d’EDF, les quasi-monopoles de GDF et de la SNCF permettent à des syndicats d’avoir des rentes de situation. Ils ne protègent ni les salariés de ces entreprises, ni les consommateurs. Sous couvert d’emploi à vie, les perspectives de carrière sont moindres que dans le secteur privé. Certes, il est plus facile pour des salariés peu motivés de rester dans ces entreprises ; en contrepartie, les salariés les plus efficaces sont certainement moins encouragés. Le personnel de Bouygues Telecom ou de Cegetel ne se plaint pas de ses conditions de travail. Les privatisations, les plans de redressement dans le public ont clairement montré qu’il n’y a pas d’un ôté le nirvana public et de l’autre l’enfer privé.

L’entreprise publique sacralisée en France joue, bien souvent, à l’affreux capitaliste à l’extérieur de nos frontières. EDF s’arroge, ainsi, des parts de marché importantes en Europe et au Royaume-Uni. L’électricité utilisée par le Premier Ministre anglais au 10 dowing Street n’est pas produite par une firme britannique mais par une firme française. France Telecom rachète à coup de centaines de milliards de francs des entreprises de communication tout autour de la planète. Cette entreprise participe à des enchères publiques pour acquérir des licences de téléphone portable de troisième génération à l’étranger alors qu’elle fait du lobbying en France pour obtenir ce type de licence au moindre coût et à travers un concours qui ressemble à un concours de beauté organisé par une bande de copains. Libéral à l’extérieur, conservateur à l’intérieur. Nos partenaires européens et américains sont en droit d’exiger de notre part un peu plus de réciprocité. A chaque fois qu’il y a eu ouverture à la concurrence, le client est gagnant. Pourquoi, le prix d’un billet d’avion Paris Ajaccio aller, retour vaut presque aussi cher qu’un billet Paris New York. C’est du fait que d’un côté il y a un monopole et de l’autre une concurrence acharnée. Les arguments contre l’ouverture des marchés sont toujours les mêmes : la sécurité, le respect du client, les obligations de service publics. Or, il n’y a pas plus d’accidents d’avions aux Etats-Unis qu’en France, il n’y a pas plus d’accidents entre Paris, Ajaccio et Paris, New York. Le respect du client n’a pas lieu d’être cité compte tenu du nombre de grèves que connaît le secteur public. Enfin, les obligations du service public en matière en particulier d’aménagement du territoire peuvent être imposées à une entreprise privée par contrat. Les fameuses obligations de service public qui sert à justifier le maintien de monopole et la propriété par l’Etat de certaines grandes entreprises nationales pourraient être assurées, aussi bien voire mieux, par des sociétés privées. En Allemagne, l’électricité est produite par plusieurs entreprises dont certaines appartiennent au secteur privé. Les pouvoirs publics ont les moyens juridiques d’imposer aux entreprises quel que soit leur statut des obligations dites de service public en ayant recours au contrat. Ainsi, le marché de l’électricité pourrait être ouvert à la concurrence, les consommateurs seraient sans nul doute gagnant sans pour autant que notre idéal républicain périsse. L’argument des antilibéraux primaires pour s’opposer à ce type d’ouverture du marché est le problème de la distribution de l’électricité dans les zones rurales à faible densité non démographique et donc peu rentables. C’est par le contrat que les pouvoirs publics peuvent résoudre ce type problème, soit en imposant la distribution faute de quoi, l’entreprise ne peut avoir d’autorisation de distribution, soit en instituant une taxe de solidarité permettant le financement de la desserte des zones rurales. De toute façon, l’introduction de la concurrence a toujours permis une baisse des tarifs et une meilleure prise en compte des consommateurs.

Certes, depuis dix ans, des gouvernements de droite comme des gouvernements de gauche ont ouvert à la concurrence certains services publics. Mais, ces ouvertures se sont toujours fait à reculons, toujours sous la menace de sanction de la part de la Commission de Bruxelles. Heureusement qu’en 1957, la France a signé le traité de Rome et a depuis participé à la construction de l’Union européenne, faute de quoi notre pays serait devenu un petit mausolée soviétique.

Ouverture, certes mais ouverture timide. Ainsi, la transformation de l’administration chargée du téléphone en société anonyme encore majoritairement détenue par l’Etat s’est effectuée en permettant aux fonctionnaires des postes et des télécommunications de conserver leur statut de fonctionnaire. Il a fallu attendre dix ans après le début du processus de libéralisation pour que le gouvernement de Lionel Jospin accepte d’ouvrir à la concurrence les communications locales. France Telecom bénéficie, encore pour des années, d’une rente de situation avec les communications locales. A ce titre, il n’en finit pas de relever le tarif de l’abonnement se sachant que les Français souhaitent conserver pour l’instant une ligne de téléphone fixe afin de diminuer le prix des appels longue distance.

Il n’en demeure pas moins que les Français, les allergiques au libéralisme, ont accepté le passage à la concurrence d’un service public. De même, les privatisations menées depuis 1986 qui ont permis de réduire la taille du secteur public n’ont pas donné lieu à des émeutes ; il faut l’avouer l’Etat actionnaire après de belles promesses s’est décrédibilisé avec les scandales du Crédit Lyonnais et les licenciements par dizaine de milliers dans la sidérurgie publique.

Les privatisations ont permis de rendre privé des pans entiers de notre économie. Mais c’est l’Etat qui a choisi les dirigeants, c’est l’Etat qui a choisi la composition des noyaux durs et donc la composition des conseils d’administration et non les marchés. Les anciens élèves de l’ENA y ont trouvé des débouchés lucratifs intéressants. Le processus de privatisation a permis à l’Etat de récupérer des ressources qui lui manquaient pour faire face aux besoins croissants tant dans le domaine du fonctionnement que pour secourir les entreprises restées publiques. Les Pays Tchèques en mettant aux enchères les participations détenues par l’Etat se sont montrés plus libéraux et plus respectueux des contribuables que la France. Dans notre pays le libéralisme est avant tout un libéralisme de façade ; derrière l’administration n’entend perdre son pouvoir.

Le marché est, en France, subordonné à l’Etat. Est-il possible d’imaginer de redonner la parole et le pouvoir de décision aux acteurs sociaux. Le MEDEF a, depuis 1999, compris que s’il n’était qu’un interlocuteur de l’Etat, il disparaîtrait d’où ses tentatives de sortir de cette relation mortelle à travers son projet de « refondation sociale » qui ne vise qu’à affirmer que les négociations sociales sont conduites par les syndicats et les représentants du patronat et non par l’Etat.

La fin des grandes structures, la fin des grands ateliers, la fin de la taylorisation, l’élévation du niveau intellectuel des salariés modifieront en profondeur les rapports sociaux dans les prochaines années. Les lois sur les 35 heures sont les dernières lois autoritaires et générales de l’époque moderne. L’ère est au sur mesure, à la souplesse et à l’adaptable. La révolution économique qui s’installe, depuis une dizaine d’années, devant nos yeux, aura obligatoirement des incidences sur la façon de faire des lois. Elle aura des incidences sur notre façon de concevoir le rôle de l’Etat. Avec la loi sur la réduction du temps de travail, le Gouvernement de Lionel Jospin a défendu une conception déjà morte de l’Etat providence, il a défendu une conception déjà dépassée des relations, dirigeants d’entreprises, salariés ; or il est fort coûteux de défendre des ruines.

La mutation économique est en marche et contrairement aux peurs de certains, elle s’effectue au profit de l’Homme car elle repose sur une meilleure utilisation de ce qui lui est spécifique : l’intelligence.

Dans le secteur privé, l’emploi a vie au sein d’une même entreprise que l’on transmet de père en fils n’existe plus. En 1980, un cinquième des salariés avait changé d’emploi dans les cinq dernières années. Maintenant, c’est plus d’un quart des salariés. En 1970, à la fin de sa carrière, un salarié avait connu, en moyenne 3 à 4 employeurs, en 1998, il en a, en moyenne, connu plus de 5.

Par ailleurs, nous sommes entrées dans une nouvelle ère économique qui se caractérise par la diminution de la population employée dans les grandes entreprises, par le maintien et le développement d’un fort tissu de PME et par l’augmentation du nombre des travailleurs indépendants. Les grandes entreprises qui étaient les principales créatrices d’emploi durant les trente glorieuses doivent aujourd’hui, en permanence, se réorganiser pour conserver leur rang et pour maintenir leur compétitivité. Elles se spécialisent dans les métiers dans lesquels elles possèdent de véritables avantages comparatifs. Les conglomérats ont laissé la place à des structures ultraspécialisées. Pour une entreprise automobile, il ne sert à rien de produire des cafetières électriques, des perceuses qui peuvent être produites à moindre coût par d’autres entreprises. En revanche, le savoir-faire de Peugeot, de Renault, c’est la fabrication de voitures qui est avant tout un puzzle. Leur capacité à assembler des pièces mécaniques, de l’informatique, des blocs moteurs, des sièges, des instruments de sécurité dans un minimum de place constitue une véritable prouesse qui génère de la valeur ajoutée. Des bureaux d’études indépendants des grandes marques peuvent aujourd’hui dessiner des voitures, les pièces mécaniques comme électroniques sont fabriquées à l’extérieur mais la réussite d’une voiture dépend de la faculté à coordonner l’ensemble des sous traitants qui sont de plus en plus des associés.

La diminution des effectifs dans les grandes entreprises ne doit pas être dramatisée car souvent le travail y était effectué de manière anonyme, les talents des salariés y étaient difficilement reconnus. Comment se plaindre de la disparition du système taylorien qui faisait de l’homme ou de la femme une annexe de la machine. Des emplois disparaissent dans les grandes structures, mais d’autres sont créés dans le même temps chez les sous-traitants. De nouveaux métiers apparaissent. Toujours dans le secteur automobile, en moins de vingt ans, les dispositifs de freinage assistés, les airbags sont apparus, la climatisation s’est généralisée, ce qui a eu pour conséquences de créer des nouveaux emplois.

Dans tous les corps de métiers, on exige plus des actifs. Le travail est de moins en moins bestial pour devenir intellectuel. La mutation technologique touche tous les secteurs ; ainsi, un conducteur de char Leclerc se doit d’avoir aujourd’hui des connaissances en informatique et en électronique. Par bien des aspects, les commandes de ce type de char sont aussi complexes que celles que l’on peut trouver sur un avion. De même, dans le secteur du bâtiment, il est fait appel de plus en plus appel à des techniques sophistiqués pour forer, renforcer, couler du béton ou pour élever un immeuble. Il n’y a pas que les star-up qui ont le privilège d’utiliser internet.

Face à cette révolution, les Français craignent pour leur emploi. Apeurés par la rapidité des changements, ils doutent de leur capacité d’adaptation et veulent conserver ce qu’ils ont. Cette prudence, souvent suicidaire, est le résultat de notre système éducatif qui n’est pas mauvais en soi, mais qui ne nous incite pas à la remise en cause. Durant leur scolarité, les élèves ou les étudiants acquièrent des connaissances générales, de caractère très encyclopédique. Une fois le diplôme acquis et quel que soit le niveau du diplôme, le Français est libéré de ses obligations éducatives comme on pouvait l’être à la fin du service national en ce qui concerne ses obligations militaires. La formation continue, l’apprentissage sont dans de pays perçus de manière négative.

Le diplôme, le concours sont de véritables passeports qui ouvrent des portes pendant toute la période active. L’autodidacte devra faire preuve de volonté pour forcer certains passages et on lui fera toujours remarquer qu’il ne dispose pas de sésame d’infaillibilité. Comme tout est commandé par le niveau de diplôme obtenu, il est normal, surtout pour ceux qui n’en ont pas, de jouer la sécurité et donc pour opter pour le statu-quo professionnel.

Le poids de la fonction publique entretient cette volonté de sécurité. Au nom de cette jalousie toute française, pourquoi les salariés des grandes entreprises ne profiteraient-ils pas de l’emploi à vie ? Pourquoi n’auraient-ils pas accès aux même avantages ?

La génération start-up qui se développe aujourd’hui réussira-t-elle à créer un électrochoc et à faire tomber certains préjugés économiques ? Immanquablement, cette génération qui épouse son temps tend à s’affranchir des clichés des précédentes, par réaction. Les jeunes qui créent leurs entreprises ne perdent par leur temps à réclamer des subventions, à exiger des baisses de charges sociales. Ce qu’ils veulent, c’est développer leur affaire. Cette révolution ne concerne que quelques milliers de jeunes, souvent diplômés mais l’important est qu’un déclic a eu lieu au pays de Colbert.

LE LIBERALISME N’EST PAS SOLUBLE

DANS LE JACOBINISME

Si la France se montre aussi retors au libéralisme, elle le doit à sa centralisation qui annihile les contre-pouvoirs et fait de l’Etat, non pas le dernier recours, mais le premier et l’unique recours. Une grève, un conflit social dans une grande entreprise et tout de suite, le préfet, le ministre voire le Premier Ministre est sommé d’intervenir. Après s’être fait prier, les représentants officiels de la République se plaisent à rencontrer les partenaires sociaux et à jouer les conciliateurs. Il faut avouer qu’ils tirent une partie non négligeable de leur pouvoir ou du moins de leur prestige, de ce type d’intervention.

En France, tout remonte au sommet ; notre goût pour la monarchie n’y est certainement pas pour rien. Que reste-t-il aux acteurs de la vie locale, économique et sociale ? Les syndicats n’existent que par l’Etat qui leur donne de quoi vivre et des fonctions au sein d’instances comme le Conseil Economique et Social. Les collectivités locales, encadrées du matin au soir ne vivent qu’à coup de subventions et sont ainsi placées dans l’orbite de l’Etat.

La notion de contrat qui constitue un des piliers du libéralisme est dénaturée car complètement sous contraintes : contraintes administratives, contraintes fiscales, contraintes sociales. Que reste-t-il aux contractants si ce n’est de mettre le lieu, la date et la signature en bas de la dernière page ? Lors de chaque élection européenne, tous les candidats défendent, avec beaucoup d’énergie, le principe de subsidiarité en vertu duquel les décisions doivent être prises au niveau le plus bas possible. Comment voulez-vous que ce principe soit appliqué par l’Europe alors qu’il ne l’est pas en France ?

La monarchie absolue, le jacobinisme, le gaullisme, le communisme et le socialisme français ont un point en commun : le centralisme et le parisianisme. Le jacobinisme est un fonds de commerce qui malgré son caractère désuet marche toujours dans la classe politique. Jean-Pierre Chevènement, un grand nombre de gaullistes et centristes qui défendent avec des accents très troisième République l’unité nationale menacée par des hordes de girondins, tel est le spectacle suranné que la France s’est offerte durant l’été 2000 grâce à la Corse.

Au nom du jacobinisme, au nom du gaullisme et enfin au nom de l’idéologique égalitarisme républicain, tous les Français, toutes les communes de France doivent vivre au même rythme, selon les mêmes lois et règlements. Un habitant de Corse, île composée de plages et de montagnes se voit appliquer les mêmes normes qu’un habitant de la Beauce. Que le législateur ait adopté une loi littorale sans penser qu’elle pouvait entrer en contradiction avec la loi montagne ou que la superposition de ces deux lois rendait impossible la construction d’hôtels, de résidences ou de lotissements ; ce n’est pas un problème car la République est une et indivisible. En aucun cas, de toute façon, les résidents de la Corse n’ont à se poser ce genre de question ; c’est bien connu, ce n’est pas de leurs compétences.

Après libéralisme, d’autres mots font peurs dans le politiquement correct parisien ; ce sont contrepouvoirs, collectivités locales, autonomie locale, expérimentation, Etat fédéral. Les collectivités locales doivent être, par nature, encadrées, surveillées et brimées. Il y a, au sein de l’Etat, une paranoïa aiguë face à tout ce qui n’est pas directement contrôlable.

La nation, en France, passe par l’administration ; la meilleure preuve en est fournie par le découpage électoral qui ne fait que reprendre la carte administrative de la France. Le premier découpage départemental qui date de 1790 est encore, en grande partie, en vigueur 210 ans plus tard. Les pouvoirs publics de 1790 avaient découpé, la France, en 83 départements, eux-mêmes subdivisés en arrondissements et en districts. Cette division du territoire français avait comme objectif l’instauration d’un système administratif centralisé. Ainsi, la Révolution marquait sa filiation avec l’œuvre de la monarchie absolue : limiter au maximum les contre-pouvoirs, uniformiser et contrôler. Les initiatives locales jugées dangereuses doivent être entravées au maximum.

Cette foi dans la nation dans laquelle aucune tête ne doit dépasser, a tué tant le libéralisme politique que le libéralisme économique qui reposent sur le jeu des pouvoirs et des contrepouvoirs, qui mettent en avant l’initiative et qui supposent la diffusion rapide des informations et des connaissances. La règle de Seyes « le pouvoir vient d’en haut, la confiance vient d’en bas » n’est guère compatible avec ce cher principe de la liberté. Le libéralisme politique s’étiole par l’absence de contre-pouvoirs locaux, le libéralisme économique est asphyxiée par l’inexistence de réseaux locaux puissants autonomes par rapport à la capitale.

La France, c’est quoi ? C’est un Etat central et un empilement de structures administratives. Quand on pense France, on ne pense pas à une entreprise, à un chef d’entreprise. En revanche, quand on pense Etats-Unis, on associe les noms de quelques entreprises Ford, General Motors, Microsoft, Coca Cola, IBM, Yahoo ou Amazone et les noms de quelques chefs d’entreprises comme Bill Gate.

Au niveau local, qui est important ? Le Président du Conseil Général, le Président du Conseil régional ? Non, ils nous sont largement inconnus. Le maire, seul, échappe à cette grande ignorance. La complexité de la répartition des compétences et le nombre élevé de collectivités expliquent cette méconnaissance. Le maire bénéficie d’un fort taux de reconnaissance du fait de sa proximité et de l’ancienneté de sa fonction. Dans les faits, le patron politique et administratif au niveau local, c’est le Préfet qui est le représentant du Gouvernement. Il est censé tout coordonner et tout contrôler même si de nombreux services de l’Etat échappent à son autorité pour des raisons historiques ou pour des questions de pouvoirs. Ainsi, les services fiscaux, les services de l’Education nationale, les services du Ministère de la justice ne sont pas placés sous la tutelle du préfet au niveau local. Il n’en demeure pas moins qu’au niveau du département, au niveau de la région, le patron, c’est le préfet. L’homme politique ne peut exister face au préfet que s’il dispose d’un mandat national. Le cumul des mandats, spécificité française, n’est pas sans lien avec le rapport de force qui s’est instauré entre élus locaux et préfets.

De toute façon, imagine-t-on un Président du Conseil général n’ayant pas fait de carrière parisienne devenir ministre ou être candidat à la présidentielle ? Aux Etats-Unis, Bill Clinton a atteint la Maison Blanche en étant simple Gouverneur d’un petit Etat, l’Arkansas. En Allemagne, Gehard Schröder était avant tout connu dans son Land.

La France est une démocratie centralisée tant au niveau politique qu’au niveau administratif, économique ou culturel. Les Etats-Unis ne se résument pas à New York ou à Washington, les Etats-Unis, ce sont Dallas, Los Angeles, San Francisco, Seattle, Chicago, Boston, Miami, la Nouvelle Orléans ou Houston. La Suisse ne se limite pas à Berne, c’est aussi Genève, Lausanne ou Zürich. L’Allemagne, c’est Berlin mais aussi Francfort, Munich, Hambourg, Düsseldorf, Brême ou Cologne. L’Espagne, c’est Madrid mais aussi Barcelone, Séville, Bilbao.

En France, la centralisation se manifeste par la présence de toutes les chaînes de télévision à Paris. Toutes les grandes sociétés, Vivendi, Renault, Citroën, Peugeot, la BNP, la Société générale et même le Crédit Lyonnais ont toutes leur siège en région parisienne. Tous les grands musées nationaux ont été implantés dans la capitale. En trente ans, il a été, ainsi, créé, à Paris, sur fonds d’Etat le musée d’Orsay, Beaubourg, la Très Grande Bibliothèque, la restauration et l’agrandissement du Louvre, l’opéra de la Bastille. Prochainement, un nouveau musée consacré aux arts primitifs devrait voir le jour et cela toujours à Paris. En Espagne, Madrid n’a pas bénéficié du même traitement ; Séville, Barcelone et Bilbao ont bénéficié d’investissements culturels importants. La culture est parisienne. Pour s’en convaincre, il suffit de constater que dans les rayons histoire des librairies, il est rare de trouver des livres consacrées aux différentes régions françaises. On pourra consulter des livres sur l’histoire de Paris, un ou deux livres sur l’histoire de la Bretagne et sinon rien. En revanche, l’histoire de la France de la préhistoire jusqu’à maintenant occupe plusieurs linéaires. Histoire de la France signifie histoire des dirigeants et histoire de l’Etat. Certes, la nouvelle école historique a, à compter des années soixante, insisté sur la vie quotidienne des Français mais sans pour autant étudier la vie politique, sociale et culturelle des régions françaises.

Cette centralisation est le produit d’une culture antilibérale, jacobine et d’une tradition administrative fortement ancrée. L’ENA, symbole de cette dérive, a formé, en cinquante ans, avant tout, des hauts fonctionnaires parisiens destinés à diriger les grands services des ministères, à représenter l’Etat dans les départements et les régions. Pour bien démontrer la primauté de Paris, les élèves de l’ENA peuvent opter, à la sortie de l’école, pour les services de la ville de Paris mais non pour ceux de Marseille ou de Lyon. Cette centralisation, fruit d’une longue tradition, repose sur la déresponsabilisation des collectivités locales à travers l’instauration de tutelles plus ou moins explicites et par le dogme de l’infaillibilité de l’administration centrale.

Aménager le territoire, c’est aménager, à partir de Paris, la France. C’est la victoire de l’administration d’Etat sur les collectivités locales qui ont besoin qu’on leur octroie quelques aides ou quelques déconcentrations de services administratifs sans intérêt. C’est de l’aménagement nationalisé qui au-delà du discours ne génère aucune dynamique économique ou culturelle. Les résultats des délocalisations lancées par Edith Cresson, lorsqu’elle était Premier Ministre, sont nuls voir négatifs. L’ENA s’est dédoublé, les élèves suivent des cours à Paris et à Strasbourg. L’école a conservé ses locaux à Paris et les élèves comme les professeurs effectuent la navette entre les deux villes pour la plus grande joie du contribuable.

La multiplication des structures constitue une autre spécificité française qui aboutit à la dilution des responsabilités et au renforcement de l’échelon central. La France se caractérise donc par le nombre élevé de catégories de collectivités locales et par le nombre tout aussi élevé de structures administratives. Au-dessous de l’Etat dont l’action est de plus en plus encadrée par l’Union européenne, il y a les communes, les groupements de communes, les pays, les départements et les régions. Diviser pour mieux régner, tel est l’objectif de l’administration centrale qui peut jouer sur les rivalités entre les catégories de collectivités pour mieux conserver son pouvoir. Yves Cannac, dans son livre publié en 1983 « le juste pouvoir », soulignait que « Commune, groupement de communes, département, région, Etat : aucun pays comparable ne s’offre le luxe d’une telle sur-administration. Ni face aux tâches de gestion locale, d’une telle dilution des responsabilités. Ni sur la tête du malheureux contribuable, de pouvoirs fiscaux de plein exercice, pouvant chacun le taxer et le retaxer sans merci ».

A cette multiplication de structures qui est, en soi, source de dysfonctionnements, il faut ajouter une deuxième caractéristique : la petitesse territoriale et économique des collectivités locales en France. Notre pays compte ainsi autant de collectivités locales que l’ensemble de nos partenaires économiques de l’Union européenne. La France, c’est à dire un territoire de 550 000 kilomètres carrés, est divisée en 20 régions, 100 départements, 36 500 communes et 20 000 structures de coopération intercommunale, plus de 500 000 élus.

Ce morcellement apparaît pour un grand nombre d’élus et d’habitants comme un gage de maintien des services publics de proximité et comme un gage de maintien d’une véritable politique d’aménagement du territoire. Dans les faits, ce découpage, en tranches fines, de la France n’a pas empêché la désertification et le départ des services de proximité des zones les plus rurales ou enclavées. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, notre goût pour l’exception s’est retourné contre nous.

Ce découpage, fruit du double héritage de l’ancien régime et de la Révolution jacobine, occasionne des surcoûts tant en terme de services, de personnels qu’en terme de dépenses d’équipements. Il est un gage d’inefficacité. La multiplication des financements croisés, la superposition des compétences ne permettent pas d’identifier clairement les responsabilités et provoquent d’importants gaspillages.

En France, on n’imagine pas des collectivités territoriales autonomes, disposant de larges pouvoirs. En vertu du principe que le pouvoir vient d’en haut, on parle non pas de rééquilibrage des pouvoirs mais de décentralisation.

La centralisation est, dans les faits, en France, une seconde nature. Tocqueville dès 1835 dans le premier tome « de la démocratie en Amérique » avait souligné les syllogismes procentralisateur. « les partisans de la centralisation en Europe soutiennent que le pouvoir gouvernemental administre mieux les localités qu’elles ne pourraient s’administrer elles-mêmes : cela peut être vrai, quand le pouvoir central est éclairé et les localités sans lumières, quand il est actif et qu’elles sont inertes, quand il a l’habitude d’agir et elles l’habitude d’obéir. On comprend même que plus la centralisation augmente, plus cette double tendance s’accroît, et plus la capacité d’une part et l’incapacité de l’autre deviennent saillantes ».

Tocqueville, après avoir étudié le système américain et les systèmes européens, démontrait, avec brio, la supériorité des Etats décentralisés. « un pouvoir central, quelque éclairé, quelque savant qu’on imagine, ne peut embrasser à lui seul tous les détails de la vie d’un grand peuple ». La centralisation « excelle, en un mot, à empêcher, non à faire. Lorsqu’il s’agit de remuer profondément la société, ou de lui imprimer une marche rapide, sa force l’abandonne. Pour peu que ses mesures aient besoin du concours des individus, on est tout surpris alors de la faiblesse de cette immense machine ; elle se trouve tout à coup réduit à l’impuissance. » Depuis plus de vingt ans les grandes réformes s’enlisent en France, réforme fiscale, réforme de l’administration fiscale, réforme des hôpitaux, réforme de la retraite, réforme du système éducatif… Combien de réformes jamais appliquées, combien de réformes abandonnées ? Tocqueville, il y a plus de 150 ans n’avait-il pas dégagé les causes du mal français ?

Le Français aime que l’on agisse à sa place ; sa citoyenneté, il la vit au moment des élections et, bien malgré lui, au moment du paiement des impôts. Rien à voir avec les Etats-Unis, pays dans lequel les habitants sont des citoyens vingt quatre heures sur vingt quatre. Déjà Tocqueville notait et cela reste toujours d’actualité « en Europe, un criminel est un infortuné qui combat pour dérober sa tête aux agents du pouvoir ; la population assiste en quelque sorte à la lutte. En Amérique, c’est un ennemi du genre humain, et il a contre lui l’humanité toute entière ». Cette différence de comportement explique peut-être la passivité des Français face à la centralisation.

La concentration des pouvoirs au sommet qui est considérée comme une source de dysfonctionnements chez nos partenaires a longtemps eu les faveurs de l’intelligentsia dans notre pays. Elle fut qualifiée d’idée moderne et avant tout de gauche ; la décentralisation a été au contraire assimilée à une idée soit révolutionnaire, soit conservatrice. Les mots province et région ont longtemps été qualifiés de mots d’extrême droite ou d’extrême gauche. Proudhon et Maurras ou Barrès se retrouvaient, ainsi, à défendre le fait régional contre les jacobins de droite ou de gauche.

Il y a un véritable contre-sens sur le mot de décentralisation ou de régionalisation. En 1934, le dictionnaire de l’Académie française définissait le régionalisme de manière péjorative comme « la tendance à favoriser tout en maintenant l’unité nationale, le développement particulier, autonome, des régions et à en conserver la physionomie des mœurs, les coutumes et les traditions historiques ».

Il y a, en France, toujours la volonté de confondre régionalisme, séparatisme et indépendantisme. Il y a une volonté manifeste de la part de certains de dénigrer la décentralisation et la démocratie locale. Pour Henri Lefebvre, intellectuel communiste des années 50, il ne pouvait y avoir de débat sur ce sujet « l’idée de décentralisation est une manœuvre d’érudits et de douairières attardées ».

Au cours des deux derniers siècles, il y a une constante ; les défenseurs de la décentralisation se trouvent chez les libéraux. Ainsi, Alexis de Tocqueville, reprenant les idées de Montesquieu fut un des premiers à montrer que le maintien de la liberté passe par la préservation des libertés communales. Sous la IIIème République, laïque et jacobine, les idées girondines ne disparurent pas complètement grâce au combat des libéraux. Elles imprègnent, en particulier, le Comité de Nancy qui, en 1865, publie un opuscule de 70 pages intitulé un projet de décentralisation appelé « le programme de Nancy ». Ce projet mentionne que « ce qui est national à l’Etat, ce qui est régional à la région, ce qui est communal à la commune ». Il prévoit d’affranchir de la tutelle préfectorale les communes, de supprimer les arrondissements, de fortifier les communes et d’agrandir les départements. Cet opuscule avait été signé par des libéraux (Prévost Paradol), des orléanistes (Broglie, Guisot, Dufaure) des républicains (Carnot, Ferry, Simon, Faure). Ce projet qui donna lieu à un véritable débat parmi les intellectuels demeure plus de 135 ans plus tard d’actualité.

Du milieu du XIXème siècle jusqu’à la fin du XXème siècle, le débat se focalisa sur la création des régions au point d’occulter les questions relatives aux compétences accordées aux différentes collectivités locales. La France, à la différence de ses partenaires, s’est fait par le centre, par la capitale qui distille moyens financiers et compétences. La province vit sous un régime d’octrois. Lors des deux derniers siècles, ce n’est pas l’Etat qui a du se construire comme en Allemagne ou comme aux Etats-Unis ; mais les collectivités territoriales qui ont du arracher leurs compétences à un Etat central hégémonique et omniscient. Alors que les communes, les départements tentaient de prendre leur envol, les gouvernements cherchaient une structure d’action plus commode sans pour autant revenir aux anciennes provinces royales décapitées à la Révolution. La région a d’abord été pensée comme une circonscription administrative permettant à l’Etat central de mieux organiser son action et de mieux coordonner ses services et non comme une entité juridique permettant aux citoyens de mieux participer à l’élaboration des décisions publiques les concernant. La région pour l’Etat répondait au souhait du toujours plus de hiérarchie, toujours plus de coordination, toujours plus de contrôles administratifs. Bien peu voyaient dans la région, une collectivité capable de faire face à al toute puissance des administrations centrales. Pourtant, les départements apparaissaient, dès le milieu du XIXème siècle, comme dépassés et inadaptés pour un pays qui entrait dans sa première révolution industrielle. Trop petits, ils étaient déjà considérés comme des courroies de transmission du pouvoir national.

La France est passé de près après le Second Empire à côté d’une grande révolution en ce qui concerne l’organisation de ses pouvoirs. En effet, en 1871, après la défaite des armées françaises face aux Prussiens, les évènements de la Commune empêchèrent la mise en œuvre d’une véritable décentralisation. Le législateur généralisa simplement le principe de l’élection des organes délibérants des collectivités locales, mais en les soumettant à une tutelle forte de la part de l’Etat. Ainsi, la loi sur les conseils généraux élus au suffrage universel date de 1872, la loi municipale confirmant l’élection des maires et des adjoints du 5 avril 1884. Le texte originel de 1872 prévoyait la création de 24 régions ; la peur du retour éventuel des idées de la Commune incita le législateur à enterrer le projet régional.

Depuis la Révolution française, la question du rôle des collectivités territoriales est constamment posée. La querelle entre jacobins et girondins est un grand classique de l’histoire française. Elle se perpétue de décennies en décennies. L’affaire corse en est le dernier avatar.

Au début de la troisième République, Auguste Comte proposait 17 régions soulignant que « l’observation scientifique des données historiques, géographiques, humaines conditionne la mise en place de toute organisation régionale naturelle ». En 1881, Elisée Reclus soulignait dans son ouvrage « Géographie de la France »que « les populations savaient reconnaître encore les limites des pays naturels, mais sentaient également la nécessité d’une organisation administrative adaptée au rétrécissement national et régional dû à la révolution des transports ».

En 1902, un député radical, Charles Beauquier, dépose une proposition de loi visant à remplacer les départements par des régions et à supprimer la tutelle administrative est adoptée par le Congrès des radicaux mais reste, une fois de plus, sans suite. En 1906, Georges Clemenceau qu’instinctivement on serait plus enclin à classer parmi les centralisateurs, lors d’un discours à Draguignan, indiquait qu’il fallait « supprimer des divisions administratives surannées que ni la géographie, ni les besoins régionaux, ni l’état actuel des communications ne peuvent plus désormais justifier et susciter, grouper et des développer en des formes nouvelles les initiatives locales ».

En 1910, le géographe Vidal de la Blache suggère de conserver les départements et de leur ajouter 17 régions. Jean Hennessy, député proche des radicaux, fonde en 1911 la ligue de représentation professionnelle et d’action régionaliste. Cette ligue avait pour objectifs : créer des circonscriptions nouvelles plus étendues que les départements afin de satisfaire aux besoins nouveaux engendrés par la concentration économique et de permettre la décentralisation administrative » ; constituer des assemblées régionales et organiser le suffrage universel de telle façon que ces assemblées fussent composées par les représentants des grandes catégories professionnelles et englobent les hommes compétents dans toutes les branches de l’activité sociale ». Les régions Clémentel de 1917, de nature avant tout administrative, vise à répondre aux problèmes de l’économie de guerre ; 149 chambres de commerce sont ainsi intégrées dans 17 groupements régionaux. Alexandre Millerand, lors de son discours du Ba Ta Clan du 7 novembre 1919, souligne qu’il « faut tenir compte des réalités régionales ». Il propose la création de conseils régionaux. Lorsqu’il devient Président du Conseil puis Président de la République, il abandonne ce projet ambitieux.

De 1900 à 1950, 73 projets ou propositions de découpage territoriales furent recensés : 36 prévoyaient environ 22 régions, 19 de 20 à 30, 14 moins de 20 et 4 plus de 30. Toujours dans une démarche purement administrative, en 1948, les pouvoirs publics nomment des inspecteurs généraux de l’administration en mission extraordinaire qui joueront le rôle de préfet régional. En 1952, il est décidé la création du Conseil national des économies régionales et de la production qui débouche le 28 novembre 1956 sur la création de 22 régions de programme. Le décret du 7 janvier 1959 définit 21 circonscriptions d’action régionale. Cette maturation administrative aboutit au décret du 14 mars 1964 qui instaure des préfets de région et des commission de développement économique régional. Avant les évènements de mai, dans son discours de Lyon du 24 mars 1968, le Général de Gaulle souligne que « l’effort multiséculaire de centralisation qui fut longtemps nécessaire à la nation pour réaliser et maintenir son unité malgré les divergences des provinces qui lui étaient successivement rattachées ne s’impose plus désormais. Au contraire, ce sont les activités régionales qui apparaissent comme les ressorts de la puissance économique de demain ». Cette volonté décentralisatrice se brisa sur le non du référendum du mois d’avril 69. La loi du 5 juillet 1972 tirant les enseignements de l’échec du référendum du 27 avril 1969 crée les régions qui deviennent de véritables collectivités territoriales en 1982. Un siècle aura été nécessaire pour passer du stade d’idée au stade de la réalisation. Il n’en demeure pas moins que les régions sont entrées dans les institutions par la petite porte. Elles ne bénéficient pas de reconnaissance constitutionnelle à la différence des communes et des départements. Dernières-nées, elles disposent de petits budgets et leurs pouvoirs modestes sont méconnus. Malgré vingt ans d’existence tranquille, les régions génèrent des peurs quasi millénaristes. Henri Emmanuelli, dans un interview publiée par le quotidien, Libération, fait allusion au caractère fascisant des idées régionalistes. Pourtant, ni Hitler, ni Mussolini n’étaient de grands décentralisateurs.

Plus de deux cents ans après la Révolution, les collectivités locales ne sont considérées, ni comme des êtres majeurs, elles sont tout juste des mineurs ou plutôt des majeurs sous tutelle.. L’article 72 de la constitution de 1958 fixe clairement les limites que ne doivent pas dépasser les collectivités territoriales et effectue une reconnaissance à minima. Ainsi, il mentionne que « les collectivités s’administrent librement par des conseils élus dans les conditions prévues par la loi. Dans les départements et les territoires, le délégué du Gouvernement a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois ». Ainsi, en vertu de cet article, rien n’interdit à ce que les exécutifs des collectivités soient désignés par l’Etat. En revanche, la répartition des compétences n’est pas fixée par la Constitution.

La preuve la plus significative de la méfiance qu’inspire au pouvoir central les collectivités locales, c’est le maintien du contrôle à de leurs actes, contrôle qui a été officiellement reconnu par le Conseil constitutionnel. Pour qu’un acte d’une collectivité devienne applicable, il faut au préalable qu’il soit transmis au préfet. Cette transmission au préfet n’a pas empêché certains scandales et certaines malversations. Les collectivités territoriales sont traitées comme des mineurs ou des majeurs sous tutelle. Les entreprises, les particuliers sont mieux considérés. Pour acheter une voiture ou une maison, nous n’avons pas besoin de transmettre au préalable, avant de verser l’argent, de transmettre notre décision au préfet. Imagine-t-on un chef d’entreprise devant transmettre ses décisions au Ministre de l’Economie avant que celles ci ne deviennent effectives ? Imagine-t-on un particulier qui demande une autorisation au préfet pour s’acheter une maison ? Non. Il serait, de ce fait, logique que les collectivités locales puissent exercer leurs compétences de la même façon que l’Etat, les entreprises ou les particuliers ; le contrôle juridictionnel devant prendre le pas sur le contrôle administratif.

Une telle modification constituerait une révolution car aujourd’hui les collectivités locales sont considérées comme des êtres potentiellement dangereux qu’il faut toujours surveiller d’au moins d’un œil. Ce caractère dangereux est bien ancré dans notre culture , ainsi, dans un manuel de droit le mot décentralisation a la définition suivante : « la décentralisation se traduit par le transfert d’attributions de l’Etat à des institutions territoriales juridiquement distinctes de lui et bénéficiant sous la surveillance de l’Etat d’une certaine autonomie de gestion ». En France, la liberté des collectivités locales a pour limite le contrôle de l’autorité de tutelle. Il faut souligner que si la liberté des collectivités locales a été reconnue comme un principe à valeur constitutionnelle, il n’en demeure pas moins que la constitution ne fixe pas le cadre dans lequel les collectivités territoriales exercent leurs compétences. Un gouvernement peut à tout moment retirer une compétence à une catégorie de collectivités territoriales. Ainsi, le Gouvernement de Lionel Jospin a retiré l’aide médicale aux personnes modestes en créant la couverture maladie universelle. Ce sont, en effet, des lois simples qui fixent les pouvoirs de ces collectivités. De même, il est indispensable que la constitution fixe la répartition des compétences non pas dans le détail mais dans les grandes lignes comme cela l’est dans la loi fondamentale allemande.

Contrairement aux idées reçues, les lois de décentralisation de 1982 ne sont pas des lois libérales. Elles n’ont pas, loin de là, transformé les collectivités locales sous tutelle en collectivités locales autonomes, majeures et dotées de larges pouvoirs. La gauche n’a pas entrepris de révision constitutionnelle et a vite retrouvé ses accents jacobins. Le recours en 1982 comme en 2000 au terme de décentralisation pour réorganiser les pouvoirs publics signifie bien que l’Etat central conserve tous les pouvoirs et que c’est Paris qui décide ce qui est bon ou mauvais pour les collectivités locales.

La décentralisation de 1982 a été, avant tout, une décentralisation budgétaire. Pierre Mauroy qui était à l’époque Premier Ministre, a, dès 1981, contrairement aux engagements que le PS avait pris lors de la campagne présidentielle, abandonné l’idée de redécouper la carte des collectivités locales et de supprimer les départements. Il n’a pas appliqué la préconisation de Valéry Giscard d’Estaing qui lors d’un discours prononcé le 10 octobre 1975 à Dijon indiquait qu’ « il ne saurait y avoir entre la commune et l’Etat deux collectivités de niveau intermédiaire ». Il a opté pour une l’émiettement des collectivités locales. La peur d’une éventuelle défaite électorale a incité les socialistes à affaiblir, avant même leur naissance, les régions. Les lois de Pierre Mauroy s’inscrivent avant tout dans la lignée des lois de 1872 et 1884 sur les communes et les départements et sont des lois en demi-teintes.

Les lois de décentralisation ont, en réalité, donné lieu à un véritable jeu de dupes. Elles sont intervenues au moment où l’Etat accumulait d’importants déficits et était, de plus en plus, incapable de financer des dépenses auxquelles il était confronté. Ainsi, en reprenant les travaux entamés sous Valéry Giscard d’Estaing, le Ministre de l’Intérieur, Gaston Deferre, a, à travers quelques mesures savamment dosées de libéralisation, transféré des dépenses sans pour autant en perdre la véritable maîtrise. L’Etat s’est désengagé de la construction et de l’entretien des collèges, des lycées, des routes dites départementales, de certaines dépenses sociales tout en conservant le pouvoir normatif concernant ces domaines. Les transferts financiers n’ont pas couvert, bien évidemment, les transferts de dépenses. Les compétences transférées n’avaient pas été choisies au hasard ; il s’agissait de domaines où les dépenses à réaliser étaient très importantes. Ainsi, l’Etat a transféré aux régions la construction et la gestion des locaux des lycées alors que le nombre d’élèves augmentait rapidement et que les travaux d’entretien n’avaient pas été réalisés depuis des années.

En matière de formation, les transferts de compétences ont eu une portée limitée compte tenu de la toute puissance de l’Association pour la formation par alternance (AFPA). Les contrats de plan ont permis, en outre, à l’Etat d’encadrer les collectivités locales et d’orienter leurs actions, voire de les contraindre à financer des opérations qui n’étaient pas de leurs compétences (transports, universités).

La décentralisation à la française est avant tout une délégation de signature sur laquelle on aurait mis un verni de politique locale. L’Etat concède l’exercice d’une compétence après l’avoir fortement encadré. Les collectivités locales ne sauraient disposer d’un pouvoir réglementaire et encore moins d’un pouvoir législatif. Elles pourraient mal se comporter et mettre en cause l’unité de la nation. C’est bien connu, de nombreux élus locaux rêvent de prendre le pouvoir par les armes….

En France, la décentralisation et l’émancipation des collectivités sont plus subies que désirées. Ainsi, le professeur Hauriou indiquait que « les raisons de la décentralisation ne sont point d’ordre administratif mais bien d’ordre constitutionnel. S’il ne s’agissait que du point de vue administratif, la centralisation assure au pays, une administration plus habile, plus impartiale, plus intègre et plus économe que la décentralisation » (précis de droit administratif). La décentralisation n’est donc perçue que de manière négative. Pour ses détracteurs, elle coûte chère ; elle est source de complications comme si l’Etat ne l’était pas. Elle n’est acceptée qu’afin de permettre une respiration démocratique et pour transférer certaines charges. Il est plus facile de faire semblant de décentraliser que de restructurer en profondeur. La décentralisation s’est fait sans refonte de la carte territoriale et surtout sans réforme de la structure étatique. Il en a résulté doublons, polysynodie décisionnelle et complexité. Les objectifs des lois de décentralisation des années quatre-vingt manquaient de clarté. Elles ont abouti à la création des régions sans pour autant leur confier un rôle de collectivité pilote. les tutelles demeurent. Il y a la tutelle explicite avec l’envoi préalable des actes des collectivités locales au préfet. Il y a les tutelles implicites avec la multiplication des dotations permettant à l’Etat d’orienter les actions des collectivités locales. Il y a les contrats de plan qui placent les régions en position de mendiantes. Elles obtiennent de l’Etat certes des milliards de francs qui s’ajoutent à des financements locaux pour la réalisation d’investissements qui relèvent bien souvent de la responsabilité de l’échelon national. Ainsi, les collectivités locales sont amenées à travers les contrats de plan à financer la réfection de routes nationales, la création de pôles universitaires… Les contrats de plan permettent donc à l’Etat de ponctionner une partie des ressources des collectivités locales pour réaliser bien souvent des investissements qui sont de sa responsabilité alors que cela devrait être l’inverse. Par ailleurs, une partie non négligeable des crédits prévus dans les contrats de plan font régulièrement l’objet de gels voire d’annulation au nom de la fameuse régulation budgétaire. Les collectivités locales sont alors appelées à se substituer à l’Etat défaillant.

Le réseau de collectivités locales et d’élus est en France doublé par un réseau administratif tout aussi dense. Il y a en permanence un face à face responsables administratifs, élus. Ainsi, la structure administrative étatique est une véritable pyramide qui se caractérise à la fois par une centralisation autour des préfets et par la multiplication des hiérarchies, chaque ministère souhaitant être présents sur le terrain. Un ministère, pour jouer un rôle ou donner le change, se doit d’avoir ses antennes, voire ses services au niveau local. L’Etat est ainsi présent au niveau régional avec un Préfet de région, les directions régionales des différents ministères ; au niveau départemental avec le préfet de département et les services départementales des différents ministères, au niveau des arrondissements avec les sous préfets. Les préfets malgré des années de combat n’ont jamais obtenu la coordination de l’ensemble des services de l’Etat. La défense, les services de Bercy, les services dépendant du Ministère de la justice échappent à la coordination préfectorale. Par ailleurs, les directions locales de l’équipement sont de véritables baronnies malgré la décentralisation. Les lois de décentralisation en transférant un certain nombre de compétences aux collectivités locales auraient dû aboutir à un allègement de la structure administrative de l’Etat au niveau local ; tel n’en a pas été le cas. Il y a eu, au contraire, un alourdissement avec la création de services au sein des collectivités qui doublent ceux de l’Etat. L’Etat a refusé de tirer les conséquences de la décentralisation en réorganisant ses services et en diminuant ses effectifs. Il en est de même avec la montée en puissance de l’administration européenne. Compte tenu de la communautarisation de la politique agricole, il aurait été logique que les effectifs du ministère de l’agriculture diminuent ; or tel n’a pas été le cas.

La tendance naturelle est, en France à la recentralisation. Les préfets ont, pas à pas, regagné une grande partie du terrain perdue en 1982. Les gouvernements ont multiplié les lois pour imposer aux échelons locaux leur vision de la France, jouant ainsi au grands aménageurs du territoire. De 1995 à 2000, deux lois sur l’aménagement du territoire, une loi sur l’intercommunalité, une loi sur la solidarité urbaine, plusieurs plans urbains. Par ailleurs, le Gouvernement de Lionel Jospin a opté pour l’étatisation des impôts locaux ; c’est plus simple que d’engager une réforme des finances locales. Ainsi, la moitié de la taxe professionnelle, le principal impôt local, c’est à dire la part salariale de cet impôt, a été supprimée c’est à dire transférée des contribuables locaux vers les contribuables nationaux. La part régionale de la taxe d’habitation a subi, en l’an 2000, le même sort. Avec cette étatisation, les collectivités dépensières ne seront plus soumises au contrôle des électeurs. Elles devront négocier avec le gouvernement ; c’est donc la mort de l’autonomie des collectivités territoriales et une politisation accrue des rapports qu’elles entretiennent avec l’Etat qui se met en place de manière insidieuse. Toujours contrôler, toujours suspecter, or en matière de mauvaise, le suspect se trouve du côté de l’Etat.

L’absence de véritables contre-pouvoirs locaux favorise la remontée au sommet de tous les problèmes et empêche la mise en œuvre rapide de solutions adaptées. L’application du principe de subsidiarité est, en France, avant tout théorique. Pour des raisons sociales, sociologiques et économiques, la France ne pourra pas rester la dernière de l’Europe en refusant de donner des responsabilités aux collectivités locales. Les demandes des basques, des bretons ou des corses qui s’appuient sur une forte culture historique ne peuvent que se généraliser. Plus les gouvernements attendront avant d’appliquer un projet girondin, plus les demandes de changement augmenteront. Aujourd’hui, la question n’est pas de travailler sur un nouvel élan par rapport aux lois de décentralisation de 1982 qui ont échoué ; c’est de choisir la voie de la modernité qui passe par un renouveau de la pensée girondine. Bien évidemment, il ne s’agit pas de remettre en cause l’unité nationale ; bien au contraire, il s’agit de la renforcer en permettant aux collectivités locales un espace de vie plus important.

Quoi qu’en pense Jean-Pierre Chevènement, les gouvernements n’échapperont pas, dans les prochaines années, à une soif d’autonomie au sein de l’opinion publique. La Corse n’est qu’un révélateur, l’époque de la toute puissance de l’Etat central arrive à son terme car chacun constate qu’elle génère de très nombreux dysfonctionnements. La subsidiarité en vertu de laquelle le pouvoir doit s’exercer au niveau le plus bas possible n’a pas vocation à rester un principe théorique. En Bretagne, au Pays Basque, en Savoie, mais aussi en Normandie, en Bourgogne, de plus en plus d’élus demandent que l’on en termine avec le jacobinisme.

L’éclatement de la France ne viendra pas par le renforcement des pouvoirs locaux mais du statu-quo. Si les jacobins de tout bord refuse d’accorder plus d’autonomie, plus de liberté, les tentations indépendantistes trouveront de nombreux partisans. N’oublions pas que l’Empire soviétique a explosé par l’hypertrophie de son pouvoir central incapable de tout gérer, de tout surveiller. Le 14 juillet 2000, le ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement refusait l’idée même d’accorder un pouvoir législatif délégué à la Corse en indiquant que « les Corse ne sont pas des kanaks ». Propos insultants à la fois pour les Corses et pour les habitants de la Nouvelle Calédonie, ils expriment parfaitement la vision rétrograde que les jacobins ont de la nation et de la République. La nation ne signifie pas le centralisme, l’uniformité et la toute puissance d’un Etat hégémonique. La nation, c’est avant tout une communauté de destin dans laquelle chacun éprouve du plaisir à vivre ensemble. Le sentiment d’appartenance à une même nation est très fort aux Etats-Unis, pays dans lequel il est de bon ton d’avoir le drapeau national dans son jardin ; pourtant, l’existence de la peine de mort varie d’un Etat à un autre ; les limitations de vitesse diffèrent également selon les Etats, tout comme les impôts. Il ne viendrait pas à l’esprit à un américain de supprimer les particularismes locaux. Bien au contraire cela fait parti du paysage. En France, le principe « on ne veut voir qu’une tête » est malheureusement d’actualité. De nombreux hommes politiques souhaitent l’imposer en Europe sous le beau nom d’harmonisation. Il faudrait que de Helsinki à Palerme et de Brest à Vienne, les mêmes lois, les mêmes règles s’appliquent. Il n’y a que des Français pour faire un tel rêve. Toujours par refus de la liberté et du libéralisme, on cherche à égaliser, à empêcher la concurrence de se développer. La belle idée européenne née à la sortie de la seconde guerre mondiale, l’idée de rapprocher de manière pragmatique des pays qui s’étaient, lors des deux cents dernières années, entredéchirés par des guerres d’une violence absolue est en train de périr sous les coups de la technocratie égalisatrice. La révolte des chasseurs symbolise parfaitement les dangers de l’excès de réglementation élaborée loin du terrain. Cette réglementation génère l’incompréhension et la colère. L’Europe doit intervenir que lorsque les Etats, les collectivités locales ont démontré réellement leur incapacité à régler un problème. L’intervention de Bruxelles doit toujours être subsidiaire comme cela devrait être le cas pour l’Etat sauf en ce qui concerne les pouvoirs régaliens que sont la défense, les affaires étrangères, la sécurité, la justice.

Le centralisme est terminé car dans une économie qui repose, de plus en plus, sur le juste à temps et sur une production de biens et de services personnalisés, il faut plus de liberté et laisser plus d’initiative au niveau local. Les choix de localisation des activités économiques dépendent du niveau de formation des salariés, des conditions de vie et de l’efficacité des administrations. La lourdeur des administrations centrales et leur incapacité de mettre en œuvre rapidement des décisions constituent une entrave à l’implantation d’entreprises sur notre territoire. Il faut, de plus, rappeler que ce sont les Etats centralisés qui enregistrent les niveaux de prélèvements obligatoires les plus élevés. Ce sont des Etats comme l’Espagne dont le pouvoir central a accordé une large autonomie aux régions qui enregistrent les plus forts taux de croissance. La France ne peut pas, une fois de plus, rester une exception en conservant des collectivités à compétences étriquées et à structures complexes. Le choix d’implantation des entreprises dépend du niveau de formation, de la qualité de vie, du coût du travail mais de plus en plus de l’efficacité de l’administration. Le vieillissement de la population entraînera une demande croissante de services de proximité que les collectivités pourront et à moindre coût satisfaire. La volonté d’être mieux soigné, d’avoir au plus près les services sociaux nécessitent une décentralisation plus poussée. On est entré dans une période de services personnalisés et humanisés. Le service de masse qu’offre encore trop souvent l’administration est rejeté. Par leur rapidité de réaction, les collectivités locales peuvent plus facilement que l’Etat de répondre aux nouveaux besoins sociaux.

Par ailleurs, nous ne sommes plus au début du siècle, époque à laquelle une infime minorité de la population avait le bac ; nous ne sommes plus dans les années soixante, époque à laquelle les étudiants étaient tous ou presque des enfants issus des classes supérieures de la société, désormais plus de 70 % des jeunes ont leur baccalauréat. De cette élévation du niveau scolaire de la population résulte une prise de conscience ; les habitants de Corse, de Normandie ou de Rhône-Alpes n’acceptent plus d’être soumis au diktat des administrations centrales. La démocratie passe par une plus grande participation de la population locale aux décisions qui les concernent directement. La construction d’une autoroute, d’une centrale électrique ou d’un aéroport ne peut se faire, aujourd’hui, sans consultation voire sans association des populations concernées. Le pouvoir ne s’impose plus par le simple fait qu’il vient d’en haut ; il trouve sa légitimité dans sa capacité à mobiliser et associer autour des projets précis. Par leur plus grande proximité, les collectivités locales sont mieux outillées pour répondre aux nouvelles attentes de la population.

La France est une démocratie qui a conservé les couleurs d’une monarchie absolutiste teintée d’esprit révolutionnaire. Monarchie absolutiste car les pouvoirs sont centralisés au profit d’un nombre réduit de personnes. Le parlement est réduit à l’état de cour et les collectivités locales disposent de marges de manœuvres plus que réduites. Esprit révolutionnaire car il y a une volonté permanente de remettre en cause les pouvoirs en place. La succession rapide d’alternance depuis 1981 en est la meilleure preuve. En vingt ans, cinq alternances ; faute de pouvoir être canalisé au niveau local, le mécontentement remonte et s’extrêmise.

L’accord de Matignon du 20 juillet sur la Corse constitue la première réponse, certainement trop timide, pour prendre en compte la diversité du territoire français et le souhait de la population de gérer, par eux-mêmes, un grand nombre de services rendus par les administrations.

Il est assez étonnant qu’il ait fallu attendre l’aube du troisième millénaire pour se rendre compte que la Corse était une île constituée de montagnes et qu’il était difficile de gérer un tel territoire de Paris. Depuis son passage sous contrôle français, la Corse a toujours fait l’objet d’un traitement à géométrie variable de la part du pouvoir central qui hésite entre colonisation forcée et assimilation. Des dernières tentatives de soulèvement contre l’envahisseur au début du XIXème siècle aux attentats à répétition des vingt cinq dernières années du XXème siècle, deux siècles d’incompréhension sont passés du fait que la tentation jacobine l’avait toujours emporté.

L’incapacité du pouvoir central à avoir un discours cohérent et une ligne directrice a poussé irrémédiablement les Corses à renouer avec leur culture. Méprisés par les élites françaises, incompris dans leur volonté farouche de s’auto-administrer, les Corses ont opté soit pour la résignation, soit pour la violence.

C’est dans les périodes de troubles que le nationalisme ou l’irrédentisme se fortifient. Face à un pouvoir hégémonique mais impotent, les Corses se sont réfugiés dans leur passé et se sont éloignés de la métropole. Après plus d’une génération de violence, après plus de vingt cinq ans d’errements durant lesquels les gouvernements de droite et de gauche ont tour à tour négociés puis rompus avec des terroristes, des nationalistes, des mafieux ou avec des élus, après avoir nommé le Préfet Bonnet qui avait revêtu avec l’accord implicite du Gouvernement, les habits d’une Gouverneur de colonies, il fallait un geste pour renouer les liens avec le Continent. Ce geste ne pouvait pour soigner les plaies vives du peuple orgueilleux que constituent les Corses passer que par un grand pas vers l’autonomie.

Le rejet de l’Etat central sur l’Ile de Beauté est d’autant plus important que la population s’soit sentie, à maintes reprises, humiliée par des déclarations à caractère raciste. Jean-Pierre Chevènement comme un certain nombre de ses conseillers, de nombreux hommes politiques de droite ou de gauche ne considèrent pas réellement les Corses comme des Français normaux.

Lionel Jospin, en jacobin qu’il est, n’avait pas initialement prévu d’accorder une large autonomie à la Corse ; c’est forcé par les évènements qu’il s’est rallié à cette idée. Il est néanmoins intéressant de souligner que depuis 1981 ce sont trois protestants qui ont mis en œuvre des projets de décentralisation en faveur de la Corse : Gaston Deferre en 1981, Pierre Joxe en 1991 et en 2000 Lionel Jospin. Les protestants qui constituent une minorité en France sont mieux à même de comprendre les problèmes que rencontrent un peuple de 250 000 habitants qui doit faire face à une métropole de plus de 60 millions d’habitants.

Les accords du mois de juillet 2000 donnent moins de pouvoirs aux collectivités locales corses que ceux dont disposent la Catalogne en Espagne ou les Länder en Allemagne. Les réactions sur le Continent furent néanmoins violentes. Jean-Pierre Chevènement qui a du déjà bien malgré lui accepté l’adoption du Traité de Maastricht fait un blocage sur un éventuel transfert de compétences de l’Etat aux collectivités locales. La République passe pour Jean-Pierre Chevènement par un Etat dominateur mais comment faire lorsque cet Etat est faible et que la République ne fait plus recettes à Ajaccio ou Bastia. Envoyer les chars, emprisonner les poseurs de bombes et les mauvais pensants ne constituent pas une réponse crédible à long terme. Les conflits en ex Yougoslavie, en Irlande témoignent que l’engrenage de la violence mène tout droit dans une impasse.

Jean-Pierre Chevènement se rêve en Jules Ferry, en instituteur de la IIIème République ; il a simplement oublié que l’on avait changé de république et d’époque. Il n’est pas le seul à vivre dans un autre temps. Un grand nombre de gaullistes croit encore en France uniforme avec des lois, des règlements et des normes qui s’appliquent à tous de la même manière. L’unité nationale baptisée également unité de la République est en danger à partir du moment où on admet des dérogations, des expérimentations, des aménagements pour tenir compte de certaines réalités. Mais, il y a bien longtemps que l’unité de la République est une illusion. Des régimes particuliers ont été institués pour les DOM-TOM. Par ailleurs que signifient les mots « unité de la République » si les habitants d’une région leur refusent toute valeur. La nation comme communauté de destin suppose un minimum d’adhésion. La notion de nation n’est pas figée à jamais. Constituée d’hommes et de femmes, la nation évolue ; hier portée par l’armée et l’école, elle est, aujourd’hui, portée par le sport, par les exploits des entreprises, des chercheurs et par les œuvres des artistes. De guerrière, la nation est devenue sportive, culturelle et économique Il n’est plus nécessaire de revêtir l’uniforme pour se sentir Français, l’abandon du service militaire symbolise parfaitement cette évolution.

La crainte d’une disparition de la nation française est exagérée. Dans un système économique mondialisé, il y a une volonté de retrouver des racines qu’elles soient locales ou nationales. Le renouveau des cultures régionales ne met pas en péril l’esprit national, bien au contraire, il le redynamise. Par ailleurs, le développement des coutumes locales a été largement favorisé par le refus par les pouvoirs publics d’assumer une certaine forme de nationalisme. Depuis des années, du fait de l’existence du Front national, le nationalisme n’a été perçu que sous l’angle de l’extrême droite. Vilipendé, ostracisé, il est devenu une valeur négative.

Le pouvoir législatif ne se divise pas ; il appartient aux représentants de la nation. En aucun cas, les Corses pourraient être les dépositaires d’une parcelle de ce pouvoir sacré. L’accord du 20 juillet remet-il en cause ce beau principe. Non, il reprend une disposition d’une statut de 1991 qui n’a jamais été appliquée. Il prévoit, en effet, de doter « la collectivité territoriale de Corse d’un pouvoir réglementaire, permettant d’adapter les textes réglementaires par délibération de l’Assemblée ». Rien de révolutionnaire, les fameuses autorités administratives indépendantes comme le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel disposent d’un pouvoir réglementaire dans les domaines qui sont de leur compétence. Le CSA fixe les conditions d’attribution des radios, régule le paysage radiophonique et attribue les fréquences. Pour l’adaptation des lois, le Gouvernement a prévu « de donner à la collectivité territoriale de Corse la possibilité de déroger par ses délibérations, à certaines dispositions législatives, dans des conditions que le Parlement définirait. » Ces aménagements ne deviendraient définitifs qu’après leur adoption par le Parlement qui conserve ainsi le dernier mot. L’unité de la République, la nation ne sont pas mis en péril par cette faculté encadrée et limitée. En recourant aux grands mots, aux concepts, nous aimons nous faire peur. Jean-Pierre Chevènement est pour les institutions ce qu’est Viviane Forrester pour l’économie.

Pour certains, l’autonomie accordée à la Corse ferait le jeu de la mafia. Cet argument est spécieux. La mafia n’a pas besoin de statut pour se développer et prospérer. Elle vit mieux lorsque tout se gangrène car elle est alors un pôle de stabilité. La mafia en Corse existe, avant tout, à la une des journaux. Elle est certainement plus présente dans le Var ou dans les Alpes Maritimes. En outre, il y a mafia et mafia. Le terme est galvaudé. Il est utilisé bien souvent à tort. En Corse comme à Paris, le milieu, le grand banditisme sont présents, la classe politique nationale y a puisé quelques ressources pour financer des campagnes électorales. Mais, de toute façon, il ne faut pas perdre de vue que ce sont sur les décombres de l’Etat de droit que les petits arrangements, les petites combines entre familles ont prospéré. Les fantasmes sur l’omniprésence de la mafia font vendre du papier, rien de plus…

Il est étonnant que des partisans de la décentralisation et de la construction européenne comme Valéry Giscard d’Estaing ou Jean-Pierre Raffarin s’en prennent au plan de Lionel Jospin qui accroît les compétences de la collectivité territoriale de Corse. Favorables aux transferts de compétences au profit de l’Union Européenne, ils sont, en revanche, hostiles aux transferts vers le bas tout en répétant qu’il faut respecter le principe de subsidiarité.

Avec ces accords, pour la première fois, l’Etat central admet le principe d’une décentralisation politique et non à une simple décentralisation qui se cantonne à faire passer les dossiers des bureaux de la préfecture à ceux des Conseils généraux ou régionaux. La décentralisation méthode française visait à diminuer les pouvoirs administratifs des préfets pour augmenter ceux des élus locaux ; le pouvoir national conservant le pouvoir de décision et les moyens.

La Corse n’a pas vocation à être un laboratoire à réformes ; mais des réformes dont elle a fait l’objet ces dernières années, il y a de nombreux enseignements à tirer

La décentralisation corse est mal comprise par le reste de la population française car elle est corse. Les subventions, les avantages fiscaux accordés sont de véritables repoussoirs et empêchent l’engagement serein d’un débat de part et d’autre de la Méditerranée. Pourtant, d’autres régions bénéficient ou ont bénéficié d’aides importantes de la part de l’Etat central ; la Bretagne comme le Grand Sud-Ouest dans les années soixante et soixante-dix. L’Etat a consenti des efforts importants avec la SNCF pour réaliser des lignes de TGV qui n’avaient pas toutes un intérêt économique majeur. Les lignes Sud-Ouest, la future ligne Est sont des éléments de la politique d’aménagement du territoire comme la construction d’autoroutes. Ainsi, le Limousin, l’Auvergne, le département de la Lozère sont en voie de désenclavement du fait de la volonté des gouvernements qui se sont succédés ces vingt dernières années. personne n’a soulevé la question de combien coûtait à la France un habitant de Mende ou de Limoges. Du fait de son insularité, il est plus facile d’établir la facture pour la Corse. Mais, pour être honnête, il faudrait placer du côté recettes, celles issues du tourisme et celles moins quantifiables liées à l’image à travers le monde de la Corse. La force de la querelle girondins contre jacobins prend toute sa saveur avec la Corse. Chaque Français a un avis, cette île qui est au cœur de l’actualité depuis des années ne laisse personne indifférente. Est-ce en raison de sa beauté et des millions de Français qui s’y rendent en vacances ou de l’influence dans le milieu médiatico-politique de sa diaspora évalué à plus de 600 000 personnes en France continentale, la Corse est devenue un sujet passionnel qui est une source de conflits infinis.

Mais, au-delà du problème spécifique à la Corse, la réforme des structures locales, l’avènement de véritables pouvoirs locaux butent sur les intérêts d’un certain nombre d’élus qui défendent leurs droits acquis (présidence, avantages matériels, etc..), sur le conservatisme jacobin, sur le problème constitutionnel. En effet, en reconnaissant la nécessaire tutelle du représentant de l’Etat, le Conseil Constitutionnel a strictement encadré toute évolution institutionnelle. Le département est sacralisé tout comme le préfet. L’instauration d’espaces de liberté locale passe donc obligatoirement par une réforme de la Constitution ce qui suppose l’accord des sénateurs qui veulent défendre leur assemblée et leur mandat, ce qui est bien humain mais peu propice aux réformes. Pourtant, un fort courant dans la population est favorable à une redistribution des pouvoirs, un référendum, sur un tel sujet, rencontrait certainement plus de succès que celui sur le quinquennat. Il y aurait un vrai débat entre les partisans de la France sous un même képi de Lille à Ajaccio et ceux partisans de la France plurielle.

Pour ridiculiser la décentralisation, on met en avant quelques affaires, quelques gaspillages, quelques scandales, quelques palais somptueux, mais il ne faut pas oublier que l’Etat n’a pas fait mieux dans le domaine de la vertu. Rappelez-vous scandales du carrefour du développement, du Crédit Lyonnais, du Crédit Foncier… Compte tenu des transferts organisés depuis 1982 et de ceux que pratiquent l’Etat de manière implicite, année après année, on peut constater qu’il y a eu une bonne maîtrise de la dépense locale. Alors qu’en 1999, l’Etat est fortement déficitaire et que sa dette avoisine les 5000 milliards de francs, les collectivités locales dégagent des capacités de financement et qu’elles réduisent leur endettement qui tourne autour de 500 milliards de francs. De nombreuses régions et un certain nombre de départements ont réduit leurs taux d’impôt directs.

Le renforcement des pouvoirs locaux a toujours contribué à l’amélioration des services rendus aux citoyens. Avant la décentralisation de 1982, la construction d’un gymnase dans un lycée en Lozère était complètement menée par l’administration centrale à Paris ; il en résultait bien souvent des travaux de piètre qualité réalisés en retard et une dérive des coûts. La mise aux normes des établissements scolaires a prouvé ces dernières années que l’Etat n’était pas très regardant tant en ce qui concerne l’argent des contribuables qu’en ce qui concerne la sécurité de nos enfants. C’est peu connu mais les collectivités territoriales dégagent des excédents et leur endettement ne dépasse pas 500 milliards de francs pendant que celui de l’Etat atteint 4000 milliards de francs. En matière de bonne gestion, l’administration centrale n’a guère de leçons à donner.

La décentralisation de 1982 est une œuvre inachevée. En effet, un certain nombre de compétences actuellement dévolues à l’Etat pourrait être exercé plus efficacement et économe par les collectivités locales. Ces transferts doivent être effectués par blocs afin d’éviter la création d’un mille feuilles déresponsabilisant et inefficace. Il ne s’agit pas de déshabiller l’Etat, de l’affaiblir, il s’agit au contraire de le renforcer. Il ne s’agit pas de cantonner l’Etat dans ses fonctions régaliennes du XIXème siècle car cela n’aurait aucun sens. Les attentes des Français ont changé et les moyens d’intervention publiques aussi. Le principe de base est le principe de subsidiarité. Tout ce qui peut être fait de la manière la plus efficiente à un niveau le plus proche du citoyen doit l’être. Ces transfert des compétences pourraient être les suivants : transport, culture, environnement, sport, tourisme, logement. Cela pourrait être aussi en partie l’enseignement supérieur et la politique de l’emploi (régionalisation des agences régionales de l’emploi avec fusion avec les ASSEDIC).

Les services de l’Etat concernant la mise en œuvre de ces compétences devraient être transférés aux collectivités territoriales pour éviter la création de doublons administratifs générateurs de surcoûts. Il faudrait que les ministères au niveau central disparaissent sinon, aucun ministre ne voudra perdre ses directions, ses crédits et ses fonctionnaires.

Il n’y a pas lieu, aujourd’hui, de maintenir un ministère du tourisme ; les normes nationales sont fixées par Bruxelles, les infrastructures réalisées par les collectivités locales. Une agence de promotion du patrimoine culturel et touristique de la France suffirait pour rassurer les tenants des vieilles structures soviétiques. Les compétences actuellement dévolues à l’Etat pourraient tout aussi voire plus efficacement par les conseils régionaux ou les conseils généraux qui déjà consacrent une part de leur budget aux développement du tourisme sur territoire de compétences.

De même en matière culturelle, si l’on excepte les grandes opérations d’envergure nationale, la grande majorité des manifestations et des actions réalisées par le Ministère de la Culture pourrait l’être plus simplement par des services locaux. Il y a bien souvent redondance entre les services de l’Etat et les services des collectivités locales. L’Etat devrait simplement appuyer des actions locales alors qu’actuellement les collectivités locales aident avant tout l’Etat à financer des actions culturelles nationales. La suppression du ministère de la culture faciliterait le développement de pôles culturels en dehors de Paris.

On ne voit pas pourquoi, la protection de la nature est de la responsabilité de l’Etat surtout dans sa mise en oeuvre, la lutte contre les pollutions pour être efficace doivent s’effectuer au plus près. La région est certainement la plus appropriée pour mener à bien la politique de l’environnement. Veiller à la bonne qualité de l’eau, lutter contre des rejets industriels polluants ne peut pas mener de Paris. Or, actuellement, le Gouvernement, pour des raisons politiques, crée une véritable administration de l’environnement avec des échelons locaux. Depuis vingt ans, de multiples organismes administratifs avaient pourtant créé afin de lutter contre la pollution. Abondance ne nuit pas mais quand même…

Les départements, les régions bâtissent, entretiennent mais pour les reste ils sont incompétents. Le Ministère de l’Education nationale règne sans partage sur la formation des jeunes Français. Ce partage des rôles est stupide. Si la fixation des diplômes doit rester au niveau de l’Etat, les collectivités locales devraient participer à la vie éducative en particulier en ce qui concerne les activités sportives ou culturelles. Les établissements d’enseignement supérieur doivent pouvoir avoir la maîtrise des enseignements dits secondaires ou optionnels et bénéficier d’une large autonomie de gestion. La carte scolaire devrait relever de la compétence des régions. La carte scolaire, ses dérogations, ses passes-droits, un vestige de l’ère de la centralisation.

La région devrait devenir la région pivot pour l’organisation des transports. A cette fin, les routes nationales pourraient être transférées aux régions. Les services de l’équipement seraient alors transférés aux régions. L’Etat ne conserverait que les services nécessaires pour assurer une coordination au niveau national et un service de prospective afin d’établir des schémas routiers. Les communes, groupements et départements contractualiseraient pour les voies communales et pour les routes départementales avec les services des régions.

Les lois de décentralisation du début des années quatre-vingt ont organisé le transfert des compétences relatives à l’urbanisme tout en laissant à l’Etat ses compétences en matière de logement. Les politiques nationales en faveur du logement mises en œuvre, ces dernières années, ont été vouées à l’échec si l’on excepte quelques mesures fiscales (amortissement Périssol). De ce fait, il conviendrait par cohérence de regrouper les compétences liées aux politiques de l’urbanisme et du logement au niveau local.

Les régions ont reçu en 1982 une compétence économique qu’elles ne peuvent mettre en valeur du fait du maintien sous contrôle de l’Etat des instruments d’intervention. Ainsi, il ne peut y avoir de développement économique sans développement de l’emploi. Or, depuis vingt ans, on n’a pu que constater que l’échec répété des politiques nationales de l’emploi et l’échec des politiques nationales d’insertion ou de lutte contre l’exclusion. La situation de l’emploi n’est pas uniforme ; le chômage varie entre les différentes régions du simple au double. Dans ces conditions, il ne serait pas illogique de régionaliser la politique de l’emploi en remplaçant les ANPE par des agences régionales de l’emploi et en simplifiant les structures de formation (AFPA).

Les transferts de compétences et de services doivent s’accompagner de transferts de recettes fiscales. Moins d’Etat central entraîne moins de dépenses et moins d’impôt. Les administrations centrales doivent répartir les recettes fiscales. Au nom d’une redistribution équitable, on peut imaginer l’instauration de mécanismes de solidarité.

La région qui est appelée à recevoir un grand nombre de compétences pourrait recevoir une partie de la taxe sur les carburants dont le produit est localisable et qui n’est pas sans lien avec les transports qui seraient de la compétence totale des régions. La taxe générale sur les activités polluantes actuellement au financement exclusif des 35 heures devrait retrouver sa vocation initiale : le financement des opérations de protection de l’environnement. A ce titre, elle devrait être affectée aux régions et être budgétairement clairement identifiée.

Au nom d’une plus grande transparence, les contribuables locaux devraient pouvoir mieux identifier les responsables de la dépense locale. En ce qui concerne les impôts locaux, cette transparence pourrait passer par une spécialisation des impôts par catégorie de collectivités locale qui est dangereuse compte tenu du caractère cyclique de certains impôts, soit par une individualisation des feuilles d’impôt par catégorie de collectivités locales. Il y aurait trois feuilles d’impôts qui seraient adressées aux contribuables ; une pour les communes et groupements de communes ; une pour les départements, une pour les régions. Ces feuilles regrouperaient les parts respectives des quatre impôts directs locaux.

Yves Cannac toujours dans son livre « le juste pouvoir » mentionne que « les structures territoriales de la France sont mal appropriées à l’exercice de la démocratie locale… Il n’existe pas d’autorité locale pleinement compétente et pleinement responsable ». Notre carte territoriale date de la Révolution en ce qui concerne les départements et de l’Ancien régime pour les communes. Le découpage régional a été fait de telle sorte qu’il ne porte aucun préjudice à l’Etat, aux communes et aux départements. L’objectif des auteurs de la carte des départements en 1790 était que chaque Français puisse se rendre à sa préfecture dans la journée. En utilisant le même critère, un grand nombre de départements pourrait être supprimé du jour au lendemain. Mais, toute suppression suppose la remise en cause d’avantages acquis. Par ailleurs, le département est un symbole, certes, un peu vieillissant de la République. Les socialistes sont entrain de le faire périr par étouffement en développant l’intercommunalité. N’y a t il pas un moyen plus rationnel pour remodeler la carte administrative et politique de la France.

Depuis de très nombreuses années, la question du regroupement des régions est posée. Le problème ne se résume pas une simple comparaison de chiffres par rapport aux régions allemandes, italiennes ou espagnoles. Des Länder allemands ont des tailles inférieures à celles de certaines régions françaises mais leurs pouvoirs sont sans comparaison. La taille ne fait pas la puissance, le problème clef, en France, c’est la superposition des structures et le manque de lisibilité en matière de décision locale. Il s’agit de savoir si on souhaite conserver des super-départements ou donner aux collectivités régionales les moyens nécessaires pour réaliser de manière la plus efficiente les missions qui leur sont dévolues. Jean-Louis Guigou, délégué à l’aménagement du territoire, propose la création de cinq grandes régions liées aux cinq grands fleuves. Il conviendrait sans nul doute de réfléchir à la création de dix grandes régions.

La refonte éventuelle de la carte des collectivités locales suppose aussi une refonte de la carte administrative en regroupant les services autour du représentant de l’Etat au niveau régional et en supprimant le face à face stérile Etat/collectivités locales. On peut supposer pour éviter une révolution trop brutale que l’Etat conserve une structure départementale au nom de l’aménagement du territoire et supprime en revanche son échelon régional qui fait doublon avec les services des collectivités régionales. Faut-il conserver le préfet. Il symbolise à la fois l’Empire et la République. Il symbolise le jacobinisme et aussi, bien malgré lui, l’impuissance d’un Etat qui n’arrive plus à s’auto-contrôler. Le Préfet dispose, en règle générale, d’un beau palais, de serviteurs zélés et efficaces, mais il passe son temps à asseoir son autorité sur les services de l’Etat qui préfèrent en référer à leur hiérarchie parisienne et sur les responsables politiques locaux dont un certain nombre ont directement accès aux ministres ou aux anti-chambres des ministères. Même si le préfet ne règne pas sur les services fiscaux, les services de l’éducation nationale, les services de la justice ou de la défense, il n’en demeure pas moins le personnage le plus connu au niveau local. Le développement des moyens de transport et de communication rend pourtant moins nécessaire la présence de ce superintendant, de ce gouverneur général qu’est le préfet. Cette toute puissance, bien souvent, virtuelle peut rendre fou comme en témoigne la triste des affaires des paillotes, un préfet s’étant pris pour un justicier… Le préfet en tant que représentant du Gouvernement est soit un auxiliaire des élus en particulier s’ils ont la même couleur que la majorité parlementaire et couvrir toutes les turpitudes ou soit un opposant politique aux élus locaux en place afin de préparer une alternance dans sa zone d’influence. De toute façon, il sort de ses pures fonctions administratives. Certes, par prudence et par souci de la carrière, un bon préfet tente de concilier les intérêts du gouvernement et ceux des élus locaux. Comme, en outre, un gouvernement ne veut pas jamais d’ennui avec la base, avec ses terres lointaines, le préfet a tendance à gérer en père tranquille son territoire. Après deux siècles de bons et mauvais services, les préfets pourraient-ils disparaître sans que cela entraîne un grand traumatisme. Chez nos voisins, il n’y a pas de superintendant local et ils ne s’en portent pas plus mal. La suppression du préfet permettrait de mettre un terme au conflit, Etat contre collectivités locales.

Au niveau du pouvoir central, il y a séparation entre l’exécutif et le législatif. Cette séparation des pouvoirs constitue un des fondements de notre démocratie. Or, ce qui est jugée comme une valeur intouchable au sommet ne l’est pas au niveau local. L’exécutif et le législatif d’un département, d’une région ne sont pas séparés. Le Président de Région est à la fois chef de l’exécutif et Président du Conseil régional ; il en est de même pour le département. Cette confusion amoindrit la démocratie locale, il en résulte un contrôle de l’exécutif limité au minimum. Chez nos partenaires comme en Allemagne ou aux Etats-Unis, cette séparation est réalisée. Il conviendrait d’être reconnaissant vis à vis de Montesquieu un des pères avec l’anglais Locke de la théorie des la séparation des pouvoirs.

Actuellement, les collectivités locales ne disposent ni de pouvoirs législatifs, ni de pouvoirs réglementaires. Des aménagements pour les territoires d’Outre-mer ont été réalisés ces dernières années. Les réactions sur l’accord de Matignon sur la Corse de juillet 1998 témoignent de la force des jacobins qui ne peuvent pas imaginer qu’une collectivité puisse avoir la possibilité d’adapter la loi nationale. Au nom de l’unité nationale, tout le monde doit être habillé de manière identique de Lille à Ajaccio quelle que soit la température extérieure. Pour autant, les collectivités locales doivent devenir des êtres majeurs. La République craquera si les forces vives locales sont réduites au silence. Malgré notre goût immodéré pour l’égalité, nous acceptons le particularisme mosellan et alsacien, nous acceptons des régimes spéciaux pour la Polynésie ou la Nouvelle Calédonie, régime qui prévoit une préférence locale pour l’emploi. Pour ces exceptions ne peuvent pas être généralisées ? Il y a une aspiration pour le fédéralisme qui est défendue avec force par François Léotard. Cette aspiration ne signifie pas un alignement sur les institutions américaines mais la prise en compte de l’ensemble des diversités locales. On admet la France plurielle en ce qui concerne la population ; il apparaît assez logique d’admettre une France plurielle au niveau institutionnelle. Le fédéralisme est le mode politique qui correspond le mieux au libéralisme car il suppose un équilibre des pouvoirs et leur autolimitation. Lord Acton, auteur libéral anglais du XIX ème avait résumé cette naturelle association de la manière suivante : « de tous les procédés de contrôle, le fédéralisme a été le plus efficace et le plus approprié… Le système fédéral limite et restreint le pouvoir souverain en le divisant et en assignant au gouvernement certains droits définis. C’est la seule méthode de freiner non seulement la majorité mais le pouvoir de tout le peuple ».

La marche vers le fédéralisme suppose que progressivement les régions aient la possibilité, dans un cadre défini par la constitution, d’avoir des zones de compétences claires. Trois champs de compétences pourraient être retenus afin de nous calquer sur ceux qui se pratiquent chez nos principaux partenaires : le premier appartiendrait de manière exclusive aux collectivités locales, le second comporterait des compétences partagées pour lesquelles l’Etat pourrait fixer des lignes directrices, les collectivités ayant un pouvoir d’aménagement et enfin le troisième comporterait des compétences liées, c’est à dire exercées en lieu et place de l’Etat.

Il faut de toute façon abandonner le concept d’uniformité. Le Conseil Constitutionnel admet dans les domaines économiques ou sociaux des mesures inégalitaires afin de rétablir un certain équilibre. On admet que l’Etat puisse instituer des zones franches en matière de fiscalité pour des bassins économiques en difficulté. Les régimes dérogatoires, les régimes d’exception sont légions ; pourquoi ne pas accorder aux collectivités locales des marges d’appréciation. En vertu de quoi l’Etat central est plus à même pour prendre des mesures très ponctuelles que le Conseil Régional. La résolution des problèmes d’urbanisme, de logement, de transport ou d’environnement, à titre d’exemple, diffère si la commune se trouve en zone rurale, en zone urbaine, en zone de montagne ou en zone littorale. Comme la loi ne peut pas tout prévoir, qu’elle ne peut être taillée sur mesures pour les 36500 communes, on arrive à des aberrations. Ainsi, la Corse qui est, à la fois, une île et une montagne est soumise à la loi littorale et à la loi montagne ce qui rend son territoire inconstructible et ce qui entraîne des conflits de normes sans fin à moins de recourir au feu ou au plastiquage.

Au nom de cette logique qui veut que l’Etat central fasse confiance aux collectivités locales pour gérer leurs spécificités, il conviendrait que la Constitution reconnaisse, sous certaines conditions et dans certaines limites, un droit à l’expérimentation pour les collectivités locales. De manière contractuelle, les collectivités pourraient se voir consacrer le droit de mettre en œuvre des compétences, de prendre des initiatives dérogatoires au droit national afin de poursuivre des objectifs de justice social, d’insertion ou de développement culturel. La carte des compétences ne doit pas être figée une fois pour toutes. Il doit pouvoir y avoir de manière souple des possibilités de transfert.

Le succès de la décentralisation passe, également, par un renouveau de la démocratie locale qui est écrasée par la vie politique nationale et qui est handicapée par la complexité des structures administratives et politiques. Il y a au départ un problème d’identification. Il est difficile de savoir qui fait quoi et pourquoi on paie des impôts locaux surtout en ce qui concerne le Conseil Général et le Conseil Régional. La clarification fiscale permettra sans nul doute une meilleure compréhension des responsabilités. Mais le développement de la démocratie locale suppose également d’information et d’imagination. Effort d’information. Les collectivités devraient comme le sont les entreprises vis à vis de leurs actionnaires être obligées de manière synthétique et claire d’adresser aux électeurs leurs comptes chaque année, comptes et bilans qui devraient être également présentés sur Internet. Effort d’imagination. La démocratie locale suppose une meilleure participation des citoyens. Dans une société dans laquelle le niveau de formation augmente et dans laquelle l’information devient une matière première, la démocratie représentative doit se moderniser et se remettre en question. Le recours aux référendum locaux qui demain pourront lorsque chaque Français disposera d’une adresse électronique se réaliser sans frais et de manière immédiate sur Internet, doit être plus fréquent. La multiplication des enquêtes sur le terrain devrait accroître la participation des citoyens à la définition des politiques locales. Dans les dix prochaines années, la politique locale changera avec la participation accrue des femmes aux mandats locaux. Obligées de cumuler vie de famille, vie professionnelle et vie politique, les femmes auront obligatoirement une autre façon d’analyser les problèmes, elles pousseront à l’adoption d’un véritable statut de l’élu. Elles civiliseront les mœurs d’un milieu qui jusqu’à maintenant était très macho. Par ailleurs, l’affaiblissement des structures partisanes nationales favorisera certainement l’apparition d’indépendants et s’accompagnera d’aller-retour plus fréquent entre activités politiques et activités non politiques.

LES FONDS DE PENSION,
LA MAIN DU DIABLE ?

Thierry Ardisson, le 25 septembre 1999, « tout le monde le sait, ce sont les fonds de pension américains qui gouvernent la France ». Bernard Pivot, le 26 septembre 1999, « on dégraisse les ouvriers français pour engraisser les retraités américains ». Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, le 12 septembre 1999, « les fonds de pension n’ont aucune moralité ! Ce qui les intéresse, c’est leur taux de rentabilité pour leurs actionnaires ». Les fonds de pension pour les idéologues anti-libéraux primaires sont la réincarnation de méphistophélès. C’est bien connu, ils n’ont qu’un seul objectif : détruire la retraite par répartition que nous connaissons aujourd’hui ; avec les fonds de pension, il n’y aura que des retraites pour les nantis et rien pour les autres, ils symbolisent la domination, la dictature, diraient certains, du grand capital. Il suffit qu’un libéral, un homme de droite évoque bien souvent avec honte et en catimini, tellement la pression des opposants est forte, le mot de capitalisation pour que les chiens de garde du régime général lui sautent à la figure. La lutte contre les fonds de pension, c’est la mère de toutes les batailles. C’est un véritable fonds de commerce à partir duquel rayonnent toutes les oppositions au libéralisme. Depuis sa nomination au mois de mars 2000 en tant que Ministre de l’Economie et des Finances, Laurent Fabius tente, comme précédemment, Dominique Strauss-Kahn, de déminer ce dossier, mais les mêmes intransigeances, les mêmes arguments remontent à la surface.

Pas de débat possible avec Monsieur Blondel sur ce sujet, pas de débat possible avec le Parti communiste ; les Premiers Ministres qu’ils soient de gauche ou de droite tremblent face au problème de la retraite. Hier, Alain Juppé freinait des quatre fers pour ne pas instaurer de fonds de pension ; aujourd’hui après avoir perdu deux ans en rapports et commissions, Lionel Jospin a accouché d’un plan en demi-teinte. Les Français ont beau être favorable aux fonds de pension, plus de 70 % dans les sondages, ils ont beau être convaincu que le système actuel est menacé par l’évolution de notre démographie ; rien n’y fait, les gouvernements ont pris comme symbole en matière de retraite, l’autruche.

Le financement de la retraite le vieillissement de la population, la dénatalité sont des problèmes que semblent découvrir les Gouvernements tous les six mois. Auraient-ils oublié qu’en janvier 1990, Michel Rocard écrivait : « Dans vingt ans, le système de retraite va exploser ; il y a de quoi faire sauter les cinq ou six gouvernements qui seront amenés à s’en charger. » Auraient-ils oublié que le rapport sur l’épargne rédigé par François Hollande en juin 1990 mentionnait déjà que : « l’épargne retraite est une idée à étudier et à développer » Auraient-ils oublié que le fameux livre blanc de Michel Rocard de 1991 qui mentionnait page 166 qu’il convient de mettre en œuvre « dans le cadre professionnel des fonds d’épargne collectifs s’adressant à un ensemble d’actifs d’une même entreprise ou d’un même secteur professionnel, mis en place par accord entre partenaires sociaux. »

Depuis le début des années quatre-vingt-dix, on fait du sur place sur le sujet des fonds de pension. Au regard des derniers propos tenus par certains leader de gauche, on a même l’impression de reculer. Le combat contre les fonds de pension se double d’un antiaméricanisme qui reprend des couleurs avec José Bové, le Groupe Attac et les opposants à l’OMC. Alors qu’en France, le débat demeure bloqué sur le pour ou contre les fonds de pension, l’économie mondiale vit avec sans se poser de questions.

Les données du problème sont pourtant claires et connues de tous. En 2020, plus du quart de la population française aura plus de 60 ans ; il y aura plus de personnes à la retraite que de jeunes de moins de 18 ans. En 2040, le ratio retraités/actifs sera de 86 % contre 48 % en 1999. Il y aura moins de deux actifs pour un retraité. Il faudra pour maintenir en état les pensions trouver d’ici quinze ans plus de 300 milliards de francs annuels. Il faudrait multiplier par deux l’impôt sur le revenu ou augmenter de plusieurs points les cotisations retraites, faute de quoi les pensions seront amputées de 30 à 50 %. Pour reprendre les données du rapport du Commissariat général au plan, un homme né en 1910 partant à la retraite à 65 ans pouvait passer en moyenne 10 ans à la retraite. Un homme né en 1930 pourra espérer bénéficier de 17 années à la retraite et ce chiffre ne cessera de croître dans les prochaines années. D’ici 2040, l’espérance de vie devrait atteindre 81 ans pour les hommes et 89 ans pour les femmes ; chaque année, on gagne sur la mort un trimestre. A partir de 2006 et ceci jusqu’en 2035, le nombre de retraités augmentera de 250 000 par an contre 110 000 actuellement.

En outre, les retraités de demain ne ressembleront pas aux retraités d’hier. En meilleure forme et ayant le temps avec eux, ils voudront profiter de leur première partie de retraite qu’ils assimilent à de très grandes vacances. De plus en plus au cœur de la famille, de plus en plus des cibles pour la publicité, ils refuseront de voir dépérir sans rien faire leur pension. Les politiques du XXIème siècle ne pourront ignorer le double défi du financement des retraites et du souhait d’amélioration du pouvoir d’achat des retraités qui constitueront une part non négligeable du corps électoral.

La politique de l’Autruche s’applique en premier à l’Etat en tant qu’employeur. Selon un rapport commandé par le Premier Ministre, Alain Juppé en 1996 et élaboré par Raoul Briet, le coût des retraites pour les fonctionnaires de l’Etat passerait de 108 milliards de francs en 1995 à 153 en 2005 puis à 226 milliards de francs en 2015. De combien les impôts augmenteront-ils ces prochaines années ? Le taux de prélèvements obligatoires dépassera-t-il les 50 % en 2010 ?

Alors pourquoi une telle myopie volontaire ? Il y a une sacralisation de notre régime de retraite par répartition qui est liée aux difficultés que la France a rencontrées pour l’instituer. Il a fallu, en effet, plus de 300 ans pour obtenir en France une couverture du risque vieillesse digne de ce nom. De la décision de Colbert de créer un régime de pensions au profit des mariniers au système actuel qui couvre une grande partie des actifs, trois longs siècles faits d’hésitations, de projets qui ne débouchent sur rien, de lois inappliquées sont passés. Depuis Louis XIV, ce sont les mêmes questions, les mêmes antagonismes et parfois les mêmes solutions qui reviennent : qui doit instituer et gérer les régimes de retraite ? – Doivent-ils être facultatifs ou obligatoires ? – Comment doivent-ils être financés ?

Le problème de la retraite n’a été réglé et encore partiellement qu’après la Libération soit cinquante ans après l’Allemagne. Le long accouchement du système français de retraite explique la crainte actuelle face à d’éventuels changements qui viendraient remettre le droit à une pension correcte. Cette peur est d’autant plus forte qu’elle intervient au moment même où l’allongement de la vie permet de profiter, souvent en bonne santé, d’une période longue d’inactivité professionnelle. Le système de retraite français, par sa complexité, par son caractère très administratif, colle parfaitement à notre façon de concevoir la société. Il combine droits acquis, automaticité, redistribution, socialisation et individualisation.

Droits acquis car il est admis que le simple fait de travailler ouvre droit à l’obtention d’une pension correcte lorsque interviendra la cessation d’activité. Automaticité car le Français n’aime guère se projeter dans l’avenir, son esprit latin le pousse à jouir du présent laissant l’Etat régler les problèmes de demain. Redistribution car les pensions du régime général sont versées grâce aux cotisations des actifs. Elles sont calculées en tenant compte du nombre d’années de cotisations et des salaires perçus durant un certain nombre d’années. Pour compléter le régime général, il a été institué des régimes complémentaires dont les pensions sont calculées en prenant en compte le nombre de points accumulés durant sa carrière professionnelle selon des règles qui dépassent l’entendement de la quasi-totalité de la population. Bien évidemment, il n’y a pas une seule caisse de retraite de régime général, ni même une seule complémentaire. Il faut, en outre, ajouter les régimes spéciaux qui sont dérogatoires tant sur la durée de cotisation que sur les modalités de calcul des pensions. En fonction du nombre d’emplois occupés durant sa vie active, on peut avoir une, deux, trois ou plus d’une dizaine de caisses auprès desquelles il faut faire prévaloir ses droits, reconstituer sa carrière et qui versent des morceaux de retraite. Un vrai travail de forçat à réaliser avant de partir à la retraite. Socialisation car en théorie les pauvres sont mieux couverts que les riches et les risques sont, par définition, mutualisés. Individualisation car compte tenu de la construction kafakaïenne du système français de retraite, chaque Français est un cas particulier ce qui n’est pas, loin de là, pour lui déplaire.

La capitalisation et la répartition s’oppose par leur mode de financement. Pour la retraite par répartition, le financement des pensions s’effectue par des cotisations assises sur les salaires. Ce système fonctionne selon le principe de la solidarité intergénérationnelle ; les actifs d’aujourd’hui acquittent les pensions des retraités tout en accumulant des droits pour leur retraite future qui sera versée par les futurs actifs. Dans le cadre de la retraite par capitalisation, les retraites sont payées à partir des produits d’un capital accumulé. Ce capital est constitué par le versement d’une partie de l’épargne des salariés et par des abondements de la part des entreprises. La retraite par capitalisation peut prendre la forme de plan individuel d’épargne retraite, produit présenté directement par les établissements financiers. Elle peut être proposée par des fonds de pension qui assurent la gestion des retraites pour une entreprise, un groupe d’entreprises, une administration ou une collectivité locale. Les fonds de pension peuvent être gérés de manière paritaire, c’est à dire en associant à leur gestion les syndicats. Ainsi, les fonds néerlandais sont gérés paritairement au niveau de la branche professionnelle. Les fonds du secteur public américain, près de 2000 milliards de dollars sont contrôlés par des représentants des salariés.

Que Monsieur Blondel, que les premiers Ministres successifs retiennent comme définition du mot retraite l’action de se retirer ou la marche en arrière d’une armée en situation périlleuse face à l’ennemi et non l’état d’une personne ayant cessé pour une question d’âge son activité professionnelle ou l’état d’une personne qui reçoit une pension ou une rente n’est pas rassurant pour les futurs retraités. La retraite sur la retraite risque de ressembler à la retraite de Russie des armées napoléoniennes. Il y a un risque social important car pour les Français le mot retraite correspond à une période de plus en plus longue de la vie durant laquelle une personne peut grâce aux droits acquis durant sa période d’activité professionnelle effectuer un certain nombre de hobbies, voyager, se distraire, s’occuper de ses enfants et de ses petits enfants.

Heureusement, les Français sont beaucoup plus raisonnables que les pouvoirs publics. Pour maintenir leur pouvoir d’achat au moment de leur retraite, ils économisent, prennent des assurances-vie, des plans d’épargne populaire, voire et c’est horrible pour les antilibéraux primaires, ils jouent en bourse ; ils sont déjà plus de six millions. Ils s’organisent face à l’incurie des autorités ; en 1993, les salariés du privé ont accepté sans coup férir que la durée de cotisation passe de 37,5 années à 40 ans et que leur pension ne soit pas calculée sur les 10 meilleures années mais sur les 25. Conscients que l’âge d’or des retraites par répartition était terminé, ils tournent la page.

La France est un pays étrange ; même lorsqu’il n’y a pas lieu à conflit, on aime en créer. Depuis maintenant, une dizaine d’années, la question des fonds de pension est récurrente. La première proposition de loi au Parlement date de 1991 et avait été déposée par Charles Millon qui était alors Président du Groupe UDF à l’Assemblée nationale. Le 25 mars 1997, après des mois d’efforts et d’arbitrage, Jean-Pierre Thomas, député des Vosges de 1993 à 1997 et qui depuis est associé gérant chez Lazard, réussit à faire promulguer la loi qu’il avait préparée en 1993. Jean Arthuis ne se précipita pas, par peur d’éventuelles émeutes, pour prendre les décrets d’application de telle façon que lors de la dissolution d’avril 1997, la loi Thomas n’était toujours pas appliquée. La gauche considéra cette loi comme nulle et non avenue et en 2000 se décida à l’abroger dans un grand élan de modernité.

Pourquoi tant de haine vis à vis des fonds de pension ? A en croire l’acharnement de certains, l’homme avec le couteau dans la bouche se serait réincarné dans un fonds de pension. Les arguments en leur faveur n’ont pas de prise sur les idéologues de la répartition intégrale.

Rien n’y fait. Que tous les pays occidentaux aient mis en œuvre de tels fonds de pension n’entraînent aucune réaction. Les autres ont tort, c’est bien connu. Les Américains, les Suédois, les Anglais, les Chiliens, les Espagnols et les Italiens pour n’en citer que quelques-uns sont tous gouvernés par des fous qui veulent que leurs concitoyens ne touchent pas de retraite. Le système par répartition représente pour les syndicats l’exception sacrée surtout quand il s’agit des régimes de la fonction publique.

Qu’il soit répété que personne ne souhaite remplacer le système par répartition par un système par capitalisation ; rien n’y fait. On a beau affirmer, sur tous les tons possibles, que l’objectif est de créer un nouveau pilier de retraite qui s’ajoutera au régime général et au régime complémentaire, les adversaires des fonds de pension demeurent tout aussi sourds. Pourtant, en pure sagesse, il est connu qu’il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Les deux systèmes sont complémentaires, la répartition institue une solidarité intergénérationnelle dite verticale pendant que la capitalisation correspond plus à une solidarité horizontale. Moins dépendante des évolutions démographique et qui est plus en phase avec la mutation de l’économie mondiale, la capitalisation permettrait de diversifier les sources de financement pour les retraites. Les salariés et les retraités quels que soient leur salaire et leur fonction peuvent bénéficier des fruits de la croissance.

Jamais de fonds de pension en France ; pas d’exonération pour les capitalistes, pour les sangsues et les vipères lubriques du grand capital. Au nom du cher principe d’égalité, il est souhaitable que tout le monde soit traité à la même enseigne. Il faut donc, sans tarder, supprimer les fonds de pension de la fonction publique, celui de la Banque de France, ceux des élus, ceux auxquels peuvent souscrire les artisans et les professions libérales. Actuellement, en toute légalité, les fonctionnaires peuvent cotiser en franchise d’impôt et de cotisations sociales à des fonds de pension. La sortie en rente au moment de leur retraite est exonérée. La PREFON, le fonds de pension de la fonction publique d’Etat existe depuis 1968 ; tous les syndicats ont mis leurs mains dans le sac du diable en participant à sa gestion, Force Ouvrière comprise.

Supprimons aussi le régime par capitalisation des fonctionnaires de la Banque de France. Personne jusqu’à maintenant n’a oser dire que le personnel de la Banque centrale était maltraité ? les syndicats de cette vénérable institution n’ont pas demandé, à preuve du contraire, de revenir dans le droit commun ?

Toujours au nom de la justice, il faut supprimer les régimes complémentaires par capitalisation des commerçants et artisans. Si c’est si dangereux, si c’est aussi corrosif que certains le prétendent, il faut aller jusqu’au bout de la logique et éradiquer notre pays de tous les fonds de pension qui existent. Pourquoi seuls les salariés du privé devraient-ils seuls montrer l’exemple ?

N’a-t-on pas l’impression que les salariés du secteur privé sont les dindons de la farce. Ils n’ont droit qu’au régime général et au régime complémentaire dont les pensions sont tout juste réévaluées en fonction des prix, pensions dont le pouvoir d’achat, dans les années à venir, s’érodera. Les salariés du privé n’ont qu’à devenir fonctionnaires s’ils veulent goûter aux fruits défendus des fonds de pension. L’argument, maintes fois répété, en vertu duquel l’instauration d’avantages fiscaux aux fonds de pension tuerait la répartition ne tient pas la route. Pas d’exonération de charges, pas d’exonération fiscale sur les versements aux fonds de pension sinon, ils vont tout manger sur leur route. En effet, cet argument pourrait s’appliquer tant au régime des fonctionnaires, au régime des salariés de la Banque de France, aux régimes complémentaires, aux plans d’épargne en action, aux plans d’épargne entreprise, aux plans d’épargne populaire… Les opposants des fonds de pension seraient-ils les défenseurs de la veuve et de l’orphelin ? Même pas car ne rien faire, c’est créer un système de retraite à deux vitesses ; les contribuables à hauts revenus se protègeront en épargnant alors que les revenus modestes se retrouveront démunis lors de leur cessation d’activités.

Les partisans du statu-quo, du tout répartition sont les adjoints des capitalistes anglo-saxons et des anti-retraités primaires. En refusant la création de fonds de pension, ils empêchent les retraités français de bénéficier de la croissance de l’économie mondiale, des dividendes des entreprises françaises et étrangères. Ils détestent tellement le profit qu’ils ne veulent pas que leurs concitoyens y aient accès ; ils préfèrent que les retraités de New York, de Milwaukee, de Dallas, de Saint Louis ou de la Nouvelle Orléans reçoivent des revenus dont une partie proviendrait de l’efficacité, du savoir-faire des salariés français. Les anti-mondialistes sont les meilleurs avocats du capitalisme américain qui, faute de trouver des actionnaires français en face de lui, fait ses emplettes en France pour pas cher. Quelle générosité !

La société Total Fina-Elf n’est plus vraiment française comme Rhône Poulenc, Suez Lyonnaise. BNP, Saint Gobain, Michelin, Axa ou ACCOR sont contrôlés fortement par des investisseurs étrangers. Les Forrester, les Bové, les anti-OMC, les anti-américains, par obscurantisme, sont les meilleurs avocats des fonds de pension anglo-saxons et actionnaires étrangers. En s’opposant dur comme fer à l’instauration de compléments de retraite par capitalisation, ils ont facilité le passage sous contrôle étranger de nos plus entreprises. Faute d’actionnaires français, elles sont des cibles attirantes pour des investisseurs internationaux. C’est un gentil pied de nez des capitalistes.

Les fonds de pension, c’est mettre dans les mains du diable nos retraites de demain ; c’est laisser à la spéculation boursière ce qui nous permettra de vivre durant 10, 20 ou 30 ans ; c’est comme avoir la tête sur le billot de la guillotine, la lame étant simplement remplacée par les krachs boursiers. Mais, même en prenant toutes les crises financières, les placements en actions constituent le meilleur placement possible. Un particulier qui aurait placé son argent à la veille de 1929 serait aujourd’hui un homme riche voire milliardaire.

Les fonds de pension sont bien évidemment soumis à des règles prudentielles strictes ; des représentants des retraités et des salariés ont la possibilité de siéger dans les conseils d’administration pour veiller à la bonne gestion des actifs. Les Français ont confiance dans l’assurance-vie (plus de 2000 milliards de francs) ; pourquoi n’auraient-ils pas confiance dans les fonds de pension ? Aux Etats-Unis, on décompte plus de 3000 sociétés gérant dans le cadre de fonds de pension plus de 5 400 milliards de francs. Peut-on imaginer que ces sociétés joueraient contre les salariés américains ? Sur 15 ans, toutes les études le prouvent, les actions sont des placements moins risqués que les emprunts d’Etat.

Les fonds de pension, la bourse, les actions, c’est dangereux, rappelez-vous les rentiers des années trente ; ils ont tout perdu, il ne leur restait même plus leur chemise pour pleurer. L’amalgame est séduisant. Mais c’est oublié que les fonds de pension sont gérés par des spécialistes et qu’il y a une mutualisation des risques. C’est aussi oublié que les techniques, depuis les années trente, ont évolué. Les voitures vendues en l’an 2000 comporte toutes ou presque des airbag, l’ABS, l’air conditionné ; dans les années trente, tous ces dispositifs de confort et de sécurité n’existaient pas. Il en est de même pour les placements financiers.

Les fonds de pension, ces enfants du diable, sont les grands moteurs de la croissance de l’économie américaine depuis le début des années quatre-vingt-dix. En drainant une masse importante de capitaux vers l’économie productive et en étant sourcilleux sur la bonne utilisation des fonds, ils ont contribué au dynamisme de l’économie américaine. Il y a un lien net entre le décollage des fonds de pension et de la croissance. La France se prive, par idéologie, d’un instrument de développement formidable.

Aujourd’hui, la retraite par capitalisation, c’est avantageux ; mais, demain, tout cela peut se retourner. N’ayant plus d’arguments pour justifier le report des fonds de pension en France, les anti-libéraux primaires avancent que d’ici dix ou quinze ans, le recours à la capitalisation sera moins intéressant. Selon leur analyse, lorsque les premières grandes classes du baby boom arriveront à l’âge de la retraite, les fonds de pension, pour faire face à leurs engagements devront vendre des actifs et, de ce fait, les cours des actions baisseront alors qu’ils les auront acquis très chères. Premièrement, le versement des pensions ne se fait pas en une fois à un nouveau retraité mais sur une période qui peut dépasser trente ans. Par ailleurs, le fameux papy boom durera non pas cinq ans mais plus de vingt ans ; les fonds de pension ne vendront pas tout d’un seul coup tous leurs actifs. Ils auront recours à de savantes techniques de lissage. Ils privilégieront le rendement des obligations, les dividendes des actions pour payer les pensions aux cessions pures et simples d’actifs. En outre, dans les pays en voie de développement, le problème du vieillissement de la population se posera après que nous aurons réglé le nôtre.

Autre argument bien connu ; les fonds de pension sont gérés par des escrocs. Pour s’en convaincre, il suffit de se remémorer l’affaire Maxwell. De quoi s’agissait-il ? Un magnat de la presse dénommé Maxwell qui s’était construit un empire de journaux en montant un château de dettes et en puisant sur le fonds de pension interne de l’entreprise. Escroquerie qui amena le législateur britannique à durcir les règles prudentielles applicables aux fonds gérés en interne. Mais, ce qui est le plus important, les droits des salariés et des retraités du Groupe Maxwell n’ont pas été mis à mal par la faillite et l’escroquerie. Par le jeu de caisses de garanties, ils n’ont pas été les victimes, contrairement aux propos des adversaires des fonds de pension, des malversations de Maxwell et du capitalisme débridé. Avec une législation claire, avec des règles prudentielles strictes, il n’y aucune raison de connaître de nouvelles affaires Maxwell. Il ne faut pas de plus oublier qu’il existe, à travers le monde, des milliers de fonds de pension qui gèrent des milliers de milliards de dollars et qui versent des rentes à des dizaine de millions de personnes sans connaître de problèmes. Les gestionnaires des fonds de pension sont soumis à des règles strictes afin de ne pas prendre des risques inconsidérées. A l’étranger, les fonds de pension font l’objet de contrôles internes et de contrôles externes, souvent exercés sous la direction de représentants des salariés. Les bénéficiaires sont parties prenantes à la gestion des fonds et peuvent demander des comptes aux gestionnaires. Sur longue période, les placements financiers et en particulier en actions sont sûrs et offrent les meilleurs rendements. Même en prenant en compte les krachs y compris ceux de 1929 et de 1987, le placements en action est toujours le meilleur.

Pouvons nous être sûrs que nos caisses de retraites sont toutes bien gérées, qu’il n’y a pas d’emplois fictifs et qu’il n’y a aucun détournement de fonds ? Ces faits sont certainement rares, mais comme dans les institutions qui gèrent la retraite par capitalisation de millions de salariés et de non salariés.

De toute façon, pourquoi débattre sur les avantages et les inconvénients des fonds de pension ? C’est trop tard, il aurait fallu les instituer, il y a une dizaine d’années. En effet, pour montée en puissance et pour être à même de verser des rentes, il faut au moins quinze ans de fonctionnement. Les adversaires de la capitalisation auraient gagné au jeu de qui perd gagne, en jouant la montre. Certes, il aurait mieux valu mettre en œuvre une législation favorable aux fonds de pension en 1980. Il faut, à ce titre, souligné que les libéraux réclament depuis plus de vingt ans l’instauration d’un nouvel étage pour la retraite. Si Alain Madelin avait été entendu, au début des années quatre-vingt, chaque Français aurait dans son escarcelle un beau pactole. Aujourd’hui, il ne peut que constater qu’à travers une dette publique de plus de 5000 milliards de francs, il devra un jour ou l’autre acquitter plus de 80 000 francs en plus de ses impôts. Il n’est pas de toute façon trop tard car le problème du financement des retraites se posera de 2005 à 2040 soit 35 ans. Il vaut mieux avoir un petit complément par capitalisation que rien du tout.

Nos voisins adoptent des dispositions pour instituer des régimes par capitalisation ou pour encourager les versements aux fonds de pension. Pourquoi pas nous ? Ce n’est pas parce que l’on manque les premiers trains qu’il faut s’interdire à jamais d’en prendre un.

L’instauration des fonds de pension pose aux syndicats avant tout un problème de pouvoir. Les très nombreuses caisses de retraites permettent à chacun des syndicats d’avoir ses relais, d’y placer ses hommes, d’y trouver des sources de financement. Les fonds de pension risqueraient, à terme, de démontrer que les caisses de retraite par répartition ne sont pas très bien gérées et que l’on peut verser des pensions en ne passant pas sous les fourches caudines des syndicats. En ce qui concerne la gestion, la concurrence sera, sans nul doute, une source de revenus pour les Français. Pour le rôle des syndicats, il y a des solutions pour qu’ils puissent continuer à être associés à la gestion des retraites.

De plus en plus de membres des syndicats français sont des retraités, ce sont les anciens ouvriers, les anciens employés de la période d’après guerre. Ces retraités qui ont cotisé durant toute leur vie au système par répartition et ayant un vécu très idéologique, sont les meilleurs garants du statu-quo. Les responsables des syndicats jouent sur leur peur en leur répétant que leur retraite est en danger avec le recours aux fonds de pension. Or, bien évidemment, la menace n’existe pas. Personne n’a jamais envisagé de remettre en cause les pensions qui sont versés aux retraités actuels. La Pologne qui vient de réformer de fond en comble son régime de retraite n’a pas agi autrement. Ainsi, entre le 1er mars et le 31 décembre 1999, 9,7 millions de polonais ont souscrit à un fonds de pension. La loi obligeait de le faire pour les 18 et 30 ans alors que pour les 30/50 ans pouvaient conserver le système de répartition actuel. Les plus de 50 ans conservaient obligatoirement le régime par répartition.

Pour régler la question des retraites, le Gouvernement de Lionel Jospin a opté pour un instrument qui fleure bon les grandes années de la planification soviétique, le Fonds de sauvegarde des retraites qui a été créé par la loi de financement de la Sécurité Sociale pour 1999. Le Premier Ministre a annoncé qu’il était en mesure d’y affecter, d’ici une vingtaine d’années, près de 1000 milliards de francs. Pour le moment, le compte n’y est pas. Nous sommes à quelques dizaines de milliards de francs en 2000. Le Gouvernement a prévu d’affecter à ce fonds une grande partie des recettes issus de l’octroi des licences UMTS, les licences de téléphones portables de troisième génération mais cela ne changera pas réellement la donne.

L’option du fonds de réserve pour sauver la retraite par répartition apparaît archaïque. Comment croire que l’Etat ou les organismes sociaux soient les mieux à même pour gérer des actifs en vue de financer les retraites ? Le fonds de réserve des retraites institué par Lionel Jospin est un grand mystère. Quel régime pourra en bénéficier ? Le régime général, les régimes spéciaux ?

Les Ministres de l’Economie et des Finances, Dominique Strauss-Kahn puis Laurent Fabius, tentent de contourner l’épineuse question des fonds de pension en passant par l’épargne salariale. Or, fonds de pension, c’est à dire retraite par capitalisation et épargne salariale sont deux produits distincts. Les fonds de pension ont pour objectif de verser des rentes à des retraites ; l’épargne salariale est un produit d’épargne qui permet d’associer les salariés au développement de leur entreprise. Les durées de placement ne sont pas identiques. Pour l’épargne salariale, les sommes sont bloquées pour quatre voire dix ans avec le nouveau plan d’épargne entreprise long terme. En matière de retraite, les versements s’effectuent durant toute une vie professionnelle, c’est à dire trente à quarante ans. De même, la sortie n’est pas identique. Pour l’épargne salariale, la sortie en capital est la règle. Pour l’épargne retraite, c’est la rente qui est la sortie classique. Il y a derrière ces produis deux logiques. L’épargne salariale qu’elle prenne la forme d’intéressement ou de participation vise à associer les salariés au développement ou à la distribution des bénéfices de leur entreprise. Il s’agit de récompenser et de mobiliser les salariés. L’épargne retraite a une fin toute alimentaire. Il s’agit d’améliorer le niveau de vie des futurs retraités.

Le Gouvernement de Lionel Jospin a officiellement décidé de jouer la montre, le calendrier électoral n’étant pas porteur pour la grande réforme des retraites. Deux ans de plus, jusqu’en 2002 et pendant ce temps là, les fonds de pension étrangers achètent toutes les bonnes affaires de la planète. Les fonds de pension américains disposaient, en 1998, de 6 800 milliards de dollars d’actifs ; tous les pays occidentaux et non occidentaux ont mis en place des régimes fiscaux et juridiques favorables aux fonds de pension. En France, on préfère toujours les zinzins traditionnels qui ont à maintes reprises prouvé leur incapacité à éviter les faillites, les banqueroutes frauduleuses style Crédit Lyonnais. Du fait du débat stérile qui perdure dans notre pays, la place de Paris est animée et par ailleurs heureusement par les capitaux étrangers sinon elle serait une place de troisième zone. Ainsi, les étrangers dans les nouvelles émissions pèsent 40 % à Paris contre 7 % à Wall Street, 10 % à Francfort, 15 % à la City. Pour la capitalisation de la place de Paris, les Américains détiennent 900 milliards de francs sur 7000 milliards de francs. Ce chiffre devrait doubler dans les dix prochaines années.

Face à cette montée en puissance, les ménages français ne disposent plus que de 11 % de la capitalisation boursière contre 26 % en 1996. Les zinzins ne possèdent que 27 % du capital des entreprises cotées. A force de jouer la montre et de retarder indéfiniment la mise en œuvre des fonds de pension, le Gouvernement se trouve acculé dans une voie en sens unique. Bientôt, il n’aura comme choix que des mauvaises solutions : augmenter les cotisations, abaisser autoritairement l’âge légal de départ à la retraite, diminuer le montant des pensions. Pour faire face au défi démographique du XXI ème siècle, le Gouvernement bricole sur le dos des Français au moment où le système de retraite exige de véritables réformes. L’éventuelle création d’une sur-cotisation sociale pour alimenter ce fonds de réserve pénalisera l’emploi. Mais plus grave, les futurs retraités n’ont aucune garantie que les ressources de ce fonds serviront à financer leurs pensions. En effet, personne ne sait comment ce fonds interviendra pour circonscrire les incendies qui se développent dans les multiples régimes par répartition.

Une autre voie est encore possible, faite de libertés et de responsabilités. Pour cela, il faut instiller de la souplesse dans notre système de retraite. Une fois de plus, cessons de tout vouloir fixer par avance, donnons aux partenaires sociaux un cadre de négociation, offrons aux salariés la possibilité de construire leur vie active et leur retraite. A cet effet, il faut mettre un terme à la retraite guillotine. Le départ du jour au lendemain des salariés à 60 ans voire à 55 ou 50 ans est un véritable gâchis pour les personnes concernées, pour la société et pour l’économie. Il faut permettre à ceux qui le souhaitent de partir progressivement de la vie professionnelle, soit avant 60 ans, soit après 60 ans et éviter de passer, d’un coup, du stade de l’activité à celui de l’inactivité. L’argument selon lequel le départ précoce à la retraite permet de lutter contre le chômage est faux. Ce sont les pays qui ont le plus fort taux d’activité entre 55 et 65 ans qui ont les taux de chômage les plus faibles.

L’inaction actuelle et le recours à des fausses solutions comme le fonds de réserve des retraites débouchera sur l’augmentation des cotisations. En détruisant l’emploi, elle assécherait encore plus les ressources de la retraite par répartition. Aujourd’hui, le débat, compte tenu du niveau exceptionnellement élevé de nos prélèvements, n’est pas à la hausse des cotisations, mais bien à leur baisse. En décidant que les recettes issues de l’attribution des licences pour les téléphones mobiles de troisième génération seraient affectées au fonds de réserve des retraites, le gouvernement vient de créer le premier impôt qui frappe spécifiquement une des nouvelles technologies et vient de refaire le coup de la vignette automobile qui avait été instituée après la seconde guerre mondiale, à titre transitoire, pour financer les pensions des personnes âgées nécessiteuses. Les retraités n’ont guère vu la couleur de l’argent de la vignette mais ont du l’acquitter pendant plus de cinquante ans.

Enfin, la diminution des pensions par la modification des règles de calcul des droits est inacceptable. On ne peut pas admettre que d’ici quarante ans, les retraités perdent 30 à 40 % de leur pouvoir d’achat. Ce serait un effroyable retour en arrière. Ce serait la paupérisation de plusieurs générations.

La France n’a pas vocation à rester une exception. Tous les pays, les Etats-Unis bien sûr, mais aussi la Suède, le Chili, le Royaume-Uni, l’Espagne et bien d’autres disposent d’un étage de retraite fonctionnant par capitalisation. Est-il équitable que les fonctionnaires, les professions libérales, les indépendants, les salariés de grandes entreprises publiques puissent, en France, souscrire à des fonds de pension et préparer en toute quiétude leur retraite, alors que les salariés du privé ne le peuvent pas ? Certainement pas ! En souhaitant que la France mette en œuvre une législation favorable aux fonds de pension, il est en aucun cas question d’affaiblir le régime par répartition qui constitue le pilier naturel et central de notre système de retraite ; il est question au contraire de le fortifier.

Par rapport à la répartition, système dans lequel les cotisations prélevées sur les actifs sont directement versées aux retraités, la capitalisation est moins dépendante des facteurs démographiques, les contributions des salariés et des employeurs servent à financer l’économie productive dont les revenus financeront la future retraite des actuels contributeurs. Si la répartition a deux moteurs, les cotisations salariés et les cotisations employeurs, les fonds de pension en rajoutent un troisième, l’économie productive.

Aujourd’hui, du fait de l’absence de la capitalisation, les salariés français sont les dindons de la farce. Les retraités des Etats-Unis et des autres pays tirent avantage, sous forme de revenus, des succès des entreprises françaises. Les fonds de pension étrangers détiennent, en effet, près de 40 % du capital des plus grandes entreprises françaises. Ne serait-il pas logique que les retraités français profitent également des résultats des entreprises françaises comme de ceux des entreprises étrangères ? Il faut cesser d’avoir l’image stéréotypée de la mondialisation exclusion pour passer à celle de la mondialisation partagée.

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le système économique a évolué. On est passé du taylorisme au juste à temps et au sur mesure. Le même processus doit s’appliquer à la retraite. Il faut créer des produits souples qui puissent s’adapter aux attentes des retraités. Certains souhaitent une sortie en capital pour acheter une maison, réaliser un projet personnel etc., d’autres veulent une rente pour améliorer le quotidien. Certains souhaitent prendre leur retraite à 55 ans d’autres à 65 ans. L’épargne retraite doit répondre à l’ensemble de ces attentes. Pour cela, l’instauration d’un régime fiscal incitatif sous forme de déduction fiscale pour les contribuables imposables et sous forme de crédit d’impôt pour les non imposables est nécessaire.

L’instauration de complément de retraite peut contribuer, par ailleurs, à réconcilier les Français avec leurs entreprises. La capitalisation a une vertu pédagogique et une vertu de transparence. Elle fait des salariés passifs et soumis aux décisions du Conseil d’administration des salariés actionnaires soucieux de la bonne marche de l’économie et qui exigent d’avoir accès à un grand nombre d’informations.

Les fonds de pension ne sont pas une mode ; ils sont porteurs d’un nouveau capitalisme plus moderne et plus ouvert. Ils peuvent contribuer surtout à nous éviter une guerre des générations que l’inaction actuelle favorise.

NOUS PRÉFÈRONS AVOIR TORT AVEC JOSÉ BOVÉ QUE RAISON AVEC ALAIN MADELIN

José Bové, le leader de la Confédération paysanne, Viviane Forester, auteur du livre à succès, « l’horreur économique », d’un côté le paysan, de l’autre côté l’écrivain parisien, d’un côté l’agitateur d’extrême gauche, pacifiste des années soixante-dix reconverti en leader de la mal-bouffe et de l’antiaméricanisme primaire, de l’autre côté une romancière qui avoue être nulle en économie et qui décide d’être le porte-drapeau de la lutte contre la mondialisation.

D’un côté, le syndicaliste qui met à sac un fast food, de l’autre l’intellectuelle parisienne ! Rien ou presque en commun mais à eux deux, ils trustent les émissions de télévision et de radio. José Bové devient l’invité quasi permanent des 20 heures. En indice de reconnaissance, il se hisse parmi les premiers. Une partie non négligeable des Français souhaitent même qu’il soit candidat à la présidentielle.

Viviane Forrester et José Bové sont, dans notre société de plus en plus instable et mobile, les dignes héritiers d’Astérix et d’Obélix. Face aux Américains, les successeurs des romains, ils symbolisent les Gaulois qui défendent fièrement leur roquefort, leur baquette, leur terroir, leur savoir-faire et leur savoir-vivre. Ils sont aimés et réclamés au nom d’une certaine nostalgie, au nom d’un certain passé imaginaire que le Français aime se construire. Il y a chez nous un goût immodéré pour embellir le passé, pour le travestir, pour y projeter un avenir irréaliste. Le futur c’est l’inconnu et c’est donc forcément moins bien ; le passé c’était magnifique. C’est ainsi que le Général de Gaulle est magnifié trente ans après sa mort et les querelles sur son accession et son exercice du pouvoir dépassées. C’est ainsi que chacun des Français aime à se trouver des racines paysannes, racines qui se font de plus en plus lointaines. De « la terre ne ment pas » à a maison de campagne en passant par l’éternel retour aux sources, il y a en nous une force d’idéalisation de la ruralité, force qui aujourd’hui a un visage avec José Bové.

Nous déplorons et bien souvent nous sommes vexés lorsque nous sommes représentés par les journaux anglais ou américains avec un béret et une baguette sous le bras ; mais au fond de nous, cette image nous colle à la peau et nous rappelle nos grands-parents voire nos arrière-grand- parents. Les Français sont des nostalgiques et des sentimentaux. Nous sommes fiers lorsque José Bové brave seul l’Amérique à Seattle en y apportant ses fromages qui puent. Nous sommes fiers lorsque seul (ou presque), il s’oppose à l’arrogance yankee.

Nous aimons surtout avoir tort ou raison contre tout le monde. Nous aimons par dessus-tout être une exception : exception culturelle, exception en matière de retraite, exception culinaire ; en quelques mots, nous aimons être une exception exceptionnelle, être une exception perpétuelle. Face à la banalité du monde et face à la grossièreté des autres nations, nous nous drapons dans notre originalité. Pourquoi faire comme tout le monde, pourquoi être des moutons ? C’est certainement pour oublier que le Général de Gaulle traita un jour les Français de veaux.

Querelleurs devant l’éternel et aimant le dire pour expliquer nos défaites. De notre défaite contre les Romains, il y a plus de 2000 ans jusqu’à nos déboires économiques des années quatre-vingt/quatre-vingt dix en passant par la défaite de 1940, nous inventons, chaque jour, chaque semaine, des conflits internes : querelles entre syndicats, querelles entre syndicats et patronat, entre les riches et les gros, entre administrations et administrés, entre grandes surfaces et agriculteurs, entre la droite et la gauche, entre fonctionnaires et non-fonctionnaires, entre école publique et école privée, entre Peugeot et Renault, entre TF1 et France Télévision , entre RTL et Europe 1.

Au sommet de cette pyramide de querelles sans fin qui traverse les siècles, nous avons placé la querelle entre intellectuelles : Rousseau contre Voltaire, Dreyfusard contre anti-dreyfusard, pacifistes contre anti-pacifistes, pro-américain contre américain, Sartre contre Aron. C’est la querelle suprême qui anime le cœur de Paris. C’est la querelle que les journaux dits nationaux et qui sont essentiellement lus à Paris aiment développer d’édition en édition. Pétitions, contre pétitions, manifestes contre manifestes, nous cherchons toujours à revivre l’affaire Dreyfus ; c’est toujours notre fameuse nostalgie qui nous ronge.

Nous n’en finissons pas de revivre le match Sartre contre Aron. Il vaut mieux avoir raison avec Sartre et soutenir l’Union soviétique qu’avoir raison et être seul avec Aron et défendre le marché. Aujourd’hui, plus personne ne pense à défendre l’URSS, mais le débat demeure avec comme thème de rechange, pour ou contre la mondialisation, pour ou contre le capitalisme, pour ou contre le modèle anglo-saxon. Hier les firmes multinationales étaient vouées aux gémonies, aujourd’hui, c’est la mondialisation et la globalisation qui sont condamnées. Les partisans du commerce mondial, du libéralisme, du marché, sont placés toujours en position défensive, toujours ridiculisés et toujours accusés de tous les maux. Ainsi Alain Madelin se plait à souligner que dès qu’une chose horrible survient en France, c’est à cause de l’ultra-libéralisme. Ainsi, le pétrolier Erika se casse en deux en Bretagne, c’est la faute de la mondialisation. Comment argumenter, comment prouver que la pollution des plages bretonnes provient d’un dysfonctionnement des services de l’Etat ? Comment faire admettre que c’est un Gouvernement socialiste qui en 1992 a accepté de limiter la responsabilité des affréteurs comme l’était Total ? Comment faire admettre qu’aux Etats-Unis, terre du libéralisme, les contraintes sur les transporteurs pétroliers sont plus élevées qu’en France quand, dans le même temps, un représentant sympathique d’une association montre devant des caméras un oiseau mazouté et qu’il explique que cet oiseau est victime du grand capital international et du libéralisme. D’un côté la froideur des mots et de la raison, de l’autre le choc des images. Le match est inégal dès le départ. L’oiseau est mort mais gagne à chaque coup.

Au jeu du qui perd gagne, Jean-Paul Sartre et José Bové ont gagné ; la sympathie va au perdant, surtout dans un pays où le succès des autres est inacceptable. Hier, les intellectuels, aujourd’hui les saltimbanques des médias. Hier les écrivains et essayistes, aujourd’hui des gueules sympathiques, Bernard Henry Lévy faisant la liaison entre les deux mondes.

La querelle économique reprend les mots et les formules d’hier. Pour diaboliser un adversaire, pour le parquer définitivement dans la catégorie des méchants, il faut l’accuser d’ultra-libéral comme il y a un siècle, on l’aurait accusé d’être ultramontain ou de dreyfusard.

Ultra-libéral, les dictionnaires ont beau ne pas connaître ce terme ; il est, pourtant, devenu un des mots les plus employés dans la presse comme à la radio et à la télévision. Un ministre de gauche à court d’arguments, lors d’une séance de question d’actualité, accusera l’opposition d’être ultra-libérale. Un chef d’entreprise ferme une usine, refuse de négocier, licencie une partie de ses salariés et tout de suite les syndicats crient à l’ultra-libéralisme.

Que signifie l’ultralibéralisme ? Est-ce un libéralisme poussé à l’extrême ? Est-ce un libéralisme conservateur ? Est-ce un super-libéralisme comme un parle de sucre ultralight ? Est-ce un slogan jeune pour signifier que le libéralisme, c’est super ?

L’ultralibéralisme qui a tué le libéralisme sauf quand il est associé au mot gauche est la réincarnation de méphistophéles. Il porte en lui toutes les horreurs de la planète. Il est le cri de ralliement de tous les damnés de la terre : les jeunes enfants travaillant dans les mines, les exploités de toutes les formes du capitalisme. Vous avez un problème, vous ne gagnez pas assez d’argent, vous n’avez pas de travail ou vous en avez de trop, vous avez un patron stupide et un collègue versatile, ne vous en faites pas, c’est la faute de l’ultralibéralisme. Si on meurt de faim, avant on accusait les régimes politiques pro-américains et les firmes multinationales ; maintenant, on dit que c’est la mondialisation et l’ultralibéralisme. A l’époque des médias et de la globalisation, il faut aller vite, simplifier et réduire le débat.

La réduction du débat économique au terme ultralibéralisme, jeté comme un caillou à la figure de certains, s’explique en partie par une répulsion des Français vis à vis de la science économique. Dans une époque où tout se banalise, où un meurtre vaut quelques mots et à condition qu’il soit horrible, pour passer aux 20 heures, il faut faire peur. L’affadissement du débat politique, la chute de l’empire soviétique, la disparition du grand fossé droite, gauche ont incité les femmes et les hommes de gauche en proie à un certain centrisme de diaboliser la droite. Depuis 1980, deux axes de diabolisation ont été retenus. Le premier c’est faire tourner tout le débat politique autour des idées du FN, le deuxième c’est accuser la droite d’être ultra-libérale

La droite française, la plus interventionniste d’Europe, dominée par le parti gaulliste, accusée d’ultralibéralisme. Jacques Chirac qui un temps voulait réinventer le travaillisme à la française, Alain Juppé, pur produit de l’énarchie, Edouard Balladur, énarque également, grand commis de l’Etat, des ultra-libéraux… Une blague pour un Américain même démocrate ; une hérésie pour Tony Blair.

Ultra-libéral, la droite française, il faudrait qu’elle soit déjà libérale. Il est plus facile de faire une ontologie des hommes de droite dirigistes que celle des hommes politiques libéraux.

Le seul Président de la République à se prétendre libéral sous la Vème République, c’était Valéry Giscard d’Estaing et encore il parlait de libéralisme social et européen. Libéralisme tempéré et à application limitée car il fut champion toute catégorie dans l’augmentation des impôts et des taxes et procéda en catimini à la nationalisation de la sidérurgie. Sous son septennat, la planification fonctionnait encore, les grands programmes publics tenaient le devant de l’actualité, avec succès pour le téléphone et le TGV, avec échec pour l’informatique.

Si les accusateurs antilibéraux gagnent à chaque coup, c’est qu’il y a dans notre pays un terreau favorable. Depuis la nuit des temps, les Français sont, en effet, fâchés avec l’économie. Les révolutions industrielles passent mais rien n’y fait, nous sommes toujours rétifs à l’économie. L’économie face à la domination des mathématiques et face à la beauté des études littéraires est le parent pauvre de notre système éducatif. Déjà au début du XXème siècle, Schumpeter dans son « tableau de la pensée française » notait la faiblesse de l’enseignement de l’économie.

François Hollande quand il était chargé de conférence d’économie à Sciences Po Paris, mentionnait que s’il arrivait à faire comprendre à ses élèves la théorie de l’avantage comparatif en matière de commerce international, il pourrait considérer que sa mission était accomplie. A entendre les tentations protectionnistes au sein de la population, il lui reste du travail. La France ne compte sur ces cinquante dernières années qu’un seul prix Nobel d’économie, score faible pour un pays développé. Maurice Allais, notre seul Nobel, n’a en outre pas pour première caractéristique d’être un libéral. Il serait plutôt du côté des souverainistes nostalgiques. En France, pas de grand centre de recherche économique comme au Royaume-Uni, aux Etats-Unis ou en Suisse. Les départements de recherche en économie sont des annexes de grandes écoles publiques comme Normale, Sciences-Po ou d’université comme Paris Dauphine.

Il n’y a pas dans notre pays de grands centres privés indépendants et reconnus au niveau international pour l’étude de l’économie. Certes Raymond Barre lorsqu’il était Premier Ministre avait voulu mettre un terme au monopole public de l’analyse économique en créant plusieurs organismes indépendants chargés de la prospective économique. L’intention était bonne mais la réalisation manqua d’ambition. L’Observatoire français des conjonctures économiques dépend de Sciences-Po lui-même placé sous le contrôle du Premier Ministre, les autres instituts sont dans l’orbite respective de la Caisse des Dépôts et Consignations, de la Banque de France ou du MEDEF.

Ces organismes n’ont pas réussi à prendre leur envol malgré la qualité de leur personnel. Leur dépendance à l’INSEE et à la direction de la prévision entrave leur développement. Reste l’OCDE, mais pour les Forrester de la planète, cet organisme n’est qu’une émanation du grand capital et ne saurait être prise au sérieux. Le Parlement français à l’inverse de son homologue américain n’a pas ses propres sources tant pour les questions économiques que budgétaires et fiscales. Il adopte en aveugle les textes du Gouvernement, ses capacités d’expertise étant proches de zéro.

Au nom d’une certaine modernité, Lionel Jospin a institué en s’inspirant du modèle anglo-saxon un Conseil d’analyse économique regroupant tous les grands prêtres de la pensée économique française. Ce conseil qui a vocation à informer le Premier Ministre ne défraie pas la chronique par le caractère révolutionnaire de ses travaux ; il est avant tout le symbole de la pensée économique étatisée à la Française.

Les économistes consultés par les pouvoirs publics, les économistes dont la presse reprend les articles sont globalement keynésiens. Ils dépendent en règle générale d’organismes financièrement liés à l’Etat.

En déambulant dans les rayons économie des librairies, vous trouverez, sans peine, des ouvrages sur Keynes et les penseurs favorables à l’intervention de l’Etat, d’obscures livres sur la régulation économique mais certainement pas de livres sur le libéralisme à l’exception du livre d’Adam Smith « la richesse des nations », livre dont la première parution date de 1776. Il faut vraiment être entreprenant pour trouver un livre de Bastiat, un livre d’Hayek ou de Salin. Certes, les livres mettant en cause l’excès de prélèvements trouvent preneurs, c’est le côté poujadiste des Français qui reprend le dessus.

Rares sont les livres économiques qui proposent, qui trouvent des aspects positifs à l’économie française. Il y a chez nous un goût prononcé pour l’autoflagélation. Le dénigrement trouve pour seule limite notre chauvinisme et notre amour de l’exception. Après avoir détruit à travers de belles démonstrations, de beaux exemples notre Etat providence, notre capitalisme, notre modèle social, les économistes, les intellectuels de tout bord réservent leurs rares propositions pour la conclusion ou pour le dernier chapitre. Certes, il est stupide de parler des trains qui arrivent à l’heure et il est difficile d’innover dans un monde où tout à été dit et redit. Il n’en demeure pas moins que l’optimisme ne caractérise pas la pensée économique française surtout si on la compare à celle en vigueur aux Etats-Unis, pays où la critique se doit d’être positive. Paul Krugman, Robert Reich et bien d’autres auteurs américains ne rasent pas tout dans leur livre et ne rêvent pas de faire la grande révolution chaque matin.

Un des rares livres sur l’économie qui a rencontré un large succès a été réalisé non par un économiste mais par une romancière, Viviane Forrester avec « l’horreur économique Livre partisan, anti pensée unique, anti-mondialisation, comportant un grand nombre de raccourcis, d’exagérations et d’approximations, on est plus proche du roman que de l’essai. Mais, le public l’a plébiscité prouvant qu’il correspondait à une certaine attente. Les Français aiment à se faire peur devant leur cheminée ou devant leur télévision. Proclamer la fin de la culture française, l’existence d’un complot contre notre système de sécurité sociale, la volonté des américains de tout racheter à travers leur affreux fonds de pension, fait vendre. Même s’ils se précipitent au bas de sa rue pour prendre un abonnement à Internet ou pour acheter un téléphone portable, même s’ils rêvent de monter leur entreprise, les Français en grand conservateurs, en grands pessimistes et en mauvais coucheurs qu’ils sont, aiment critiquer et vitupérer la soi-disant mondialisation.

Plus de deux siècles après son avènement, le libéralisme demeure une idée neuve en France. Le dirigisme, la social-démocratie teintée de communisme, le keynésianisme, le nationalisme, l’orléanisme, le bonapartisme autoritaire ou modéré, le socialisme, le conservatisme, le conservatisme populiste ; tout ou presque a été tenté sauf le libéralisme tant sur le plan économique que politique.

NE DITES PAS A MA MAMAN QUE JE SUIS UN LIBERAL DE DROITE

Etre libéral et être de droite constituent presque un délit en France. Vous êtes par nature suspect, antisocial, réactionnaire et peu fréquentable. Vous êtes favorable à l’exploitation des salariés, au travail des enfants dans les mines, à la journée de 36 heures, à la suppression des vacances, à la diminution des salaires, à la domination sans partage des fonds de pension et du grand capital.

Libéral, c’est en soi une maladie, c’est une croix à porter chaque jour. Pour bien marquer que la frontière de l’inacceptable et du politiquement correct a été franchie, le libéral de droite est qualifié d’ultra-libéral. Le verdict est sans appel. Ainsi classifié, l’homme politique doit, chaque jour qui passe, justifier qu’il n’est pas un « salaud ».

Libéral, on peut l’être si, à la limite, on y ajoute le qualificatif de gauche. De suite, cela fait moderne, chic, intelligent. A ce titre, on n’a jamais entendu parler d’ultra-libéral de gauche. Egalement, sans pour autant être rejeté, recevoir la foudre médiatique ou être considéré comme un terroriste de la bonne pensée parisienne, on peut être aussi écologiste et libéral ; c’est la tendance Daniel Cohn Bendit. Certes, cela fait désordre dans le paysage de l’écologie mais cela n’empêche pas d’être tête de liste aux élections européennes en 1999.

A gauche, le libéralisme permet de se positionner, de se faire passer pour un Tony Blair ou un Bill Clinton français. Deux ministres de l’Economie et des Finances de gauche se sont positionnés sur ce créneau : Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius. Pour faire sérieux, pour être reconnu des électeurs et de la presse, un ministre de l’Economie se doit d’être moderne, propre sur lui et libéral de gauche. Christain Sautter n’obéissait pas à ces critères et n’a jamais eu le loisir de s’installer vraiment dans la fonction.

Libéral de gauche, on l’est par opportunisme, on occupe une niche du marché. Ainsi, Dominique Strauss-Kahn et Laurent Fabius ont eu des parcours idéologiques compliqués. Dominique Strauss-Kahn a commencé à la gauche du PS, Laurent Fabius fut un mitterrandien qui a épousé la pensée tortueuse de l’ancien Président de la République, du programme commun avec les communistes jusqu’à l’acceptation voire la glorification de l’économie de marché.

Le libéralisme de gauche, c’est avant tout un coup médiatique, c’est peut-être pour cela qu’il est adoubé par l’opinion publique. Mais, Laurent Fabius est-il le libéral qu’il prétend, a-t-il changé par rapport au début des années quatre-vingt, est-il plus sincère aujourd’hui qu’hier ? Est-il le Tony Blair français ? Est-il le représentant de la gauche moderne ? Ou avons-nous à faire à un simple positionnement habile ou à un relookage ?

Après son échec en 1986, après son échec comme Premier Secrétaire du Parti Socialiste en 1993, après la douloureuse affaire du sang contaminé, Laurent Fabius s’est reconstruit une image, une stature de chef modéré et moderne grâce au libéralisme.

Du jeune secrétaire d’Etat au budget et fils spirituel de Mitterrand de 1981 au Ministre de l’Economie de Lionel Jospin de 2000, Laurent Fabius passe sous silence certains aspects de son passé mitterrandien.

Jeune et brillant, Normalien, Sciences Po, Enarque, agrégé de lettres, le Conseil d’Etat, un vrai parcours d’un « libéral à la française ». Au moment de s’engager en politique, Laurent Fabius aurait hésité entre giscardisme et mitterrandisme pour, après calcul électoral et étude de marché, tomber du côté gauche. Il est marié à Françoise Castro, ancienne assistante de François Mitterrand et qui travailla, des années durant, dans l’ombre pour maintenir les liens entre le Président de la République et son jeune poulain. Bon sportif et cavalier émérite, il participe à l’émission « la tête et les jambes » du côté jambes et gagne bien évidemment. Il adhère au parti socialiste en 1974 et devient en 1976 conseiller économique du Premier Secrétaire du PS, François Mitterrand. En 1979, il devient porte-parole du PS et en 1981 responsable de la campagne présidentielle. Laurent Fabius est élu en 1978 député de la Seine Maritime et réélu depuis lors dans une circonscription traditionnellement ancrée à gauche. Prudent, il n’a jamais essayé de conquérir la mairie de Rouen même après le décès de Jean Lecanuet.

Aujourd’hui, Laurent Fabius tente de se faire passer pour un gestionnaire rigoureux, or il y a tromperie sur la marchandise. De 1981 à 1983, il est au cœur d’un pouvoir qui rêve d’imposer une autre logique, c’est l’époque du socialisme dans un seul pays. Le Gouvernement de Pierre Mauroy a deux maîtres : Keynes et Marx. Avec Jacques Attali, Laurent Fabius est en grande partie responsable du programme socialiste français reposant sur la nationalisation et la relance par la consommation. Selon Pierre Mauroy, tous les problèmes de 1981/1986 proviennent de ce programme idiot. Laurent Fabius applique une politique dont les principales caractéristiques sont : la limitation de l’ouverture de la France à l’extérieur, la création d’un gigantesque secteur nationalisé, le plus important du monde libre et la réduction du temps de travail. La relance par l’augmentation des dépenses publiques. Son passage au budget a été marqué par un dérapage sans précédent des dépenses et par une envolée des impôts.

Sous son autorité de 1981 à 1986, le déficit budgétaire est passé de 0,5 à 3,53 % du PIB ; en 1981, les dépenses de l’Etat ont été augmentées de 20 % et en 1982, elles progressent de 27 % ; les emplois publics s’accroissent, de 1981 à 1983, de plus de 170 000. Laurent Fabius a créé l’impôt sur les grandes fortunes, a augmenté l’impôt sur le revenu avec l’instauration d’une tranche à 56 %, a doublé l’imposition des droits de mutation à titre gratuit. Un vrai libéral sans aucun problème…. C’était le temps de l’application des 110 propositions et de la rose à la main. L’échec fut cinglant : l’inflation s’emballa ; la balance commerciale enregistra ses déficits les plus importants depuis la seconde guerre mondiale ; les comptes des entreprises se dégradèrent ; le taux d’épargne chuta ; le chômage augmenta, les 2 millions de demandeurs d’emploi furent dépassés en 1982 ; le franc fut dévalué à trois reprises ; l’endettement extérieur explosa, plus de 300 milliards de francs en janvier 1983, la France dut négocier des emprunts dans des conditions difficiles auprès de créanciers comme l’Arabie Saoudite ou le Koweït.

Lors de la crise budgétaire et financière du mois de mars 1983 durant laquelle le franc est attaqué et la sortie du SME étudiée, Laurent Fabius ne s’oppose pas à la tentation de l’aventure et à l’application d’une politique économique anti-européenne et suicidaire que prônent certains dans l’entourage du Président de la République. Bien au contraire, il fait parti du clan des opposants à la rigueur budgétaire.

Jusqu’au dernier moment, il ne prend pas la mesure de l’état dégradé de l’économie française et des finances publiques. Ce n’est qu’après avoir interrogé le directeur du Trésor, Michel Camdessus que Laurent Fabius change de camp et rallie à lui Pierre Bérégovoy. Mais de 1983 à 1984, Laurent Fabius et Pierre Bérégovoy menèrent une guerre larvée contre Jacques Delors, Ministre de l’Economie de l’époque, afin de l’empêcher de devenir Premier Ministre et d’appliquer sereinement sa politique de retour aux grands équilibres. Autre temps, autres discours…

Après le débat sur la sortie de la France de l’Union européenne et le choix de la rigueur, Laurent Fabius passe du budget à l’industrie. L’heure n’est plus au socialisme dans un seul pays, mais comment sauver les socialistes de la déroute annoncée pour les élections législatives de 1986. A la tête d’un superministère de l’Industrie, Laurent Fabius a comme mission de rajeunir l’outil industriel français. Il joue au mécano industriel et se crée un réseau dans le milieu économique. Après les grandes nationalisations de 1981/1982, le secteur public plonge dans le rouge ; les pertes s’accumulent et les entreprises publiques loin d’être les vecteurs de la politique de gauche sont de véritables boulets. En 1983, après les folles expériences du début du septennat, le retour forcé à un certain réalisme impose aux socialistes le respect des règles de bonne gestion.

De 1984 à 1986, c’est le temps du parapluie. A 37 ans, Laurent Fabius devient, en juillet 1984, le plus jeune Premier Ministre de ces trois dernières Républiques. Pour la presse, François Mitterrand se nomme à Matignon, mais rapidement le Président prend ombrage du Premier Ministre dans lequel il voit sa jeunesse disparue et un concurrent possible. La méfiance s’accroît d’autant plus que François Mitterrand bat des records. Laurent Fabius passait son temps à soigner son image en vue d’une éventuelle candidature à l’élection présidentielle.

Laurent Fabius de 1984 à 1986 est, par Jacques Faizant, symbolisé comme l’homme au parapluie évitant de prendre des coups et ayant comme objectif l’immobilisme. La prudence guide ses pas. Pas de vague après les grandes manifestations en faveur de l’école privée en juin 1984, pas de vague en matière d’impôt, on baisse la TVA comme aujourd’hui, pas de réforme de peur de se mettre à dos les classes moyennes et les fonctionnaires, tout est sacrifié au profit de la côte de popularité. Son discours est une petite musique de nuit sans relief et sans surprise. Laurent Fabius se distingua de François Mitterrand en condamnant la venue à Paris du Premier Ministre polonais, Jaruzelski. Pour marquer sa différence avec Mitterrand, il prononça en 1985 la phrase devenue célèbre « Lui c’est lui, moi c’est moi ».

Il essaie de moderniser la fonction de Premier Ministre. Dans une interview au journal « Le Matin », aujourd’hui disparu, il déclare « au jeu des définitions, je dirais que je suis un socialiste moderne, pragmatique et amoureux de la liberté ». Laurent Fabius commence à revêtir le masque du libéral de gauche. 1981 est oublié ; Laurent Fabius privilégie, pour le secteur public, l’autonomie de gestion et pose, pour la première fois à gauche, la question de l’ouverture du capital de certaines entreprises publiques. Les résultats sont décevants, si l’inflation est contenue, le déficit budgétaire demeure supérieur à 3 % du PIB et le chômage poursuit sa progression. Pierre Bérégovoy afin de trouver les ressources nécessaires pour éponger la dette publique est contraint d’accepter la mutation du marché financier français. La libéralisation est effectuée au profit de l’Etat et non au profit des entreprises, le marché obligataire s’hypertrophie et asphyxie le marché en actions. C’est aussi à cette époque que les liens entre les socialistes et le milieu des affaires se tissent pour exploser en affaires lors de la législature 1993/1997.

Seize ans après son départ de Matignon, Laurent Fabius revient dans une équipe gouvernementale auréolée d’un nouveau masque, celui du libéralisme de gauche. A croire que le passé marque moins à gauche qu’à droite. Valéry Giscard d’Estaing, jugé par tous comme un des hommes politiques les plus brillants de ces cinquante dernières années, ne s’est jamais relevé de son échec de 1981 malgré des efforts de communication gigantesques. De même, il suffit qu’un homme de droite ait eu une jeunesse agitée et frondeuse pour que, toute sa vie durant, on la lui jette comme une sentence définitive. Qu’un Premier Ministre de gauche ait eu des accointances avec un mouvement d’extrême gauche, personne ne s’en offusque.

Pourquoi voter pour la droite alors que la gauche réussit à concilier le libéralisme avec le social ? Pourquoi voter à droite alors qu’elle ne diminue pas les impôts et que ses talents de gestionnaire laissent à désirer ? Dans leur livre « la gauche imaginaire », Gérard Desportes et Laurent Mauduit affirment que Lionel Jospin, Premier Ministre, a trahi ses idéaux de gauche pour mettre en œuvre une politique libérale, favorable aux capitalistes démoniaques. Mais, en quoi la politique de Lionel Jospin est-elle libérale ? Il y a confusion des genres. Ce n’est pas parce que le Premier Ministre a abandonné les chimères de 1981 et du socialisme dans un seul pays qu’il s’est converti au libéralisme. Ce n’est pas parce qu’il ne nationalise plus, qu’il n’a pas restauré l’autorisation administrative de licenciement, qu’il n’a pas imposé aux entreprises l’embauche de 350 000 emplois jeunes qu’il est libéral. De même, comment affirmer que la gauche plurielle est devenue libérale parce qu’elle n’a pas doublé le montant des minima sociaux ni étendu le RMI aux jeunes de moins de 25 ans.

Gérard Desportes et Laurent Mauduit critiquent la timidité du Gouvernement de Lionel Jospin vis à vis de la fonction publique. Ils jugent nécessaire l’application immédiate des 35 heures, la création de nouveaux emplois publics et l’augmentation des rémunérations des fonctionnaires, l’abandon des fameux critères de Maastricht et, de ce fait, l’assainissement des finances publiques. Avec de telles mesures, les deux auteurs ont l’intention de faire sauter la banque. Une chose est certaine, ils rêvent d’une France, hors de l’Union européenne qui serait la nouvelle Albanie du XXIème siècle.

Lionel Jospin a abandonné le romantisme d’extrême gauche de sa jeunesse pour se convertir au réalisme ; il est passé entre temps à l’école François Mitterrand. Il a parfaitement compris que pour gagner à la présidentielle, il ne faut pas apeurer les classes moyennes.

Mais tout cela n’en fait toujours pas un libéral même de gauche. Lionel Jospin ne veut pas accroître ce que l’on appelle la trappe à pauvreté en vertu de laquelle il peut être financièrement plus intéressant de rester sans emploi que de prendre un travail faiblement rémunéré. C’est avant tout du bon sens. En revanche, il n’a rien fait pour encourager la reprise d’activité ou l’initiative et pour limiter les effets de seuil générés par un grand nombre de prestations sociales.

Certes, le Premier Ministre n’a pas, en 1997, obligé Renault à revenir sur la fermeture de l’usine de Vilvorde ; il ne l’a pas fait car il ne pouvait pas faire autrement. Dans le cas contraire, il aurait ruiné l’image de Renault qui venait d’être privatisé, il aurait ralenti le redressement de cette entreprise qui depuis sa prise de participation dans Nissan est louée par tous.

Lionel Jospin serait un grand libéral car il privatise plus qu’Alain Juppé et Edouard Balladur. C’est vrai en ce qui concerne les recettes récoltées, c’est faux en ce qui concerne la réalité du transfert au privé des entreprises publiques. Le Gouvernement de Lionel Jospin a récupéré environ 100 milliards de francs entre 1997 et 2000 ; cette somme colossale s’explique par la valorisation des actifs en bourse. Par ailleurs, par idéologie et par souci de ne pas trop déplaire à ses encombrants alliés communistes, Lionel Jospin ne privatise pas, il ouvre le capital des entreprises publiques aux capitaux privés. L’Etat reste majoritaire, continue à nommer les dirigeants, mais fait appel à l’argent des investisseurs privés qui doivent se cantonner à quelques strapontins au sein des conseils d’administration. Les socialistes aiment l’argent du privé et veulent conserver la maîtrise du pouvoir sur les entreprises publiques. Ainsi, France Télécom et Air France, deux entreprises dont les activités appartiennent à des sphères ultra-concurrentielles, sont contrôlées à plus de 50 % par l’Etat. Certes, le Gouvernement a du se résoudre à privatiser totalement le Crédit Lyonnais. Mais, ce n’est pas au nom de l’efficacité qu’il l’a fait, mais contraint et forcé par la commission de Bruxelles qui, au nom du grand marché unique et du respect de la concurrence, entend interdire les subventions aux entreprises publiques. En vertu de quoi, Air France pourrait recevoir de l’argent frais de son actionnaire public alors que ses concurrentes devraient convaincre les investisseurs privés du bien-fondé d’une augmentation de capital ? L’Etat devait donc choisir entre laisser mourir, faute d’argent, les grandes entreprises publiques françaises ou les privatiser. Fidèle à sa tradition, la gauche a opté pour le jugement de Salomon. Les investisseurs privés et les petits actionnaires apporteront du capital pendant que l’administration continue à gérer. Pourquoi les actionnaires privés acceptent-ils d’être traités en vache à lait ? Premièrement, le Gouvernement, pour les attirer, pratique le dumping en proposant des actions avec une décote, il a de ce fait un bradage volontaire des actifs de l’Etat ; deuxièmement, les actionnaires privés pensent qu’un jour ou l’autre pour financer les retraites, payer les dettes ou faire face aux dépenses, l’Etat sera contraint de vendre ses participations, les présents de la première heure seront alors peut-être les gagnants au moment de la privatisation totale.

Les gouvernements passent mais les procédures de privatisation restent toujours aussi obscures. En plus de 14 ans de privatisation, la carte du capitalisme français a été amplement dessinée par l’Etat. A ce titre, la plupart des chefs d’entreprise sont aujourd’hui énarques, centraliens ou polytechniciens. Les liens entre le pouvoir et les milieux économiques et entre ce dernier et l’administration résistent à l’épreuve des privatisations. Ce n’est pas le marché, ce ne sont pas les actionnaires qui décident du nom des dirigeants des entreprises privatisées mais l’Etat et les réseaux d’influence qui gravitent autour de lui. La toute puissance du libéralisme n’est même pas capable de s’imposer au sein même du monde de l’entreprise en France ; alors nous sommes bien loin de la dictature libérale.

La gauche serait moderne et ferait du libéralisme sans le dire. Elle seule pourrait moderniser les vieilles structures de notre pays car elle dispose de relais au sein des forces vives, au sein des syndicats, chez les intellectuels, dans la presse… Quelles modernisations, quelles réformes de structures ont été engagées depuis 1997 ? Rien d’essentiel ! La fiscalité, la gestion de l’Etat, les collectivités locales, la sécurité sociale, l’éducation nationale ; c’est le statu-quo qui prédomine. La gauche pratique la gestion au fil de l’eau dans l’attente des élections ; or comme il y a toujours une élection à venir, ce type de gestion a vocation à perdurer.

L’accusation de déviance libérale que l’on tend à faire à Lionel Jospin comme on faisait des procès en sorcellerie doit faire rire Tony Blair, Gehrard Schröder ou Bill Clinton qui se réclamant de gauche poursuivent, dans chacun de leur pays respectif, une politique d’inspiration libérale. Lors du sommet européen de Lisbonne, les 23 et 24 mars 2000, Lionel Jospin et la France se sont retrouvés isolés. Il a été décidé durant ce sommet afin de fortifier la croissance d’ouvrir à la concurrence les marchés publics et les grands services publics. Dans leur bonté, nos partenaires ont accordé à notre pays du temps pour s’adapter à cette nouvelle donne. Cette mansuétude traduit bien que nos socialistes sont en retard d’une révolution.

La France est le mauvais élève de l’Europe ; elle est en retard dans la transposition des directives. Seule la Grèce est derrière nous dans ce domaine. La France est en retard dans la libéralisation des marchés et des services publics. La France est en retard dans l’assainissement de ses finances publiques. Au vu de ce bilan, Lionel Jospin n’est pas aussi bon gestionnaire qu’il le prétend.

Lorsque le Gouvernement se trouve dans l’obligation vis à vis de ses partenaires européens d’appliquer des directives de déréglementation et de libéralisation, il le fait toujours à reculons et à minima. Ainsi, pour la libéralisation du marché de l’électricité, il a dû admettre que les entreprises pourraient être desservies par des entreprises autres qu’EDF, mais il a imposé de telles règles et de telles contraintes, que cette ouverture du marché ressemble à une fermeture. Ainsi, les entreprises productrices devront appliquer les mêmes règles sociales qu’EDF. Par ailleurs, EDF demeure à la fois transporteur avec ses lignes et producteur d’énergie électrique avec ses centrales. Elle est donc une voie de passage obligée comme l’est France Telecom avec son monopole en matière de boucle locale même si ce monopole commence à s’effriter du fait de la pression européenne et d’internet.

Que dans les autres pays européens, EDF se comporte en entreprise privée, acquiert des réseaux, vende son énergie, tout cela est considéré comme normal. Jouez aux libéraux à l’extérieur des frontières mais pas à l’intérieur. Les consommateurs étrangers profitent de la concurrence alors que nous finançons nos monopoles pour qu’ils puissent se développer à l’extérieur, belle division du travail. Quand France Telecom qui est majoritairement détenu par l’Etat achète, pour 330 milliards de francs, une entreprise britannique, Orange, tout le monde applaudit. Il ne faut pas oublier que cet achat n’a été rendu possible que par la rente que France Telecom nous a soutiré avec son monopole sur la boucle locale. Pour les appels à longue distance, on a le choix entre une multitude de sociétés, mais avant cela il faut avoir un abonnement chez France Telecom, abonnement qui augmente, d’année en année, comme le coût des communications locales.

Lionel Jospin, épaulé par Laurent Fabius, tente de faire croire qu’il a opté, comme leurs collègues allemands ou anglais, pour la baisse des prélèvements obligatoires et ainsi donné raison à Laurent Mauduit et Gérard Desportes sur le tournant libéral du gouvernement. C’est oublié un peu vite que Lionel Jospin a battu tous les records de prélèvements obligatoires en 1999 avec un taux de 43,7 % du PIB. Même Alain Juppé n’avait pas obtenu un tel résultat. Depuis 1997, les impôts, taxes et cotisations se sont accrus de plus de 400 milliards de francs. Certes, pour se dédouaner, le Premier Ministre explique que les recettes fiscales entrent plus vite avec la croissance. En France, lorsque par leur travail, les Français créent 100 milliards de francs de richesses supplémentaires, plus de 70 % sont capturées par l’Etat. Rien n’interdit de restituer aux Français les fruits de la croissance. Les gouvernements allemands et anglais l’ont fait ; Lionel Jospin a préféré rester au milieu du gué. En effet, dans le courant de l’année 2000, le Premier Ministre a annoncé un plan de réduction des impôts de 80 milliards de francs. N’espérez pas que le montant des impôts prélevés en 2000 soit inférieur de 80 milliards de francs à celui de 1999 ; il s’agit d’une réduction de 80 milliards de francs par rapport à l’augmentation attendue. En valeur absolue, il n’y aura pas de baisse, mais une augmentation, simplement un peu moins forte que ce qu’elle aurait dû être. Face à nos partenaires qui lancent des plans de plusieurs centaines de milliards de francs de baisses, le plan Jospin apparaît bien timide.

De toute façon, il ne faut pas oublier que depuis 1997, le Gouvernement de Lionel Jospin a créé plus de treize impôts, taxes ou contributions et a pris plus de 40 mesures de relèvements d’impôt. Il a ainsi créé une contribution sociale sur les bénéfices qui remplace la surtaxe sur les bénéfices, une taxe générale sur les activités polluantes, une taxe sur l’industrie pharmaceutique, une taxe sur les logements vacants, une taxe de 7,5 % sur les contrats d’assurance-vie, une taxe de 20 % sur les contrats d’assurance-vie lors des successions, une taxe sur les ventes directes de médicaments, un prélèvement sur les radiologues et les biologistes, une contribution sur les retransmissions audiovisuelles de manifestations sportives, une taxe sur les contribuables qui se délocalisent, l’exit tax, une taxe sur les dividendes dans le cadre du régime des filiales, une taxe de santé publique de 2,5 % sur les tabacs.

L’impôt sur le revenu a été, à plusieurs reprises, alourdi. L’avantage tiré de l’application du quotient familial a été réduit. La réduction d’impôt pour les emplois de proximité a été diminuée pénalisant ainsi les familles et les retraités qui recourent à des gardes d’enfant et à des aides ménagères. Les personnes âgées sont les principales victimes de la politique fiscale du Gouvernement de Lionel Jospin avec la majoration de la CSG, l’abaissement du plafond de l’abattement de 10 % qui leur est applicable pour l’impôt sur le revenu et la limitation de l’avantage tiré de la demi-part supplémentaire dont bénéficient les veufs et veuves ayant eu des enfants. Avec de telles mesures et au-delà même de l’effet de la croissance, il n’est pas surprenant que le produit de l’impôt sur le revenu progresse à grande vitesse.

Le libéralisme de gauche est une escroquerie, un montage médiatique mais le plus surprenant c’est qu’en face, à droite, le libéralisme on ne veut pas connaître et ce serait plutôt le divorce permanent.

Depuis 1958, rares sont les hommes politiques de droite à se revendiquer du libéralisme. Aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, même les démocrates ou les travaillistes se réclament du libéralisme. En France, il y a comme une gène, un problème culturel pour un homme de droite de s’affirmer libéral.

Il y a le sentiment confus que l’opinion publique droguée de subventions prenne peur. C’est aussi une question d’origine et de formation. Tous les leaders à droite sont ; tous ou presque, issus de la fonction publique. Le Général de Gaulle, Jacques Chirac, Valéry Giscard d’Estaing, Alain Juppé, Philippe Séguin, François Bayrou, François Léotard, Raymond Barre, Edouard Balladur ont tous en commun d’appartenir à la fonction publique. La liste est loin d’être exhaustive. En plus, il faut signaler que les deux autres grands réservoirs à hommes politiques de droite sont la médecine avec, par exemple, Philippe Douste-Blazy et les avocats comme Nicolas Sarkozy. Fonctionnaires, médecins et avocats vivent dans ou à proximité de la zone d’influence de l’Etat. Ils sont des enfants de notre Etat hégémonique. Ayant fait de longues études de droit, Sciences-Po, l’Ena, Normal, Polytechnique ou médecine, ils sont tous convaincus de la supériorité de la chose publique. Même parcours estudiantin et professionnel que les hommes de gauche, il n’est donc pas illogique que les idées des hommes politiques de droite diffèrent peu. Il n’est pas étonnant que le débat droite/gauche soit de moins en moins conflictuel. Une fois le mur de Berlin tombé, une fois l’Empire soviétique désagrégé, une fois l’expérience du socialisme dans un seul pays tenté en 1981, qu’est-ce qui peut distinguer un homme de droite d’un homme de gauche ?

Personne n’ose avouer son libéralisme. Pourtant la politique est devenue un grand marché sur lequel se confrontent, en toute liberté et de la manière la plus sauvage qu’il soit, l’offre, c’est à dire les femmes et hommes politiques, et une demande issue des différentes composantes du corps électoral. Avec les sondages, les études marketing, le recours à des coachs, aux techniques les plus modernes de vente, les hommes politiques se positionnent sur le marché comme une marque de pâtes. Certains n’hésitent pas se positionner selon le principe des niches comme une marque automobile le ferait.

La scène publique est accaparée par les anti-libéraux. Combien de passages de José Bové à TF1 et combien pour Alain Madelin ? Combien de pages contre la mondialisation dans la presse ? Combien pour mettre en avant l’évolution de l’économie mondiale ? Pourquoi une telle disproportion ? C’est déjà une question de relais. Globalement, les médias qu’ils soient de gauche ou pas sont par nature légitimistes et conservateurs. Ils sont à la fois pour le Premier Ministre et le Président de la République même quand ils n’appartiennent pas au même camp. Globalement, ils sont pour les valeurs de gauche mais sans mouvement. Ils sont un tantinet poujadistes. Ils aiment interviewer le Français qui râle sur le retard des avions, sur le bruit des camions, sur le retard des versements des allocations.

Par ailleurs, à droite, ne cherchez pas de grands chefs d’entreprise parmi les députés ou les sénateurs ; ils considèrent à tort ou à raison qu’ils ont mieux à faire que de perdre leur temps dans des joutes de palais, sans enjeu. Ils savent que le pouvoir n’est plus dans les ministères et que les fonctions ministérielles ne sont pas financièrement intéressantes. Ne cherchez pas des salariés. Sans garantie de retrouver leur emploi en cas de mésaventure électorale, ils réfléchissent à deux fois avant de se présenter à une élection. Le mode de sélection des candidats les pénalise. Les partis de droite comme de gauche privilégient les fonctionnaires car nous sommes en terre connue.

La parité et l’arrivée d’un grand nombre de femmes dans la vie politique changeront-elles la donne ? En retenant une vision machiste, on pourrait penser que si les hommes se sont fait hara-kiri avec autant de facilité, c’est que la politique est complètement dévalorisée, la féminisation d’une profession étant jugée comme le signe de sa dépréciation. Les femmes féminiseront-elles la politique ou la politique les masculiniseront-t-elles ? Réponse d’ici une dizaine d’années.

La France, pays dans lequel le secteur public emploie un quart de la population active, est dirigée par des fonctionnaires. Sous Napoléon III, les candidats fonctionnaires étaient dénoncés. Certes, à l’époque, il n’y avait pas le statut de la fonction publique et les fonctionnaires étaient placés dans un état de dépendance vis à vis du pouvoir central. Les choses ont-elles vraiment changées ? Certes, ce n’est pas la peur de perdre leur place dans la fonction publique qui guide les positions des députés fonctionnaires, mais un réflexe corporatiste. Le Ministre de l’Economie et des Finances, Christian Sautter, s’est retrouvé bien seul au Parlement pour mener à bien sa réforme de l’administration fiscale, une des moins productives d’Europe. Sa réforme qui avait comme objectif de regrouper la direction des impôts et celle de la comptabilité publique, deux directions en charge du calcul et du recouvrement d’un grand nombre d’impôts. Cette réforme aurait permis l’instauration d’un correspondant fiscal unique pour les contribuables. Ces derniers comprennent mal aujourd’hui pourquoi le service chargé de calculer leur impôt n’est pas celui chargé de le percevoir.

Quand on est salarié, chef d’une petite entreprise personnelle, sans fortune personnelle, avant de se présenter à une élection, on est immanquablement saisi d’un grand vertige. Comment pourrais-je mener campagne, comment pourrais-je retrouver un travail le jour où je serais battu ? Le fonctionnaire ne se pose pas toutes ces questions.

La modernisation de notre démocratie passe, sans nul doute, par une défonctionnarisation du Parlement. Il convient que les élus représentent l’ensemble de la population. Il ne faut pas empêcher les fonctionnaires d’acquérir un mandat électif ; il faut simplement permettre aux autres catégories de pouvoir le faire. Nous aurions droit à une émeute si nous imposions aux fonctionnaires qui veulent se présenter à une élection législative de démissionner au préalable de la fonction publique comme en Angleterre. Mais, une fois élu, ne serait-il pas logique qu’un fonctionnaire opte entre son mandat et son statut ? En revanche, il conviendrait qu’en cas de défaite, des possibilités de retour dans la fonction publique soient ouvertes et cela quelle que soit l’origine des élus. De même, pourquoi ne pas améliorer le régime de réembauche prioritaire pour des anciens salariés devenus élus ? Ces mesures qui ont pour objectif de rétablir une certaine équité permettrait l’arrivée dans le monde politique de Français et de Françaises ayant des parcours personnels et professionnels plus variés.

Même quand ils ne sont pas fonctionnaires, les élus de la nation ne sont pas enclins à défendre le libéralisme et cela même quand ils appartiennent à un parti ou à un groupe se réclamant du libéralisme. Notre système politique façonne des conservateurs et des interventionnistes. Le cumul des mandats a facilité l’émergence de l’élu distributeur de subventions. Le choix de la représentation par circonscription permettant d’identifier son élu entraîne par définition le clientélisme.

N’existant localement que par ses deux guichets, n’existant que par ses demandes auprès des administrations, l’élu français n’a guère l’envie de couper le robinet et de réduire son influence en réclamant la diminution des interventions économiques et sociales de la puissance publique.

L’élu est prisonnier de son rôle. Sollicité en permanence pour octroyer à telle ou telle personne un logement, un emploi, une subvention, un service, un passe-droit, il en vient à penser que la France est composée de socio-démocrates en ce qui concerne la dépense et de poujadistes en ce qui concerne les impôts. Paralysé par les sondages d’opinion et relancé en permanence par la France du malheur, il a par nature une vision tronquée de la sphère économique et sociale. Confronté au quotidien aux personnes en difficulté ou aux spécialistes de la revendication en tout genre, il lui est difficile d’être le défenseur d’un libéralisme qui est caricaturé par les médias.

La droite n’ose déjà pas se dire de droite, alors libérale, encore moins. La gauche a bien compris que face à une droite qui a honte de ses idées, il fallait la pousser dans ses retranchements en caricaturant ce qu’elle n’arrive déjà pas à accepter. Bannis les mots, droite, sécurité, libéralisme, bannis les mots, responsabilité, diminution du nombre de fonctionnaires, bannis les mots, diminution des dépenses publiques et devoirs. If you are trying to reach the jackpot, this is the best bet because it will allow you to bet as much as you no deposit bonus codes for liberty slots casino want. A partir de ces bannissements, de ces refoulements, il est fort compréhensible que la droite ait besoin d’une psychanalyse permanente.

Le libéral a la lèpre, favorable à l’exploitation des pauvres, à la domination de l’argent, la gauche le voit comme un esclavagiste. Peu importe si Alexis de Tocqueville fut rapporteur, en 1839, à l’Assemblée nationale du projet de loi relatif à l’abolition de l’esclavage dans les colonies.

Le libéral, c’est bien connu, fut anti-dreyfusard. Une fois de plus, peu importe que le libéral mette en avant la défense des droits de l’Homme au nom de la vérité de la justice alors que les antidreyfusards s’opposaient à la réhabilitation du capitaine Alfred Dreyfus au nom de la raison d’Etat.

Les libéraux sont pétainistes ? Bien sûr au cœur de leur idéologie, le corporatisme, la réglementation des marchés et le racisme guident leur action. Soyons sérieux, le fascisme et son frère de lait le communisme sont l’un comme l’autre à l’opposé de la pensée libérale.

Peu importe que le libéralisme ait pour fondement même le respect de l’individu et l’égalité des hommes pour les droits comme pour les devoirs. Peu importe que le libéralisme suppose la tolérance et le respect de tous, peu importe que le libéralisme passe par la défense des plus petits au nom de la libre concurrence. Qu’on se le dise, le libéral est un tortionnaire, un serial killer qui s’ignore.

Un libéral quoi qu’il fasse, est un être à surveiller. Il n’est donc pas étonnant qu’à droite, peu de femmes et d’hommes politiques se revendiquent du libéralisme. Depuis de nombreuses décennies, le libéralisme vit, en France, caché. Certes, Valéry Giscard d’Estaing, a osé se déclarer libéral un temps, mais il n’oubliait jamais d’accoler au terme libéral ceux d’européen et social.

Jacques Chirac, en radical socialiste parfait qu’il est, a été libéral de 1986 à 1988. Son échec à la présidentielle de 1988 l’a certainement dissuadé de l’être à nouveau. Lors de la première cohabitation, la droite, influencée par les idées défendues par Ronald Reagan et Margaret Thatcher a mis en œuvre le programme le plus libéral de ces cinquante dernières années : réduction rapide du déficit public, diminution des dépenses publiques et du nombre de fonctionnaires, diminution des impôts, privatisation, libération des prix, déréglementation, toute la palette de la politique libérale y était. Si cet épisode s’est conclu par une défaite électorale, provoquée par les errements du gouvernement en Nouvelle Calédonie, au Liban et par le machiavélisme de François Mitterrand, les résultats de la politique du gouvernement de Jacques Chirac étaient bons : diminution du chômage, croissance forte, inflation maîtrisée. Cette expérience a prouvé que lorsque le libéralisme est appliqué, cela n’aboutit pas obligatoirement au désastre.

A la recherche des fameuses voix du centre, les hommes de droite sont capables d’être plus socialistes que les socialistes. Moins bons connaisseurs des arcades de l’administration, ils se font plus souvent manipuler par les différentes directions. Ainsi, afin de permettre à la France de respecter les critères de Maastricht, le Gouvernement d’Alain Juppé en 1995 opta pour un plan d’augmentation des impôts et pour une politique monétaire dure, ce qui ne fit qu’accroître le ralentissement de l’économie française. Face à une direction du budget qui avait retenu comme ligne bleue des Vosges, les fameux 3 % de déficit public, Alain Juppé se résigna à augmenter la TVA, l’impôt sur les sociétés et l’ISF. Or, ces hausses en freinant l’activité ont ralenti les rentrées fiscales et accru les dépenses sociales. En 1997, la direction de la prévision qui dépend du Ministère de l’Economie, souligne à travers une note secrète, mais amplement commentée que la France ne pourrait pas respecter les critères de Maastricht ce qui obligeait de mettre en œuvre un nouveau plan d’augmentation des impôts. Cette note aurait incité le Président de la République à dissoudre l’Assemblée nationale au mois de juin 1997 afin de ne pas faire campagne au début l’année 1998 avec, dans le dos, le tour de vis fiscal. La droite a perdu les élections, la gauche n’a pas eu besoin de matraquer fiscalement, elle a opté pour des augmentations progressives. La croissance est revenue à partir du second semestre 1998 et la France a intégré sans problème la zone euro. Autres signes de dépendances vis à vis des services, les Ministres de droite nouvellement nommés du fait de l’absence de réseaux au sein de l’administration laissent aux grands directeurs le soin de composer à leur place leur cabinet.

Les hommes politiques de droite ne savent pas, non plus, jauger les syndicats. Ils sont effrayés par la moindre manifestation et apeurés par la moindre réaction d’un syndicaliste. En 1995, Alain Juppé avait complètement sous-estimé l’impact de son plan de refonte globale de la Sécurité sociale. En mélangeant tous les sujets, il a agrégé contre lui toutes les oppositions. En voulant traiter l’assurance-maladie et les régimes spéciaux de la fonction publique, il s’est mis à dos à la fois les médecins et les fonctionnaires. Traumatisé par les grandes grèves de l’hiver 1995, Alain Juppé et son ministre de l’Economie se sont, durant deux ans, contentés de gérer au fil de l’eau. Ils ont freiné par tous les moyens l’instauration de fonds de pension en France de peur que Force Ouvrière fasse la révolution. Pourtant, tous les sondages réalisés sur ce sujet, pour une fois, sont concordants ; à plus de 70 %, les Français sont favorables à l’instauration de compléments de retraite par capitalisation. Il a fallu l’obstination du député des Vosges, Jean-Pierre Thomas, pour faire adopter contre l’avis des Gouvernements, que ce soit celui de 1993 ou celui de 1995, une proposition de loi sur les fonds de pension. Mais l’opposition des cabinets ministériels eut raison de son obstination en empêchant la sortie des décrets d’application avant la dissolution de l’Assemblée nationale de 1997.

La faiblesse du courant libéral provient de l’organisation même de la droite. Malgré les changements de Républiques, depuis la révolution française, la droite n’a jamais été représentée par un parti fort, organisé, structuré en courants et avec une base conceptuelle clairement identifiée. La droite française a toujours été caractérisée par ses divisions et par sa désorganisation. Les partis sont avant tout des machines électorales désormais centrées sur l’élection majeure de la vie politique française : l’élection présidentielle.

Depuis 1958, la droite est dominée par le parti gaulliste qui s’est constitué sous l’idée d’un rassemblement dépassant le clivage droite/gauche. Au delà de ce principe repris du bonapartisme, ce parti a été créé pour épauler le Général de Gaulle. S’il n’y avait pas eu ce personnage historique, un tel parti aurait été perçu comme un mouvement à tendance fascisante. Directement lié à un homme, le parti gaulliste a survécu à sa mort par l’instauration d’un double culte : le culte du Général de Gaulle et le culte du chef. Parti sans fondement idéologique au fonctionnement militaire, il est, pour reprendre la classification traditionnelle de René Rémond, l’héritier du parti bonapartiste. Il représente une véritable exception française. Dans aucun des grands pays démocratiques, un parti ne fait référence à un homme mort il y a plus de trente ans. La CDU n’est pas hantée par Adenauer, le parti conservateur anglais par Churchill et le parti démocrate américain par Roosevelt. La vie politique française tourne, plus de trente ans après son départ du pouvoir, autour du Général de Gaulle. La création, en 1978, d’un deuxième pôle au sein de la droite ne s’est pas fait à partir d’idées mais autour d’une volonté de mettre un terme à l’hégémonie du RPR et autour de celle de fournir au Président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, un parti, l’UDF.

A droite, à un parti correspond un homme. A gauche, le PS a survécu à la disparition de son fondateur, François Mitterrand, de même le Parti communiste existe depuis le Congrès de Tour de 1921.

L’UDF aurait pu être le parti libéral dont rêvait Raymond Aron, mais pour son initiateur, Valéry Giscard d’Estaing, l’UDF était libérale, mais aussi sociale et européenne. Dans les faits, l’UDF rassemblait, avant son éclatement en 1998, des indépendants, des démocrates chrétiens, des radicaux refusant le programme commun de gauche. L’UDF qui était une confédération et non un parti n’a jamais eu, surtout après la défaite de VGE en 1981, de corps de pensée. Composée de conservateurs bien marqués à droite et de centristes qui ont toujours un œil sur le côté gauche de l’échiquier, l’UDF n’incarnait pas véritablement un courant politique. Dans les sondages, l’UDF était très largement distancée par le RPR alors que grâce à sa bonne implantation locale, elle réussissait à faire presque jeu égal. Parti de notables, elle a toujours cherché à se constituer une image nationale.

La création en 1998 de Démocratie Libérale et son départ de l’UDF constituent une première dans l’histoire de la droite. C’est la première fois qu’un parti se crée en mettant en avant un positionnement conceptuel. A gauche, on sait que le PS est socialiste et que le PC est communiste. A droite, on a tendance à vouloir avancer masqué, Rassemblement Pour la République, Force Démocrate, Union pour la Démocratie Française. Alain Madelin brave les interdits quasi freudiens de la droite en se positionnant sur un créneau politique clair, en ne faisant pas référence à un personnage historique et en se voulant ainsi l’héritier de Tocqueville, de Bastiat ou de Constant.

Il n’en demeure pas moins que sur trois partis de la droite parlementaire, deux ne disposent de référents idéologiques ou conceptuels clairement identifiés. Le RPR est avant tout chiraquien ce qui signifie qu’il peut être tout à la fois, souverainiste et pro-européen, girondin et jacobin, libéral et travailliste. L’UDF se veut européenne et sociale avec une dose de libéralisme, girondine mais pour un Etat fort, moderne mais attachée aux valeurs de Jean-Paul II. Le succès de l’extrême droite provient certainement de cette incapacité de la droite classique de définir des positionnements clairs. Depuis vingt-cinq ans, la droite vit sur un match Giscard d’Estaing, Chirac, match sans règle où tous les coups sont permis et qui n’aura de fin qu’avec la disparition d’un des deux protagonistes. Il est même possible que le match se poursuive outre-tombe. Le conflit des deux hommes a pris naissance dès la nomination de Jacques Chirac comme Premier Ministre en 1974. Ce dernier ne supportait pas d’être traité en collaborateur alors qu’il représentait la principale formation de la majorité. Poussé à la démission par deux de ses proches collaborateurs de l’époque, Marie France Garaud et Pierre Juillet, Jacques Chirac n’a, de 1976 à 1981, eu de cesse d’affaiblir le Président de la République. La guerre de tranchée a porté ses fruits à l’exception près que François Mitterrand qui n’était censé faire qu’un petit tour à la Présidence resta 14 ans. De sa défaite qu’il considère comme nulle, non avenue et injuste, VGE a tenté par tous les moyens de réaliser le come-back du siècle. Il a décidé de repartir à zéro en se présentant en 1982 à une élection cantonale, puis à l’élection municipale de Chamalières en 1983. Il a provoqué une élection législative partielle en 1984 pour retrouver le Palais Bourbon. En 1986, il s’est présenté à la fois aux élections régionales et aux législatives. Elu Président de la région Auvergne, il est en 1989 tête de liste pour les élections européennes. En 1988, il a du accepter de ne pas être candidat à la présidentielle ; Raymond Barre, son ancien Premier Ministre, a osé lui prendre son créneau. Par voie de conséquences, VGE est resté neutre durant la campagne. Heureux que Mitterrand soit réélu, il a espéré que son successeur ne dissolve pas l’Assemblée nationale et gouverne avec des élus de droite et de gauche. Malgré son bon score aux élections européennes de 1989, il ne parvint jamais à se réimposer comme leader national n’ayant plus de lieutenants prêts à mourir de lui. De 1989 à 1995, un combat féroce s’engage pour exclure du jeu politique l’ancien Président de la République. Jusqu’au dernier moment, VGE a cru à sa chance pour l’élection présidentielle de 1995, publiant même un ouvrage programme, « dans cinq ans, l’an 2000 ». L’UDF décida contre sa volonté de soutenir Edouard Balladur ce qui le porta tout naturellement à appeler à voter pour Jacques Chirac qui ne fit aucun geste en retour, croyant l’ancien adversaire à la retraite. Mais, depuis cinq ans, VGE est devenu un spécialiste de la guérilla politique en menant avec rapidité et froideur des actions visant à déstabiliser à petit feu le Président de la République. L’Europe, le quinquennat, le calendrier de 2002 autant de sujets qui permettent à Giscard de montrer qu’il demeure un excellent chasseur. Valéry Giscard d’Estaing a commencé sa carrière politique dans les années cinquante, Jacques Chirac dans les années soixante. L’un et l’autre ont eu des mandats électifs alors que le Général de Gaulle était Président de la République. Dans aucun autre pays occidental, des hommes ou des femmes ont à leur actif une telle longévité sur la scène politique et médiatique. Il s’agit d’une nouvelle exception à la française.

Tout tourne autour de cette guerre de 25 ans. François Léotard, Gérard Longuet, François Bayrou et quelques autres ont dépensé beaucoup d’énergie à vouloir éliminer VGE pour leur propre compte mais surtout pour celui de Jacques Chirac. Au RPR, les représentants de l’UDF et de DL sont jugés plus dangereux que ceux du PS. Ce combat d’homme a occulté complètement les idées, les programmes. Les partis de droite n’ont pas opté pour une stratégie de niches. Ils ont décidé de chasser sur les mêmes terres, celles des électeurs du marais. A force de vouloir plaire aux électeurs indécis, ils ont pris la couleur grise de leur cible laissant le champ libre au développement des tentations extrémistes.

Les partis de droite, véritables écuries pour les élections présidentielles, n’ont pas de cohérence interne. On trouve des libéraux à l’UDF, au RPR et à Démocratie Libérale. On trouve des anti-libéraux dans ces trois partis. On trouve des européens à l’UDF bien sûr mais aussi à DL et au RPR. On trouve également des anti-européens dans ces trois partis. Les courants sont transpartis et non organisés. Le choix d’adhésion à un parti s’effectue en fonction d’affinités vis à vis d’un responsable, en fonction de considérations idéologiques, géographiques ou familiales. On est centriste de père en fils. Jacques Barrot, Dominique Baudis, Pierre Méhaignerie ou Bernard Bosson en sont les meilleures preuves. Cette règle vaut également chez les gaullistes avec Jean Louis Debré ou Michèle Alliot-Marie.

Partis de notables, les partis de droite ne sont pas structurés comme peuvent l’être le PS et le PC. Moins de cadres, moins d’organisation, les partis de droite ne sont pas les vecteurs du nouvel ordre libéral que Viviane Forrester voit partout. Elle serait étonnée par l’amateurisme sympathique qui prédomine à droite. Les légions ultra-libérales sont faibles. Hormis le RPR qui tente de conserver un maillage national, les autres partis ne sont présents que par l’existence au niveau local de notables. Les partis politiques n’existent pas dans les petites villes. Les élus arrivent à agréger des militants qui choisissent de soutenir leur démarche et non celle du parti auquel ils appartiennent. Comme les syndicats, les partis ne font pas recettes. Moins de deux millions de personnes possèdent une carte à jour.

POUR EN FINIR AVEC LE LIBÉRALISME ANTISOCIAL

Le libéralisme est rejeté car jugé antisocial. Le libéralisme, c’est l’égoïsme petit bourgeois par excellence. Le libéralisme est de droite, voire d’extrême droite. Bien évidemment, ces raccourcis ne reposent sur aucun fondement. Il n’y a pas plus opposé que fascisme et libéralisme, d’un côté la dictature, la centralisation, le contrôle de tout, des pensées, de l’économie, des industries, des services et des individus ; de l’autre, l’autonomie et la responsabilité. Pourquoi de tels amalgames, c’est tout simple : l’amicale des anciens compagnons de route du communisme s’est trouvée une nouvelle cause à défendre. Après s’être fourvoyés dans la défense de la patrie des travailleurs, l’URSS, ils ont décidé de se consacrer à la lutte contre le modèle qui l’a emporté bien malgré eux, le modèle libéral. La nostalgie des combats de jeunesse est encore vivace. A défaut d’être pro-communistes, continuons à être anti-américains, telle est la devise de cette amicale. Les années passent et les Etats-Unis est toujours le grand satan.

Le libéralisme, c’est donc l’ennemi du peuple à abattre par tous les moyens. A force de simplifier, il a été oublié que le libéralisme qui correspond à un mode de production des richesses peut s’accompagner d’une politique sociale active et efficace. Il est possible d’avoir le même niveau de protection sociale que la France a atteint aujourd’hui, tout en appliquant une politique véritablement libérale. Le libéralisme n’est pas une idéologie qui ordonne de faire table rase du passé ; c’est avant tout une méthode et un comportement ; une méthode qui privilégie le contrat, l’initiative et la liberté ; un comportement qui valorise la responsabilité.

Il n’est pas antinomique de mettre en œuvre une politique véritablement libérale tout en menant des actions de solidarité en faveur des plus démunis. La concurrence ne conduit pas à l’écrasement du petit ou du faible. Bien au contraire, la concurrence suppose que le plus faible puisse accéder au marché. La pauvreté, l’exclusion et le chômage se sont accrus en France alors que les gouvernements développaient des dispositifs d’aide, multipliaient les prestations sociales et augmentaient les subventions tant aux entreprises en difficultés qu’aux associations luttant contre l’exclusion. Pendant vingt ans, les dépenses publiques ont augmenté sans pour autant freiner la précarité et la dégradation de la situation morale et financière des plus pauvres. Condamne-t-on pour autant l’interventionnisme public, remet-on en cause les prestations sociales ? Bien évidemment, non !

Arrêtons de récuser les solutions libérales par avance. Prenons le cas de la Sécurité sociale et plus précisément le cas de l’assurance-maladie. Le système français est, à la fois, le plus individualiste et le plus centralisé de la planète. Individualiste car chaque Français a la possibilité de choisir son médecin, d’en changer quand il veut, d’en voir dix dans la semaine, si cela lui fait plaisir ou le rassure. La grande majorité des médecins exercent en tant que professions libérales et en tant que fonctionnaires car rémunérés indirectement par la Sécurité sociale donc par de l’argent public. Centralisé car la Caisse nationale d’assurance maladie gère les dossiers de la quasi-totalitéé des Français. Certes, les dossiers sont réglés au niveau local par les caisses primaires et par les caisses régionales d’assurance maladie, mais il n’en demeure pas moins qu’elles sont toutes rattachées à la Caisse nationale. Une superadministration digne de la défunte Union soviétique. Cette monstruosité administrative n’a comme concurrent que l’Education nationale.

Le carnet santé distribué, en pure perte, aux assurés sociaux et la carte « Vitale » ont, ces dernières années, montré les limites de cette centralisation. Envoyées à tous les assurés une carte maladie informatique alors que les praticiens n’étaient pas équipés pour lire, ces cartes et que les logiciels n’étaient pas prêts ou défaillants constituait une hérésie. Mal préparée, l’instauration de la carte Vitale qui avait pour objectif la rationalisation de la gestion des dossiers médicaux a été un échec tel que les assurés l’ont conservé sans pouvoir s’en servir pendant au moins deux ans et qu’il faudra leur prochainement une nouvelle une carte appelée « Vitale 2 ».

De même, la Couverture maladie universelle a clairement montré que l’assurance maladie avait atteint ses limites. La prise en charge par les caisses primaires de la couverture sociale des plus démunis qui étaient jusqu’en 1999 assurée en partie par les départements a bloqué l’ensemble du système. Les retards dans le traitement des feuilles de soins se sont accumulés passant de 15 jours à plusieurs mois. Au premier semestre de l’an 2000, les bénéficiaires de la CMU ont du faire preuve de patience pour être reçus par les services des caisses primaires. En situation d’exclusion, ils étaient contraints de perdre des journées pour obtenir la CMU alors qu’auparavant ils étaient pris en charge par les départements. L’assurance maladie du fait de sa lourdeur est incapable de s’adapter tant à la révolution informatique qu’à de nouvelles missions que lui confie le législateur. Il est surprenant que des demandes de prises en charge pour des soins dentaires par exemple se fassent par échange de courriers et nécessitent des délais pouvant atteindre huit semaines alors que tout pourrait être informatisé.

Lent, administratif, mais socialement juste ? Même pas. La prise en charge des dépenses de santé des Français demeure partielle et se dégrade. En matière de remboursement des soins, la France occupe le 7ème rang en Europe avec un taux de 74 % contre 89 % en Belgique ou 83 % au Royaume-Uni. Le taux de mortalité des jeunes adultes de 25 à 44 ans est un des plus élevés d’Europe.

Heureusement qu’il y a les complémentaires pour améliorer le remboursement des dépenses de santé. A ce titre, personne ne trouve choquant que la concurrence dans ce domaine existe. Mutuelles, compagnies d’assurances, ce n’est pas le choix qui manque. Personne n’a demandé le transfert à l’Etat ou à l’assurance maladie de ce type de couverture. Depuis que toutes les compagnies d’assurance ont été privatisées, ce sont des affreux capitalistes comme AXA qui se chargent pour des millions de Français de régler une partie des dépenses de santé. Les mutuelles et les compagnies d’assurance ont réussi le pari de l’informatisation ; le patient a de moins en moins besoin d’envoyer de documents à sa couverture complémentaire, le remboursement s’effectue automatiquement.

Pourquoi ne pas admettre la concurrence dans le régime général ? Pourquoi ne pas donner la possibilité de choisir sa caisse de paiement ? Pourquoi ne pas laisser les mutuelles ou les assurances assurer la gestion de la couverture de base ? En aucun cas, cette instillation de la concurrence ne signifierait la remise en cause des droits actuels. Il suffirait que, par contrat, les différentes caisses s’engagent à couvrir les assurés sociaux au minimum dans les mêmes conditions. En cas de non-respect de cette clause, les caisses ne seraient plus habilitées à percevoir de recettes issues des cotisations sociales ou de la CSG ou de tout autre moyen de financement mis en place par le législateur qui aura, par ailleurs, tout le loisir de définir les prestations de base.

Un tel système marquerait-il la fin du paritarisme tel que nous le connaissons depuis la fin de la seconde guerre mondiale ? Il faut souligner que, de toute façon, le rôle des partenaires sociaux s’est réduit au fil des années. L’assurance-maladie est, dans les faits, étatisée. La CSG qui est un impôt proportionnel sur le revenu acquitté par tous les Français est la principale ressource de l’assurance maladie. Ce sont, par ailleurs, les services du ministère de la Santé qui dirigent et élaborent les grandes décisions. Les établissements hospitaliers sont sous le contrôle de l’Etat tout comme les cliniques dont l’agrément est attribué par le Ministère de la Santé. Les partenaires sociaux négocient à la marge et grapillent quelques prébendes au passage. Officiellement à la fois censeurs ce qui est leur rôle normal et gestionnaires, les syndicats ont perdu dans le paritarisme à la française leur légitimité. Dans un système avec de la concurrence, ils pourraient surveiller, juger et être les véritables défenseurs des assurés sociaux. Ils sortiraient gagnants de cette mutation.

Il apparaît difficile de conserver un système qui ne responsabilise ni les praticiens, ni les patients et qui encourage les dépenses improductives. Actuellement, il y a très peu de sanctions contre le nomadisme médical et contre la surprescription. Personne n’imagine que l’administration pourra attribuer à chaque Français son médecin comme il le fait pour les enfants en les affectant autoritairement dans des établissements. Pourquoi ce qui ferait scandale dans le domaine médical ne le ferait pas dans le domaine scolaire ? Il faut souligner que si on arrive à connaître le niveau des établissements scolaires, leur réputation, leurs résultats, il n’en est pas de même pour les médecins. Pas de publicité, pas d’évaluation publique, on choisit son médecin par le bouche à oreille ou par hasard. On confie sa vie à un inconnu. Assez surprenante cette méthode qui associe le tirage au sort avec la roulette russe.

Notre système assurance maladie avantage les personnes aisées ayant des relations. Disposant de l’information, elles accèdent aux bons établissements, aux meilleurs spécialistes qui sont prêts à leur accorder le temps nécessaire. Elles peuvent demander des examens en surnombre, demander conseils et contre-conseils et tout cela est pris en charge par assurance maladie Avec l’instauration des honoraires libres, la sélection par l’argent joue à plein. Le patient a le choix soit d’attendre des mois un rendez-vous dans un hôpital public avec un spécialiste, soit payer le prix fort pour le rencontrer dans le cadre de consultation en honoraire libre. Ce qui est rare est cher ; or le diagnostic d’un très bon médecin est forcément une prestation rare donc cher. Le problème du système actuel, c’est qu’il essaie de faire croire le contraire et qu’il est tout sauf transparent.

S’il est irrationnel qu’un même patient puisse sans aucune pénalisation financière au nom de la liberté consulté plusieurs médecin pour un même mal, il est également irrationnel qu’un médecin puisse consacrer moins de 15 minutes à ses patients. Il faut, sans nul doute, aller vers le médecin généraliste de référence librement choisi par le patient. Ce dernier doit certes avoir toujours la possibilité de demander l’avis d’un autre médecin . Chaque patient doit avoir aussi la possibilité d’en changer une à deux fois par an. Le passage par le médecin de référence serait obligatoire pour consulter un spécialiste sauf en ce qui concerne bien évidemment les soins dentaires, ophtalmologiques, dermatologiques ou gynécologiques faute de quoi le remboursement serait réduit. Il conviendrait de limiter le nombre de patients par médecins. On a bien institué les 35 heures pour les salariés ; pourquoi ne pas limiter le nombre de patients par médecins. Le Gouvernement a, par un système compliqué de pénalisation tarifaire, institué des quotas d’actes alors pourquoi ne pas jouer sur le nombre de patients vu par un médecin dans une journée dans son cabinet. Il conviendrait, de manière simultanée, afin d’éviter une montée aux extrêmes des contestations d’améliorer le remboursement de certains soins. Par souci d’égalité, le taux de remboursement est le même quel que soit le niveau de revenu ; de ce fait, ce système pénalise les personnes modestes et ne permet par une couverture de l’ensemble des soins. Pourquoi ne pas imaginer que le régime de base de la Sécurité sociale soit progressif ? Un forfait de non-remboursement pourrait être instauré pour les revenus dépassant un certain plafond, les complémentaires auraient la possibilité de le prendre à leur charge. En contrepartie de ce forfait, le taux de remboursement pourrait être également amélioré.

Il est, en revanche, vain d’espérer une baisse des dépenses de santé ou même une stabilisation. Tout concourt à leur augmentation. Il y a le vieillissement inéducable de la population française ; vieillissement qui à travers sa forme la plus dure, la dépendance, provoquera une augmentation des dépenses médicales. De 2000 à 2020, les personnes de plus de soixante ans passeront, en France, de 11 à 17 millions, les personnes âgées de plus de 85 ans passeront de 1 million à 2,1 millions. En 2050, notre pays compterait plus de 4,5 millions de personnes de plus de 85 ans. Selon une étude réalisée par la Caisse nationale d’assurance vieillesse, le nombre de personnes fortement dépendantes réduites au lit ou au fauteuil pourrait atteindre 1,2 millions en 2020. Il y a, en second lieu, au sein de toute la population une volonté de rester en forme le plus longtemps et de consacrer une part croissante de leurs revenus aux dépenses de santé. En dernier lieu, les nouvelles techniques, les nouvelles découvertes coûtent de plus en plus chères. Pour lutter contre le cancer, le sida, la maladie de Parkinson, il faut mettre des moyens de plus en plus importants. L’exploitation du génome humain exigera des ressources que seules de très grandes entreprises ou de très grands laboratoires publics peuvent mobiliser. L’évolution des dépenses de santé de ces cinquante dernières années est claire et sans appel. Elles sont passées de 2 % à plus de 12 % du PIB de 1950 à 2000. Elles ont triplé lors de ces vingt-cinq dernières années. La France n’a pas le record de dépenses de santé ; elle est doublée par les Etats-Unis, la Suisse et l’Allemagne.

Les hôpitaux sont montrés du doigt car responsables de plus de 50 % des dépenses de santé. Les hôpitaux en France, c’est Kafka au quotidien. Gérés par des administratifs complètement dépendants du ministère de la Santé et de la lourde hiérarchie et en guerre permanente avec les médecins, les professeurs qui considèrent les hôpitaux comme leur domaine. Cette incompréhension ne facilite pas la bonne gestion et n’offre pas les meilleures garanties pour la mise en œuvre de prestations de qualité. On côtoie le pire et meilleur dans les hôpitaux en France ; des services d’extrême qualité à la pointe de la technologie dotés de spécialistes de grand renom vivent à côté de vrais mouroirs. Il y a surtout une vétusté inadmissible dans certains hôpitaux. A Paris, au sein même d’établissements réputés, il est fréquent de tomber sur des services ayant un matériel hors d’âge. Pourtant, 300 milliards de francs sont consacrés, chaque année, à l’hôpital public qui réalise plus de 15 millions d’interventions chirurgicales. L’hôpital public est au bord de l’asphyxie. Pour expliquer ce mal qui l’affaiblit de jour en jour, il y a en premier lieu des causes externes. En effet, l’hôpital public a été appelé à suppléer les défaillances de la médecine de ville et des services de lutte contre l’exclusion. Pour les admissions dans les hôpitaux et les soins hospitaliers, la France arrive en tête. Dans les grandes villes, les services des urgences ressemblent à la cour des miracles. Les sans-abri tentent de trouver un havre pour la nuit dans ces services. Les personnes isolées, en mal d’affection, essayent de calmer leur douleur en passant dans ces services ouverts toute la nuit. En second lieu, les hôpitaux sont de plus en plus asphyxiés par les dépenses de personnel. Les hôpitaux emploient plus de 840 000 personnes, un Etat dans l’Etat. Comme dans les ministères, la répartition du personnel ne correspond pas aux besoins. Les services difficiles sont désertés ou laissés aux débutants ; il s’agit en particulier des urgences. En outre, le caractère très militaire de l’organisation hospitalière ne facilite pas la pénétration du progrès et des nouvelles techniques de gestion des ressources humaines. Les mandarins supervisent de loin et n’aiment guère consulter les infirmières ou les aides soignantes. Plusieurs castes cohabitent, sans se connaître, dans les hôpitaux au détriment bien souvent du malade qui est tenu à l’écart, abandonné à lui-même et considéré comme un pion. Il y a d’un côté les professionnels et de l’autre le patient. Des progrès dans l’humanisation des hôpitaux ont été réalisés, ces dernières années, mais ils sont encore très largement insuffisants.

Autre grand blocage qui empêche la rationalisation de notre système de santé ; le nombre trop important de lits d’hôpital, 20 à 30 000 lits de trop qui coûtent chers au système de santé. Le nombre pour 1000 habitants atteint en France 8,5 contre 4 aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni. Autrefois, un patient pour une intervention même bénigne restait au minimum une semaine voire deux ; maintenant, il n’est pas rare soit de sortir dans la journée, soit de sortir au bout de deux ou trois jours. Cette évolution diminue automatiquement le nombre de lits nécessaire. Par ailleurs, la révolution technologique qu’a connu la médecine, tant pour le diagnostic que pour les interventions, a comme conséquence une concentration des séjours dans les grands établissements. Cette révolution aurait du conduire à la fermeture d’unités vétustes n’ayant pas le matériel et les compétences nécessaires pour réaliser, en toute sécurité, des opérations. Or, c’était oublié que dans de nombreuses villes, l’hôpital est le principal employeur et donc le principal pourvoyeur de ressources. Tout élu qui se respecte se bat pour obtenir que son hôpital soit doté de tout le matériel de pointe disponible même si cela ne se justifie pas compte tenu du nombre limité d’opérations pratiquées. Il en résulte un véritable gaspillage, une mauvaise allocation des ressources, des plateaux sous utilisés et sous équipés. Les patients ne sortent pas vainqueur de cette inflation de lits et d’équipements. En effet, il est impossible d’équiper tous les établissements correctement et on manque de personnel. L’hôpital près de chez soi, c’est bien ; c’est rassurant à condition qu’il soit en bon état de marche ce qui n’est pas toujours le cas. Il conviendrait d’accepter au minimum une spécialisation des établissements pour éviter des doublons. Le Ministère de la santé a décidé de mettre en œuvre cette spécialisation mais il doit faire face à l’hostilité des élus et des habitants des villes concernées qui veulent tous conserver leur maternité ou leur hôpital général.

Tous les plans de maîtrise des dépenses de santé seront donc voués à l’échec sur le long terme. Ils peuvent simplement infléchir, un temps, la courbe. La question n’est pas le niveau des dépenses de santé mais leur utilisation et leur efficacité. Le toujours plus doit être remplacé par le toujours mieux.

Plus de liberté, plus de responsabilité pourraient également s’appliquer à l’Etat. Le libéralisme n’impose pas la suppression de l’Etat ; il ne faut pas confondre libéralisme et anarchisme. L’Etat libéral, ce n’est pas obligatoirement un Etat réduit au minimum, c’est avant tout un Etat efficace.

La gestion publique est, en France, très centralisée et très rigide. L’administration française fonctionne comme une armée géante qui tente de prouver son efficacité en temps de paix par toujours plus de dépenses. De multiples rapports dont en particulier ceux de la Cour des Comptes ont souligné l’archaïsme de la gestion de l’Etat. Sur ce sujet, on peut également citer l’excellent rapport sur la comptabilité de l’Etat remis par Jean-Jacques François le 30 juin 1999 au Premier Ministre.

Ce rapport est sans appel sur la gestion de l’Etat. Ainsi, il souligne que « la mécanique administrative et financière de l’Etat ne fait pas figurer au premier plan de ses préoccupations la notion de bonne décision. Quelles sont les sanctions et les récompenses d’une bonne ou mauvaise décision financière ? Il n’y en a pas. Seules les fautes contre la régularité sont prévenues, recherchées, sanctionnées. »

L’auteur de ce rapport insiste sur les conséquences de l’absence de comptabilité patrimoniale pour l’Etat qui est une source de très importants dysfonctionnements. Le budget de l’Etat se présente sous la forme d’un compte d’entrées, sorties. Cette présentation comptable très dépouillée résulte de l’application des grands principes budgétaires qui ont été forgés durant tout le XIX ème siècle : l’annualité, l’universalité et l’unité. Plus de 1600 milliards de francs de budget sont gérés en amateur. Un commerçant, un ménage, en prenant en compte la différence des montants en jeu, ont des comptabilités plus élaborées.

Dans la comptabilité de l’Etat, il n’y a pas de chapitres réservés à l’amortissement, ni de provisions. Cette absence constitue une véritable insouciance et un refus de préparer l’avenir. Selon le rapport, les bombes à retardement, des dépenses non provisionnées auxquelles l’Etat devra prochainement faire face, sont évaluées entre 500 et 1000 milliards de francs. Dans les faits, l’Etat à la différence des entreprises privées n’établit pas de bilan. La valeur des biens n’est pas pris en compte comme le coût des services. L’Etat sera confronté à une crise grave de son système financier d’ici trois à cinq ans du fait du caractère archaïque de sa gestion et de l’obsolescence des procédés informatiques. L’Etat n’a aucune vision claire de ses engagements à venir. Ainsi, du fait de l’absence de provisions, les charges s’accumulent. La retraite symbolise parfaitement cette imprévoyance. Du fait de la pyramide des âges, le coût des retraites des fonctionnaires devrait augmenter de 15 milliards de francs par an à partir de l’an 2005 pour atteindre un surcoût de 100 milliards de francs en 2015. Selon un rapport commandé par Alain Juppé et élaboré par Raoul Briet, le coût des retraites pour les fonctionnaires de l’Etat passerait de 108 milliards de francs en 1995 à 153 en 2005 puis à 226 milliards de francs en 2015. Autre zone d’incertitude, les engagements des établissements publics rattachés à l’Etat. Pour soustraire certaines activités du droit budgétaire, pour accorder parfois à juste titre une plus large autonomie, les gouvernements ont pris l’habitude de multiplier les établissements publics. Les universités, les musées mais aussi EDF ou la SNCF sont des établissements publics. Or, le rapport de Jean-Jacques François souligne que les relations de l’Etat avec les établissements publics sont particulièrement complexes. Ainsi, 112 milliards de francs d’actifs seraient immobilisés au sein de ces établissements alors que les subventions de l’Etat à leur profit atteignent 170 milliards de francs et que leur situation nette accusait un déficit de 1999 milliards de francs en 1996 et de 34 milliards de francs en 1997. A force de multiplier les structures, l’Etat ne sait plus trop où se trouve son argent. Fréquemment, dans des lois de finances rectificatives, les gouvernements opèrent à la sauvette des ponctions sur les établissements publics.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’Etat ne connaît pas, en l’an 2000, son patrimoine immobilier. Il est évalué entre 260 et 450 milliards de francs. Cette approximation prouve l’absence de comptabilité patrimoniale. L’Etat ne connaît pas la valeur de son patrimoine et est incapable d’en avoir une gestion rationnelle. L’Etat subira, en effet, une perte de 60 milliards de francs de 2000 à 2010 du fait de l’absence de programmation en matière d’entretien et de l’ignorance des pouvoirs publics sur l’étendue du patrimoine. La simple mise à niveau du parc immobilier de l’Etat coûterait au minimum 5 à 6 milliards de francs par an.

Le rapport de la Cour des Comptes sur la fonction publique de l’Etat de 1999 a également souligné, comme les années précédentes, que le système d’organisation actuelle était source de gaspillages et d’inégalités. Est-il admissible qu’en l’an 2000, l’Etat soit incapable de savoir par ministère le nombre de fonctionnaires qui y travaillent. ? L’Etat français, premier employeur européen, même avec l’appui des moyens informatiques puissants, n’arrive pas à gérer son personnel. Comment ne pas comprendre que l’allègement des structures est la seule solution pour améliorer les services offerts et pou réaliser d’importantes économies budgétaires.

Il y a urgence pour la modernisation de la comptabilité publique. Laurent Fabius en était convaincu en tant que Président de l’Assemblée nationale. Il avait, à ce titre, élaboré une série de propositions afin de rendre plus transparent la gestion publique. Désormais, Ministre de l’Economie et des finances, la mise en musique de ses propositions buttent sur les résistances du Ministère de l’Economie et des Finances. La comptabilité de l’Etat devrait, par souci d’efficacité, se rapprocher de la comptabilité des entreprises et intégrer les notions simples que sont les provisions et les amortissements. De même, à côté du compte d’exploitation, l’Etat doit élaborer un bilan qui retrace, avec précision, ses actifs et son passif. De telles réformes ne sont pas impossibles à réaliser. Nos voisins se sont engagés dans un processus de modernisation de leur comptabilité publique sans que cela provoque des cris.

Compte tenu des règles budgétaires en vigueur, un véritable cercle vicieux du toujours plus de dépenses fonctionne en France. Plus de 90 % des dépenses de l’Etat sont reconduites automatiquement d’une année sur l’autre au nom des fameux services votés qui correspondent au montant de crédits nécessaires pour assurer le fonctionnement des services de l’Etat. Il faut une décision, un acte volontaire pour réaliser des économies. La dépense est naturelle et implicite. Elle s’impose d’elle-même. Sa suppression doit être explicite. Il n’y a pas de discussion parlementaire sur les services votés ; il y a un simple enregistrement. Il faudrait renverser la preuve. Il faudrait que les Ministres puissent justifier le bien-fondé des crédits de fonctionnement ou des crédits d’investissement et mentionnent quelles économies ils entendent réaliser. L’objectif d’une entreprise, c’est produire plus, mieux et pour moins cher. L’Etat ne connaît pas cette règle pourtant simple. Ces dernières années, les économies budgétaires ont été réalisées sur les dépenses d’investissement, ce qui est le plus facile car elles ne modifient en rien le fonctionnement à court terme des services. La conséquence de cette pratique est simple ; sur un budget de 1600 milliards de francs, les dépenses civiles d’investissement s’élèvent à moins de 75 milliards de francs. Ce sous-investissement est porteur de dépenses supplémentaires pour l’avenir. En effet, en n’investissant que parcimonieusement, l’administration se prive de gains de productivité. Surtout, en n’entretenant pas ou mal son patrimoine, l’Etat devra consacrer d’ici quelques années des sommes importantes pour le remettre à niveau.

L’informatisation ou internet n’ont eu que peu d’impact sur les structures de l‘Etat. On crée de nouvelles directions, de nouveaux emplois mais on ne restructure qu’avec difficulté. Il y a une véritable résistance au changement. En 1987, à la direction de la communication du ministère des Affaires Etrangères, on travaillait encore avec des télescripteurs fonctionnant avec du papier carbone de plus de sept plis. Les dépêches étaient découpées à la main et adressées aux bureaux intéressés. Rien d’exceptionnel sauf que dans les placards étaient rangés des ordinateurs sur lesquels on aurait pu consulter les dépêches. Plus de liasse de papiers carbone, plus d’armoires débordantes de dépêches AFP ou Reuter, juste des écrans. Mais, l’installation des ordinateurs aurait nécessité la réorganisation d’un service. Pas de droits acquis simplement des habitudes et l’absence de volonté. Le travail sur les télescripteurs et sur le papier carbone n’avait rien d’enthousiasment. La preuve, la nuit venue, la surveillance des dépêches était assurée par des appelés du contingent. Il a fallu attendre plus de cinq ans pour que l’ordinateur soit accepté.

Dans les fascicules budgétaires tels qu’ils sont votés en loi de finances par le Parlement chaque année, tout est prévu, la nature des dépenses, les emplois. Pour s’adapter à l’imprévu, le gestionnaire public doit ruser et se jouer des règlements. On ne vote pas sur un objectif, fournir tel ou tel service aux Français, mais sur la nature de la dépense, le versement d’une prestation ou l’achat de crayons. De manière surprenante, la question des objectifs à atteindre, diminution du chômage, réalisation d’infrastructures, lutte contre l’exclusion ne transparaît pas à la lecture des documents budgétaires. L’affectation précise des crédits prive les gestionnaires de toutes marges de manœuvres. Par souci d’efficacité, il conviendrait d’accroître l’autonomie de gestion au sein des ministères. Les ministères et en dessous les différentes directions devraient disposer d’une plus grande autonomie budgétaire et pouvoir librement sous le contrôle de la Cour des Comptes et du Parlement gérer les crédits en fonction des objectifs fixés par la loi. Les ministères dépensiers, c’est à dire, à titre d’exemple, l’agriculture, l’éducation nationale, l’emploi, dépendent aujourd’hui du Ministère du Budget qui considère qu’il est le seul à savoir bien gérer. L’histoire récente ne lui donne malheureusement pas raison. Il faut casser cette dépendance qui déresponsabilise et qui est source de dysfonctionnements.

Il faut également accroître la mobilité au sein des différentes administrations. L’Etat est unique tout comme le statut général de la fonction publique, mais il existe plus d’une centaine de sous-régimes qui régit la vie des fonctionnaires. Un fonctionnaire du ministère de l’Economie et des finances même à emploi et à ancienneté identique n’est pas traité de la même façon qu’un fonctionnaire du ministère de l’Emploi ou de l’Intérieur. Les primes, les horaires, les avantages diffèrent. Tout ceci freine le passage d’un ministère à un autre. De ce fait, lorsque dans un ministère, il y a nécessité d’accroître le nombre d’emplois, il n’y a pas d’autres possibilités que d’augmenter le nombre de fonctionnaires. Il est difficile de réaliser des transferts. Cela serait, en outre, perçu comme un signe de faiblesse de la part du ministère qui verrait partir un ou plusieurs de ces fonctionnaires. La crédibilité d’un ministre tient à sa capacité de maintenir voir d’augmenter le nombre de fonctionnaires qu’il a sous ses ordres.

Depuis des années, la fuite en avant a caractérisé la gestion des ressources humaines au sein de l’Etat. Face à une crise au sein de la fonction publique, les gouvernements successifs ont eu recours à l’augmentation des effectifs, des primes et des rémunérations. Ces augmentations, souvent non fondées ont asphyxié le budget de l’Etat. Ainsi, le budget de l’Etat en 2001 prévoit plus de 7000 créations de poste, c’était le prix à payer pour régler le conflit de Bercy et mettre un terme à la grogne des enseignants.

Dans une entreprise, les effectifs des établissements, de services évoluent en fonction de la conjoncture, en fonction des techniques. Pour l’Etat, la seule règle en vigueur est le toujours plus. Ainsi, en 1970, le Ministère de l’agriculture comprenait 28 000 agents pour 2,8 millions d’agriculteurs. Ils sont aujourd’hui 32 850, sans compter les fonctionnaires européens, pour 966 000 agriculteurs. On est ainsi passé d’un fonctionnaire pour 100 agriculteurs à un fonctionnaire pour 29 agriculteurs. De même, le taux d’activité dans la flotte de commerce a été divisé par trois et le nombre de fonctionnaires au ministère de la mer a augmenté de 25 %.

Comme pour son patrimoine, l’Etat ne sait pas exactement combien de fonctionnaires travaillent en son sein et combien sont affectés à des tâches qui n’ont rien à voir avec leur métier d’origine. Bien que l’insécurité augmente, bien qu’il manque de policiers dans les banlieues, 10 000 gardiens de la paix sont en charge de travaux de bureau ; 1000 agents sont affectés à des tâches syndicales, mutualistes ou associatives, 264 sont affectés à l’orchestre de la police. Un policier sur sept n’est pas un policier.

Pas assez de policiers, pas assez d’enseignants, pas assez de gardiens de prisons, c’est peut être vrai. Pour autant, la France ne manque pas de fonctionnaires. Sans compter les effectifs des établissements publics, les enseignants du privé sous contrat, les effectifs de la Poste et de France Telecom et les appelés du contingent, les effectifs de la fonction publique atteignent en France 4,536 millions de personnes. Il y avait, au 31 décembre 1996, 146 000 enseignants privés sous contrats et donc payés par l’Etat. 292 000 salariés travaillent dans des établissements publics et 451 000 à la Poste et France Telecom. En prenant en compte ces différentes catégories, 5,425 millions de personnes travaillent pour les pouvoirs publics. En y ajoutant la Caisse des Dépôts, les sociétés d’économie mixte et les entreprises publiques dont le personnel bénéficie d’un statut proche de celui en vigueur dans la fonction publique, on atteint le chiffre de 6 millions. Avec plus de 20 % de la population active dans la fonction publique, la France est en tête de tous les grands pays occidentaux. Depuis vingt ans, nous avons assisté à une progression ininterrompue sans pour autant que la qualité des services rendus aux citoyens s’améliore. De 1980 à 1996, les trois fonctions publiques ont connu une augmentation de leur effectif de plus 800 000 (230 000 pour l’Etat, 390 000 pour les collectivités territoriales, 146 000 pour les hôpitaux). Les frais de personnel (charges sociales+pensions et traitements) sont passés de 279 à 613 milliards de francs de 1980 à 1998. Dans une note interne réalisée par Jean Choussat, l’inspection des finances fait état d’un sureffectif de 10 %, soit près de 500 000 agents dans la fonction publique en France. Le sureffectif coûterait 150 milliards de francs à l’Etat par an, près de la moitié de l’impôt sur le revenu ou le montant des taxes sur les carburants.

Avant de procéder à de nouvelles créations d’emplois publics, il conviendrait au préalable s’il n’est pas possible de procéder à des transferts entre services ou entre ministères. Il faut avoir conscience que l’embauche d’un fonctionnaire à l’âge de vingt-cinq ans crée une dépense publique durant une cinquantaine d’années compte des frais de pension.

Il ne s’agit pas de geler les effectifs de la fonction publique ; il s’agit de gérer de manière la plus économe possible. Toujours dans un souci d’efficacité, il conviendrait d’instiller de la souplesse dans le recrutement. Le recours systématique au concours couplé à la limite d’âge est générateur de sclérose et crée une barrière étanche entre le privé et le public. Il y a deux France, celle du secteur privé et celle du secteur public qui s’ignorent et se haïssent. Cette absence de porosité est contre-productive. Le secteur public se prive de l’expérience de salariés du privé et de même des fonctionnaires quels que soient leur niveau auraient tout à gagner de faire des allers et des retours dans le privé. Le pantouflage dans les entreprises est aujourd’hui essentiellement réservé à une toute petite caste d’énarques.

La question des relations avec le privé sera d’actualité dans les prochaines années. En effet, de 2000 à 2012, la moitié des fonctionnaires en poste partiront à la retraite. Le nombre des départs passera de 58 000 à 85 000 par an. Selon le Commissariat général au Plan, l’Etat se doit d’adapter les recrutements en fonction des besoins et non procéder au renouvellement automatique. Mais surtout, il devra remplacer des fonctionnaires expérimentés or compte tenu de la pyramide des âges de la fonction publique, il ne pourra pas uniquement jouer sur l’avancement des fonctionnaires un peu plus jeunes. Il devra, sur des emplois demandant des qualifications et de l’expérience mettre, des jeunes recrutés par concours et qu’il faudra former en urgence. Durant les années de chômage, la fonction publique constituait un véritable refuge. Dans les années quatre-vingt et dans la première partie des années quatre-vingt-dix, lorsque les parents étaient interrogés par sondage sur leurs souhaits en ce qui concerne la carrière de leurs enfants, la réponse était simple : fonctionnaires. Il n’était pas rare que des jeunes ayant accompli un troisième cycle présentent leur candidature à des concours catégorie B voire C de la fonction publique, concours accessibles à des candidats niveau bac ou deug. Cette recherche de la protection absolue ne sera pas sans poser des problèmes au sein de la fonction publique. Une grande partie des femmes et des hommes recrutés ces dix dernières années sont surqualifiés par rapport aux missions qui leur sont confiées. Il en résulte une amertume, une exaspération et un sentiment de révolte qu’il faudra gérer. En quelques années, la situation s’est complètement retournée. L’Etat ne fait plus recettes. L’ENA n’attire plus et est contrainte de publier des publicités pour inciter les jeunes à concourir au plus prestigieux concours de la fonction publique. Moins de 1000 candidats, une baisse de plus de 40 % en moins de cinq ans, l’énarque ne fait plus rêver. Cette crise des vocations obligera peut-être l’Etat à réaliser des gains de productivité.

En plus de ces problèmes de recrutement, dans les prochaines années, l’Etat devra faire face à des dépenses de pension en très forte augmentation. Selon Bercy, les engagements de l’Etat en matière de retraite des fonctionnaires coûteront 4000 milliards de francs de quoi faire passer la dette de l’Etat à plus de 8000 milliards de francs soit 100 % du PIB contre 58 % en 2000. Actuellement, les pensions des anciens fonctionnaires sont prélevées directement sur le budget de l’Etat. Il n’y a pas de caisse de retraite. Le Commissariat général au plan propose, à juste titre, que l’Etat crée en système de retraite pour les fonctionnaires d’Etat afin d’individualiser la dépense. Les dépenses de retraites des agents de l’Etat devraient être clairement identifiées dans le budget de l’Etat comme pour les autres régimes. Ainsi, on pourrait clairement connaître leur coût, fixer le montant des cotisations et rendre les acteurs un peu plus responsables. Au nom de l’égalité, un rapprochement avec le régime général des salariés du privé s’impose. Pour éviter une remise en cause brutale des droits acquis, le passage de 37,5 à 40 ans de cotisations dans la fonction publique pourrait ne concerner que les nouveaux entrants sachant que 45 % des fonctionnaires actuels prendront leur retraite d’ici 2012. On pourrait également proposer un système à la carte : intégration des primes en contrepartie d’un allongement de la durée de cotisation, non-intégrationn des primes mais dans ce cas pas d’allongement de la durée de cotisation. Le gouvernement ferait bien de s’inspirer de l’exemple canadien. En effet, le gouvernement canadien a réexaminé l’ensemble des programmes afin de trier ce qui doit continuer à appartenir au secteur public. 120 organismes gouvernementaux ont été transformés ou restructurés. 45 000 des 220 000 fonctionnaires appartiennent désormais au secteur privé ou sont partis à la retraite avec en contrepartie une indemnisation.

En regardant attentivement les offres d’emplois publiés par les quotidiens ou par les hebdomadaires, vous ne tomberez pas sur une offre concernant, par exemple, le poste de directeur du budget ou de directeur des ressources humaines au sein d’un ministère. Il y a peu de chances pour qu’un chasseur de tête vous propose le poste. Les textes en vigueur permettent pourtant de recruter pour des postes de direction des non-fonctionnaires mais cela ne se fait pas ou presque pas. Alain Madelin en tant que Ministre de l’industrie l’avait fait de 1986 à 1988. Il avait résisté à la pression des membres influents des différentes directions de son ministère. Les postes à responsabilité au sein des ministères appartiennent aux écoles de formation des fonctionnaires : l’ENA, Polytechnique par exemple. Mais pour être directeur du budget ou directeur des impôts, il faut, en outre, être sorti dans les premiers à l’ENA une vingtaine d’années auparavant et si possible avoir fait un peu de cabinet ministériel. On peut nommer quelqu’un extérieur au sérail du Ministère à condition qu’il soit issu des grands corps : Conseil d’Etat, Cour des Comptes, Inspection Générale des Finances mais noter bien, il s’agit toujours d’un fonctionnaire.

De nombreux hauts fonctionnaires ont déserté les ministères au profit du privé afin d’échapper à la pesanteur de l’administration, pour gagner plus ou par simple envi de faire autre chose. La multiplication de ces départs prive l’administration de nombreux bons éléments. De ce fait, il est de plus en plus délicat de trouver les personnes idoines pour des postes difficiles. Laurent Fabius a mis plusieurs semaines tant pour composer son cabinet ministériel que pour remplacer plusieurs grands directeurs de son ministère. L’administration doit s’ouvrir et se comporter en matière de recrutement comme une entreprise. Les fonctionnaires doivent accepter qu’un certain nombre de postes puisse être occuper par des femmes ou des hommes issus des privés afin d’éviter une sclérose des méthodes de travail et de gestion. Tout le monde sera gagnant avec l’instauration d’une plus grande mobilité entre les deux secteurs. Dans ces conditions, est-il nécessaire de conserver l’ENA ? Créer après la seconde guerre mondiale afin de fournir des cadres de haut niveau à l’administration et mettre un terme aux procédures de recrutement pas toujours transparentes que les différents ministères ou corps avaient mis en place. L’objectif de Michel Debré, le père fondateur de cette école, a été atteint. Personne ne nie la qualité de la formation délivrée par l’école, ni les compétences des élèves qui en sortent. Mais, l’ENA a créé une nouvelle caste qui se décompose en sous-castes. Cette école a dépassé les objectifs qui lui avaient été alloués. Elle dispose d’une sorte de monopole sur un grand nombre de postes à responsabilités que ce soit dans le secteur public ou dans le secteur privé. Les postes de direction dans les ministères, les postes de direction dans les grandes entreprises, dans les établissements publics, dans les cabinets d’avocat, dans les sociétés de conseil, les postes de ministres, de Premier Ministre sont trustés par les énarques. Or, tout monopole est en soi source de dysfonctionnements. Ce qui est vrai pour Microsoft dans le monde des logiciels l’est pour l’ENA en ce qui concerne les postes de dirigeants.

Les anciens élèves de l’ENA forment un grand réseau aussi influent que peuvent l’être ceux des francs-maçons. Il y a un esprit de corps indéniable entre énarques. Convaincus de faire partis de l’élite, d’être les membres de la caste du savoir et de l’intelligence, ils ont tendance, de manière toute naturelle, de ravaler les non-énarques à de pauvres esprits tout juste bons à être commandés. La supériorité énarchique est certainement le principal enseignement dispensé par l’ENA. En donnant les clefs des ministères, des cabinets ministériels, des grandes entreprises publiques, les hommes politiques ont accepté le triomphe de cette école. Le grand réseau de l’énarchie n’est certes pas homogène. Il y a d’un côté ceux qui ont réussi à intégrer les grands corps et les autres. La vie d’un ancien élève ayant choisi le Conseil d’Etat à la sortie de l’école et celle d’un ancien élève ayant choisi, bien malgré lui, du fait de son rang de sortie, le ministère des affaires sociales ont toutes les chances d’être fort différentes. Il vaut mieux sortir dans les 12 premiers de l’ENA faute de quoi l’ENA peut laisser un goût amer. Le pantouflage, les ors de la République, les beaux postes sont avant tout réservés aux premiers. Ce classement de sortie conditionne toute la vie professionnelle des élèves. Pas de possibilité de rachat, pas de possibilité de passer d’administrateur des affaires sociales à conseiller d’Etat même si on n’en a les compétences. Seule une intervention politique et le passage par un cabinet ministériel peuvent tordre le coup à ces règles stupides. L’énarque considère que le simple fait d’avoir réussi un concours à vingt quatre ans lui donne des droits sur la société pour la totalité de la durée de sa vie professionnelle. Mis sur un piédestal dès le départ, il n’en descend pas jusqu’à sa mort. A l’ENA, on n’apprend pas la modestie et la relativité. Ce monopole des anciens élèves de l’ENA enferme l’Etat sur lui-même. L’introduction des innovations est lente. La suppression de l’ENA est périodiquement évoquée, surtout au moment des élections. Dans cette proposition radicale, il y a un peu la jalousie de ceux qui ne l’ont pas fait. Il y a aussi beaucoup de démagogie car personne n’ignore la force du réseau des anciens élèves. Certes, au nom de l’aménagement du territoire et afin de lutter contre le parisianisme, l’école a été faussement délocalisée en 1992, par Edith Cresson, à Strasbourg ; dans les faits, les locaux de Paris ont été conservés et l’enseignement s’effectue, certainement par souci d’économie, dans les deux villes à moins que ce soit pour aider la SNCF et Air France qui sont mis à contribution pour les navettes des élèves et des professeurs. Il faut mettre un terme au monopole de fait de l’ENA. Il faut créer des écoles concurrentes, des écoles supérieures d’administrations formant aux emplois publics de l’Etat comme à ceux des collectivités territoriales. Actuellement, il y a une séparation stricte entre l’ENA qui forme des élèves pour des emplois dans l’administration d’Etat et de la Ville de Paris et les IRA, institut régional d’administration, qui forme des élèves pour les collectivités territoriales. Il faut surtout supprimer l’automaticité d’emploi dans la fonction publique en cas de réussite du concours et la remplacer par des listes d’aptitudes. Les ministères pourront choisir sur ces listes et recruter après passage d’entretien de motivation.

De la concurrence, il faut en mettre dans les services publics, non pas pour les détruire, mais pour les conforter, les améliorer. Il faut cesser de diaboliser le privé et de vanter le secteur public. Lorsqu’un accident ferroviaire est survenu en 1999 au Royaume-Uni, la responsabilité en a été imputée à la compagnie privée. Un tel accident était impossible en France car la SNCF est publique. Au mois de juillet 2000, personne n’a imputé l’effroyable crash du Concorde au caractère public d’Air France.

Dans notre pays, l’association des mots service public, monopole, entreprise publique est reine. Pourtant, sans remettre en cause les fameux droits acquis, sans mettre à bas la politique d’aménagement du territoire, il serait souhaitable d’instiller de la concurrence dans nos grands réseaux publics. L’Europe ne nous le demande pas par masochisme mais au nom d’une plus grande efficacité. La France est la mauvaise élève de l’Europe. Avec la Grèce, notre pays est celui qui met le plus de temps pour appliquer les directives européennes surtout quand elles concernent les services publics. Qu’un des pays fondateurs de l’Union européenne soit constamment à la traîne et exige des délais supplémentaires d’adaptation, n’est pas très glorieux. Il serait tout à fait concevable sur le réseau ferré français de faire circuler des trains de différentes compagnies et de leur imposer des obligations de services publics qui donnerait lieu à des compensations de la part de l’Etat. Pour pouvoir accéder au réseau, les compagnies devront, par exemple, s’engager à desservir certaines villes. Cela ne coûterait pas plus cher aux contribuables qui consacre plus de 40 milliards de francs par an à la SNCF. Comme pour le téléphone, le coût du transport baisserait.

L’introduction de la concurrence permettra aux élus de mieux contrôler. Qui aujourd’hui osera crier que la SNCF n’effectue pas convenablement son travail compte tenu de l’osmose qui existe entre sa direction et son ministère de tutelle ? Qui osera critiquer la SNCF de peur de déclencher une grève ? Personne. Le monopole transforme les élus en vassaux. Instituer de la concurrence redonne du pouvoir aux élus qui peuvent choisir et imposer plus librement des obligations.

Air France demeure une entreprise contrôlée par l’Etat ; or, elle intervient sur un secteur ultraconcurrentielle sur lequel les entreprises sont privées. Il n’y a aucune raison si ce n’est politique et syndicale de maintenir dans le secteur public Air France. De toute façon, sa privatisation totale est inscrite à moyen terme. Pour se développer, pour acheter de nouveaux avions, Air France ne peut plus compter sur l’Etat qui est un actionnaire condamné à être financièrement passif. Au nom des règles de concurrence en vigueur au sein de l’Union européenne, l’actionnaire public ne peut plus, en effet, réaliser des dotations en capital. C’est la raison pour laquelle le capital d’Air France a été ouvert au privé.

Logiquement, les lignes intérieures françaises sont ouvertes à la concurrence, or force est de constater que hormis Air Liberté et AOM qui font partie du même groupe sur quelques lignes, peu de compagnies se sont précipité pour relier les différentes villes françaises. Cette situation résulte du quasi-monopole dont bénéficie Air France sur Orly Ouest et sur certains créneaux horaires. Afin de passer de la théorie à la pratique pour la concurrence aérienne, il faudrait remettre à plat les créneaux horaires sur les différents aéroports. Est-il normal que le billet Paris-New York coûte moins cher qu’un billet Paris Ajaccio. Pourquoi ne pas mettre aux enchères les créneaux horaires et les autorisations de décollage ?

Pour l’électricité et pour le gaz, le client ne pourrait que sortir gagnant de l’introduction d’une forte dose de concurrence. A la différence du transport ferroviaire pour lequel le législateur a créé récemment deux entités juridiques, une chargée de réseau, c’est à dire les rails et l’autre chargée du transport en tant que tel, pour l’électricité, le producteur est aussi distributeur. EDF et GDF contrôlent toute la chaîne. Certes dans ces deux secteurs, le monopole n’est pas parfait car il existe des compagnies privées ou publiques qui de manière marginale produisent de l’électricité ou assure la distribution du gaz de ville. Pourquoi ne pas appliquer à EDF et à GDF en France ce qu’elles font à l’étranger au nom du cher principe de réciprocité ? EDF soumissionne à des marchés de production ou de distribution aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni. On pourrait imaginer que la construction d’une centrale électrique fera l’objet d’un appel d’offre tout comme la vente de l’électricité au particulier. Ainsi, une entreprise A pourrait produire de l’électricité, la vendre à une compagnie B qui utilise les lignes d’une compagnie C pour l’acheminer auprès des particuliers. A chaque fois, les marchés seraient conclus pour une durée déterminée. En fonction du cours des matières énergétiques, la compagnie B pourrait opter pour un producteur spécialisé dans la production d’électricité d’origine nucléaire ou pour un producteur spécialisé dans la production à partir du fioul. La traduction à minima de la directive européenne concernant le marché de l’électricité protège les acquis nationaux d’EDF. La France ne manquera pas d’être condamnée pour mauvaise application d’un texte européen.

De plus en plus, la vieille conception française du service public s’effrite avec l’arrivée des nouvelles technologies. Qui dit réseaux, dit concurrence. Personne ne s’offusque de pouvoir envoyer des @mail grâce à Wanadoo, Liberty Surf, hotmail, yahoo, caramail, AOL, etc… Pour envoyer en urgence un colis, une lettre, on peut passer par des entreprises privées ; alors pourquoi la Poste conserve-t-elle son monopole sur le courrier classique ?

Lourdeur et complexité caractérisent la sphère publique malgré le dévouement des millions de fonctionnaires qui y travaillent. Avant même le niveau excessif des prélèvements, ce que les Français reprochent à leur administration, c’est son côté courtelinesque. Rien que pour les prélèvements obligatoires, chaque employeur a au minimum six interlocuteurs : trois pour les impôts, direction générale des impôts, services des douanes, Trésor Public, trois pour la perception des cotisations sociales URSAFF, ASSEDIC et régimes de retraite complémentaire. Le versement des différents impôts et des différentes cotisations sociales intervient à des dates différentes. L’employeur est transformé, à son corps défendant, en auxiliaire de l’administration fiscale qui est une des moins productive du monde occidental. Les entreprises doivent gratuitement calculer leurs impôts, leurs taxes et leurs cotisations. Le projet d’instauration d’un interlocuteur unique lancé sous Dominique Strauss-Kahn et Christian Sautter serait une avancée non négligeable.

Cette pesanteur administrative se traduit par un nombre réduit de créations d’entreprises. Au-delà de l’extrême médiatisation des start-up, les Français qui souhaitent créer leur entreprise rencontrent d’énormes difficultés et sont découragés par les obstacles à franchir. Les banques qui ont été par leurs structures, jusqu’à une date récente des annexes des administrations ont une part de responsabilité dans le faible chiffre des créations d’entreprise. En 1999, moins de 270 000 créations ou reprises d’entreprises ont été enregistrées. Chiffre faible comparé aux 13 millions de Français qui souhaitent se lancer dans la création d’entreprise et des 3 millions qui ont en tête un vrai projet dans leur tête (étude IFOP, janvier 2000). La France ne compte que 2 350 000 entreprises pour une population de 60 millions d’habitants avec en outre un très faible nombre d’entreprises moyennes. La France économique se compose de très grandes entreprises de plus en plus internationalisées et une multitude de micro-entreprises. En revanche, il y a une absence nette d’entreprises de taille moyenne. Les droits de succession, l’ISF et plus globalement l’ensemble des prélèvements freinent le développement des entreprises familiales et incitent leur propriétaire à les vendre à de grands groupes.

Nonobstant le problème du niveau des impôts, les entreprises comme les particuliers sont confrontés à l’absence de neutralité de notre système fiscal. Les gouvernements en voulant aider les grandes entreprises ou tel ou tel secteur d’activité ont créé de toutes pièces un véritable maquis qui n’avantage personne sauf les sociétés de conseil et qui nuit au très grand nombre. Les différents mécanismes d’incitation fiscale, par exemple, en faveur du logement, du cinéma, des DOM-TOM, des actions françaises coûtent chers à tous les contribuables sans pour autant avoir un réel impact. Les DOM-TOM n’ont guère profité des dispositifs de défiscalisation. La qualité du cinéma français ne s’est pas améliorée malgré les SOFICA qui sont des sociétés de financements bénéficiant d’importants avantages fiscaux ; elles sont de ce fait devenues des sociétés de défiscalisation des investissements cinématographiques qui permettent aux producteurs d’accumuler des navets sans avoir à en payer financièrement les conséquences. Certes, la France a conservé une production cinématographique mais qui est de moins en moins regardée. Au nom de l’art et de la défense de l’exception française, un secteur public a été institué.

Être libéral ne signifie pas exiger la disparition des impôts et le retour aux vieilles solidarités. Un système fiscal libéral repose sur la neutralité ; le comportement des acteurs économiques ne doit pas être guidé par des mesures fiscales. Au nom de l’efficacité, le libéral exige que les prélèvements soient fixés au plus bas niveau possible pour financer les dépenses publiques. Le libéral peut accepter un haut niveau de dépenses publiques à condition que cela ne génère pas d’effet pervers sur l’activité, que ces dépenses ne dissuadent pas de travailler ou ne portent atteinte aux règles de la concurrence et qu’elles soient efficaces.

En France, on décourage à la fois les jeunes les plus dynamiques et les personnes les plus modestes. Du fait de la progressivité de l’impôt sur le revenu et des effets de seuil généré par l’application de plafonds de ressources pour l’octroi des allocations et des prestations, de nombreuses personnes sont incitées à rester au chômage, à travailler au noir et donc à refuser de se réinsérer. La trappe à pauvreté pourrait concerner plus de 800 000 personnes, le noyau dur du chômage. Il est fréquent de rencontrer des hommes ou des femmes qui jouent sur les prestations, qui font des allers-retours entre le monde du salariat et du chômage ,qui cumulent période de stages de formation permettant de prolonger les périodes d’indemnisation.

Mieux lisser les prestations en fonction des ressources, instituer un impôt négatif versé aux personnes qui reprennent une activité professionnelle, mieux contrôler l’utilisation des prestations et les conditions de leur obtention, tels devraient être les objectifs d’un Etat providence moderne. Au Royaume-Uni, en Allemagne, en Espagne, le guichet automatique à prestations et à subventions est remplacé par un suivi au fond des prestataires. Les gens honnêtes sont gagnants car ils disposent de moyens supplémentaires pour s’en sortir. Ne pleurons pas sur le sort des petits malins de l’ancien système ; ils retrouveront vite des petites combines à travers les méandres de l’Etat providence. En vertu de quoi il est scandaleux que le bénéfice d’une allocation qui est une créance de la société sur un individu soit conditionné. Le versement d’allocations chômage qui constitue une créance et non un droit sur la société suppose que l’attributaire recherche efficacement un emploi. Aujourd’hui, les allocations sont des droits de tirage automatiques. Les rusés en profitent mais le plus grand nombre en pâtit. En effet, l’anonymat qui prévaut dans le versement des allocations favorise l’exclusion. Laisser à soi même, ne connaissant l’administration que sous la forme du guichet, le chômeur, le parent isolé, le malade n’a aucune chance de rebondir.

Avec un taux marginal d’impôt sur le revenu de 53,25 % pour les revenus 2000, mais qui peut dépasser 72 % si on intègre la CSG, le RDS, les cotisations sociales, l’initiative est découragée. Lorsque 100 francs ne pèsent que trente francs, il y a forcément un problème. Pourquoi des Français partent à Londres, ce n’est pas pour le climat, pourquoi des Français partent aux Etats-Unis, ce n’est pas pour la nourriture, c’est pour créer et s’enrichir ; c’est humain même si cela ne fait pas plaisir aux jaloux et aux envieux. L’administration fiscale a beau répété que la fuite des Français est marginale, mais peut-on lui faire confiance alors qu’elle est incapable de prévoir les rentrées fiscales des trois prochains mois. Comme ce sont des jeunes qui partent, l’administration fiscale ne les a pas intégrés dans ses statistiques fiscales. Il n’y a pas obligatoirement diminution de l’assiette fiscale, il y a surtout un manque à gagner.

Pour conserver les créateurs pour attirer des entrepreneurs étrangers qui paieront des impôts, des cotisations retraite, il faut accepter d’abandonner les vieux clichés de l’Etat social-démocrate. Pour les socialistes, un système fiscal est juste à partir du moment où il est progressif. Plus vous gagnez d’argent, plus le mord fiscal doit faire mal. Vous gagnez 100, l’Etat vous en prend 30, vous gagnez 200, l’Etat vous en prend 80. Ce système qui dans le premier cas vous laissera 70 et dans l’autre 120 est jugé juste. Vous gagnez deux fois plus d’argent mais vous touchez moins de deux fois votre premier revenu après impôt. C’est la fameuse progressivité. Ce raisonnement repose sur le rejet de l’enrichissement, sur le fait que l’argent corrompt. Il repose sur le refus implicite du système marchand. Dans un Etat social-démocrate, seule la dépense publique est bonne et utile à la société ; les dépenses privées sont considérées contre-productives, nuisibles. Pourtant avec la TVA, la consommation rapporte plus que l’impôt sur les revenus. Même les placements financiers, pourtant décriées, génèrent des revenus, créent des richesses qui sont taxées.

L’introduction d’un système d’imposition plus proportionnel aurait un impact positif sur l’activité. Un tel système ne serait pas injuste. Celui qui gagne 200 paiera, pour reprendre l’exemple précédent, 60 soit plus que celui qui gagne 100 et qui acquittera un impôt de 30. Comme on peut le constater avec la TVA lorsqu’on diminue les taux, le produit fiscal pourrait s’accroître en raison d’un simple effet richesse. L’entrave fiscale disparue, il y a aurait une légalisation d’une partie du travail au noir et également un essor de l’initiative créateur de revenus. Tous les grands pays occidentaux ont réduit leurs taux marginaux d’imposition et accru le caractère proportionnel de leurs impôts, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne ont réduit leur nombre de tranche et abaissé leur taux marginal. Gehard Schröder a décidé d’abaisser le taux de l’impôt sur les sociétés de 47,8 à 25 %, soit plus de 10 points en dessous du taux français. Il a aussi abaissé le taux marginal de l’impôt sur le revenu de 51 à 43 %.

Les prélèvements ont, en 1999, atteint un record, 45,7 % du PIB au lieu de 35 % en 1970, soit plus de 4000 milliards de francs. La France n’est dépassée au sein des pays occidentaux que par la Suède, le Danemark, la Belgique et la Finlande. De 1997 à 2000, les impôts, les taxes et les cotisations se sont accrus de plus de 500 milliards de francs et de 400 milliards de francs si on prend en compte l’érosion monétaire. En 1999, les pouvoirs publics ont capté plus de 70 % des fruits de la croissance. Cela ne serait pas dramatique si les services offerts par les administrations étaient irréprochables et si la France était un modèle en matière d’éducation, de recherche, d’insertion, de lutter contre la délinquance. Tel n’est malheureusement pas le cas. Il y a une mauvaise allocation des ressources. Pour moins cher, il est évident que l’on peut obtenir des services de meilleure qualité.

Conscient du niveau excessif des prélèvements, le Gouvernement de Lionel Jospin présente annuellement son plan de baisses d’impôt. Dans les faits, il s’agit de plans de moindre progression des prélèvements. Au lieu d’augmenter de 580 milliards de francs, les impôts augmentent de 500 ou de 4000. Quel cadeau fantastique…. En 1997, la première décision de Lionel Jospin avait été de supprimer le plan quinquennal de baisse des impôts d’Alain Juppé. En 2000, trois ans plus tard, il a proposé en écho un plan triennal de réduction des prélèvements. Tout cela est très logique. Dans une tribune au journal Le Monde du 25 août 2000, Laurent Fabius, Ministre de l’Economie et des Finances, résume parfaitement la situation fiscale française, « par son poids et par sa répartition, elles constituent un handicap structurel majeur pour notre économie. Il y a un an, dans ces mêmes colonnes, j’avais écrit que la gauche ne courait guère de risques d’être battue par la droite mais qu’elle pouvait l’être par les impôts et les charges ». En 1997, lors des élections législatives, la droite avait été battue plus par les augmentations d’impôt de 1995 que par la gauche. Les Français sont de plus en plus dubitatifs face à la longue litanie des promesses de baisses d’impôt jamais traduites en actes.

Le plan fiscal de Laurent Fabius présenté le 31 août 2000 est-il libéral ? Sur trois ans, 120 milliards de francs de baisses d’impôt ont été programmés. Cela signifie aucunement que le montant global des impôts, cotisations et charges diminuera de ce montant. Au mieux, l’augmentation réelle des impôts sera inférieure de 120 milliards de francs à ce qui aurait pu survenir si le gouvernement n’avait pris aucune disposition. 120 milliards de francs, soi-disant, le plus grand plan fiscal de ces cinquante dernières années ; mais aucune réforme de fond, juste un savant saupoudrage. pas de simplification, pas d’atténuation des effets de seuils et du caractère anti-économique de la fiscalité française. Une vingtaine de milliards de francs pour l’impôt sur le revenu, une vingtaine pour l’impôt sur les sociétés, une vingtaine pour la CSG et quelques uns pour les taxes sur les carburants. La suppression de la vignette est une mesure sympathique mais elle aboutit à étatiser un impôt perçu par les départements. L’Etat s’est engagé à compenser la perte des recettes ce qui signifie que le contribuable national paiera à la place du contribuable local ; c’est souvent le même… Ainsi, le Gouvernement pratique un étrange tour de passe-passe. Il faut moderniser la fiscalité locale qui est aujourd’hui archaïque, injuste et rejetée mais cela ne doit pas se faire au détriment de l’indépendance financière des collectivités locales. Il ne peut y avoir de baisse durable des prélèvements sans une réelle maîtrise des dépenses.

La stabilisation des impôts constituerait une véritable révolution tout comme leur simplification. Aujourd’hui, le premier bénéficiaire de la croissance, ce sont les administrations publiques. Plus les Français travaillent, plus l’Etat s’enrichit.

Ces recettes nouvelles auraient du être soit rendues aux Français sous la forme de baisses d’impôt, soit sous la forme de dépenses d’investissement afin de préparer l’avenir ; elles auraient pu être également consacrées au désendettement de l’Etat. Le Gouvernement a opté pour un saupoudrage. Quelques baisses d’impôts dont les montants n’ont rien à voir avec les ponctions réalisées depuis 1997. Une petite réduction du déficit qui laisse la France toujours au dernier rang des pays occidentaux. Des cadeaux offerts sous forme de dépenses courantes supplémentaires à quelques ministères en proie à des conflits sociaux récurrents.

Il est vain d’espérer un grand soir fiscal qui d’un coup de baguette magique moderniserait l’ensemble de la fiscalité française car sa complexité, sa structure n’est pas sans lien avec les caractéristiques de la société française. Le poids important de la TVA témoigne d’une préférence implicite pour l’impôt indolore. On paie plus de TVA que d’impôt sur le revenu durant l’année, mais pour le premier, on ne s’en rend pas compte à la différence du second. La CSG, le CRDS, les cotisations sociales passent également inaperçus or cumulés, ces trois prélèvements s’élèvent à plus de 2000 milliards de francs.

Pour l’impôt sur le revenu, l’existence de multiples réductions, de régimes dérogatoires, d’abattements et d’allègements donne l’impression aux contribuables de gagner de l’argent. Il est convaincu qu’il a réussi à détourner des caisses de l’Etat une partie de ses revenus. Par ces dispositifs, chacun a l’impression d’être, sans aucun risque, un fraudeur.

En France, le riche, c’est forcément l’autre que l’on jalouse. C’est pourquoi les impôts à rendement faible qui vise des clientèles très spécifiques sont toujours populaires. L’impôt de solidarité sur la fortune qui rapporte environ 10 milliards de francs en est le meilleur symbole. Taxant le capital essentiellement immobilier et financier, il est un frein au développement des entreprises familiales surtout lorsqu’il s’ajoute à d’éventuels droits de succession. Ce type d’impôt a beau être supprimé dans de nombreux pays occidentaux, il a été transformé en porte-étendard de la justice fiscale. Les symboles ne sont jamais aussi beaux lorsqu’ils sont inutiles voire dangereux.

En 1997, Lionel Jospin avait promis de ramener le taux normal de TVA à son niveau de mai 1995, soit 18,6 %. Il a fallu près de trois ans pour le ramener de 20,6 à 19,6 %. Pourquoi ce peu d’empressement à respecter une promesse électorale ? C’est tout simple, au sein de l’administration et de la classe politique, il y a un sentiment très amplement partagé, la TVA est un impôt indolore, efficace et qui frappe les importations. Indolore, c’est en parti exact. La TVA rapporte plus de 600 milliards de francs, soit deux fois le montant de l’impôt sur le revenu sans que les Français s’en rendent compte. Mais, l’augmentation de deux points en 1995 n’est pas passé inaperçue. 70 milliards de francs supplémentaires, ce n’est pas rien. 70 milliards de francs de prélèvements de plus, c’est 70 milliards de francs de pouvoir d’achat en moins, c’est moins de consommation, moins d’investissement, moins d’épargne. Les deux points de TVA ont joué un grand rôle dans la stagnation des années 95/97. Si l’augmentation de la TVA était vraiment indolore, pourquoi ne pas porter le taux normal à 25 voire 30 %. Les supporters de la TVA affirment que cet impôt permet de taxer les produits en provenance des pays à faibles coûts de main d’œuvre. Ce raisonnement protectionniste repose sur aucun fondement économique. Une chemine fabriquée en Chine et vendue à 50 francs hors TVA en France coûtera toujours moins chère qu’une chemise, made in France, vendue hors taxe 300 francs que le taux de TVA soit fixé à 17, 25 ou 40 %. Ce sont les consommateurs qui sortent perdants de ce genre de raisonnement. Heureusement, le projet de TVA sociale qui était d’actualité entre 1993 et 1995 a été abandonné. Les partisans de la TVA répètent que les baisses de taux d’un point n’ont aucun effet, que les entreprises ne répercutent pas la baisse sur les prix. Dans un marché ultra-concurrentiel, comme cela est le cas depuis le début des années quatre-vingt-dix, les comportements des entreprises ne sont plus ceux des années d’inflation durant lesquelles il fallait tout faire pour sauvegarder ses marges. Et puis, 35 milliards de francs obtenus par une baisse d’un point de TVA ne disparaissent pas d’un coup de baguette magique. L’argument de la non répercussion d’une baisse est doublement diffament pour les entreprises. Premièrement, on les accuse de vol ; deuxièmement, on leur dénie tout droit d’améliorer leurs résultats. En 1995, il était normal que les entreprises ne répercutent pas l’augmentation des deux points de TVA et réduisent leurs marges. En revanche, il est impensable qu’elles puissent les augmenter au moment d’une réduction de la TVA.

Notre système de TVA est source d’importantes distorsions de concurrence et favorise le travail au noir. Que le chocolat au lait soit taxé à 19,6 % et le chocolat noir à 5,5 %, est-ce vraiment logique ? Que le beurre soit assujetti au taux de 5,5% et la margarine à 19,6 % ; est-ce vraiment logique ? Que la restauration sur place soit soumise au taux de 19,6 % alors que les produits de la restauration rapide à emporter soit soumis au taux de 5,5 %, est-ce vraiment normal ? Non.

Ces distorsions sont d’autant plus importantes que l’écart entre le taux normal et le taux réduit est élevé ; il atteint 14,1 points. Un tel écart influe sur les comportements économiques et aboutit à pénaliser certains secteurs d’activité. Il conviendrait de rapprocher les deux taux. Par ailleurs, quand un bien, une prestation subit une taxation de près de 20 %, il y a une incitation à la fraude. Le Gouvernement l’a bien compris en ramenant le taux de TVA applicable aux travaux dans le bâtiment à 5,5 %.

Dans les prochaines années, le régime de TVA sera obligé d’évoluer au sein de l’Union européenne. Actuellement, malgré le marché unique, la TVA reste un impôt national. Les taux diffèrent d’un pays à l’autre ce qui est une source de complexités pour les entreprises. La Commission de Bruxelles a proposé, afin de résoudre ce problème, que les taux de TVA appliqué aux biens et prestations soient ceux du pays producteur. Une voiture produite en Allemagne pourrait être vendue, en France, au taux de 15 %, taux en vigueur outre-Rhin et non au taux de 19,6 %. Ce régime nécessitera de fait un rapprochement des taux de TVA ; le consommateur sera pour une fois gagnant.

La cristallisation du débat fiscal sur le taux marginal de l’impôt sur le revenu témoigne de l’emprise de la pensée sociale démocrate. Diminuer le taux marginal signifie aider les riches. A partir de quand devient-on riche ? Un million, deux millions de francs de revenus annuels ; non pour un célibataire à partir de 350 000 francs de revenus imposables. L’ennemi, ce n’est pas le vrai riche mais bien la classe moyenne, le petit bourgeois parisien ou de province.

Le vrai riche a toujours la possibilité de se délocaliser, de transférer tout ou partie de sa richesse dans un paradis fiscal. La Suisse n’est pas loin et l’internet permet de gérer à distance sa fortune. Les habitants du XVI ème arrondissement sont de moins en moins des électeurs mais des touristes de passage dans la capitale. Dans les grands hôtels parisiens, on peut croiser des Français de plus de 50 ans qui viennent travailler en Ile de France durant la semaine avant de repartir pour Bruxelles, Genève, Londres le week-end. Pour éviter de se faire remarquer par l’administration fiscale, il règle leur note en espèce. Travailleurs immigrés qui se cachent de l’administration, tel est le nouveau statut des riches ex-Français. Ils ne sont pas à plaindre avec leur maison au bord du lac Leman, avec leur Mercedes et leurs comptes répartis aux quatre coins de la planète, non ceux qui sont vraiment à plaindre, c’est nous qui restons comme des idiots en France, c’est l’Etat qui perd de l’argent, des recettes fiscales. Le riche n’est perçu que sous l’angle du profiteur, de l’exploiteur et non sous l’angle du créateur et du redistributeur de richesses. Le riche de nos jours n’est pas un Harpagon qui accumule sous son lit des pièces, des assignats ou des titres. Un riche consomme plus que la moyenne par définition, il investit plus que la moyenne. Mais, il est scandaleux qu’un riche soit riche. Il est inadmissible de gagner plusieurs millions par mois sauf quand on s’appelle Anelka. Il faut taxer celui qui est gagne beaucoup. Derrière ce goût prononcé pour la taxation, il y a bien évidemment la jalousie puis la conviction que la redistribution publique est supérieure à la redistribution privée ; il y a la conviction que l’allocation versée par l’Etat résout le problème de la pauvreté que la croissance.

Malheureusement, les milliers de milliards de prestations sociales ne sont pas financées par les impôts acquittés par les riches. Malheureusement, car si c’était le cas, cela signifierait que la France attirerait les riches de toute la planète. Non, ce sont les classes moyennes, voire les revenus modestes qui paient les allocations, les pensions, les prestations dont bénéficient les Français. La fameuse tranche marginale dont le taux était pour les revenus de 1999 fixé à 54 % n’a rapporté que 5,5 milliards de francs sur un total dépassant 330 milliards de francs.

Une personne à revenus et à capital importants qui fuit la France, c’est une perte fiscale pour l’Etat, pour les collectivités locales et pour les régimes sociaux. Mais, c’est surtout une perte pour l’ensemble de la communauté française qui se prive ainsi de créateurs d’entreprise, d’artistes, d’écrivains de talents, qui se prive de l’apport économique de personnes aisées. Par leurs compétences, par leur capacité de mobilisation sur leur nom, les riches sont les mieux placés pour créer des entreprises et donc des emplois. Souhaitant être à la pointe de la mode, ils consomment, investissent et contribuent à faire marcher plus rapidement l’économie du pays dans lequel ils sont.

La France compte tenu de ses atouts géographiques, climatiques, technologiques devraient non pas rejeter ses riches mais tenter d’attirer les riches des autres pays afin de capter une partie de leur revenus. Impossible en l’état actuel des mentalités ; mais pourquoi pas, la gauche n’a t-elle pas accepté de baisser le taux marginal de l’impôt sur le revenu. Pour conserver nos chefs d’entreprises familiales, il conviendrait certes d’abandonner l’impôt de solidarité sur la fortune qui malgré sa création récente constitue un archaïsme d’un autre âge. Nos voisins et en particulier les Allemands ont abandonné l’idée de taxer le capital. En France, chaque Gouvernement pratique la surenchère démagogique. Compte tenu du faible nombre de contribuables imposés à l’ISF, il est au nom de la justice sociale d’accroître toujours un peu plus l’ISF. Surtaxe de 10 %, déplafonnement, durcissement des règles d’imposition, chaque loi de finances se doit de comporter sa dose de mesures anti-riches. L’ISF rapporte 10 milliards de francs et touche moins de 300 000 personnes. Au nom de la justice sociale, la somme des impôts directs, impôt sur le revenu, impôt sur la fortune, impôts directs locaux peuvent dépasser 85 % du revenu imposable. Trouvant ce taux de plafonnement trop généreux, il a été décidé en 1995 de plafonner le plafonnement. Cette réforme a pour conséquences que des contribuables puissent subir un prélèvement supérieur à 85 %. Comment voulez-vous qu’avec un tel taux, des Français ayant une fortune pas obligatoirement hors norme reste en France ? Un rapport de l’administration fiscale publiée au premier semestre de l’année 2000 tentait de minimiser l’impact des délocalisations fiscales qui se réduiraient à quelques centaines de cas par an. Selon le ministère de l’Economie et des finances, en ce qui concerne l’ISF, 350 personnes assujetties, soit 0,2 % du total, seraient partis en 1998 entraînant une perte fiscale de 140 millions de francs, soit 1,3 % du rendement de l’impôt et une perte en capital de 13 milliards de francs. Ces chiffres traduisent soit les personnes visées par l’ISF sont parties depuis longtemps, soit que l’administration fiscale n’arrive pas à évaluer les délocalisations fiscales.

La taxation du capital pour financer les administrations publiques est, par nature, contre-productive et archaïque. Abandonnée par nos partenaires économiques, elle résiste au nom de la justice sociale. Or, l’ISF comme les droits de succession sont destructeurs. Ils obligent bien souvent des dirigeants d’entreprise à vendre dans les pires conditions leur affaire ; les perdants sont bien souvent les salariés et la nation, les entreprises étant souvent acquises à faibles prix par des firmes étrangères. L’impôt sur le capital qui ne tient pas compte des revenus ou des bénéfices conduit au sous-investissement et freine le développement des entreprises ; il est l’ennemi du bulletin de salaire. Une entreprise, c’est un et même compte, ce qui est payé à l’Etat ne l’est pas aux salariés. Le sous-investissement entraînera une diminution du chiffre d’affaires qui aura des incidences sur l’emploi et les salaires.

Les biens professionnels sont exonérés d’impôt sur la solidarité sur la fortune à condition que les dirigeants détiennent au moins 25 % du capital. Si la participation des dirigeants tombent au-dessous de 25 %, ces derniers deviennent imposables sans pour autant gagner obligatoirement plus d’argent. Ce seuil bloque donc les ouvertures de capital des entreprises familiales qui sont condamnées soit à disparaître, soit à rester des petites PME. Le faible nombre d’entreprises familiales qui passent dans la cour des grandes entreprises s’explique par le caractère antiéconomique de la fiscalité du patrimoine.

Evoquer une éventuelle suppression de l’ISF provoque automatiquement une levée de boucliers à gauche. A droite, depuis l’abrogation de l’Impôt Général sur la Fortune, le prédécesseur de l’ISF, en 1986, plus personne ne veut rééditer cet exploit. A tort plus qu’avec raison, les élus de droite considèrent que la défaite de leur camps, en 1988, s’explique par cette suppression.

La réforme de l’impôt sur le revenu, la baisse de la TVA, la réduction des droits de mutation et la refonte voire la suppression de l’ISF sont impossibles à réaliser d’un coup dans un pays comme la France. Nos voisins ont pourtant réussi à mettre en œuvre des réformes fiscales de grande ampleur qui tout en diminuant les taux des impôts supprimaient des avantages acquis, des abattements, de réductions d’impôt. La réussite d’une réforme fiscale suppose un minimum de consensus national, un minimum de concertation et de dialogue avec l’opposition. La refonte des grands impôts ne peut pas prendre la forme d’une victoire sans appel de la majorité, d’un clan ou d’un parti. La vie politique française ne facilite pas l’application de grandes réformes du fait qu’elle s’apparente à une guerre civile permanente, le bruit des armes en moins. L’opposition a tout juste le droit de s’opposer mais certainement pas de travailler, de participer à l’élaboration de solutions. De toute façon, elle n’a guère envi d’être associer de peur de porter le nom de collabo du pouvoir.

Le libéral fait peur car il a été diabolisé en affreux capitaliste. Or, il existe une attente libérale forte dans l’opinion publique non pas pour remettre en cause ce que l’on appelle pompeusement les avantages sociaux mais pour réguler autrement la vie sociale. Depuis la seconde guerre mondiale, les Français s’en sont remis comme un seul homme à l’Etat. Ils ont depuis près de dix ans que l’Etat avait été incapable de régler le problème du chômage, de la pauvreté, de l’insécurité. Ils ont été effrayé par les dysfonctionnements étatiques en particulier dans les affaires du sang contaminé et plus récemment dans l’affaire de la vache folle. Ils ont compris qu’ils étaient l’éternel dindon de la farce à qui on demandait de payer pour des sinistres dont la responsabilité incombait aux pouvoirs publics. Ainsi, pour sauver le seul secteur bancaire public, la Cour des Comptes a dans un rapport publié au mois de décembre 2000 indiqué que le coût pour les Français avait dépasser les 140 milliards de francs. Ils ont pu constater l’immobilisme de l’Etat en ce qui concerne les retraites, les obligeant à recourir à des solutions individuelles. Ils ont été scandalisé par les affaires de financement des partis politiques. Face à ce sombre tableau, ils ont compris qu’il fallait qu’ils prennent en main leur vie et privilégié le contrat et la négociation. La quasi faillite de l’Etat est une chance pour la France. Elle permettra peut-être de redonner à la société civile toute sa place et mettre un terme au paradoxe français de l’Etat hégémonique.

LE LIBERALISME N’EST PAS SOLUBLE

DANS LE JACOBINISME

Si la France se montre aussi retors au libéralisme, elle le doit à sa centralisation qui annihile les contre-pouvoirs et fait de l’Etat, non pas le dernier recours, mais le premier et l’unique recours. Une grève, un conflit social dans une grande entreprise et tout de suite, le préfet, le ministre voire le Premier Ministre est sommé d’intervenir. Après s’être fait prier, les représentants officiels de la République se plaisent à rencontrer les partenaires sociaux et à jouer les conciliateurs. Il faut avouer qu’ils tirent une partie non négligeable de leur pouvoir ou du moins de leur prestige, de ce type d’intervention.

En France, tout remonte au sommet ; notre goût pour la monarchie n’y est certainement pas pour rien. Que reste-t-il aux acteurs de la vie locale, économique et sociale ? Les syndicats n’existent que par l’Etat qui leur donne de quoi vivre et des fonctions au sein d’instances comme le Conseil Economique et Social. Les collectivités locales, encadrées du matin au soir ne vivent qu’à coup de subventions et sont ainsi placées dans l’orbite de l’Etat.

La notion de contrat qui constitue un des piliers du libéralisme est dénaturée car complètement sous contraintes : contraintes administratives, contraintes fiscales, contraintes sociales. Que reste-t-il aux contractants si ce n’est de mettre le lieu, la date et la signature en bas de la dernière page ? Lors de chaque élection européenne, tous les candidats défendent, avec beaucoup d’énergie, le principe de subsidiarité en vertu duquel les décisions doivent être prises au niveau le plus bas possible. Comment voulez-vous que ce principe soit appliqué par l’Europe alors qu’il ne l’est pas en France ?

La monarchie absolue, le jacobinisme, le gaullisme, le communisme et le socialisme français ont un point en commun : le centralisme et le parisianisme. Le jacobinisme est un fonds de commerce qui malgré son caractère désuet marche toujours dans la classe politique. Jean-Pierre Chevènement, un grand nombre de gaullistes et centristes qui défendent avec des accents très troisième République l’unité nationale menacée par des hordes de girondins, tel est le spectacle suranné que la France s’est offerte durant l’été 2000 grâce à la Corse.

Au nom du jacobinisme, au nom du gaullisme et enfin au nom de l’idéologique égalitarisme républicain, tous les Français, toutes les communes de France doivent vivre au même rythme, selon les mêmes lois et règlements. Un habitant de Corse, île composée de plages et de montagnes se voit appliquer les mêmes normes qu’un habitant de la Beauce. Que le législateur ait adopté une loi littorale sans penser qu’elle pouvait entrer en contradiction avec la loi montagne ou que la superposition de ces deux lois rendait impossible la construction d’hôtels, de résidences ou de lotissements ; ce n’est pas un problème car la République est une et indivisible. En aucun cas, de toute façon, les résidents de la Corse n’ont à se poser ce genre de question ; c’est bien connu, ce n’est pas de leurs compétences.

Après libéralisme, d’autres mots font peurs dans le politiquement correct parisien ; ce sont contrepouvoirs, collectivités locales, autonomie locale, expérimentation, Etat fédéral. Les collectivités locales doivent être, par nature, encadrées, surveillées et brimées. Il y a, au sein de l’Etat, une paranoïa aiguë face à tout ce qui n’est pas directement contrôlable.

La nation, en France, passe par l’administration ; la meilleure preuve en est fournie par le découpage électoral qui ne fait que reprendre la carte administrative de la France. Le premier découpage départemental qui date de 1790 est encore, en grande partie, en vigueur 210 ans plus tard. Les pouvoirs publics de 1790 avaient découpé, la France, en 83 départements, eux-mêmes subdivisés en arrondissements et en districts. Cette division du territoire français avait comme objectif l’instauration d’un système administratif centralisé. Ainsi, la Révolution marquait sa filiation avec l’œuvre de la monarchie absolue : limiter au maximum les contre-pouvoirs, uniformiser et contrôler. Les initiatives locales jugées dangereuses doivent être entravées au maximum.

Cette foi dans la nation dans laquelle aucune tête ne doit dépasser, a tué tant le libéralisme politique que le libéralisme économique qui reposent sur le jeu des pouvoirs et des contrepouvoirs, qui mettent en avant l’initiative et qui supposent la diffusion rapide des informations et des connaissances. La règle de Seyes « le pouvoir vient d’en haut, la confiance vient d’en bas » n’est guère compatible avec ce cher principe de la liberté. Le libéralisme politique s’étiole par l’absence de contre-pouvoirs locaux, le libéralisme économique est asphyxiée par l’inexistence de réseaux locaux puissants autonomes par rapport à la capitale.

La France, c’est quoi ? C’est un Etat central et un empilement de structures administratives. Quand on pense France, on ne pense pas à une entreprise, à un chef d’entreprise. En revanche, quand on pense Etats-Unis, on associe les noms de quelques entreprises Ford, General Motors, Microsoft, Coca Cola, IBM, Yahoo ou Amazone et les noms de quelques chefs d’entreprises comme Bill Gate.

Au niveau local, qui est important ? Le Président du Conseil Général, le Président du Conseil régional ? Non, ils nous sont largement inconnus. Le maire, seul, échappe à cette grande ignorance. La complexité de la répartition des compétences et le nombre élevé de collectivités expliquent cette méconnaissance. Le maire bénéficie d’un fort taux de reconnaissance du fait de sa proximité et de l’ancienneté de sa fonction. Dans les faits, le patron politique et administratif au niveau local, c’est le Préfet qui est le représentant du Gouvernement. Il est censé tout coordonner et tout contrôler même si de nombreux services de l’Etat échappent à son autorité pour des raisons historiques ou pour des questions de pouvoirs. Ainsi, les services fiscaux, les services de l’Education nationale, les services du Ministère de la justice ne sont pas placés sous la tutelle du préfet au niveau local. Il n’en demeure pas moins qu’au niveau du département, au niveau de la région, le patron, c’est le préfet. L’homme politique ne peut exister face au préfet que s’il dispose d’un mandat national. Le cumul des mandats, spécificité française, n’est pas sans lien avec le rapport de force qui s’est instauré entre élus locaux et préfets.

De toute façon, imagine-t-on un Président du Conseil général n’ayant pas fait de carrière parisienne devenir ministre ou être candidat à la présidentielle ? Aux Etats-Unis, Bill Clinton a atteint la Maison Blanche en étant simple Gouverneur d’un petit Etat, l’Arkansas. En Allemagne, Gehard Schröder était avant tout connu dans son Land.

La France est une démocratie centralisée tant au niveau politique qu’au niveau administratif, économique ou culturel. Les Etats-Unis ne se résument pas à New York ou à Washington, les Etats-Unis, ce sont Dallas, Los Angeles, San Francisco, Seattle, Chicago, Boston, Miami, la Nouvelle Orléans ou Houston. La Suisse ne se limite pas à Berne, c’est aussi Genève, Lausanne ou Zürich. L’Allemagne, c’est Berlin mais aussi Francfort, Munich, Hambourg, Düsseldorf, Brême ou Cologne. L’Espagne, c’est Madrid mais aussi Barcelone, Séville, Bilbao.

En France, la centralisation se manifeste par la présence de toutes les chaînes de télévision à Paris. Toutes les grandes sociétés, Vivendi, Renault, Citroën, Peugeot, la BNP, la Société générale et même le Crédit Lyonnais ont toutes leur siège en région parisienne. Tous les grands musées nationaux ont été implantés dans la capitale. En trente ans, il a été, ainsi, créé, à Paris, sur fonds d’Etat le musée d’Orsay, Beaubourg, la Très Grande Bibliothèque, la restauration et l’agrandissement du Louvre, l’opéra de la Bastille. Prochainement, un nouveau musée consacré aux arts primitifs devrait voir le jour et cela toujours à Paris. En Espagne, Madrid n’a pas bénéficié du même traitement ; Séville, Barcelone et Bilbao ont bénéficié d’investissements culturels importants. La culture est parisienne. Pour s’en convaincre, il suffit de constater que dans les rayons histoire des librairies, il est rare de trouver des livres consacrées aux différentes régions françaises. On pourra consulter des livres sur l’histoire de Paris, un ou deux livres sur l’histoire de la Bretagne et sinon rien. En revanche, l’histoire de la France de la préhistoire jusqu’à maintenant occupe plusieurs linéaires. Histoire de la France signifie histoire des dirigeants et histoire de l’Etat. Certes, la nouvelle école historique a, à compter des années soixante, insisté sur la vie quotidienne des Français mais sans pour autant étudier la vie politique, sociale et culturelle des régions françaises.

Cette centralisation est le produit d’une culture antilibérale, jacobine et d’une tradition administrative fortement ancrée. L’ENA, symbole de cette dérive, a formé, en cinquante ans, avant tout, des hauts fonctionnaires parisiens destinés à diriger les grands services des ministères, à représenter l’Etat dans les départements et les régions. Pour bien démontrer la primauté de Paris, les élèves de l’ENA peuvent opter, à la sortie de l’école, pour les services de la ville de Paris mais non pour ceux de Marseille ou de Lyon. Cette centralisation, fruit d’une longue tradition, repose sur la déresponsabilisation des collectivités locales à travers l’instauration de tutelles plus ou moins explicites et par le dogme de l’infaillibilité de l’administration centrale.

Aménager le territoire, c’est aménager, à partir de Paris, la France. C’est la victoire de l’administration d’Etat sur les collectivités locales qui ont besoin qu’on leur octroie quelques aides ou quelques déconcentrations de services administratifs sans intérêt. C’est de l’aménagement nationalisé qui au-delà du discours ne génère aucune dynamique économique ou culturelle. Les résultats des délocalisations lancées par Edith Cresson, lorsqu’elle était Premier Ministre, sont nuls voir négatifs. L’ENA s’est dédoublé, les élèves suivent des cours à Paris et à Strasbourg. L’école a conservé ses locaux à Paris et les élèves comme les professeurs effectuent la navette entre les deux villes pour la plus grande joie du contribuable.

La multiplication des structures constitue une autre spécificité française qui aboutit à la dilution des responsabilités et au renforcement de l’échelon central. La France se caractérise donc par le nombre élevé de catégories de collectivités locales et par le nombre tout aussi élevé de structures administratives. Au-dessous de l’Etat dont l’action est de plus en plus encadrée par l’Union européenne, il y a les communes, les groupements de communes, les pays, les départements et les régions. Diviser pour mieux régner, tel est l’objectif de l’administration centrale qui peut jouer sur les rivalités entre les catégories de collectivités pour mieux conserver son pouvoir. Yves Cannac, dans son livre publié en 1983 « le juste pouvoir », soulignait que « Commune, groupement de communes, département, région, Etat : aucun pays comparable ne s’offre le luxe d’une telle sur-administration. Ni face aux tâches de gestion locale, d’une telle dilution des responsabilités. Ni sur la tête du malheureux contribuable, de pouvoirs fiscaux de plein exercice, pouvant chacun le taxer et le retaxer sans merci ».

A cette multiplication de structures qui est, en soi, source de dysfonctionnements, il faut ajouter une deuxième caractéristique : la petitesse territoriale et économique des collectivités locales en France. Notre pays compte ainsi autant de collectivités locales que l’ensemble de nos partenaires économiques de l’Union européenne. La France, c’est à dire un territoire de 550 000 kilomètres carrés, est divisée en 20 régions, 100 départements, 36 500 communes et 20 000 structures de coopération intercommunale, plus de 500 000 élus.

Ce morcellement apparaît pour un grand nombre d’élus et d’habitants comme un gage de maintien des services publics de proximité et comme un gage de maintien d’une véritable politique d’aménagement du territoire. Dans les faits, ce découpage, en tranches fines, de la France n’a pas empêché la désertification et le départ des services de proximité des zones les plus rurales ou enclavées. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, notre goût pour l’exception s’est retourné contre nous.

Ce découpage, fruit du double héritage de l’ancien régime et de la Révolution jacobine, occasionne des surcoûts tant en terme de services, de personnels qu’en terme de dépenses d’équipements. Il est un gage d’inefficacité. La multiplication des financements croisés, la superposition des compétences ne permettent pas d’identifier clairement les responsabilités et provoquent d’importants gaspillages.

En France, on n’imagine pas des collectivités territoriales autonomes, disposant de larges pouvoirs. En vertu du principe que le pouvoir vient d’en haut, on parle non pas de rééquilibrage des pouvoirs mais de décentralisation.

La centralisation est, dans les faits, en France, une seconde nature. Tocqueville dès 1835 dans le premier tome « de la démocratie en Amérique » avait souligné les syllogismes procentralisateur. « les partisans de la centralisation en Europe soutiennent que le pouvoir gouvernemental administre mieux les localités qu’elles ne pourraient s’administrer elles-mêmes : cela peut être vrai, quand le pouvoir central est éclairé et les localités sans lumières, quand il est actif et qu’elles sont inertes, quand il a l’habitude d’agir et elles l’habitude d’obéir. On comprend même que plus la centralisation augmente, plus cette double tendance s’accroît, et plus la capacité d’une part et l’incapacité de l’autre deviennent saillantes ».

Tocqueville, après avoir étudié le système américain et les systèmes européens, démontrait, avec brio, la supériorité des Etats décentralisés. « un pouvoir central, quelque éclairé, quelque savant qu’on imagine, ne peut embrasser à lui seul tous les détails de la vie d’un grand peuple ». La centralisation « excelle, en un mot, à empêcher, non à faire. Lorsqu’il s’agit de remuer profondément la société, ou de lui imprimer une marche rapide, sa force l’abandonne. Pour peu que ses mesures aient besoin du concours des individus, on est tout surpris alors de la faiblesse de cette immense machine ; elle se trouve tout à coup réduit à l’impuissance. » Depuis plus de vingt ans les grandes réformes s’enlisent en France, réforme fiscale, réforme de l’administration fiscale, réforme des hôpitaux, réforme de la retraite, réforme du système éducatif… Combien de réformes jamais appliquées, combien de réformes abandonnées ? Tocqueville, il y a plus de 150 ans n’avait-il pas dégagé les causes du mal français ?

Le Français aime que l’on agisse à sa place ; sa citoyenneté, il la vit au moment des élections et, bien malgré lui, au moment du paiement des impôts. Rien à voir avec les Etats-Unis, pays dans lequel les habitants sont des citoyens vingt quatre heures sur vingt quatre. Déjà Tocqueville notait et cela reste toujours d’actualité « en Europe, un criminel est un infortuné qui combat pour dérober sa tête aux agents du pouvoir ; la population assiste en quelque sorte à la lutte. En Amérique, c’est un ennemi du genre humain, et il a contre lui l’humanité toute entière ». Cette différence de comportement explique peut-être la passivité des Français face à la centralisation.

La concentration des pouvoirs au sommet qui est considérée comme une source de dysfonctionnements chez nos partenaires a longtemps eu les faveurs de l’intelligentsia dans notre pays. Elle fut qualifiée d’idée moderne et avant tout de gauche ; la décentralisation a été au contraire assimilée à une idée soit révolutionnaire, soit conservatrice. Les mots province et région ont longtemps été qualifiés de mots d’extrême droite ou d’extrême gauche. Proudhon et Maurras ou Barrès se retrouvaient, ainsi, à défendre le fait régional contre les jacobins de droite ou de gauche.

Il y a un véritable contre-sens sur le mot de décentralisation ou de régionalisation. En 1934, le dictionnaire de l’Académie française définissait le régionalisme de manière péjorative comme « la tendance à favoriser tout en maintenant l’unité nationale, le développement particulier, autonome, des régions et à en conserver la physionomie des mœurs, les coutumes et les traditions historiques ».

Il y a, en France, toujours la volonté de confondre régionalisme, séparatisme et indépendantisme. Il y a une volonté manifeste de la part de certains de dénigrer la décentralisation et la démocratie locale. Pour Henri Lefebvre, intellectuel communiste des années 50, il ne pouvait y avoir de débat sur ce sujet « l’idée de décentralisation est une manœuvre d’érudits et de douairières attardées ».

Au cours des deux derniers siècles, il y a une constante ; les défenseurs de la décentralisation se trouvent chez les libéraux. Ainsi, Alexis de Tocqueville, reprenant les idées de Montesquieu fut un des premiers à montrer que le maintien de la liberté passe par la préservation des libertés communales. Sous la IIIème République, laïque et jacobine, les idées girondines ne disparurent pas complètement grâce au combat des libéraux. Elles imprègnent, en particulier, le Comité de Nancy qui, en 1865, publie un opuscule de 70 pages intitulé un projet de décentralisation appelé « le programme de Nancy ». Ce projet mentionne que « ce qui est national à l’Etat, ce qui est régional à la région, ce qui est communal à la commune ». Il prévoit d’affranchir de la tutelle préfectorale les communes, de supprimer les arrondissements, de fortifier les communes et d’agrandir les départements. Cet opuscule avait été signé par des libéraux (Prévost Paradol), des orléanistes (Broglie, Guisot, Dufaure) des républicains (Carnot, Ferry, Simon, Faure). Ce projet qui donna lieu à un véritable débat parmi les intellectuels demeure plus de 135 ans plus tard d’actualité.

Du milieu du XIXème siècle jusqu’à la fin du XXème siècle, le débat se focalisa sur la création des régions au point d’occulter les questions relatives aux compétences accordées aux différentes collectivités locales. La France, à la différence de ses partenaires, s’est fait par le centre, par la capitale qui distille moyens financiers et compétences. La province vit sous un régime d’octrois. Lors des deux derniers siècles, ce n’est pas l’Etat qui a du se construire comme en Allemagne ou comme aux Etats-Unis ; mais les collectivités territoriales qui ont du arracher leurs compétences à un Etat central hégémonique et omniscient. Alors que les communes, les départements tentaient de prendre leur envol, les gouvernements cherchaient une structure d’action plus commode sans pour autant revenir aux anciennes provinces royales décapitées à la Révolution. La région a d’abord été pensée comme une circonscription administrative permettant à l’Etat central de mieux organiser son action et de mieux coordonner ses services et non comme une entité juridique permettant aux citoyens de mieux participer à l’élaboration des décisions publiques les concernant. La région pour l’Etat répondait au souhait du toujours plus de hiérarchie, toujours plus de coordination, toujours plus de contrôles administratifs. Bien peu voyaient dans la région, une collectivité capable de faire face à al toute puissance des administrations centrales. Pourtant, les départements apparaissaient, dès le milieu du XIXème siècle, comme dépassés et inadaptés pour un pays qui entrait dans sa première révolution industrielle. Trop petits, ils étaient déjà considérés comme des courroies de transmission du pouvoir national.

La France est passé de près après le Second Empire à côté d’une grande révolution en ce qui concerne l’organisation de ses pouvoirs. En effet, en 1871, après la défaite des armées françaises face aux Prussiens, les évènements de la Commune empêchèrent la mise en œuvre d’une véritable décentralisation. Le législateur généralisa simplement le principe de l’élection des organes délibérants des collectivités locales, mais en les soumettant à une tutelle forte de la part de l’Etat. Ainsi, la loi sur les conseils généraux élus au suffrage universel date de 1872, la loi municipale confirmant l’élection des maires et des adjoints du 5 avril 1884. Le texte originel de 1872 prévoyait la création de 24 régions ; la peur du retour éventuel des idées de la Commune incita le législateur à enterrer le projet régional.

Depuis la Révolution française, la question du rôle des collectivités territoriales est constamment posée. La querelle entre jacobins et girondins est un grand classique de l’histoire française. Elle se perpétue de décennies en décennies. L’affaire corse en est le dernier avatar.

Au début de la troisième République, Auguste Comte proposait 17 régions soulignant que « l’observation scientifique des données historiques, géographiques, humaines conditionne la mise en place de toute organisation régionale naturelle ». En 1881, Elisée Reclus soulignait dans son ouvrage « Géographie de la France »que « les populations savaient reconnaître encore les limites des pays naturels, mais sentaient également la nécessité d’une organisation administrative adaptée au rétrécissement national et régional dû à la révolution des transports ».

En 1902, un député radical, Charles Beauquier, dépose une proposition de loi visant à remplacer les départements par des régions et à supprimer la tutelle administrative est adoptée par le Congrès des radicaux mais reste, une fois de plus, sans suite. En 1906, Georges Clemenceau qu’instinctivement on serait plus enclin à classer parmi les centralisateurs, lors d’un discours à Draguignan, indiquait qu’il fallait « supprimer des divisions administratives surannées que ni la géographie, ni les besoins régionaux, ni l’état actuel des communications ne peuvent plus désormais justifier et susciter, grouper et des développer en des formes nouvelles les initiatives locales ».

En 1910, le géographe Vidal de la Blache suggère de conserver les départements et de leur ajouter 17 régions. Jean Hennessy, député proche des radicaux, fonde en 1911 la ligue de représentation professionnelle et d’action régionaliste. Cette ligue avait pour objectifs : créer des circonscriptions nouvelles plus étendues que les départements afin de satisfaire aux besoins nouveaux engendrés par la concentration économique et de permettre la décentralisation administrative » ; constituer des assemblées régionales et organiser le suffrage universel de telle façon que ces assemblées fussent composées par les représentants des grandes catégories professionnelles et englobent les hommes compétents dans toutes les branches de l’activité sociale ». Les régions Clémentel de 1917, de nature avant tout administrative, vise à répondre aux problèmes de l’économie de guerre ; 149 chambres de commerce sont ainsi intégrées dans 17 groupements régionaux. Alexandre Millerand, lors de son discours du Ba Ta Clan du 7 novembre 1919, souligne qu’il « faut tenir compte des réalités régionales ». Il propose la création de conseils régionaux. Lorsqu’il devient Président du Conseil puis Président de la République, il abandonne ce projet ambitieux.

De 1900 à 1950, 73 projets ou propositions de découpage territoriales furent recensés : 36 prévoyaient environ 22 régions, 19 de 20 à 30, 14 moins de 20 et 4 plus de 30. Toujours dans une démarche purement administrative, en 1948, les pouvoirs publics nomment des inspecteurs généraux de l’administration en mission extraordinaire qui joueront le rôle de préfet régional. En 1952, il est décidé la création du Conseil national des économies régionales et de la production qui débouche le 28 novembre 1956 sur la création de 22 régions de programme. Le décret du 7 janvier 1959 définit 21 circonscriptions d’action régionale. Cette maturation administrative aboutit au décret du 14 mars 1964 qui instaure des préfets de région et des commissions de développement économique régional. Avant les évènements de mai, dans son discours de Lyon du 24 mars 1968, le Général de Gaulle souligne que « l’effort multiséculaire de centralisation qui fut longtemps nécessaire à la nation pour réaliser et maintenir son unité malgré les divergences des provinces qui lui étaient successivement rattachées ne s’impose plus désormais. Au contraire, ce sont les activités régionales qui apparaissent comme les ressorts de la puissance économique de demain ». Cette volonté décentralisatrice se brisa sur le non du référendum du mois d’avril 69. La loi du 5 juillet 1972 tirant les enseignements de l’échec du référendum du 27 avril 1969 crée les régions qui deviennent de véritables collectivités territoriales en 1982. Un siècle aura été nécessaire pour passer du stade d’idée au stade de la réalisation. Il n’en demeure pas moins que les régions sont entrées dans les institutions par la petite porte. Elles ne bénéficient pas de reconnaissance constitutionnelle à la différence des communes et des départements. Dernières-nées, elles disposent de petits budgets et leurs pouvoirs modestes sont méconnus. Malgré vingt ans d’existence tranquille, les régions génèrent des peurs quasi millénaristes. Henri Emmanuelli, dans une interview publiée par le quotidien, Libération, fait allusion au caractère fascisant des idées régionalistes. Pourtant, ni Hitler, ni Mussolini n’étaient de grands décentralisateurs.

Plus de deux cents ans après la Révolution, les collectivités locales ne sont considérées, ni comme des êtres majeurs, elles sont tout juste des mineurs ou plutôt des majeurs sous tutelle.. L’article 72 de la constitution de 1958 fixe clairement les limites que ne doivent pas dépasser les collectivités territoriales et effectue une reconnaissance à minima. Ainsi, il mentionne que « les collectivités s’administrent librement par des conseils élus dans les conditions prévues par la loi. Dans les départements et les territoires, le délégué du Gouvernement a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois ». Ainsi, en vertu de cet article, rien n’interdit à ce que les exécutifs des collectivités soient désignés par l’Etat. En revanche, la répartition des compétences n’est pas fixée par la Constitution.

La preuve la plus significative de la méfiance qu’inspire au pouvoir central les collectivités locales, c’est le maintien du contrôle à de leurs actes, contrôle qui a été officiellement reconnu par le Conseil constitutionnel. Pour qu’un acte d’une collectivité devienne applicable, il faut au préalable qu’il soit transmis au préfet. Cette transmission au préfet n’a pas empêché certains scandales et certaines malversations. Les collectivités territoriales sont traitées comme des mineurs ou des majeurs sous tutelle. Les entreprises, les particuliers sont mieux considérés. Pour acheter une voiture ou une maison, nous n’avons pas besoin de transmettre au préalable, avant de verser l’argent, de transmettre notre décision au préfet. Imagine-t-on un chef d’entreprise devant transmettre ses décisions au Ministre de l’Economie avant que celles ci ne deviennent effectives ? Imagine-t-on un particulier qui demande une autorisation au préfet pour s’acheter une maison ? Non. Il serait, de ce fait, logique que les collectivités locales puissent exercer leurs compétences de la même façon que l’Etat, les entreprises ou les particuliers ; le contrôle juridictionnel devant prendre le pas sur le contrôle administratif.

Une telle modification constituerait une révolution car aujourd’hui les collectivités locales sont considérées comme des êtres potentiellement dangereux qu’il faut toujours surveiller d’au moins d’un œil. Ce caractère dangereux est bien ancré dans notre culture , ainsi, dans un manuel de droit le mot décentralisation a la définition suivante : « la décentralisation se traduit par le transfert d’attributions de l’Etat à des institutions territoriales juridiquement distinctes de lui et bénéficiant sous la surveillance de l’Etat d’une certaine autonomie de gestion ». En France, la liberté des collectivités locales a pour limite le contrôle de l’autorité de tutelle. Il faut souligner que si la liberté des collectivités locales a été reconnue comme un principe à valeur constitutionnelle, il n’en demeure pas moins que la constitution ne fixe pas le cadre dans lequel les collectivités territoriales exercent leurs compétences. Un gouvernement peut à tout moment retirer une compétence à une catégorie de collectivités territoriales. Ainsi, le Gouvernement de Lionel Jospin a retiré l’aide médicale aux personnes modestes en créant la couverture maladie universelle. Ce sont, en effet, des lois simples qui fixent les pouvoirs de ces collectivités. De même, il est indispensable que la constitution fixe la répartition des compétences non pas dans le détail mais dans les grandes lignes comme cela l’est dans la loi fondamentale allemande.

Contrairement aux idées reçues, les lois de décentralisation de 1982 ne sont pas des lois libérales. Elles n’ont pas, loin de là, transformé les collectivités locales sous tutelle en collectivités locales autonomes, majeures et dotées de larges pouvoirs. La gauche n’a pas entrepris de révision constitutionnelle et a vite retrouvé ses accents jacobins. Le recours en 1982 comme en 2000 au terme de décentralisation pour réorganiser les pouvoirs publics signifie bien que l’Etat central conserve tous les pouvoirs et que c’est Paris qui décide ce qui est bon ou mauvais pour les collectivités locales.

La décentralisation de 1982 a été, avant tout, une décentralisation budgétaire. Pierre Mauroy qui était à l’époque Premier Ministre, a, dès 1981, contrairement aux engagements que le PS avait pris lors de la campagne présidentielle, abandonné l’idée de redécouper la carte des collectivités locales et de supprimer les départements. Il n’a pas appliqué la préconisation de Valéry Giscard d’Estaing qui lors d’un discours prononcé le 10 octobre 1975 à Dijon indiquait qu’ « il ne saurait y avoir entre la commune et l’Etat deux collectivités de niveau intermédiaire ». Il a opté pour une l’émiettement des collectivités locales. La peur d’une éventuelle défaite électorale a incité les socialistes à affaiblir, avant même leur naissance, les régions. Les lois de Pierre Mauroy s’inscrivent avant tout dans la lignée des lois de 1872 et 1884 sur les communes et les départements et sont des lois en demi-teintes.

Les lois de décentralisation ont, en réalité, donné lieu à un véritable jeu de dupes. Elles sont intervenues au moment où l’Etat accumulait d’importants déficits et était, de plus en plus, incapable de financer des dépenses auxquelles il était confronté. Ainsi, en reprenant les travaux entamés sous Valéry Giscard d’Estaing, le Ministre de l’Intérieur, Gaston Deferre, a, à travers quelques mesures savamment dosées de libéralisation, transféré des dépenses sans pour autant en perdre la véritable maîtrise. L’Etat s’est désengagé de la construction et de l’entretien des collèges, des lycées, des routes dites départementales, de certaines dépenses sociales tout en conservant le pouvoir normatif concernant ces domaines. Les transferts financiers n’ont pas couvert, bien évidemment, les transferts de dépenses. Les compétences transférées n’avaient pas été choisies au hasard ; il s’agissait de domaines où les dépenses à réaliser étaient très importantes. Ainsi, l’Etat a transféré aux régions la construction et la gestion des locaux des lycées alors que le nombre d’élèves augmentait rapidement et que les travaux d’entretien n’avaient pas été réalisés depuis des années.

En matière de formation, les transferts de compétences ont eu une portée limitée compte tenu de la toute puissance de l’Association pour la formation par alternance (AFPA). Les contrats de plan ont permis, en outre, à l’Etat d’encadrer les collectivités locales et d’orienter leurs actions, voire de les contraindre à financer des opérations qui n’étaient pas de leurs compétences (transports, universités).

La décentralisation à la française est avant tout une délégation de signature sur laquelle on aurait mis un verni de politique locale. L’Etat concède l’exercice d’une compétence après l’avoir fortement encadré. Les collectivités locales ne sauraient disposer d’un pouvoir réglementaire et encore moins d’un pouvoir législatif. Elles pourraient mal se comporter et mettre en cause l’unité de la nation. C’est bien connu, de nombreux élus locaux rêvent de prendre le pouvoir par les armes….

En France, la décentralisation et l’émancipation des collectivités sont plus subies que désirées. Ainsi, le professeur Hauriou indiquait que « les raisons de la décentralisation ne sont point d’ordre administratif mais bien d’ordre constitutionnel. S’il ne s’agissait que du point de vue administratif, la centralisation assure au pays, une administration plus habile, plus impartiale, plus intègre et plus économe que la décentralisation » (précis de droit administratif). La décentralisation n’est donc perçue que de manière négative. Pour ses détracteurs, elle coûte chère ; elle est source de complications comme si l’Etat ne l’était pas. Elle n’est acceptée qu’afin de permettre une respiration démocratique et pour transférer certaines charges. Il est plus facile de faire semblant de décentraliser que de restructurer en profondeur. La décentralisation s’est fait sans refonte de la carte territoriale et surtout sans réforme de la structure étatique. Il en a résulté doublons, polysynodie décisionnelle et complexité. Les objectifs des lois de décentralisation des années quatre-vingt manquaient de clarté. Elles ont abouti à la création des régions sans pour autant leur confier un rôle de collectivité pilote. les tutelles demeurent. Il y a la tutelle explicite avec l’envoi préalable des actes des collectivités locales au préfet. Il y a les tutelles implicites avec la multiplication des dotations permettant à l’Etat d’orienter les actions des collectivités locales. Il y a les contrats de plan qui placent les régions en position de mendiantes. Elles obtiennent de l’Etat certes des milliards de francs qui s’ajoutent à des financements locaux pour la réalisation d’investissements qui relèvent bien souvent de la responsabilité de l’échelon national. Ainsi, les collectivités locales sont amenées à travers les contrats de plan à financer la réfection de routes nationales, la création de pôles universitaires… Les contrats de plan permettent donc à l’Etat de ponctionner une partie des ressources des collectivités locales pour réaliser bien souvent des investissements qui sont de sa responsabilité alors que cela devrait être l’inverse. Par ailleurs, une partie non négligeable des crédits prévus dans les contrats de plan font régulièrement l’objet de gels voire d’annulation au nom de la fameuse régulation budgétaire. Les collectivités locales sont alors appelées à se substituer à l’Etat défaillant.

Le réseau de collectivités locales et d’élus est en France doublé par un réseau administratif tout aussi dense. Il y a en permanence un face à face responsables administratifs, élus. Ainsi, la structure administrative étatique est une véritable pyramide qui se caractérise à la fois par une centralisation autour des préfets et par la multiplication des hiérarchies, chaque ministère souhaitant être présents sur le terrain. Un ministère, pour jouer un rôle ou donner le change, se doit d’avoir ses antennes, voire ses services au niveau local. L’Etat est ainsi présent au niveau régional avec un Préfet de région, les directions régionales des différents ministères ; au niveau départemental avec le préfet de département et les services départementales des différents ministères, au niveau des arrondissements avec les sous préfets. Les préfets malgré des années de combat n’ont jamais obtenu la coordination de l’ensemble des services de l’Etat. La défense, les services de Bercy, les services dépendant du Ministère de la justice échappent à la coordination préfectorale. Par ailleurs, les directions locales de l’équipement sont de véritables baronnies malgré la décentralisation. Les lois de décentralisation en transférant un certain nombre de compétences aux collectivités locales auraient dû aboutir à un allègement de la structure administrative de l’Etat au niveau local ; tel n’en a pas été le cas. Il y a eu, au contraire, un alourdissement avec la création de services au sein des collectivités qui doublent ceux de l’Etat. L’Etat a refusé de tirer les conséquences de la décentralisation en réorganisant ses services et en diminuant ses effectifs. Il en est de même avec la montée en puissance de l’administration européenne. Compte tenu de la communautarisation de la politique agricole, il aurait été logique que les effectifs du ministère de l’agriculture diminuent ; or tel n’a pas été le cas.

La tendance naturelle est, en France à la recentralisation. Les préfets ont, pas à pas, regagné une grande partie du terrain perdue en 1982. Les gouvernements ont multiplié les lois pour imposer aux échelons locaux leur vision de la France, jouant ainsi au grands aménageurs du territoire. De 1995 à 2000, deux lois sur l’aménagement du territoire, une loi sur l’intercommunalité, une loi sur la solidarité urbaine, plusieurs plans urbains. Par ailleurs, le Gouvernement de Lionel Jospin a opté pour l’étatisation des impôts locaux ; c’est plus simple que d’engager une réforme des finances locales. Ainsi, la moitié de la taxe professionnelle, le principal impôt local, c’est à dire la part salariale de cet impôt, a été supprimée c’est à dire transférée des contribuables locaux vers les contribuables nationaux. La part régionale de la taxe d’habitation a subi, en l’an 2000, le même sort. Avec cette étatisation, les collectivités dépensières ne seront plus soumises au contrôle des électeurs. Elles devront négocier avec le gouvernement ; c’est donc la mort de l’autonomie des collectivités territoriales et une politisation accrue des rapports qu’elles entretiennent avec l’Etat qui se met en place de manière insidieuse. Toujours contrôler, toujours suspecter, or en matière de mauvaise, le suspect se trouve du côté de l’Etat.

L’absence de véritables contre-pouvoirs locaux favorise la remontée au sommet de tous les problèmes et empêche la mise en œuvre rapide de solutions adaptées. L’application du principe de subsidiarité est, en France, avant tout théorique. Pour des raisons sociales, sociologiques et économiques, la France ne pourra pas rester la dernière de l’Europe en refusant de donner des responsabilités aux collectivités locales. Les demandes des basques, des bretons ou des corses qui s’appuient sur une forte culture historique ne peuvent que se généraliser. Plus les gouvernements attendront avant d’appliquer un projet girondin, plus les demandes de changement augmenteront. Aujourd’hui, la question n’est pas de travailler sur un nouvel élan par rapport aux lois de décentralisation de 1982 qui ont échoué ; c’est de choisir la voie de la modernité qui passe par un renouveau de la pensée girondine. Bien évidemment, il ne s’agit pas de remettre en cause l’unité nationale ; bien au contraire, il s’agit de la renforcer en permettant aux collectivités locales un espace de vie plus important.

Quoi qu’en pense Jean-Pierre Chevènement, les gouvernements n’échapperont pas, dans les prochaines années, à une soif d’autonomie au sein de l’opinion publique. La Corse n’est qu’un révélateur, l’époque de la toute puissance de l’Etat central arrive à son terme car chacun constate qu’elle génère de très nombreux dysfonctionnements. La subsidiarité en vertu de laquelle le pouvoir doit s’exercer au niveau le plus bas possible n’a pas vocation à rester un principe théorique. En Bretagne, au Pays Basque, en Savoie, mais aussi en Normandie, en Bourgogne, de plus en plus d’élus demandent que l’on en termine avec le jacobinisme.

L’éclatement de la France ne viendra pas par le renforcement des pouvoirs locaux mais du statu-quo. Si les jacobins de tout bord refuse d’accorder plus d’autonomie, plus de liberté, les tentations indépendantistes trouveront de nombreux partisans. N’oublions pas que l’Empire soviétique a explosé par l’hypertrophie de son pouvoir central incapable de tout gérer, de tout surveiller. Le 14 juillet 2000, le ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement refusait l’idée même d’accorder un pouvoir législatif délégué à la Corse en indiquant que « les Corse ne sont pas des kanaks ». Propos insultants à la fois pour les Corses et pour les habitants de la Nouvelle Calédonie, ils expriment parfaitement la vision rétrograde que les jacobins ont de la nation et de la République. La nation ne signifie pas le centralisme, l’uniformité et la toute puissance d’un Etat hégémonique. La nation, c’est avant tout une communauté de destin dans laquelle chacun éprouve du plaisir à vivre ensemble. Le sentiment d’appartenance à une même nation est très fort aux Etats-Unis, pays dans lequel il est de bon ton d’avoir le drapeau national dans son jardin ; pourtant, l’existence de la peine de mort varie d’un Etat à un autre ; les limitations de vitesse diffèrent également selon les Etats, tout comme les impôts. Il ne viendrait pas à l’esprit à un américain de supprimer les particularismes locaux. Bien au contraire cela fait parti du paysage. En France, le principe « on ne veut voir qu’une tête » est malheureusement d’actualité. De nombreux hommes politiques souhaitent l’imposer en Europe sous le beau nom d’harmonisation. Il faudrait que de Helsinki à Palerme et de Brest à Vienne, les mêmes lois, les mêmes règles s’appliquent. Il n’y a que des Français pour faire un tel rêve. Toujours par refus de la liberté et du libéralisme, on cherche à égaliser, à empêcher la concurrence de se développer. La belle idée européenne née à la sortie de la seconde guerre mondiale, l’idée de rapprocher de manière pragmatique des pays qui s’étaient, lors des deux cents dernières années, entredéchirés par des guerres d’une violence absolue est en train de périr sous les coups de la technocratie égalisatrice. La révolte des chasseurs symbolise parfaitement les dangers de l’excès de réglementation élaborée loin du terrain. Cette réglementation génère l’incompréhension et la colère. L’Europe doit intervenir que lorsque les Etats, les collectivités locales ont démontré réellement leur incapacité à régler un problème. L’intervention de Bruxelles doit toujours être subsidiaire comme cela devrait être le cas pour l’Etat sauf en ce qui concerne les pouvoirs régaliens que sont la défense, les affaires étrangères, la sécurité, la justice.

Le centralisme est terminé car dans une économie qui repose, de plus en plus, sur le juste à temps et sur une production de biens et de services personnalisés, il faut plus de liberté et laisser plus d’initiative au niveau local. Les choix de localisation des activités économiques dépendent du niveau de formation des salariés, des conditions de vie et de l’efficacité des administrations. La lourdeur des administrations centrales et leur incapacité de mettre en œuvre rapidement des décisions constituent une entrave à l’implantation d’entreprises sur notre territoire. Il faut, de plus, rappeler que ce sont les Etats centralisés qui enregistrent les niveaux de prélèvements obligatoires les plus élevés. Ce sont des Etats comme l’Espagne dont le pouvoir central a accordé une large autonomie aux régions qui enregistrent les plus forts taux de croissance. La France ne peut pas, une fois de plus, rester une exception en conservant des collectivités à compétences étriquées et à structures complexes. Le choix d’implantation des entreprises dépend du niveau de formation, de la qualité de vie, du coût du travail mais de plus en plus de l’efficacité de l’administration. Le vieillissement de la population entraînera une demande croissante de services de proximité que les collectivités pourront et à moindre coût satisfaire. La volonté d’être mieux soigné, d’avoir au plus près les services sociaux nécessitent une décentralisation plus poussée. On est entré dans une période de services personnalisés et humanisés. Le service de masse qu’offre encore trop souvent l’administration est rejeté. Par leur rapidité de réaction, les collectivités locales peuvent plus facilement que l’Etat de répondre aux nouveaux besoins sociaux.

Par ailleurs, nous ne sommes plus au début du siècle, époque à laquelle une infime minorité de la population avait le bac ; nous ne sommes plus dans les années soixante, époque à laquelle les étudiants étaient tous ou presque des enfants issus des classes supérieures de la société, désormais plus de 70 % des jeunes ont leur baccalauréat. De cette élévation du niveau scolaire de la population résulte une prise de conscience ; les habitants de Corse, de Normandie ou de Rhône-Alpes n’acceptent plus d’être soumis au diktat des administrations centrales. La démocratie passe par une plus grande participation de la population locale aux décisions qui les concernent directement. La construction d’une autoroute, d’une centrale électrique ou d’un aéroport ne peut se faire, aujourd’hui, sans consultation voire sans association des populations concernées. Le pouvoir ne s’impose plus par le simple fait qu’il vient d’en haut ; il trouve sa légitimité dans sa capacité à mobiliser et associer autour des projets précis. Par leur plus grande proximité, les collectivités locales sont mieux outillées pour répondre aux nouvelles attentes de la population.

La France est une démocratie qui a conservé les couleurs d’une monarchie absolutiste teintée d’esprit révolutionnaire. Monarchie absolutiste car les pouvoirs sont centralisés au profit d’un nombre réduit de personnes. Le parlement est réduit à l’état de cour et les collectivités locales disposent de marges de manœuvres plus que réduites. Esprit révolutionnaire car il y a une volonté permanente de remettre en cause les pouvoirs en place. La succession rapide d’alternance depuis 1981 en est la meilleure preuve. En vingt ans, cinq alternances ; faute de pouvoir être canalisé au niveau local, le mécontentement remonte et s’extrêmise.

L’accord de Matignon du 20 juillet sur la Corse constitue la première réponse, certainement trop timide, pour prendre en compte la diversité du territoire français et le souhait de la population de gérer, par eux-mêmes, un grand nombre de services rendus par les administrations.

Il est assez étonnant qu’il ait fallu attendre l’aube du troisième millénaire pour se rendre compte que la Corse était une île constituée de montagnes et qu’il était difficile de gérer un tel territoire de Paris. Depuis son passage sous contrôle français, la Corse a toujours fait l’objet d’un traitement à géométrie variable de la part du pouvoir central qui hésite entre colonisation forcée et assimilation. Des dernières tentatives de soulèvement contre l’envahisseur au début du XIXème siècle aux attentats à répétition des vingt cinq dernières années du XXème siècle, deux siècles d’incompréhension sont passés du fait que la tentation jacobine l’avait toujours emporté.

L’incapacité du pouvoir central à avoir un discours cohérent et une ligne directrice a poussé irrémédiablement les Corses à renouer avec leur culture. Méprisés par les élites françaises, incompris dans leur volonté farouche de s’auto-administrer, les Corses ont opté soit pour la résignation, soit pour la violence.

C’est dans les périodes de troubles que le nationalisme ou l’irrédentisme se fortifient. Face à un pouvoir hégémonique mais impotent, les Corses se sont réfugiés dans leur passé et se sont éloignés de la métropole. Après plus d’une génération de violence, après plus de vingt cinq ans d’errements durant lesquels les gouvernements de droite et de gauche ont tour à tour négociés puis rompus avec des terroristes, des nationalistes, des mafieux ou avec des élus, après avoir nommé le Préfet Bonnet qui avait revêtu avec l’accord implicite du Gouvernement, les habits d’une Gouverneur de colonies, il fallait un geste pour renouer les liens avec le Continent. Ce geste ne pouvait pour soigner les plaies vives du peuple orgueilleux que constituent les Corses passer que par un grand pas vers l’autonomie.

Le rejet de l’Etat central sur l’Ile de Beauté est d’autant plus important que la population s’soit sentie, à maintes reprises, humiliée par des déclarations à caractère raciste. Jean-Pierre Chevènement comme un certain nombre de ses conseillers, de nombreux hommes politiques de droite ou de gauche ne considèrent pas réellement les Corses comme des Français normaux.

Lionel Jospin, en jacobin qu’il est, n’avait pas initialement prévu d’accorder une large autonomie à la Corse ; c’est forcé par les évènements qu’il s’est rallié à cette idée. Il est néanmoins intéressant de souligner que depuis 1981 ce sont trois protestants qui ont mis en œuvre des projets de décentralisation en faveur de la Corse : Gaston Deferre en 1981, Pierre Joxe en 1991 et en 2000 Lionel Jospin. Les protestants qui constituent une minorité en France sont mieux à même de comprendre les problèmes que rencontrent un peuple de 250 000 habitants qui doit faire face à une métropole de plus de 60 millions d’habitants.

Les accords du mois de juillet 2000 donnent moins de pouvoirs aux collectivités locales corses que ceux dont disposent la Catalogne en Espagne ou les Länder en Allemagne. Les réactions sur le Continent furent néanmoins violentes. Jean-Pierre Chevènement qui a du déjà bien malgré lui accepté l’adoption du Traité de Maastricht fait un blocage sur un éventuel transfert de compétences de l’Etat aux collectivités locales. La République passe pour Jean-Pierre Chevènement par un Etat dominateur mais comment faire lorsque cet Etat est faible et que la République ne fait plus recettes à Ajaccio ou Bastia. Envoyer les chars, emprisonner les poseurs de bombes et les mauvais pensants ne constituent pas une réponse crédible à long terme. Les conflits en ex Yougoslavie, en Irlande témoignent que l’engrenage de la violence mène tout droit dans une impasse.

Jean-Pierre Chevènement se rêve en Jules Ferry, en instituteur de la IIIème République ; il a simplement oublié que l’on avait changé de république et d’époque. Il n’est pas le seul à vivre dans un autre temps. Un grand nombre de gaullistes croit encore en France uniforme avec des lois, des règlements et des normes qui s’appliquent à tous de la même manière. L’unité nationale baptisée également unité de la République est en danger à partir du moment où on admet des dérogations, des expérimentations, des aménagements pour tenir compte de certaines réalités. Mais, il y a bien longtemps que l’unité de la République est une illusion. Des régimes particuliers ont été institués pour les DOM-TOM. Par ailleurs que signifient les mots « unité de la République » si les habitants d’une région leur refusent toute valeur. La nation comme communauté de destin suppose un minimum d’adhésion. La notion de nation n’est pas figée à jamais. Constituée d’hommes et de femmes, la nation évolue ; hier portée par l’armée et l’école, elle est, aujourd’hui, portée par le sport, par les exploits des entreprises, des chercheurs et par les œuvres des artistes. De guerrière, la nation est devenue sportive, culturelle et économique Il n’est plus nécessaire de revêtir l’uniforme pour se sentir Français, l’abandon du service militaire symbolise parfaitement cette évolution.

La crainte d’une disparition de la nation française est exagérée. Dans un système économique mondialisé, il y a une volonté de retrouver des racines qu’elles soient locales ou nationales. Le renouveau des cultures régionales ne met pas en péril l’esprit national, bien au contraire, il le redynamise. Par ailleurs, le développement des coutumes locales a été largement favorisé par le refus par les pouvoirs publics d’assumer une certaine forme de nationalisme. Depuis des années, du fait de l’existence du Front national, le nationalisme n’a été perçu que sous l’angle de l’extrême droite. Vilipendé, ostracisé, il est devenu une valeur négative.

Le pouvoir législatif ne se divise pas ; il appartient aux représentants de la nation. En aucun cas, les Corses pourraient être les dépositaires d’une parcelle de ce pouvoir sacré. L’accord du 20 juillet remet-il en cause ce beau principe. Non, il reprend une disposition d’une statut de 1991 qui n’a jamais été appliquée. Il prévoit, en effet, de doter « la collectivité territoriale de Corse d’un pouvoir réglementaire, permettant d’adapter les textes réglementaires par délibération de l’Assemblée ». Rien de révolutionnaire, les fameuses autorités administratives indépendantes comme le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel disposent d’un pouvoir réglementaire dans les domaines qui sont de leur compétence. Le CSA fixe les conditions d’attribution des radios, régule le paysage radiophonique et attribue les fréquences. Pour l’adaptation des lois, le Gouvernement a prévu « de donner à la collectivité territoriale de Corse la possibilité de déroger par ses délibérations, à certaines dispositions législatives, dans des conditions que le Parlement définirait. » Ces aménagements ne deviendraient définitifs qu’après leur adoption par le Parlement qui conserve ainsi le dernier mot. L’unité de la République, la nation ne sont pas mis en péril par cette faculté encadrée et limitée. En recourant aux grands mots, aux concepts, nous aimons nous faire peur. Jean-Pierre Chevènement est pour les institutions ce qu’est Viviane Forrester pour l’économie.

Pour certains, l’autonomie accordée à la Corse ferait le jeu de la mafia. Cet argument est spécieux. La mafia n’a pas besoin de statut pour se développer et prospérer. Elle vit mieux lorsque tout se gangrène car elle est alors un pôle de stabilité. La mafia en Corse existe, avant tout, à la une des journaux. Elle est certainement plus présente dans le Var ou dans les Alpes Maritimes. En outre, il y a mafia et mafia. Le terme est galvaudé. Il est utilisé bien souvent à tort. En Corse comme à Paris, le milieu, le grand banditisme sont présents, la classe politique nationale y a puisé quelques ressources pour financer des campagnes électorales. Mais, de toute façon, il ne faut pas perdre de vue que ce sont sur les décombres de l’Etat de droit que les petits arrangements, les petites combines entre familles ont prospéré. Les fantasmes sur l’omniprésence de la mafia font vendre du papier, rien de plus…

Il est étonnant que des partisans de la décentralisation et de la construction européenne comme Valéry Giscard d’Estaing ou Jean-Pierre Raffarin s’en prennent au plan de Lionel Jospin qui accroît les compétences de la collectivité territoriale de Corse. Favorables aux transferts de compétences au profit de l’Union Européenne, ils sont, en revanche, hostiles aux transferts vers le bas tout en répétant qu’il faut respecter le principe de subsidiarité.

Avec ces accords, pour la première fois, l’Etat central admet le principe d’une décentralisation politique et non à une simple décentralisation qui se cantonne à faire passer les dossiers des bureaux de la préfecture à ceux des Conseils généraux ou régionaux. La décentralisation méthode française visait à diminuer les pouvoirs administratifs des préfets pour augmenter ceux des élus locaux ; le pouvoir national conservant le pouvoir de décision et les moyens.

La Corse n’a pas vocation à être un laboratoire à réformes ; mais des réformes dont elle a fait l’objet ces dernières années, il y a de nombreux enseignements à tirer

La décentralisation corse est mal comprise par le reste de la population française car elle est corse. Les subventions, les avantages fiscaux accordés sont de véritables repoussoirs et empêchent l’engagement serein d’un débat de part et d’autre de la Méditerranée. Pourtant, d’autres régions bénéficient ou ont bénéficié d’aides importantes de la part de l’Etat central ; la Bretagne comme le Grand Sud-Ouest dans les années soixante et soixante-dix. L’Etat a consenti des efforts importants avec la SNCF pour réaliser des lignes de TGV qui n’avaient pas toutes un intérêt économique majeur. Les lignes Sud-Ouest, la future ligne Est sont des éléments de la politique d’aménagement du territoire comme la construction d’autoroutes. Ainsi, le Limousin, l’Auvergne, le département de la Lozère sont en voie de désenclavement du fait de la volonté des gouvernements qui se sont succédés ces vingt dernières années. personne n’a soulevé la question de combien coûtait à la France un habitant de Mende ou de Limoges. Du fait de son insularité, il est plus facile d’établir la facture pour la Corse. Mais, pour être honnête, il faudrait placer du côté recettes, celles issues du tourisme et celles moins quantifiables liées à l’image à travers le monde de la Corse. La force de la querelle girondins contre jacobins prend toute sa saveur avec la Corse. Chaque Français a un avis, cette île qui est au cœur de l’actualité depuis des années ne laisse personne indifférente. Est-ce en raison de sa beauté et des millions de Français qui s’y rendent en vacances ou de l’influence dans le milieu médiatico-politique de sa diaspora évalué à plus de 600 000 personnes en France continentale, la Corse est devenue un sujet passionnel qui est une source de conflits infinis.

Mais, au-delà du problème spécifique à la Corse, la réforme des structures locales, l’avènement de véritables pouvoirs locaux butent sur les intérêts d’un certain nombre d’élus qui défendent leurs droits acquis (présidence, avantages matériels, etc..), sur le conservatisme jacobin, sur le problème constitutionnel. En effet, en reconnaissant la nécessaire tutelle du représentant de l’Etat, le Conseil Constitutionnel a strictement encadré toute évolution institutionnelle. Le département est sacralisé tout comme le préfet. L’instauration d’espaces de liberté locale passe donc obligatoirement par une réforme de la Constitution ce qui suppose l’accord des sénateurs qui veulent défendre leur assemblée et leur mandat, ce qui est bien humain mais peu propice aux réformes. Pourtant, un fort courant dans la population est favorable à une redistribution des pouvoirs, un référendum, sur un tel sujet, rencontrait certainement plus de succès que celui sur le quinquennat. Il y aurait un vrai débat entre les partisans de la France sous un même képi de Lille à Ajaccio et ceux partisans de la France plurielle.

Pour ridiculiser la décentralisation, on met en avant quelques affaires, quelques gaspillages, quelques scandales, quelques palais somptueux, mais il ne faut pas oublier que l’Etat n’a pas fait mieux dans le domaine de la vertu. Rappelez-vous scandales du carrefour du développement, du Crédit Lyonnais, du Crédit Foncier… Compte tenu des transferts organisés depuis 1982 et de ceux que pratiquent l’Etat de manière implicite, année après année, on peut constater qu’il y a eu une bonne maîtrise de la dépense locale. Alors qu’en 1999, l’Etat est fortement déficitaire et que sa dette avoisine les 5000 milliards de francs, les collectivités locales dégagent des capacités de financement et qu’elles réduisent leur endettement qui tourne autour de 500 milliards de francs. De nombreuses régions et un certain nombre de départements ont réduit leurs taux d’impôt directs.

Le renforcement des pouvoirs locaux a toujours contribué à l’amélioration des services rendus aux citoyens. Avant la décentralisation de 1982, la construction d’un gymnase dans un lycée en Lozère était complètement menée par l’administration centrale à Paris ; il en résultait bien souvent des travaux de piètre qualité réalisés en retard et une dérive des coûts. La mise aux normes des établissements scolaires a prouvé ces dernières années que l’Etat n’était pas très regardant tant en ce qui concerne l’argent des contribuables qu’en ce qui concerne la sécurité de nos enfants. C’est peu connu mais les collectivités territoriales dégagent des excédents et leur endettement ne dépasse pas 500 milliards de francs pendant que celui de l’Etat atteint 4000 milliards de francs. En matière de bonne gestion, l’administration centrale n’a guère de leçons à donner.

La décentralisation de 1982 est une œuvre inachevée. En effet, un certain nombre de compétences actuellement dévolues à l’Etat pourrait être exercé plus efficacement et économe par les collectivités locales. Ces transferts doivent être effectués par blocs afin d’éviter la création d’un mille feuilles déresponsabilisant et inefficace. Il ne s’agit pas de déshabiller l’Etat, de l’affaiblir, il s’agit au contraire de le renforcer. Il ne s’agit pas de cantonner l’Etat dans ses fonctions régaliennes du XIXème siècle car cela n’aurait aucun sens. Les attentes des Français ont changé et les moyens d’intervention publiques aussi. Le principe de base est le principe de subsidiarité. Tout ce qui peut être fait de la manière la plus efficiente à un niveau le plus proche du citoyen doit l’être. Ces transfert des compétences pourraient être les suivants : transport, culture, environnement, sport, tourisme, logement. Cela pourrait être aussi en partie l’enseignement supérieur et la politique de l’emploi (régionalisation des agences régionales de l’emploi avec fusion avec les ASSEDIC).

Les services de l’Etat concernant la mise en œuvre de ces compétences devraient être transférés aux collectivités territoriales pour éviter la création de doublons administratifs générateurs de surcoûts. Il faudrait que les ministères au niveau central disparaissent sinon, aucun ministre ne voudra perdre ses directions, ses crédits et ses fonctionnaires.

Il n’y a pas lieu, aujourd’hui, de maintenir un ministère du tourisme ; les normes nationales sont fixées par Bruxelles, les infrastructures réalisées par les collectivités locales. Une agence de promotion du patrimoine culturel et touristique de la France suffirait pour rassurer les tenants des vieilles structures soviétiques. Les compétences actuellement dévolues à l’Etat pourraient tout aussi voire plus efficacement par les conseils régionaux ou les conseils généraux qui déjà consacrent une part de leur budget aux développement du tourisme sur territoire de compétences.

De même en matière culturelle, si l’on excepte les grandes opérations d’envergure nationale, la grande majorité des manifestations et des actions réalisées par le Ministère de la Culture pourrait l’être plus simplement par des services locaux. Il y a bien souvent redondance entre les services de l’Etat et les services des collectivités locales. L’Etat devrait simplement appuyer des actions locales alors qu’actuellement les collectivités locales aident avant tout l’Etat à financer des actions culturelles nationales. La suppression du ministère de la culture faciliterait le développement de pôles culturels en dehors de Paris.

On ne voit pas pourquoi, la protection de la nature est de la responsabilité de l’Etat surtout dans sa mise en oeuvre, la lutte contre les pollutions pour être efficace doivent s’effectuer au plus près. La région est certainement la plus appropriée pour mener à bien la politique de l’environnement. Veiller à la bonne qualité de l’eau, lutter contre des rejets industriels polluants ne peut pas mener de Paris. Or, actuellement, le Gouvernement, pour des raisons politiques, crée une véritable administration de l’environnement avec des échelons locaux. Depuis vingt ans, de multiples organismes administratifs avaient pourtant créé afin de lutter contre la pollution. Abondance ne nuit pas mais quand même…

Les départements, les régions bâtissent, entretiennent mais pour les reste ils sont incompétents. Le Ministère de l’Education nationale règne sans partage sur la formation des jeunes Français. Ce partage des rôles est stupide. Si la fixation des diplômes doit rester au niveau de l’Etat, les collectivités locales devraient participer à la vie éducative en particulier en ce qui concerne les activités sportives ou culturelles. Les établissements d’enseignement supérieur doivent pouvoir avoir la maîtrise des enseignements dits secondaires ou optionnels et bénéficier d’une large autonomie de gestion. La carte scolaire devrait relever de la compétence des régions. La carte scolaire, ses dérogations, ses passes-droits, un vestige de l’ère de la centralisation.

La région devrait devenir la région pivot pour l’organisation des transports. A cette fin, les routes nationales pourraient être transférées aux régions. Les services de l’équipement seraient alors transférés aux régions. L’Etat ne conserverait que les services nécessaires pour assurer une coordination au niveau national et un service de prospective afin d’établir des schémas routiers. Les communes, groupements et départements contractualiseraient pour les voies communales et pour les routes départementales avec les services des régions.

Les lois de décentralisation du début des années quatre-vingt ont organisé le transfert des compétences relatives à l’urbanisme tout en laissant à l’Etat ses compétences en matière de logement. Les politiques nationales en faveur du logement mises en œuvre, ces dernières années, ont été vouées à l’échec si l’on excepte quelques mesures fiscales (amortissement Périssol). De ce fait, il conviendrait par cohérence de regrouper les compétences liées aux politiques de l’urbanisme et du logement au niveau local.

Les régions ont reçu en 1982 une compétence économique qu’elles ne peuvent mettre en valeur du fait du maintien sous contrôle de l’Etat des instruments d’intervention. Ainsi, il ne peut y avoir de développement économique sans développement de l’emploi. Or, depuis vingt ans, on n’a pu que constater que l’échec répété des politiques nationales de l’emploi et l’échec des politiques nationales d’insertion ou de lutte contre l’exclusion. La situation de l’emploi n’est pas uniforme ; le chômage varie entre les différentes régions du simple au double. Dans ces conditions, il ne serait pas illogique de régionaliser la politique de l’emploi en remplaçant les ANPE par des agences régionales de l’emploi et en simplifiant les structures de formation (AFPA).

Les transferts de compétences et de services doivent s’accompagner de transferts de recettes fiscales. Moins d’Etat central entraîne moins de dépenses et moins d’impôt. Les administrations centrales doivent répartir les recettes fiscales. Au nom d’une redistribution équitable, on peut imaginer l’instauration de mécanismes de solidarité.

La région qui est appelée à recevoir un grand nombre de compétences pourrait recevoir une partie de la taxe sur les carburants dont le produit est localisable et qui n’est pas sans lien avec les transports qui seraient de la compétence totale des régions. La taxe générale sur les activités polluantes actuellement au financement exclusif des 35 heures devrait retrouver sa vocation initiale : le financement des opérations de protection de l’environnement. A ce titre, elle devrait être affectée aux régions et être budgétairement clairement identifiée.

Au nom d’une plus grande transparence, les contribuables locaux devraient pouvoir mieux identifier les responsables de la dépense locale. En ce qui concerne les impôts locaux, cette transparence pourrait passer par une spécialisation des impôts par catégorie de collectivités locale qui est dangereuse compte tenu du caractère cyclique de certains impôts, soit par une individualisation des feuilles d’impôt par catégorie de collectivités locales. Il y aurait trois feuilles d’impôts qui seraient adressées aux contribuables ; une pour les communes et groupements de communes ; une pour les départements, une pour les régions. Ces feuilles regrouperaient les parts respectives des quatre impôts directs locaux.

Yves Cannac toujours dans son livre « le juste pouvoir » mentionne que « les structures territoriales de la France sont mal appropriées à l’exercice de la démocratie locale… Il n’existe pas d’autorité locale pleinement compétente et pleinement responsable ». Notre carte territoriale date de la Révolution en ce qui concerne les départements et de l’Ancien régime pour les communes. Le découpage régional a été fait de telle sorte qu’il ne porte aucun préjudice à l’Etat, aux communes et aux départements. L’objectif des auteurs de la carte des départements en 1790 était que chaque Français puisse se rendre à sa préfecture dans la journée. En utilisant le même critère, un grand nombre de départements pourrait être supprimé du jour au lendemain. Mais, toute suppression suppose la remise en cause d’avantages acquis. Par ailleurs, le département est un symbole, certes, un peu vieillissant de la République. Les socialistes sont entrain de le faire périr par étouffement en développant l’intercommunalité. N’y a t il pas un moyen plus rationnel pour remodeler la carte administrative et politique de la France.

Depuis de très nombreuses années, la question du regroupement des régions est posée. Le problème ne se résume pas une simple comparaison de chiffres par rapport aux régions allemandes, italiennes ou espagnoles. Des Länder allemands ont des tailles inférieures à celles de certaines régions françaises mais leurs pouvoirs sont sans comparaison. La taille ne fait pas la puissance, le problème clef, en France, c’est la superposition des structures et le manque de lisibilité en matière de décision locale. Il s’agit de savoir si on souhaite conserver des super-départements ou donner aux collectivités régionales les moyens nécessaires pour réaliser de manière la plus efficiente les missions qui leur sont dévolues. Jean-Louis Guigou, délégué à l’aménagement du territoire, propose la création de cinq grandes régions liées aux cinq grands fleuves. Il conviendrait sans nul doute de réfléchir à la création de dix grandes régions.

La refonte éventuelle de la carte des collectivités locales suppose aussi une refonte de la carte administrative en regroupant les services autour du représentant de l’Etat au niveau régional et en supprimant le face à face stérile Etat/collectivités locales. On peut supposer pour éviter une révolution trop brutale que l’Etat conserve une structure départementale au nom de l’aménagement du territoire et supprime en revanche son échelon régional qui fait doublon avec les services des collectivités régionales. Faut-il conserver le préfet. Il symbolise à la fois l’Empire et la République. Il symbolise le jacobinisme et aussi, bien malgré lui, l’impuissance d’un Etat qui n’arrive plus à s’auto-contrôler. Le Préfet dispose, en règle générale, d’un beau palais, de serviteurs zélés et efficaces, mais il passe son temps à asseoir son autorité sur les services de l’Etat qui préfèrent en référer à leur hiérarchie parisienne et sur les responsables politiques locaux dont un certain nombre ont directement accès aux ministres ou aux anti-chambres des ministères. Même si le préfet ne règne pas sur les services fiscaux, les services de l’éducation nationale, les services de la justice ou de la défense, il n’en demeure pas moins le personnage le plus connu au niveau local. Le développement des moyens de transport et de communication rend pourtant moins nécessaire la présence de ce superintendant, de ce gouverneur général qu’est le préfet. Cette toute puissance, bien souvent, virtuelle peut rendre fou comme en témoigne la triste des affaires des paillotes, un préfet s’étant pris pour un justicier… Le préfet en tant que représentant du Gouvernement est soit un auxiliaire des élus en particulier s’ils ont la même couleur que la majorité parlementaire et couvrir toutes les turpitudes ou soit un opposant politique aux élus locaux en place afin de préparer une alternance dans sa zone d’influence. De toute façon, il sort de ses pures fonctions administratives. Certes, par prudence et par souci de la carrière, un bon préfet tente de concilier les intérêts du gouvernement et ceux des élus locaux. Comme, en outre, un gouvernement ne veut pas jamais d’ennui avec la base, avec ses terres lointaines, le préfet a tendance à gérer en père tranquille son territoire. Après deux siècles de bons et mauvais services, les préfets pourraient-ils disparaître sans que cela entraîne un grand traumatisme. Chez nos voisins, il n’y a pas de superintendant local et ils ne s’en portent pas plus mal. La suppression du préfet permettrait de mettre un terme au conflit, Etat contre collectivités locales.

Au niveau du pouvoir central, il y a séparation entre l’exécutif et le législatif. Cette séparation des pouvoirs constitue un des fondements de notre démocratie. Or, ce qui est jugée comme une valeur intouchable au sommet ne l’est pas au niveau local. L’exécutif et le législatif d’un département, d’une région ne sont pas séparés. Le Président de Région est à la fois chef de l’exécutif et Président du Conseil régional ; il en est de même pour le département. Cette confusion amoindrit la démocratie locale, il en résulte un contrôle de l’exécutif limité au minimum. Chez nos partenaires comme en Allemagne ou aux Etats-Unis, cette séparation est réalisée. Il conviendrait d’être reconnaissant vis à vis de Montesquieu un des pères avec l’anglais Locke de la théorie des la séparation des pouvoirs.

Actuellement, les collectivités locales ne disposent ni de pouvoirs législatifs, ni de pouvoirs réglementaires. Des aménagements pour les territoires d’Outre-mer ont été réalisés ces dernières années. Les réactions sur l’accord de Matignon sur la Corse de juillet 1998 témoignent de la force des jacobins qui ne peuvent pas imaginer qu’une collectivité puisse avoir la possibilité d’adapter la loi nationale. Au nom de l’unité nationale, tout le monde doit être habillé de manière identique de Lille à Ajaccio quelle que soit la température extérieure. Pour autant, les collectivités locales doivent devenir des êtres majeurs. La République craquera si les forces vives locales sont réduites au silence. Malgré notre goût immodéré pour l’égalité, nous acceptons le particularisme mosellan et alsacien, nous acceptons des régimes spéciaux pour la Polynésie ou la Nouvelle Calédonie, régime qui prévoit une préférence locale pour l’emploi. Pour ces exceptions ne peuvent pas être généralisées ? Il y a une aspiration pour le fédéralisme qui est défendue avec force par François Léotard. Cette aspiration ne signifie pas un alignement sur les institutions américaines mais la prise en compte de l’ensemble des diversités locales. On admet la France plurielle en ce qui concerne la population ; il apparaît assez logique d’admettre une France plurielle au niveau institutionnelle. Le fédéralisme est le mode politique qui correspond le mieux au libéralisme car il suppose un équilibre des pouvoirs et leur autolimitation. Lord Acton, auteur libéral anglais du XIX ème avait résumé cette naturelle association de la manière suivante : « de tous les procédés de contrôle, le fédéralisme a été le plus efficace et le plus approprié… Le système fédéral limite et restreint le pouvoir souverain en le divisant et en assignant au gouvernement certains droits définis. C’est la seule méthode de freiner non seulement la majorité mais le pouvoir de tout le peuple ».

La marche vers le fédéralisme suppose que progressivement les régions aient la possibilité, dans un cadre défini par la constitution, d’avoir des zones de compétences claires. Trois champs de compétences pourraient être retenus afin de nous calquer sur ceux qui se pratiquent chez nos principaux partenaires : le premier appartiendrait de manière exclusive aux collectivités locales, le second comporterait des compétences partagées pour lesquelles l’Etat pourrait fixer des lignes directrices, les collectivités ayant un pouvoir d’aménagement et enfin le troisième comporterait des compétences liées, c’est à dire exercées en lieu et place de l’Etat.

Il faut de toute façon abandonner le concept d’uniformité. Le Conseil Constitutionnel admet dans les domaines économiques ou sociaux des mesures inégalitaires afin de rétablir un certain équilibre. On admet que l’Etat puisse instituer des zones franches en matière de fiscalité pour des bassins économiques en difficulté. Les régimes dérogatoires, les régimes d’exception sont légions ; pourquoi ne pas accorder aux collectivités locales des marges d’appréciation. En vertu de quoi l’Etat central est plus à même pour prendre des mesures très ponctuelles que le Conseil Régional. La résolution des problèmes d’urbanisme, de logement, de transport ou d’environnement, à titre d’exemple, diffère si la commune se trouve en zone rurale, en zone urbaine, en zone de montagne ou en zone littorale. Comme la loi ne peut pas tout prévoir, qu’elle ne peut être taillée sur mesures pour les 36500 communes, on arrive à des aberrations. Ainsi, la Corse qui est, à la fois, une île et une montagne est soumise à la loi littorale et à la loi montagne ce qui rend son territoire inconstructible et ce qui entraîne des conflits de normes sans fin à moins de recourir au feu ou au plastiquage.

Au nom de cette logique qui veut que l’Etat central fasse confiance aux collectivités locales pour gérer leurs spécificités, il conviendrait que la Constitution reconnaisse, sous certaines conditions et dans certaines limites, un droit à l’expérimentation pour les collectivités locales. De manière contractuelle, les collectivités pourraient se voir consacrer le droit de mettre en œuvre des compétences, de prendre des initiatives dérogatoires au droit national afin de poursuivre des objectifs de justice social, d’insertion ou de développement culturel. La carte des compétences ne doit pas être figée une fois pour toutes. Il doit pouvoir y avoir de manière souple des possibilités de transfert.

Le succès de la décentralisation passe, également, par un renouveau de la démocratie locale qui est écrasée par la vie politique nationale et qui est handicapée par la complexité des structures administratives et politiques. Il y a au départ un problème d’identification. Il est difficile de savoir qui fait quoi et pourquoi on paie des impôts locaux surtout en ce qui concerne le Conseil Général et le Conseil Régional. La clarification fiscale permettra sans nul doute une meilleure compréhension des responsabilités. Mais le développement de la démocratie locale suppose également d’information et d’imagination. Effort d’information. Les collectivités devraient comme le sont les entreprises vis à vis de leurs actionnaires être obligées de manière synthétique et claire d’adresser aux électeurs leurs comptes chaque année, comptes et bilans qui devraient être également présentés sur Internet. Effort d’imagination. La démocratie locale suppose une meilleure participation des citoyens. Dans une société dans laquelle le niveau de formation augmente et dans laquelle l’information devient une matière première, la démocratie représentative doit se moderniser et se remettre en question. Le recours aux référendum locaux qui demain pourront lorsque chaque Français disposera d’une adresse électronique se réaliser sans frais et de manière immédiate sur Internet, doit être plus fréquent. La multiplication des enquêtes sur le terrain devrait accroître la participation des citoyens à la définition des politiques locales. Dans les dix prochaines années, la politique locale changera avec la participation accrue des femmes aux mandats locaux. Obligées de cumuler vie de famille, vie professionnelle et vie politique, les femmes auront obligatoirement une autre façon d’analyser les problèmes, elles pousseront à l’adoption d’un véritable statut de l’élu. Elles civiliseront les mœurs d’un milieu qui jusqu’à maintenant était très macho. Par ailleurs, l’affaiblissement des structures partisanes nationales favorisera certainement l’apparition d’indépendants et s’accompagnera d’aller-retour plus fréquent entre activités politiques et activités non politiques.

LE MARIAGE MILLENAIRE

Entre le Français et son Etat, il y a une communion ou plutôt un mariage qui dure depuis plus de mille ans, de Clovis à nos jours. Le Français s’assimile à son Etat. Il lui demande tout et n’importe quoi. Si ses enfants sont au chômage, c’est l’Etat, le fautif et c’est à l’Etat de leur trouver un emploi ou mieux de les embaucher. En 1997, le Gouvernement de Lionel Jospin l’a très bien compris avec la création de 350 000 emplois jeunes. Maladie, pollution atmosphérique, bruit, c’est toujours de la faute de l’Etat.

Le couple composé du Français et de l’Etat n’est pas sans histoire. Il s’agit d’un mariage orageux fait de disputes tumultueuses, d’incompréhensions et d’insatisfactions réciproques ; il n’en demeure pas moins que les liens résistent au temps, aux tromperies, aux scandales. Les augmentations d’impôt, la bureaucratisation, les erreurs, l’incurie des services publics, les grèves à répétition, les affaires n’ébranlent pas l’amour dont témoigne, au fond de lui, chaque Français vis à vis de l’Etat.

A chaque élection, les candidats qu’ils soient de droite ou de gauche ne s’y trompent pas. Ils promettent, pour l’emporter, plus d’emplois publics, plus de dépenses publiques, plus de crèches, plus de lits d’hôpitaux et non l’inverse.

Depuis mille ans, l’Etat résiste aux crises, aux révolutions, aux guerres, aux changements de régimes et aux scandales. Il est la Nation. Il est la France. Quand l’équipe de France de football gagne la coupe du monde ou le championnat d’Europe, c’est la France, c’est l’Etat représenté par ses deux têtes, le Président de la République et le Premier Ministre qui gagne.

Les erreurs de l’Etat, et elles sont fréquentes, sont vite pardonnées. Il suffit de changer un ministre, un directeur d’administration et tout est réglé. L’Etat, cette chose sans forme, est ainsi lavé, à peu de frais, de ses dysfonctionnements. On coupe un tout petit morceau et tout recommence… comme avant.

Le Français a transformé son Etat en divinité omnisciente. L’homme politique, en étant le représentant suprême, doit en être la déclinaison. L’énarque en est le symbole. Sa formation généraliste lui permet de répondre à tout et de faire illusion sans rien connaître en profondeur. Il est détesté par son côté prétentieux et inhumain, mais il est jugé indispensable. Les Français souhaitent la suppression de l’ENA mais ils ont déjà élu deux Présidents de la République ayant fait l’ENA, Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac. Cinq anciens élèves de l’ENA sont devenus Premier Ministre dont les trois derniers, Edouard Balladur, Alain Juppé et Lionel Jospin. L’ENA détestée car cette école est synonyme de réussite, d’élitisme, mots insupportables pour des Français égalitaristes et jaloux. Cette école est le vecteur de la technocratie froide mais indispensable pour former des élèves qui seront appelés à répondre aux souhaits les plus divers d’une population jamais sevrée d’Etat providence.

Même chez les libéraux, l’énarque a bonne presse. Les parlementaires de Démocratie Libérale ou de l’UDF aiment s’entourer de conseillers énarques. L’énarque rassure, il donne un statut. Avoir un énarque à son service signifie qu’on a des possibilités de faire carrière, d’être ministre, de devenir un chef…

Cet amour exclusif n’est pas sans excès. Ainsi, si la machine a un raté, c’est par nature une affaire d’Etat. Tout ou rien, une véritable passion à la Roméo et Juliette. Une inondation, une sécheresse, une tempête et, tout de suite, c’est la faute de l’Administration. En 1999 comme en 1910, l’Etat est responsable de la tempête et de la crue du siècle.

Le Français a le sentiment qu’il dispose d’une assurance tout risque avec l’Etat. Il ne comprend d’ailleurs pas lorsque l’assurance ne joue pas tout de suite. Une marée noire, des pêcheurs au chômage technique pour cause de mauvais temps, l’Etat doit payer tout de suite.

Nous sommes convaincus que cette chose bizarre peuplée de technocrates qui ont fait des études et qui se plaisent, dans chacun de leur discours, à prononcer les mots « intérêt général, service public » est toujours là pour résoudre les petits comme les grands soucis du quotidien. Dans ces conditions pourquoi, face à un événement, réfléchir, s’affairer et agir. Drogué des mots Etat providence, sécurité sociale, ANPE, RMI, allocations, prestations, aides, subventions, il ne voit pas pourquoi il devrait se prendre en charge. Payant beaucoup d’impôt, il attend en retour un service total, de la naissance à la mort, des études qui se doivent d’être égalitaires, gratuites à la retraite en passant par l’emploi, à vie de préférence. Assisté depuis des années, le Français ne peut qu’être effrayé par un monde qui fait de l’individu, maître de son destin, un héros. Il ne peut qu’être méfiant face à la mondialisation qui s’accompagne d’un recul des Etats sur les forces du grand capital.

Internet, start up, nouvelle économie restent encore des mots barbares pour la très grande majorité des Français. Au mois de juin 2000, moins de 10 % des Français pouvaient à domicile se connecter à Internet.

Dans le musée de la conscience collective, les chefs d’entreprise, les bâtisseurs d’empire industriel, les génies des services ne font pas recettes et quand c’est le cas, c’est pour peu de temps ; en revanche, les intellectuels subventionnés, les grands serviteurs de l’Etat, les ministres, ont le droit aux honneurs de la patrie. Pas de Rockefeller, pas de Ford, pas de Bill Gate en France. Lorsqu’une famille, un homme est à la base d’une grande entreprise, il se cache de peur d’être transformé en cible symbolisant tous les maux de la société moderne. Les familles Peugeot et Michelin en sont les meilleurs exemples. Vivons cachés pour ne pas avoir de problème avec l’Etat et ses partisans. Au Panthéon, inutile de chercher la tombe d’un chef d’entreprise, il risquerait de déplaire aux hommes politiques, aux intellectuels et aux chercheurs qui hantent ce noble lieu.

Quand un chef d’entreprise atteint le nirvana de la reconnaissance publique, vous pouvez être sûr qu’il a fréquenté à un moment ou à un autre la sphère publique. Jean-Marie Messier, le nouveau citizen Kane français a débuté sa carrière dans les fameux cabinets ministériels, il en est de même pour Michel Pébereau qui dirige la BNP ou de Louis Schweitzer, PDG de Renault.

Pour obtenir un succès littéraire, en France, il faut écrire un livre sur Napoléon, de Gaulle ou sur François Mitterrand : trois chefs d’Etat interventionnistes, deux généraux et un avocat qui a peu plaidé et qui a vécu la politique comme un métier et comme un art tout florentin. Ces trois hommes ont incarné une certaine idée de la France faite de puissance et d’orgueil. L’économie est tolérée et est, de temps en temps, favorisée car elle peut être un instrument de puissance.

Pour avoir porté haut les couleurs de l’Etat, nos grands hommes, surtout une fois morts, sont divinisés. Il n’est pas crucial que Napoléon fût le premier à appliquer le principe de la guerre totale et de l’extermination des peuples, que de Gaulle s’employa chèrement à faire de la France une illusion de puissance mondiale et que Mitterrand se prit pour le successeur du Roi soleil en mettant à sac les finances publiques ; ne l’appelait-on pas Dieu ce qui peut apparaître surprenant, voire saugrenu, pour un Président de la République socialiste et laïque à ses heures ?

L’Etat en France, toujours avec un grand E pour bien marquer qu’il domine sans partage sur notre vie, est une véritable exception. Etats-Unis, Allemagne, Royaume-Uni ne connaissent pas une telle centralisation, une telle glorification, un tel amour passionnel ainsi qu’une telle dépendance quasi psychologique de leur population vis à vis de l’Etat.

Pourquoi un tel engouement pour l’Etat, pourquoi la chose publique est-elle autant au centre de nos préoccupations et que la banalisation de la politique, plus de deux siècles après la révolution est en marche mais pas encore achevée ? Pourquoi la France a-t-elle retenu un mode de développement étatique ? Pourquoi les partenaires sociaux font de la figuration et ne sont que des appendices de l’Etat ?

Culture gauloise face à la culture romaine, culture latine face à la culture anglo-saxonne, culture catholique face à la culture protestante, mais surtout notre culture d’économie de guerre expliquent cette spécificité toute française. Depuis Versailles, tout tourne autour du soleil et peu importe qu’il s’appelle Louis XIV, de Gaulle ou Mitterrand, Chirac voire TF1.

Certes, au départ, il y a les circonstances ; au début du règne de Louis XIV, la fronde des seigneurs et le goût du roi pour le sport de l’époque, la guerre. Ces circonstances ont eu raison du libéralisme économique, des pouvoirs locaux et de tous les contre-pouvoirs.

Louis XIV, humilié lors de la fronde des grands féodaux, obligé de fuir le Louvre et de se réfugier dans le château mal chauffé de Saint Germain en Laye, n’a durant son long règne, eu comme objectif que de mettre au pas les grands seigneurs en les abêtissant à la Cour de Versailles. Menus plaisirs, repas fastueux, intrigues en tout genre, de telle façon que le Roi puisse s’occuper de sa passion sans être dérangé. Les siècles ont passé, la guerre ne fait plus recette mais les charmes de la Cour perdurent. Les gouvernements de droite ou de gauche n’achètent-ils le calme des députés de la majorité le mardi et le mercredi, en les conviant de ministères en ministères pour qu’ils puissent y déjeuner ou y dîner. La cour du pouvoir a résisté à toutes les révolutions et à tous les changements de régimes.

Pour les monarques qu’ils soient royaux ou républicains, l’intendance doit suivre. La France ne saurait se conduire à la bourse ou dans les conseils d’administration des grandes entreprises privées. La France est une grande puissance qui ne doit rien aux marchands, aux épiciers, aux comptables et aux banquiers du secteur privé. La France, c’est sa diplomatie, ses armées qui défilent toujours sur les Champs Elysées pour le 14 juillet comme au bon vieux temps de la guerre froide. La fête nationale est une fête militaire.

Si Colbert a créé de grandes entreprises nationales, s’il a développé une administration de professionnels, c’est à la fois pour servir l’objectif de politique intérieure du Roi soleil, la vassalisation des seigneurs et pour servir sa passion de la guerre

La mise au pas et le rapatriement à la Cour de Versailles des grands féodaux provinciaux ont conduit à la destruction des structures locales et ont permis la centralisation des pouvoirs. L’encadrement des assemblées de Province, l’instauration de représentants nommés par le pouvoir central ont empêché, ce qui était l’objectif recherché, la naissance de contre-pouvoirs. Les jacobins et Napoléon ne feront que parachever le chantier de Louis XIV.

Colbert a été le premier grand keynésien de l’histoire économique afin de satisfaire Louis XIV qui souhaitait que son règne fasse pâlir de jalousie l’ensemble des cours européennes. Pressé par le temps et devant faire face à une économie de pénurie, Colbert est devenu, certainement malgré lui, le premier grand interventionniste de l’histoire moderne. La succession d’hivers froids, de 1687 à 1700, les plus froids jamais observés depuis le XVIIème siècle jusqu’à nos jours, a provoqué une ère de misère, de disette qui ne justifiait pas, en soi, le recours à un mode de développement étatique. Les voisins de la France ont également été confrontés à cette petite période de glaciation ; ils n’ont pas pour autant adopté un mode de développement centralisé. Certes, nos querelles intestines, notre désorganisation traditionnelle ne facilitaient pas la résorption de ce type de crise. En 1976, une grande sécheresse, en 1999, une grosse tempête ; même cause ou presque et même effet…

Mais au-delà des conditions climatiques et politiques, il y a eu, sous le règne de Louis XIV, des guerres continuelles aux coûts astronomiques. Pour faire face aux besoins incessants des armées, les autorités ont mis en place une économie de guerre captant une part importante des richesses. L’isolement de la France, le blocus commercial imposé par les Hollandais et les Anglais ont conduit le Roi et ses conseillers à opter pour un développement autarcique et centralisé.

Colbert n’a jamais masqué ses intentions. Ainsi, en 1663 dans une lettre à Mazarin, il indiquait que l’action économique du Roi avait pour objectifs « de restituer à la France le transport maritime des produits, de développer ses colonies, de supprimer tous les intermédiaires entre la France et l’Inde et de développer la marine militaire pour protéger la marine marchande ».

Cette volonté de puissance et de contrôle du commerce trouva son illustration dans la fondation de la Compagnie des Indes occidentales, de la Compagnie des Indes orientales, de la Compagnie du Nord et de la Compagnie du Levant. Colbert tenta d’attirer les capitaux privés à s’investir dans ces grandes compagnies chargées de faire du commerce dans les zones géographiques qui leur étaient concédées et le cas échéant de gérer par délégation des colonies. Les capitaux privés ne se précipitèrent pas pour participer à cette expérience d’économie mixte avant l’heure. Les grandes compagnies de commerce françaises firent banqueroute à partir du moment où les subventions de l’Etat cessèrent. Les compagnies hollandaises et anglaises conservèrent, en revanche, sans problème leur position. Dès le XVIIème siècle, l’économie mixte avait démontré son inefficacité.

Le colbertisme prit également la forme d’un protectionnisme qui n’eut comme résultat que l’adoption par les puissances étrangères de mesures de rétorsion. Ainsi, si les tarifs douaniers de 1664 à 1667 permirent dans un premier temps le développement de la draperie normande et picarde et la chute des importations d’origine hollandaise et britannique, les Anglais réagirent en n’achetant plus de toiles bretonnes. Augmentation des prix, industrie bretonne sinistrée, plus de trois siècles plus tard, il est pourtant toujours difficile de faire admettre les dangers du protectionnisme. Le Colbertisme accentua le retard français dans le domaine de l’industrie en freinant l’initiative, la concurrence et donc le progrès. Référence obligée pour les jacobins, les partisans de la politique industrielle et les affinociados de la toute puissance étatique, Colbert a un maigre bilan à présenter sur le plan économique. Il a réussi à faire illusion durant le règne du Roi Soleil ; les successeurs eurent à payer les factures.

Mais, une fois le pli du dirigisme et de l’étatisation pris, il est difficile de s’en défaire d’autant plus que la France a durant près de trois siècles vécu en état de guerre quasi-permanent. Ainsi, un rapide retour en arrière montre que de 1610 à 1715, la France a connu 49 années de guerre, de 1715 à 1789, 21 années de guerre ; de 1789 à 1815, 20 ; de 1815 à 1918, 7 et de 1918 à 1945, 6 années de guerre. Pour être exhaustif, il faut ajouter les années de guerre coloniales tant pour la conquête que pour la perte des colonies, guerres qui occupèrent les troupes et le pays durant les années de paix sur le continent européen. Elles servirent d’expiatoires, après de lourdes défaites ou après les désillusions provoquées par de mauvaises paix. Il en fut ainsi après la défaite de 1870. Après la seconde guerre mondiale, pour démontrer à tous que la France demeurait, malgré la terrible débâcle de 1940, une grande puissance, les gouvernements de la IVème tentèrent de conserver par tous les moyens un empire colonial déjà mort.

La rivalité Est/ouest de 1945 à 1989 donna la guerre froide, la guerre impossible mais toujours présente dans tous les esprits. La France se devait d’avoir ses sous-marins, ses porte-avions, sa bombe A puis H toujours au nom de la puissance, de son statut et de son rang.

Guerres voulues ou refusées, elles étaient une donnée qui se transmettait de génération en génération. Il y a cent ans, les Français avaient les yeux rivés sur la ligne bleue des Vosges et n’avaient comme souhait que de récupérer l’Alsace et la Lorraine. De 1918 à 1939, une trêve dans le grand conflit du XXème siècle, une trêve entre deux boucheries ; les Français ne veulent plus de guerre et rêvent de créer un sanctuaire derrière la ligne Maginot, mais les Allemands ne veulent entendre parler que de revanche. De 1945 à 1989, les Français ont dû accepter la disparition de leur empire colonial chèrement constitué au XIXème siècle, la domination américaine et la menace de l’URSS, la guerre froide, la peur de l’invasion soviétique. Pour se faire peur, aux 20 heures, les journalistes, les hommes politiques non communistes racontaient que les chars de l’armée rouge pouvaient en vingt quatre heures occuper Paris. Tout ceci semble aujourd’hui bien puériles ; tout cela semble appartenir à une autre époque. Pourtant, c’était les années soixante, les années soixante-dix, les années quatre-vingt. Durant ces décennies, mois après mois, sur un planisphère, on mettait alors des drapeaux rouges sur les territoires passant sous contrôle plus ou moins direct de Moscou : Cuba, Nicaragua, Afghanistan, Ethiopie, Yémen, Angola, Mozambique, Madagascar …

Des guerres de Louis XIV aux guerres révolutionnaires et napoléoniennes, des trois guerres franco-allemandes aux conquêtes coloniales, des guerres de décolonisation à la guerre froide, l’Etat a trouvé un terreau idéal pour organiser, diriger et tout faire. Préparer la guerre suivante, reconstruire, créer un sanctuaire avec la ligne Maginot entre les deux guerres mondiales ou avec la bombe atomique après 1945, développer les infrastructures, nationaliser les secteurs clefs de l’économie, imposer aux partenaires sociaux la sécurité sociale, la durée du temps de travail, la durée des congés, la largeur des routes, des autoroutes, contrôler les fréquences radio, hertziennes….

L’économie, le marché, les entreprises, les salariés étaient, en France, au service de la guerre toujours possible, au service de la nation, c’est à dire de l’Etat qui s’invitait partout, du matin au soir, au travail jusqu’à domicile. Impossible d’échapper à sa tutelle. Du prix de la baguette au prix du café au bistrot du coin, de l’implantation d’une usine à une aide pour planter des vignes, du nombre de jours de congés à la fixation du salaire minimum, l’Etat réglait notre quotidien un peu comme la prière règle la vie des séminaristes afin qu’ils ne soient pas tentés par le pêché ou un peu comme le règlement ordonne la vie des militaires afin que l’attente de la guerre future soit planifiée.

En matière économique, le protectionnisme qui, jusqu’à l’avènement du Marché commun européen, à la fin des années cinquante, constitua une donnée permanente de la politique des Gouvernements, si l’on excepte quelques intermèdes, le plus célèbre étant celui du Second Empire avec la signature de plusieurs traités de libre échange, a pour objectif, certes, de protéger quelques secteurs d’activité de la concurrence mais aussi de favoriser le commerce entre la France métropolitaine et ses colonies. Pour bien marquer la connotation de ce protectionnisme, on parlait de défendre des secteurs stratégiques, indispensables à la sécurité du pays. Résultat des courses, la France et ses colonies ont pris du retard… Ce goût prononcé pour le protectionnisme qui fit de Méline un héros avec l’adoption de ses fameux tarifs douaniers avait bien évidemment un objectif militaire : éviter que la France soit dépendante d’une source d’approvisionnement extérieur. Cet argument d’indépendance nationale fut repris lors du développement du programme électronucléaire dans les années soixante-dix. Ce n’était pas le bas prix de cette énergie, ce n’était pas les faibles rejets de gaz carbonique, ou le caractère abondant de l’uranium qui étaient mis en avant, c’était l’indépendance vis à vis des grandes multinationales américaines, vis à vis des pays arabes, vis à vis du Royaume-Uni qui en tant que perfide Albion dispose de réserves pétrolières dans la mer du Nord. De même, lors des privatisations menées de 1986 à 1988, l’Etat conservait, à travers la possession d’une action dite en or, la possibilité de s’opposer à toute restructuration ultérieure du capital des entreprises passées dans le secteur privé. Toujours le souci de la protection des grands intérêts nationaux et toujours la méfiance vis à vis des actionnaires privés…

Mutilée, à maintes reprises, par de multiples invasions, affaiblie économiquement et moralement par les guerres et les défaites, la France s’est donnée à son Etat pour le meilleur et pour le pire. Tous les dix, vingt ou trente ans, il fallait donner son sang pour la survie de la Patrie. Il y avait une sorte de fatalité. Partir à l’armée, c’était devenir homme, c’était un rituel accepté de tous. Le service militaire symbolisait le lien entre le peuple, l’Etat et la guerre. Sa suppression marque la fin d’une période ; elle traduit l’entrée véritable dans l’après guerre froide et la fin du tout militaire.

De siècle en siècle, en contrepartie du don de leur personne, de leur silence, les Français exigent un Etat protecteur de la concurrence étrangère, de la mondialisation, des Anglais, des Américains, des Allemands ; un Etat réparateur des dommages de guerre, réparateur des dommages causés par des inondations ou des tempêtes ; un Etat distributeur de pensions aux victimes de guerre, distributeur d’allocations, distributeur de prestations en tout genre. Après avoir beaucoup demandé à ses citoyens durant les conflits militaires, les Gouvernements étaient contraints d’offrir quelques compensations. Il est frappant de constater que les avancées sociales épousent les conflits militaires. 1871/1884 pour la reconnaissance des syndicats ; 1918 pour les premières grandes lois sociales ; 1945 pour l’avènement de la Sécurité sociale moderne.

Ce recours perpétuel au sein protecteur de l’Etat lorsqu’un problème survient surprend nos voisins. Un Américain est, ainsi, toujours étonné qu’en France après une catastrophe naturelle, on s’adresse à l’Etat avant de prendre un marteau et des planches pour réparer.

Depuis Louis XIV et jusqu’en 1989, les périodes de paix étaient des décalques des périodes de guerre. Pendant les conflits, les autorités organisent la production pour le plus grand profit de l’armée, en période de paix, ils continuent de gérer comme si le pays était en guerre mais avec un objectif de développement économique et social. Il faut, à ce titre, souligner que les Ministres recourent, lorsqu’ils évoquent les questions économiques et sociales, des expressions empruntées au langage militaire. Ainsi, à partir des années soixante-dix, les Ministres parlent de guerre économique, d’emplois supprimés, les salariés sont assimilés à des militaires qui meurent sur le front de l’économie. A coups de milliards de francs, l’Etat tente de créer des forteresses protégées de la compétition internationale. Ce fut la sidérurgie, ce fut le textile, ce fut la machine outil. Ces forteresses connurent le même succès que la ligne Maginot en 1940, des milliards de francs de francs furent ainsi dépensés en pure perte. Il arrive qui plus est que le symbole économique rencontre un symbole guerrier. Les magnétoscopes japonais jugés indésirables au début des années quatre-vingt sont entreposés à Poitiers en souvenir de l’arrêt des Arabes dans cette ville.

De l’après seconde guerre mondiale aux débuts des années quatre-vingt, les gouvernements qu’ils soient de droite ou de gauche ont joué à l’économie dirigée, le recours au plan, mais aussi les nationalisations et son inverse les privatisations, le mécano industriel, les subventions, les aides, les crédits bonifiés, les primes d’aménagement du territoire, les exonérations fiscales temporaires et conditionnées à la réalisation de certains objectifs, tout a été essayé pour permettre à l’Etat de prouver sa puissance et aux fonctionnaires leur utilité. La planification qui passa sans dommage de la IVème à la Vème République fut le symbole même de cette France dont l’économie est en guerre. Le pouvoir et plus largement l’administration centrale orientaient les investissements, fixaient la liste des secteurs jugés prioritaires comme en temps de guerre. Le plan ne remplaçait pas le marché mais il l’enserrait voire l’étouffait. La planification à la française est morte avec l’arrivée de la gauche en 1981 qui en voulant la réactiver lui a provoqué une embolie. L’administration et la gauche ont compris à leurs dépens que dans une économie complexe comportant un nombre incalculable de secteurs, d’acteurs, de biens et de produits, la centralisation économique était une impasse.

Mais, si l’ère de la planification est révolue, si l’ère des nationalisations appartient à l’âge de Neandertal, il n’en demeure pas moins que l’Etat a conservé des moyens puissants d’intervention.

Pour la première fois depuis le XVIIème siècle, la France est, depuis la chute de l’Empire soviétique, en état de paix si l’on excepte les deux conflits dans le Golfe et en Yougoslavie. Cette période de paix qui s’est déjà traduite par l’abandon du service militaire et la diminution du budget de la défense n’est pas certainement sans lien avec le développement rapide d’Internet et la mondialisation. Dans un monde sans conflit global, la circulation de l’information et des capitaux perd sa connotation militaire. La libération des fréquences par les armées, l’autorisation du codage à des fins privées sont les purs produits de cette ère de paix. Les secrets militaires cèdent la place à une compétition commerciale acharnée.

La fin de la guerre froide a porté un coup fatal à l’économie de guerre. La mondialisation, l’enfant de la chute du mur de Berlin, a sonné le glas de l’économie dirigée et de l’économie centralisée. La Russie, les pays en voie de développement ayant opté pour la planification et même le Japon qui à la sortie de la seconde guerre mondiale s’était reconstruit selon une méthode toute militaire connaissent de sérieuses crises d’adaptation.

De Colbert à aujourd’hui, la France a souvent raté ses rendez-vous avec l’économie. La révolution française, les guerres napoléoniennes ralentissent l’éclosion de la première révolution industrielle, la frénésie de conquêtes coloniales, la première guerre mondiale, les tourments de l’entre-deux guerre mondiale faillirent asphyxier l’économie française. Enfin, la France a tardé à prendre le train de la révolution des nouvelles techniques d’information et de communication en préférant le dirigisme, la sociale démocratie et en étant minée par l’instabilité des majorités et le niveau prohibitif de l’argent dans les années quatre-vingt-dix. Les Français aiment la course à handicaps ; ils ne partent jamais en tête pour les révolutions économiques. Conservateurs dans l’âme, amoureux de l’ordre ancien et des droits acquis, les Français hésitent toujours à épouser la modernité. Dans ces conditions et compte-tenu de nos faiblesses et de notre mauvaise volonté légendaire, il est assez extraordinaire que la France demeure encore la quatrième ou la cinquième puissance du monde. Malgré nos impôts, nos charges, notre goût immodéré pour la bureaucratie tatillonne, notre sens de la querelle, notre capacité exceptionnelle à l’autodénigrement, la France reste une puissance de premier plan. Il faut que notre fond de commerce soit bon et que nos atouts soient immenses. La position géographique, le patrimoine, la culture, le bon niveau de formation permettent, jusqu’à maintenant, de compenser tous nos travers.

Les sirènes du conformisme et du repli sur soi hantent notre histoire. De Colbert à Méline, de Méline à Jean-Pierre Chevènement, de Le Pen à Charles Pasqua, les partisans de la sanctuarisation sont nombreux. Ils ont leurs relais au sein du pouvoir, au sein des milieux économiques, au sein des intellectuels, au sein des médias. Face aux mutations, face aux bouleversements économiques, nombreux sont ceux en France qui demandent que l’on donne du temps au temps, que l’on tente de ralentir le cours de l’histoire. Les Français espèrent avoir le beurre et l’argent du beurre, c’est à dire bénéficier des avantages du progrès sans en avoir les inconvénients, sans que leurs habitudes soient modifiées. Plus souvent que l’on ne croit, patronat, syndicats et pouvoirs en place sont unis et défendent avec des mots certes différents la même cause : le statu-quo. La France ne bouge que par secousses. Les révolutions doivent se faire depuis celle de 1789 toujours dans le sang. Les adaptations sont sévères et sont toujours initiées par le sommet car le terreau local a été anesthésié ; Napoléon III et De Gaulle ont fait entrer la France dans la modernité de leur époque. Le changement de millénaire ne s’accompagne pas d’un grand homme. Nous n’avons pas comme en Espagne d’Aznar qui a su réconcilier définitivement les Espagnols avec la démocratie et l’économie de marché, nous n’avons pas d’Helmut Kohl qui a su contre l’avis de tous réussir la réunification, nous n’avons pas de Margaret Thatcher qui a su mettre un terme au déclin du Royaume-Uni. Nous n’avons pas de Tony Blair qui a su réconcilier les travaillistes anglais avec le libéralisme. Pour la première fois de notre histoire, parviendrons-nous, certes avec un peu de retard à l’allumage, mener notre révolution économique sans avoir recours à un homme providentiel ?

La vie politique française serait-elle en voie de banalisation ? La politique quitte-t-elle le devant de la scène ? La disparition des émissions politiques à la télévision et à la radio constitue-t-elle la preuve de ce déclin ? L’homme politique est-il le dinosaure des temps modernes ? La politique française s’alignerait-elle sur celle de ses principaux partenaires occidentaux ? La fin du conflit idéologique droite/gauche, la fin de la peur du communisme ont porté atteintes à la domination du politique en France sur la société civile qui depuis 1990 s’est émancipée. La France a vécu durant deux siècles au rythme du politique avec une succession d’évènements : guerres bien évidemment, coloniales et non coloniales, crises institutionnelles, crises gouvernementales, conflits sociaux à répétition, crises étudiantes…. Ces crises à répétition servaient d’essence aux politiques qui y trouvaient la justification de leur rôle. Tout à la fois pyromanes et pompiers, ils étaient au cœur de la vie de la cité.

En période de paix, à l’ère de la mondialisation économique, la vie des citoyens ne s’organise plus dans les bureaux de l’Elysées ou dans les bureaux des Ministères parisiens. En l’an 2000, l’ENA attire de moins en moins de candidats pour le concours autrefois considéré comme le plus difficile de France. Les meilleurs étudiants ne choisissent plus, à la fin de leurs études, l’Etat comme débouchés car ils ont compris que le pouvoir ne résidait plus dans les palais nationaux. De même, la politique n’attire plus les premiers de la classe. Dans les années soixante-dix, les premiers de l’ENA choisissaient les grands corps, le Conseil d’Etat, la Cour des Comptes, l’Inspection Générale des Finances pour très rapidement faire de la politique. Laurent Fabius, François Hollande, François d’Aubert, Alain Juppé, Hervé de Charrette représentent la génération du tout politique, génération qui n’a pas de relève. Comme l’a souligné avec justesse Valéry Giscard d’Estaing dans son livre « les Français, réflexions sur le destin d’un peuple », les éléments les plus brillants des jeunes générations ne font plus carrière en politique ; ils préfèrent le monde de l’entreprise, les start-up ou les médias. La politique disparaît sur la pointe des pieds et en faisant un peu de résistance du devant de la scène. Les grandes émissions politiques à la télévision se font rares. Plus d’« Heure de Vérité » qui était un véritable grand oral durant lequel l’homme politique devait répondre à toute une série de questions sur de multiples sujets comme s’il était un étudiant, plus de « questions à domicile », plus de « sept sur sept », maintenant la politique est renvoyée en fin de soirée. Et si les politiques veulent passer aux heures de grande écoute, ils doivent faire dans le show biz et cohabiter avec les stars de la chanson et du cinéma.

Cette normalisation, cet alignement peuvent-ils se réaliser sans secousse, sans crise ? La France peut-elle conserver ses spécificités, sa centralisation jacobine, son administration pléthorique, sa réglementation tatillonne dans un monde en mouvement rapide qui privilégie les structures légères et flexibles ?

LA MONARCHIE REVOLUTIONNAIRE
OU LA RÉPUBLIQUE FONCTIONNARISÉE

Les Français aiment les corridas, les mises à mort en politique. Ils aiment rejouer à 1789 voire à 1791. Aujourd’hui, on ne décapite plus personne dans la cour de la prison de la Santé à Paris, mais la guillotine virtuelle marche à plein régime. Elle a l’avantage de ne pas avoir besoin de bourreaux. On aime brûler ce qu’on a aimé la veille. Mais en politique, l’enfer n’est jamais éternel ; La liste des hommes politiques jetés au bûcher, ces dernières années, est longue. Certains ont péri corps et âme ; d’autres ont connu des destins en dents de scie : Valéry Giscard d’Estaing, François Léotard, Alain Juppé, Michel Noir, Michel Rocard. François Mitterrand, le prince du come back, Jacques Chirac qui a connu plusieurs échecs avant d’atteindre le nirvana présidentiel, Laurent Fabius, le génie à qui tout était promis et dont la carrière s’arrêta nette avec l’affaire du sang contaminé avant de renaître de ses cendres, Edouard Balladur, dessiné en noble sur une chaise à porteur entre 1986 et 1988 et qui fut moins de cinq ans plus tard, un des premiers ministres les plus populaires de la Vème République.

Nous aimons les révolutions, les changements de régime et les roulements de tête. Nous détenons un record parmi les grandes démocraties : en un peu plus de deux siècles, la France a connu au minimum trois révolutions, 14 régimes institutionnels, deux empires, deux restaurations, cinq républiques, plus de cinq coups d’Etat, plus de 170 gouvernements, un nombre incalculable de modes de scrutin. En matière d’instabilité, le record appartient à la IV ème République : 24 gouvernements en 12 ans soit une durée de vie de 6 mois, sous la III ème, la durée de vie des gouvernements a été d’un peu plus de 9 mois. En deux siècles, la France s’est offerte une valse institutionnelle qui ne peut qu’étonner nos partenaires étrangers. Depuis 1776, les Etats-Unis n’ont connu qu’une seule Constitution. Quand tout va mal, on s’en prend au pouvoir politique ; pendant ce temps là, la permanence est assurée par l’administration.

La Vème République, pourtant honnie par un grand nombre de juristes et d’intellectuels en 1958, arrive juste après la III ème république en ce qui concerne la longévité, 75 ans pour la III ème et plus de 46 pour la V ème. Elles ont un point en commun ; personne n’imaginait que ces deux constitutions pourraient durer très longtemps. Les lois constitutionnelles de 1875 qui fondèrent la III ème République n’avaient comme objectif que de faire patienter le bon peuple en attendant la restauration. Pour les institutions de 1958, peu de personnes pensaient qu’elles survivraient à la mort du Général de Gaulle. Depuis le départ du pouvoir du Grand Homme, quatre présidents de la République se sont succédés, un héritier, Georges Pompidou, un orléaniste, Valéry Giscard d’Estaing, un ennemi juré des institutions qui en fut le meilleur avocat, François Mitterrand et un gaulliste tendance radical socialiste, Jacques Chirac.

En un peu plus de quarante ans et sans pour autant changer de constitution, la France a connu dans les faits quatre régimes politiques. De 1958 à 1969, le régime gaulliste ; de 1969 à 1986, le régime présidentialiste du fait de la réforme constitutionnelle de 1962 qui a entraîné l’élection du Président de la République au suffrage universel direct et depuis 1986 un régime fait d’alternance, d’instabilité et de cohabitation. Quel que soit le type de régime, il y a une constante, c’est le renforcement du poids de l’administration sur le politique. Voulue initialement par le Général de Gaulle afin d’échapper aux règlements de compte internes et externes des partis et au régime d’Assemblée, cette tendance n’a fait que se renforcer, l’administration devenant le cœur du pouvoir politique. Le Gouvernement de Lionel Jospin en est la parfaite illustration car composé quasi exclusivement de fonctionnaires.

Conçu pour le Général de Gaulle qui était, avant tout, un militaire faisant de la politique et par une équipe de juristes essentiellement issus du Conseil d’Etat, les institutions de la V ème République ne sont en aucun cas des institutions libérales. La mise au pas du Parlement en 1958 et sa sujétion complète à l’exécutif ne permettent guère l’avènement d’une pensée politique libérale d’autant plus que la fonctionnarisation de la vie politique s’est accentuée lors de ces quarante dernières années.

Certains croient encore que le Parlement fait la loi ; c’est faux et depuis très longtemps. La technicité des textes proposés n’incite guère les parlementaires à s’immiscer dans le processus de formation de la loi. Il y a sur chaque sujet un ou deux spécialistes par groupe parlementaire qui de séances en séances échangent arguments en défendant des amendements qui ont très peu de chances d’être adoptés car dans le jeu parlementaire, c’est le gouvernement qui à 99 % a le dernier mot. Il n’en demeure pas moins que l’actualité politique vit au rythme de l’Assemblée nationale avec ses ragots, ses mesquineries, ses coups de couloirs et ses petites phrases. Pour s’en convaincre, il suffit de constater que l’actualité politique diminue dans la presse quand le Parlement est en vacances. C’est également pour cela que les constituants de 1958 avaient réduit la durée des sessions parlementaires à leur plus simple expression, du 2 octobre à la fin du mois de décembre et du 2 avril à la fin du mois de juin. Le Général de Gaulle qui détestait l’Assemblée et ses travées pouvait ainsi gérer en paix. C’est le gaulliste tendance radical socialiste, Jacques Chirac, qui décida de mettre un terme, en 1995, à ces deux moyeux de session pour instituer la session unique qui se déroule d’octobre à fin juin.

Session unique ou pas, l’Assemblée nationale n’est qu’une chambre d’enregistrement. Certes, le choix du Premier Ministre et la composition du Gouvernement dépendent des résultats des élections législatives. En fonction de la composition de l’Assemblée, l’exécutif est homogène ou bicéphale. Déjà sous Balzac, l’Assemblée ressemblait à un grand théâtre ; aujourd’hui c’est toujours le cas mais il y a de moins d’acteurs sur scène et de plus en plus dans les couloirs afin de rencontrer la presse. L’Assemblée est une tribune exceptionnelle pour exprimer sa colère face à une initiative du Gouvernement. Il faut savoir l’utiliser dans le cadre d’un plan média plus large. Ainsi, Valéry Giscard d’Estaing a, pour lancer l’affaire du quinquennat, commencer par un article dans le journal « Le Monde » puis à poser une question d’actualité au Premier Ministre le mardi à 15 H 00 pour terminer par un passage au journal de 20 H 00. La loi ne se fait plus au Parlement ; elle n’est plus l’expression du peuple mais des cabinets ministériels et des services de la Commission de Bruxelles. Pourtant, pour un homme politique qui aspire à un destin national, ne pas être élu à l’Assemblée nationale constitue un handicap sérieux. François Bayrou depuis qu’il a démissionné de son mandat de député pour se consacrer à celui de député européen peine pour être au cœur de l’actualité politique. En revanche, Lionel Jospin a été candidat à l’élection présidentielle en 1995 puis Premier Ministre en 1997 alors qu’il n’était pas député de 1993 à 1997. Certes, tous les grands responsables à l’exception de Laurent Fabius ou d’Henri Emmanuelli avaient été battus ou ne s’étaient pas présentés par peur de l’être en 1993.

La faiblesse du parlement français est aussi également le résultat des calculs d’un certain nombre de parlementaires. Les Présidents de l’Assemblée nationale répètent fréquemment que si les députés exerçaient déjà l’ensemble des pouvoirs que leur reconnaît la Constitution, un énorme pas serait franchi en matière de contrôle du Gouvernement. Il y a chez un grand nombre d’élus un goût immodéré pour le rapport du faible au fort. C’est ainsi qu’un Président de la Commission des Finances, Jacques Barrot, justifiait son opposition à la création à l’Assemblée nationale d’un office d’évaluation et de contrôle des politiques fiscales et budgétaires puissant comme aux Etats-Unis. Il mentionnait que démuni, sans capacité d’expertise, le parlementaire français joue en creux et abuse de petits chantages. A travers quelques petites menaces sans conséquences , il peut obtenir quelques menus pièces de la part de l’exécutif, une subvention ou la nomination d’un ami à un poste sympathique. Dans un combat à égalité, arguments contre arguments, chiffres contre chiffres, tout est sur la place publique ; les petits arrangements sont plus difficiles. En outre, le député n’espère qu’une seule chose, devenir Ministre et ne pas être dérangé le jour venu par des parlementaires d’où le refus de doter le Parlement français d’un arsenal de contrôle à l’Américaine.

Sous la Vème République, les grands groupes parlementaires, c’est à dire les groupes RPR et PS ont accepté l’automutilation du Parlement. Amené à diriger le Gouvernement, les leader de ces groupes considèrent qu’il faut éviter de réveiller la belle au bois dormant. Le parti gaulliste a toujours considéré le Parlement comme accessoire. Les députés gaullistes qualifiés de godillots forment un corps d’armée qui obéît au chef. Les députés socialistes sont également aux ordres du pouvoir lorsqu’ils ont la majorité. Seules des mesures considérées comme portant atteinte à la fonction publique, peut les sortir de leur caractère mouton. Il en fut ainsi lorsque le Ministre de l’Economie et des Finances, Christian Sautter, voulut réformer Bercy ou lorsque le ministre de l’éducation nationale, Allègre, voulut se mettre à réformer. On ne touche pas impunément à l’administration. Il n’y a pas de révolutionnaires en herbe dans ce domaine. Certes, tout doucement, les groupes parlementaires prennent leur autonomie par rapport à leur parti de référence. Cette évolution n’est pas sans lien avec les règles de financement de la vie politique qui ont été instituées ces dernières années. La quasi-totalité des ressources des partis politiques dépend des parlementaires. Chaque député ou chaque sénateur rapporte 300 000 francs par an au parti auquel il se rattache. Tous les ans, les parlementaires sont amenés à se rattacher à un parti politique. Le rapport de force se trouve du côté des parlementaires d’autant plus que le nombre de militants qui est traditionnellement faible en France a très fortement diminué ces dernières années. Les partis politiques français sont des partis d’élus. Il ne faut néanmoins pas surestimer la force des groupes parlementaires qui disposent de faibles moyens. Les trois groupes parlementaires de l’opposition à l’Assemblée nationale emploient une cinquantaine de salariés alors que leur homologue de la CDU en Allemagne en emploie plus de 350. Les groupes parlementaires ne disposent pas d’équipe de juristes ou d’experts capables de contrôler l’exécutif et d’élaborer des contre-projets. Ils font, surtout dans l’opposition, du bricolage pour épauler les parlementaires dans leur travail législatif.

Au mieux, les députés et les sénateurs sont présents deux jours par semaine à Paris, le reste du temps, ils sont dans leur circonscription sauf ceux qui occupent des fonctions nationales dans leur parti politique ou qui envisagent d’occuper de tels postes. Sinon à quoi bon rester à l’Assemblée, la participation à la discussion des textes suppose un travail de forçat pour les comprendre. On ne traite pas de politique si l’on excepte les questions au Gouvernement, dans l’hémicycle. On n’y pratique que le pointillisme technocratique dont les victimes sont les citoyens et les parlementaires. Il conviendrait de revenir à l’esprit originel de la Constitution avec des lois qui ne devraient fixer que les grandes orientations politique laissant le soin à l’administration de les mettre en musique.

Notre système politique n’est ni parlementaire, ni présidentiel, c’est un régime d’exécutif. Le Président est, en période de non-cohabitation, un général d’armée qui contrôle tout et le Premier Ministre est un capitaine qui vole de front en front pour organiser, distiller les ordres et se battre. En période de cohabitation, le Président de la République se transforme en maréchal sans armée, en évêque sans diocèse ou en préfet sans département, le Premier Ministre reprend les pouvoirs du Président sans pour autant en prendre le titre. « Un dîner de cons » s’installe au sommet pour la joie des commentateurs politiques.

Monarchique car notre système tourne autour d’une ou deux têtes, le Président de la République et ce dernier plus le Premier Ministre en cas de cohabitation. Révolutionnaire car depuis 1981, aucune majorité n’a réussi à survivre. 1986, la gauche est défaite, 1988 la droite l’est comme la gauche en 1993 ; gauche qui gagne sur la droite en 1997. Monarchique car l’exécutif dispose de pouvoirs que Louis XIV aurait aimés avoir ; révolutionnaire car après chaque défaite, le système des dépouilles, les abrogations de loi marchent à plein. Monarchique car tout tourne autour des hommes de l’exécutif. La presse épie leurs gestes, leur vie, leur santé comme des stars du rock. Révolutionnaire car la presse, les médias, l’opinion publique ne pardonnent rien au premier faux pas.

Par leur côté excessif, par leur caractère éminemment centralisé, les institutions de la Vème, république ne sont pas libérales. Tant mieux pour Viviane Forrester, mais, pour autant, elles ne permettent pas l’expression d’un débat véritablement démocratique. Pas de concurrence entre les pouvoirs, pas de confrontation réelle, pas de débat, un match stérile entre la majorité et l’opposition, tout étant centré sur la stratégie des acteurs, les chausse trappes… Il apparaît impensable d’associer l’opposition à l’élaboration des réformes comme cela se fait en Allemagne pour la fiscalité ou l’épineux dossier de la retraite ou aux Etats-Unis. En France, tout est confiné dans les cabinets ministériels et à l’intérieur de la majorité pour les arbitrages à la marge comme le prouve la discussion au parlement des projets de loi de finances. Pour ces textes, tout est verrouillé avant même le dépôt du projet sur le bureau de

Le peuple n’adoube lors des élections que des clans d’énarques ou de fonctionnaires. Si l’on excepte le Gouvernement d’Alain Juppé de 1995 qui ne comportait que 33 % de ministres issus de la fonction publique, tous les gouvernements sous la Vème République en comportaient plus de 45 %, le record étant pour le Gouvernement de Lionel Jospin deuxième mouture avec 100 % et celui de Michel Rocard avec 70 %. Il en est de même pour l’Assemblée nationale où les députés issus de la fonction publique représentent plus de 40 % des députés sur les cinq dernières législatures.

La France est une démocratie qui a conservé les couleurs d’une monarchie absolutiste tout juste teintée d’esprit révolutionnaire. Monarchie absolutiste car les pouvoirs sont centralisés au profit d’un nombre réduit de personnes ; la noblesse ayant été remplacée par l’énarchie. Le parlement est réduit à l’état de cour et les collectivités locales disposent de marges de manœuvres plus que réduites. Esprit révolutionnaire car il y a une volonté permanente de remettre en cause les pouvoirs en place. La succession rapide d’alternance depuis 1981 en est la meilleure preuve.

Valse des gouvernements, valse des majorités, mais stabilité des politiques mises en œuvre qui varient du centre droit au centre gauche et cela quel que soit le programme de départ ; la France vit au rythme de ces révolutions immobiles. Cette permanence est assurée par l’administration d’Etat, forte de ces deux millions de fonctionnaires qui est construite comme une armée. Avec la V ème République, l’administration a, en effet, pris publiquement le pouvoir, on le disait certes déjà sous la IVème, la brièveté des ministères permettait aux grandes directions administratives de mener leur vie en toute indépendance. Aujourd’hui, les Ministres ne sont plus des Hommes politiques mais des commis de leur administration ; les cabinets ministériels étant un bureau de représentation des différentes directions administratives du Ministère. Entouré de cabinets peuplés d’énarques qui représentent les différentes directions du Ministère dont il a la charge, le Ministre sait ou apprend vite qu’il faut, en particulier, lors des arbitrages budgétaires défendre les intérêts catégoriels des différentes directions dont il a la charge, faute de quoi son crédit est entaché à jamais.

Un ministre dispose de marges de manœuvres étroites pour composer un cabinet ministériel. Le cabinet du Premier Ministre impose ses hommes ou ses femmes pour les postes les plus importants, en outre, il est hors de question que les grandes directions ne soient pas représentées. En plus, il n’est pas pensable que pour certains postes clefs des non-énarques ou des non-polytechniciens ou des non-centraliens ne soient pas nommés aux postes clef. Un Ministre du Budget a du, ainsi, tenir tête durant des semaines au directeur du budget pour obtenir la nomination d’un conseiller budgétaire qui n’était pas un ancien élève de l’ENA. Pour la petite histoire, le conseiller ne souhaitait pas être nommé de peur que sa carrière soit ultérieurement entravée par des hauts fonctionnaires jaloux de sa promotion. En France, on ne vole pas impunément une place réservée à un énarque.

Issus des mêmes écoles, souvent nommés directement ou indirectement par Matignon, les membres de cabinet ministériel travaillent, avant tout, pour le chef du Gouvernement et non pour leur Ministre de tutelle. Au nom de la pyramide du pouvoir, chaque ministère est suivi par un ou plusieurs conseillers au sein du cabinet du Premier Ministre. Le conseiller du Premier Ministre a plus de pouvoirs que le Ministre dont il est chargé de suivre les dossiers. Ces conseillers sont des interlocuteurs à choyer faute de quoi le Ministre risque de perdre lors des arbitrages. Il est très fréquent que les ministres soient court-circuités par le cabinet du Premier Ministre. Ainsi, le dossier corse a été traité directement par le cabinet de Lionel Jospin et non par celui du Ministre de l’Intérieur. Sous Alain Juppé, les questions budgétaires et fiscales étaient traitées dans son cabinet, le Ministre de l’Economie, Jean Arthuis avalisait les décisions prises à Matignon. Dans ces conditions, il n’est pas rare que les ministres soient transformés en collaborateurs du Premier Ministre. Ils ne sont plus des chefs d’équipe, des responsables de leur administration, des politiques qui doivent impulser dans leur sphère de compétences des solutions, ils deviennent des chargés de mission du Premier Ministre. Le fin du fin est d’avoir un petit bureau à Matignon afin d’être complètement au service de son chef bien aimé. Ainsi, Nicolas Sarkozy avait un bureau à côté de celui d’Edouard Balladur comme Dominique Strauss-Kahn en avait un à proximité de celui de Lionel Jospin. Depuis plusieurs années, les proches collaborateurs du Premier Ministre font l’objet d’une médiatisation. Ainsi, Nicolas Bazire sous Edouard Balladur ou Olivier Schrameck sous Lionel Jospin bénéficient d’un traitement médiatique supérieur à celui de nombreux ministres.

La centralisation ministérielle n’est que le corollaire de la centralisation des structures administratives en France. Tout remonte au sommet même au sein du Gouvernement. Le Premier Ministre ressemble à un ordinateur superpuissant qui serait relié à une myriade de petits ordinateurs, mais à la différence des réseaux informatiques modernes, les petits ordinateurs ne peuvent pas fonctionner sans l’intervention de l’ordinateur tête de pont. Ce mode de fonctionnement est source de dysfonctionnements. Comment régler la vie de soixante millions d’hommes et de femmes au sommet d’une pyramide ? Le mode de fonctionnement des pouvoirs publics français est à l’opposé de celui du réseau internet où tout est décentralisé, où il n’y a pas d’ordinateur central et où la panne d’un ordinateur ne bloque pas tout le système.

Depuis 1986, la seule façon de limiter la toute puissance de l’exécutif a été pour les Français, de manière inconsciente, d’opter pour la cohabitation. En effet, lorsque le Président de la République et la majorité parlementaire sont de la même couleur politique, il n’y a plus aucun contre-pouvoir. Cette situation prévalait avant 1986 puis a prévalu de 1988 à 1993 et de 1995 à 1997. Sous le Général de Gaulle, le Sénat c’était institué comme contre-pouvoir officiel ; en outre le recours fréquent aux référendum permettaient de relégitimer l’action de l’exécutif. Par ailleurs, il y avait la personnalité, hors du commun, du Président de la République. En 1973 comme en 1978, la majorité parlementaire aurait pu changer si les communistes avaient été moins dogmatiques. La peur du programme commun signé par les forces de gauche en 1972 a retardé la première cohabitation de treize ans. Sans le savoir, les Français font du libéralisme lorsqu’ils instillent, à forte dose, de la concurrence au sein de l’exécutif, deux têtes qui se contrôlent qui s’épient, qui se mesurent, qui tentent des coups, qui se positionnent l’un vis à vis de l’autre en permanence. En période de cohabitation, toute la vie politique française tourne autour de ce duel qui ressemble au combat que se mènent Coca Cola et Pepsi. Tout est permis ou presque. La cohabitation est libérale car elle génère un contre pouvoir dans un système ultra-centralisé. La cohabitation a institué l’équilibre des pouvoirs chers aux Anglo-saxons. Aux Etats-Unis, la cohabitation est une habitude acceptée par l’opinion publique qui s’ingénue régulièrement à élire un Président d’une couleur et l’une ou les deux chambres du Congrès d’une autre couleur. De 1986 à 2002, la France aura connu neuf années de cohabitation, d’exceptionnelle, elle est lourdement incrustée dans le paysage politique.

A la différence des Etats-Unis, la cohabitation à la française est mal vécue ; il s’agit d’une période temporaire jugée anormale surtout pour les élus, même lorsque sa durée est fixée à cinq ans comme en 1997. La cohabitation n’est pas perçue comme un choix rationnel des électeurs mais comme une défaite pour le Président dont le pouvoir est affaibli. Si en 1973 lors de la première tentative de passage au quinquennat, le Président de la République excluait la concomitance des élections présidentielle et législatives, en 2000, il en était tout autrement. La réduction du mandat présidentiel à cinq ans a pour vocation de limiter les risques de cohabitation d’autant plus que les deux élections majeures sont prévues en 2002 à quelques semaines d’intervalle. Le quinquennat n’est justifié que secondairement par la nécessité de ressourcer plus rapidement la légitimité du chef de l’Etat ; il repose avant tout sur la volonté de redonner à la présidence de la République tout le lustre qu’elle avait acquis de1958 à 1986. C’est au-delà des questions de stratégie bassement politique que Jacques Chirac s’est converti à cette réforme dont il avait rejeté l’idée le 14 juillet 1999. Avec le quinquennat, les élus ont l’espoir de renouer avec un exécutif monocolore tout puissant.

La cohabitation à la française qui n’est qu’un intermède est une source de conservatisme qui permet à l’administration de diriger pendant que les hommes politiques sont occupés à régler les détails des prochaines batailles électorales.

Avec les alternances, les démissions et changement de ministre, le jeu des chaises musicales fait fureur chez les hauts fonctionnaires de l’administration centrale. Les passages dans les cabinets permettent de gagner quelques places dans la hiérarchie des directions dont on est issu. Ils sont de véritable marche pied pour pantoufler dans les grandes entreprises du secteur privé ou du public. Un très grand nombre de dirigeants des sociétés françaises cotées au CAC 40 ont fait à un moment ou à un autre de leur carrière du cabinet ministériel. Le cabinet joue le rôle d’ascenseur à promotion, en cas d’accident, il y a, de plus, une soupape de sécurité pour ceux qui sont issus des grands corps ou des grandes directions, le pantouflage en entreprise.

Cette permanence administrative au sommet de l’Etat, corporatiste ne peut être que conservatrice. L’engagement de réformes qui aboutissent obligatoirement à la remise en cause d’acquis est inconciliable avec le mode de sélection des cabinets. Les fonctionnaires membres de cabinet ne peuvent pas aller à l’encontre des intérêts de leur direction d’origine d’autant plus qu’à moyen terme, il y retravailleront. Ils ne peuvent donc pas se mettre à dos les syndicats et les responsables en proposant une réforme audacieuse.

L’Etat est parfait. Toute personne qui oserait en douter est un félon, un traître à la nation. Ainsi, dans un débat à l’Assemblée nationale après les grandes tempêtes de la fin de l’année 1999, Le Premier Ministre, Lionel Jospin, s’étonne qu’un parlementaire de l’opposition, ancien fonctionnaire puisse mettre en cause le Gouvernement. S’assimilant à l’Etat, il n’admet pas qu’un ancien serviteur de la puissance publique puissent critiquer son action. L’Etat est infaillible et, de ce fait, le gouvernement aussi. C’est par ce syllogisme rapide que l’on peut expliquer les scandales du sang contaminé, de l’amiante et bien d’autres.

Entre la permanence de l’administration, de ses structures, de ses responsables et l’instabilité du pouvoir, il y a une convergence, la nécessité d’exister, d’occuper le terrain. Laisser une trace dans l’histoire passe pour un ministre par l’adoption de lois qui par nature permettent à l’administration de se perpétuer, de conserver sa place, de donner un sens à ses actions et donc de s’accroître. L’inflation législative et réglementaire témoigne de ce besoin d’existence qui s’applique tant au niveau ministériel qu’au niveau administratif. En deux siècles, la prise de poids du Journal officiel symbolise parfaitement cette soif de reconnaissance. Le 1er janvier 1800, le journal officiel qui s’appelait alors la gazette nationale ne comportait que quatre pages, en prime, le lecteur avait le droit à une série de critiques sur les principaux livres publiés et aux horaires des représentations du théâtre à Paris. Le 1er janvier 1900, le nombre de pages était passé à 16, on avait toujours le droit aux spectacles. Le 1er janvier 2000, le journal officiel comptait 96 pages et entre temps, on a perdu les annonces sur les spectacles. Et, il ne faut pas perdre de vue que le numéro du 1er janvier, aussi symbolique soit-il, n’est pas représentatif car évidemment l’activité administrative est réduite durant les fêtes de fin d’année.

Le parlement vote en moyenne plus de 100 lois par an aujourd’hui contre 80 dans les années soixante. Une loi comportait en moyenne 93 lignes il y a quarante ans contre 220 aujourd’hui. En quinze ans, le volume annuel du Journal Officiel est passé de 7070 à 17 000 pages. Le code du travail a augmenté de 36 % ; la partie législative du Code général des impôts s’est accrue de 35 %. Le volume des circulaires émanant du Ministère de l’Education nationale a augmenté de 50 % en dix ans. Plus de 4000 décrets sont pris chaque année ; en 1997, la direction de la santé a produit 700 décrets, arrêtés et circulaires ; la seule direction de la Sécurité sociale en a produit 699, la délégation à l’emploi et à la formation professionnelle, 450. Le code général des impôts subit plus de 1000 modifications en une année. Le régime fiscal des loyers a été modifié à 23 reprises en 17 ans. Le régime des frais de garde des enfants a été modifié à quatre reprises en sept ans ; celui des dons aux associations à cinq reprises en huit ans.

Un Gouvernement n’existe que par sa capacité à créer de la norme juridique. Si par malheur, il décide de réduire le nombre de projets de loi déposés, la presse l’accuse immanquablement de faillir à son devoir de réformes. Il arrive même au Gouvernement de déposer des projets de loi tout en sachant qu’ils ne seront jamais discutés ; il faut occuper les journalistes à travers des effets d’annonce. Ainsi, le projet de loi sur la fiducie déposée en 1992 par Edith Cresson est resté lettre morte comme bien d’autres. Un Ministre pour avoir un bilan, pour se démarquer de ses collègues doit avoir sa loi. Le summum c’est d’avoir une loi qui porte son nom. On peut ainsi citer la loi Madelin sur la création d’entreprise, la loi Thomas sur les fonds de pension ou la loi Veil sur l’interruption volontaire de grossesse.

Dans cette fuite en avant législative, il y a aussi la volonté d’occuper les parlementaires ; il n’y a rien, en effet, de plus dangereux pour un gouvernement que d’avoir des députés de sa propre majorité inoccupés.

L’hyperinflation législative aboutit à un détournement de la loi. Les institutions de 1958 avaient prévu, avec les articles 34 et 37, de distinguer très nettement ce qui relève de la loi et du règlement. La loi devait se cantonner aux grandes lignes, aux grandes orientations, le soin étant laissé au pouvoir réglementaire de fixer dans le détail les modalités d’application des grands principes législatifs. Or au fil des années, la loi s’est mise à ressembler à un décret ou à un arrêté. Cette dérive résulte hormis les explications données ci-dessus de la volonté du pouvoir de se protéger juridiquement. Une loi, après le cas échéant le feu vert du Conseil Constitutionnel, est inattaquable devant les tribunaux alors que l’arrêté ou le décret le sont devant le Conseil d’Etat. Avec la loi, le Gouvernement a les mains libres pour agir. De cette pratique, la loi ne sort pas grandie.

Les lois sont illisibles car elles modifient des textes maintes fois réécrits. Il s’agit d’ajouts, de petites suppressions ; c’est pourquoi la codification qui permet en un ouvrage de compiler des textes législatifs et réglementaires à jour concernant un domaine spécifique comme la fiscalité, le travail ou la sécurité sociale est indispensable.

Cette inflation nourrit le poujadisme et le sentiment d’impuissance. L’instabilité de la législation freine les initiatives et contraint les Français à se méfier de la puissance publique. Comment croire en l’Etat quand la parole de l’Etat n’a de valeur que le temps d’un instant ? Comment investir dans un appartement, dans une entreprise avec comme épée de Damoclès un possible changement des règles du jeu ? On appelle ça le fait du prince ; la monarchie nous hante toujours.

Les Français se sont peu à peu habitués aux changements incessants de législation car ils savent très bien qu’un grand nombre de lois ne sont pas appliqués. Elles sont, avant tout, des pétitions de principe qui servent à établir des bilans à la veille des échéances électorales. Rappelez-vous au début des années quatre-vingt-dix, une loi avait été votée pour obliger les chaînes de télévision à sous-titrer les paroles des chansons anglo-saxonnes. Cette loi n’a pas été appliquée plus d’une saison. De même, une loi prévoyait de taxer les sites pornographiques sur minitel à hauteur de 50 % de leur chiffre d’affaire. Inapplicable car une application stricte aurait tué ce type de sites et en outre, il aurait fallu fixer un seuil à partir duquel un site était considéré comme pornographique ; inappliquée car le rendement d’une telle taxe était faible par rapport à l’énergie bureaucratique nécessaire pour la percevoir. Des lois faites à la va vite pour satisfaire, à un moment donné, telle ou telle clientèle sont devenues monnaie courante.

Le parlement est bien le mal aimé du système politique français. Bafoué et abusé dans ses droits, transformé en chambres d’enregistrement, il est concurrencé par les télévisions, les instituts de sondage. A l’Assemblée nationale, la salle des quatre colonnes dans laquelle se rencontrent les députés et la presse est le nouvel hémicycle ou se font et se défont les carrières. L’élaboration de la loi est devenue secondaire car faite ailleurs dans les cabinets ministériels. La cohabitation aurait pu donner un nouveau lustre au parlement car le Premier Ministre n’est plus nommé, de manière discrétionnaire, par le Président de la République, mais est issu de la majorité de l’Assemblée nationale. Tel n’a pas été le cas et bien au contraire. Le pouvoir n’est pas revenu au Palais Bourbon, siège de l’Assemblée nationale ; il est passé directement de l’Elysée à l’Hôtel Matignon. Le Premier Ministre de cohabitation exige de sa majorité une docilité extrême afin de ne pas donner du grain à moudre au Président de la République. Les cohabitations ont donc encore plus affaibli le Parlement.

Le parlement peut-il retrouver ou plutôt acquérir sa mission de faiseur de lois. La complexité croissante des problèmes à traiter, la sécurité sanitaire, la bioéthique, internet, signifie-t-elle la disparition du Parlement comme organe non négligeable des institutions ? Le caractère de plus en plus européen de notre législation entraîne-t-il le déclin irrémédiable de nos assemblées ? Certes, le Conseil Constitutionnel refuse de vérifier la conformité des lois par rapport au droit européen, mais pour combien de temps. De plus, la Cour de Justice des Communautés européennes et la Commission de Bruxelles rappellent à l’ordre la France en cas de mauvaise transposition de directives. Le législatif est placé de plus en plus sous tutelle européenne.

Le quinquennat changera-t-il la donne ? Entre le régime présidentiel et le régime d’assemblée, quelle est la dérive qui attend nos institutions ? Il y a peu de risques à affirmer que l’Assemblée nationale restera dominée s’il n’y a pas de changements institutionnels et si les femmes et les hommes conservent le même type de comportement qu’à l’heure actuelle. Avec des élections présidentielles rapprochées et avec une similitude de durée entre le mandat législatif et celui du Président de la République, ce dernier devient, encore un peu plus, le chef de son camp. Les députés n’existeront que par l’élection présidentielle. Ils devront pour bénéficier du label présidentiel faire acte de soumission. Par ailleurs, comme les deux objectifs, certes légitimes, des parlementaires sont d’être réélus et le cas échéant de devenir ministre, on ne peut pas s’attendre à une contestation de l’exécutif. Le raccourcissement du mandat présidentiel entraînera simplement une accélération de la vie politique. Lors de son premier mandat, le Président pensera à se faire réélire et exigera de la part de ses troupes obéissance. Si par hasard et contrairement aux espoirs des initiateurs du quinquennat, les Français optaient pour la cohabitation, les députés de la majorité parlementaire seront au garde à vous devant le Premier Ministre qui aura dans sa ligne de mire la future élection présidentielle.

Depuis 1962, le fait majoritaire est une constante, l’ère des godillots a traversé les alternances. Que le pouvoir soit à l’Elysée ou à Matignon, les députés de la majorité courbent l’échine et votent, sans coup férir, les textes proposés par l’exécutif. Pour éviter cette domination, il faudrait que les députés prennent leur indépendance et que des majorités d’idées apparaissent. Une telle évolution serait possible compte tenu de la disparition de la division idéologique et de l’affaiblissement du fossé droite, gauche. Cette évolution est pourtant peu probable car l’exécutif dispose de l’arme de la dissolution et d’instruments de coercition importants comme le vote bloqué ou le 49-3 qui permettent l’adoption de projets de loi sans vote sauf dépôt d’une motion de censure. Par ailleurs, l’exécutif contrôle les investitures pour les prochaines élections des députés appartenant à la majorité. Le quinquennat n’est qu’une réforme de calendrier qui ne modifie pas les grands équilibres institutionnels. Il n’est qu’une étape dans la réforme plus globale de nos institutions.

Notre démocratie n’est menacée ni par la présidentialisation, ni par le régime d’assemblée, ni même par le régime des partis. Elle se meurt non seulement par les affaires mais aussi par son incapacité à se moderniser. La progression de l’abstention en est la meilleure illustration. Que l’ancien Ministre de l’Intérieur qui a fait de la République, du Citoyen et de la Nation son fond de commerce soit élu député avec moins de 40 % des inscrits témoigne de la crise de la Démocratie.

De nombreux livres paraissent sur la Démocratie, sur la Nation ou sur la citoyenneté ; ils analysent finement les concepts sans jamais étudier le fonctionnement réel des institutions, leur devenir ou leur utilité. Que l’Assemblée nationale, le Sénat ne servent plus à faire la Loi devraient susciter quelques interrogations ; que les Conseils généraux voire les Conseils régionaux soient des coquilles vides devraient également inciter les élus comme les spécialistes à se poser quelques questions. Aujourd’hui, la démocratie se réduit au gouvernement et aux mairies. Le Gouvernement est la représentation d’un vote émis au moment des élections législatives. Les conseils municipaux demeurent les seuls lieux de débat qui mobilisent la population, surtout dans les petites villes. Tous les élus considèrent que le mandat de maire est le plus intéressant mais aussi le plus éprouvant car elle est en phase avec le quotidien des Français. Un maire est à la fois un bâtisseur, un acteur du social et un médiateur ce que n’est pas un ministre ou un député. Il est, à ce titre, symptomatique que les députés privilégient le travail de circonscription qui ressemble à celui d’assistante sociale. La démocratie a déserté les grandes terres du pouvoir. Entre le Gouvernement et les 36 500 mairies, il y a les médias et les juges. Les représentants de la nation que sont les députés ont perdu leur rôle d’intermédiation au profit des journalistes qui sont devenus des créateurs indirects de lois. Plusieurs sujets bien réalisés sur les pitbulls aux 20 heures de TF1 ou de France 2 amènent automatiquement le Gouvernement à prendre des mesures. Les journalistes possèdent-ils la légitimité suffisante pour être des édicteurs indirects de normes juridiques ? Certainement pas, mais du fait de l’incapacité à adapter les règles démocratiques à la nouvelle donne, ils remplissent des missions que les élus ne peuvent accomplir.

La démocratie jusqu’à maintenant n’était que le prolongement de la monarchie sous d’autres formes. Le Président, le Premier Ministre, une fois élu, une fois nommé se comportent comme un Roi ou un Prince. En monarchie, la sélection du chef se fait par le sang et parfois par le combat, en démocratie, la sélection s’effectue par le recours aux élections. L’usage du monopole de la force publique qui est l’apanage du chef a perdu de son sens dans la démocratie moderne. Le chef d’Etat ou de Gouvernement n’a plus les moyens d’imposer ses vues à l’ensemble de la population. Le bon vouloir ou le fait du prince sont des instruments de plus en plus difficiles à manier. Les citoyens n’acceptent plus d’être maintenus à l’écart. Disposant de connaissances de plus importantes et ayant à une somme considérable d’informations, ils n’ont plus l’intention de se faire imposer des choix venus d’en haut. La longue succession d’alternance traduit ce changement. Face à des dirigeants qui entendent continuer à faire de la politique à l’ancienne, les citoyens usent de la seule arme qu’ils possèdent : sortez les sortants.

Face à cette évolution, il y a la solution de laisser la démocratie qui repose sur le débat et sur la confrontation, s’étioler ou au contraire la repenser. Actuellement, c’est le rafistolage qui prévaut. Les révisions constitutionnelles s’enchaînent sans aucune logique. Dictées par les évènements, ces révisions ne visent pas à redynamiser les institutions ; elles visent à l’adapter au processus de construction européenne, à la rendre conforme à certains traités internationaux ou à modifier des points de détail.

La réforme sur la durée du mandat présidentiel n’a pas été intégrée dans un grand plan d’ensemble. Il s’agit d’une révision de circonstances. Le Président de la République, adversaire déclarée du quinquennat, ne s’y est rallié que pour faciliter l’obtention d’un second mandat et pour éviter que cette question soit au cœur de la prochaine campagne présidentielle. Le quinquennat ne sonne pas le réveil du Parlement qui a été mis sous tutelle depuis plus de 40 ans. Sans refonte plus large de nos institutions, il restera un théâtre où il faut passer pour être vu mais où il ne faut pas rester sauf à vouloir attraper le blues de l’inutilité.

Pour être audible, le Parlement doit cesser de singer l’administration et se limiter aux grands principes. Il doit retrouver sa vocation politique et non demeurer un centre technique. Il n’est pas outillé pour concurrencer l’ensemble des directions des ministères. Il ne peut survivre qu’en exprimant les grandes orientations, les grandes lignes de l’action que doit suivre le Gouvernement. Dans le système actuel, le Parlement est à la remorque du Gouvernement ; il conviendrait qu’il puisse retrouver un rôle d’initiateur. Cela est certainement possible à travers le développement de ses pouvoirs de contrôle. A l’heure actuelle, l’Assemblée nationale comme le Sénat sont démunis pour analyser, expertiser les demandes des Français, pour contrôler la bonne exécution des lois et la bonne gestion de l’Etat. Le Parlement fait la loi en aveugle et n’en suit que modérément l’application. Il faut que l’Assemblée nationale et le Sénat deviennent de véritables contre-pouvoirs. Pour cela, il faut accroître les moyens. Peut-on croire sérieusement que la commission des finances à l’Assemblée nationale puisse contrôler l’ensemble des administrations, les collectivités locales et les entreprises publiques alors qu’elle ne dispose que d’une vingtaine d’administrateurs pour épauler les élus, administrateurs qui en outre travaillent sur les textes législatifs en discussion ? Pensez-vous que les parlementaires peuvent accomplir réellement leur travail alors qu’ils ont au mieux sur Paris un collaborateur. Les groupes parlementaires d’opposition ont en moyenne un chargé d’études par commission permanente. Aux Etats-Unis, chaque membre du Congrès peut disposer d’une force de frappe de 80 collaborateurs. En Allemagne, le groupe parlementaire CDU/CSU a plus de 350 permanents soit plus que tous les groupes à l’Assemblée nationale. En France dès que quelqu’un parle augmentation de moyens pour la vie politique, nous crions, par poujadisme, au gaspillage, au détournement de fonds, mais nous sommes dans un véritable cercle vicieux. La vie politique s’asphyxie faute de moyens. Il faut donner aux contre-pouvoirs des instruments d’expertise et de contrôle. Les représentants de la nation doivent durant leurs mandats avoir la possibilité d’analyser les attentes de la population et vérifier si l’exécutif applique ce qu’ils ont décidé. Aujourd’hui, mis en position de soumission, ils regardent les trains de décrets et d’arrêtés passés.

Un parlement fort suppose non seulement l’instauration d’un régime présidentiel en France et d’un changement de mode de scrutin. Le régime présidentiel qui repose sur une séparation stricte des pouvoirs, l’exécutif doit perdre ses instruments de coercition, plus de droit de dissolution, plus de techniques d’adoption en force des projets de loi, plus de fixation autoritaire des ordres du jour des Assemblées. Il devra apprendre à négocier en permanence avec le législatif. Mais pour éviter la mainmise des partis, il faut, sans nul doute, accompagner cette réforme d’un changement de mode de scrutin et retenir le mode de scrutin uninominal à un tour. Le mode de scrutin actuel pour les élections législatives, le mode de scrutin uninominal à deux tours oblige les partis à s’accorder entre les deux tours et à former des coalitions plus ou moins solides. Par son caractère simple, le scrutin à un tour incite au regroupement des forces politiques autour de deux pôles.

Un parlement fort et capable d’exprimer la diversité du pays suppose une refonte profonde du Sénat. Actuellement, élu au suffrage indirecte, les sénateurs possèdent une légitimité faible. Par ailleurs, la constitution de 1958 a doté le Sénat de pouvoirs limités qui permettent de ralentir l’adoption de lois, mais pas de peser réellement sur la législation. Si l’Assemblée nationale est dominée, le Sénat l’est encore plus à la nuance qu’il tente avant tout de survivre et de se pérenniser. Sa planche de salut passe par sa mission de représentation des collectivités territoriales. Afin d’assurer une représentation plus fine de la diversité française, on pourrait imaginer que les sénateurs seraient, si on garde un mode d’élection indirecte comme aujourd’hui, élus par les conseils régionaux à la proportionnelle. Le nombre de sénateurs serait fixé, par région, en fonction de la population. On pourrait également imaginer une élection directe au scrutin de liste régionale et à la proportionnelle. Ainsi, l’Assemblée nationale serait élue au scrutin majoritaire et aurait vocation à dégager des majorités claires ; le Sénat aurait, de son côté, comme objectif de représenter finement les différents courants politiques. Les partis n’ayant pas vocation à occuper le pouvoir, les extrêmes, les indépendantistes par exemple auraient une tribune sans pour autant avoir les moyens de bloquer les institutions.

Un parlement plus fort, moins de lois, moins de décrets, moins de réglements permettraient de réanimer le débat démocratique et de donner un aspect un peu plus libéral à nos institutions. Pour aboutir à des pouvoirs publics véritablement respectueux des libertés et des initiatives individuelles, la France doit se mettre au diapason de ses partenaires et faire le pari du développement des pouvoirs locaux.

Comment cette démocratie historiquement centralisée franchira-t-elle la révolution numérique ? le développement d’internet modifiera-t-il complètement la Politique transformant la France en une grande agora athénienne ? Allons nous passer de la démocratie représentative qui éprouve d’énormes difficultés à franchir le cap du troisième millénaire ou allons nous entrer dans une ère de démocratie directe ?

D’ici quelques années, chaque Français sera doté d’une adresse @mail. Ainsi, les électeurs pourront voter en utilisant leur ordinateur ou leur téléphone portable après avoir bien évidemment fourni un code individuel afin d’éviter les fraudes. Les personnes ne disposant pas d’accès à internet auront toujours la possibilité de se rendre dans des bureaux de vote dotés bien évidemment de machine électronique. Le dépouillement et la centralisation des résultats seront immédiats. Techniquement, le système est facile à mettre en œuvre. En revanche, la question de l’utilisation du vote électronique est beaucoup plus compliquée à résoudre.

On peut simplement passer du système de l’isoloir au système du vote électronique. Une telle évolution permettrait de lutter contre l’absentéisme sans pour autant changer la nature des institutions. Des expérimentations ont été réalisées avec succès aux Etats-Unis et en Allemagne. D’autres pays européens ou d’Amérique Latine escomptent entrer dans les prochaines années dans l’ère du vote électronique. Une fois de plus, la France est en retard. Lors de la primaire démocrate organisée au mois de mars 2000 dans l’Arizona, près de la moitié des participants ont voté par internet. Pour les élections municipales de 2002, les Pays-Bas prévoient d’instituer une option de vote électronique. On peut également entrer dans l’ère de la démocratie directe en multipliant les consultations pour un coût réduit.

L’idée de consulter les citoyens à tout moment est séduisante. Plus d’intermédiaire, plus de jeu politique, plus de querelle d’hommes ou de femmes politiques, le pays serait dirigé par son peuple. Internet permettrait ainsi à l’autogestion de se développer. Mais, cette démocratie directe aurait toutes les chances d’être une dictature ou déboucherait sur un régime poujadiste.

Actuellement, la dictature des sondages domine. A tout moment, l’élu est jugé avant même que sa décision ait pris effet. Un plan d’allégement des impôts annoncé le mardi est soumis le mercredi au verdict des sondages. S’ils sont positifs, l’affaire est dans le sac. Plus de débat, plus d’explication, seulement le bruit des chiffres des instituts de sondages. Nous vivons au rythme de ce simulacre de démocratie directe que constitue l’opération de consulter de manière scientifique plusieurs centaines de personnes sur une question qui bien souvent comporte la réponse. Le temps des sondages et le temps de la démocratie représentative ne sont pas les mêmes d’où la montée de l’incompréhension de la population vis à vis du politique. Entre l’annonce d’un plan fiscal et son adoption et donc son application, il peut se passer de nombreux mois. La démocratie suppose dialogue, débat, opposition et de temps en temps consensus. Or la démocratie directe fonctionne sur l’instantané. Sur un même sujet, on peut obtenir par sondage ou par votation électronique selon la manière dont la question est posée deux réponses opposées. Ainsi, s’il ne fait aucun doute que tout le monde est pour la baisse des impôts, il est moins évident que si l’on adjoint à cette baisse des impôts la suppression d’un grand nombre d’allocations sociales, le résultat soit identique. Si l’on avait demandé aux Français s’ils étaient favorables à la suppression de la peine de mort en 1982, la réponse aurait été négative surtout si le samedi précédent l’élection, un enfant a été tué de manière scandaleuse.

Le recours à la votation électronique pourrait dans les mains d’un populiste déboucher sur des horreurs. La démocratie libérale suppose bien évidemment le recours régulier à l’élection et pourquoi aux référendums ; mais, elle repose sur le constat que pour appréhender la chose publique, il faut du recul. Contrairement à nombre d’idées reçues, la politique a besoin de professionnels car il s’agit d’un secteur particulier avec ses règles. L’homme politique est une interface, un intermédiaire qui analyse et synthétise les besoins de la population. Il a aussi vocation à avoir une vision stratégique sur le long terme. Dans les années cinquante, les pères fondateurs de l’Europe ont engagé les grands ennemis qu’étaient l’Allemagne et la France sur la voie d’une grande réconciliation. Si l’on avait demandé aux populations respectives de ces deux pays, s’ils étaient favorables à une telle démarche, le résultat aurait été certainement ambigu.

Tout le monde ne naît pas avec l’envi de se consacrer à la chose publique. Il y a sans nul doute une part de mégalomanie, d’ambition dans la soif de pouvoir des hommes politiques ; mais, il y a aussi une volonté d’améliorer le sort de chacun. Même si comme partout, il y a des brebis galleuses, beaucoup d’hommes politiques choisissent ce métier par vocation. Du fait d’une mauvaise utilisation des médias et des sondages, mauvaise utilisation dont ils sont responsables, l’homme politique est de plus en plus tributaire du présent. Soumis au verdict des médias, il n’ose plus, il se cantonne bien souvent de gérer au fil de l’eau sans pour cela lui garantisse sa réélection. La dictature médiatique est rarement tendre avec ses enfants.

La mondialisation, internet et plus largement le développement des techniques de l’information et de la communication ne rendent pas obsolètes les hommes politiques bien au contraire, elles les rendent encore plus nécessaires. Face aux mutations, face à la perte des repères, il y a un besoin croissant d’intermédiation qui se doit d’être au plus proche des électeurs. Après plus de vingt cinq années de guerre civile larvée en Corse, il faut des hommes politiques aguerris, prêts à faire des concession, prêts à dessiner pour les trente ou quarante prochaines années l’avenir de la Corse.

Internet ne révolutionnera pas la chose publique, en revanche, c’est un puissant instrument de communication. L’ère du secret est dépassé. L’électeur, le citoyen s’informe en direct. Il peut consulter directement les textes, les décisions émanant des pouvoirs publics. Vecteur de communication, c’est aussi un instrument de propagande. On a pu constater sa force démagogique lors de la discussion de l’Accord multilatéral sur les investissements ou lors de la réunion à Seattle en 1999 de l’Organisation mondiale du Commerce. Les groupes minoritaires ont très vite perçu la force d’internet. Avec les @mail, l’électeur a la possibilité de multiplier les contacts avec son élu. Plus facile et moins protocolaire qu’une lettre, l’@mail permet aux citoyens de réagir et de faire part à ses représentants de ses idées et de ses opinions.

Aujourd’hui, la démocratie libérale est en danger du fait que des mouvements marginaux peuvent à travers les médias obtenir des temps d’antenne hors de proportion avec leur représentativité réelle. Ainsi, José Bové a pu obtenir en saccageant un Mac Donald et en menant des opérations spectaculaires plusieurs passages aux 20 heures de TF1 alors que son syndicat est très minoritaire. Passant bien à la télévision, sa popularité dans l’opinion publique a gonflé au point qu’il pourrait devenir un candidat crédible pour les élections présidentielles de 2002.

La démocratie libérale est en danger car l’homme politique a déserté son rôle d’intermédiation car sur ce terrain les médias l’ont supplanté. Trop langue de bois, trop prudents, trop calculateurs, les hommes politiques n’intéressent plus la télévision qui recherche en permanence de l’émotion, du direct, du sensationnel. José Bové l’a compris et est un très bon comédien. L’homme politique ne correspond plus au rythme accéléré qu’impose les médias modernes. Il est figé dans ses costumes des années soixante-dix, période faste du face à face droite, gauche, du tout politique. Valéry Giscard d’Estaing, Jacques Chirac, François Mitterrand, Georges Marchais, un show en permanence qui faisait de l’audience. Depuis, les émissions politiques sérieuses ont disparu du prime time pour être exilées après 22 heures. Pour passer aux heures de grande écoute, l’homme politique se doit d’être troubadours à la André Santini ou jouer jet set façon Philippe Douste-Blazy. Il n’est pas étonnant dans un tel contexte que l’on soit confronté à une crise des vocations pour les maires des petites communes, à une désertion des élites qui ont compris que le pouvoir était désormais économique. L’homme politique serait-il une espèce en voie de disparition ? Faut-il prévoir un plan de sauvetage ou est-il déjà trop tard ?

ERREURS DANS L’HORREUR

ECONOMIQUE

Au cinéma, à la télévision comme dans l’édition, pour vendre, il faut faire peur, il faut choquer et donner dans l’émotionnel. Viviane Forrester a bien compris la recette en écrivant un pamphlet antilibéral primaire, « l’horreur économique », qui s’est vendu à plus de 350 000 exemplaires. Suppression d’emplois, exclusion d’une fraction de plus en plus large de la population, marginalisation des jeunes, gouvernements désemparés, en quelques mots, la fin du monde. Avec Viviane Forrester, nous sommes en plein dans les peurs millénaristes. Tout est noir. L’exploitation de l’homme par l’homme est la règle. Elle prend des formes de plus en plus perverses car de moins en moins visibles. La révolution numérique permet d’éliminer des salariés devenus improductifs et d’imposer la dictature molle du capitalisme. Les entreprises, pour mieux dominer le prolétariat, créent des mines virtuelles qui, faute de pouvoir tuer physiquement, tuent moralement. Bien évidemment, le nombre des opprimés augmente chaque jour sur tous les continents du fait des agissements diaboliques des multinationales anglo-saxonnes. Avec Viviane Forrester, Zola, Marx et Engels sont de retour. La romancière a eu recours à tous les grands clichés, souvent éculés, pour condamner notre système économique. Pas de réelle démonstration, pas d’analyse sur la mutation de l’économie, seulement des raccourcis à fort contenu démagogique. Néanmoins, soyons rassurés, Viviane Forrester n’est pas complètement perdue pour la science économique car, face au succès, et toujours comme au cinéma, elle n’a pu résister à faire une suite à son premier essai en lançant « l’horreur 2 » baptisée « une étrange dictature ». Les lois du marché et l’appât du gain obligent à faire quelques entorses aux considérations idéologiques.

Et si l’horreur économique n’était pas l’enfer que certains tentent de nous faire croire ; et si la mondialisation n’était pas le monstre qui dévore ses enfants ; et si la nouvelle économie n’était pas le nouveau mode d’esclavage que certains nous promettent ; et si la révolution économique en cours offrait pour la première fois, pour un très grand nombre de femmes et d’homme, la possibilité de s’affranchir du travail de somme pour le remplacer par un travail exigeant avant tout l’utilisation de l’intelligence, c’est à dire ce qui distingue l’être humain des autres créatures terrestres.

Dans son ouvrage, « une étrange dictature », Viviane Forrester, montre du doigt moins la mondialisation que le libéralisme ou l’ultralibéralisme pour reprendre ses termes. La fin du monde est encore plus présente que dans un de son précédent livre « l’horreur économique ». Quand la croissance est de retour, quand le chômage baisse, quand le consommateur consomme plus, il faut crier plus fort, annoncer des catastrophes de plus en plus gigantesques à croire que notre romancière commence une carrière de prévisionniste chez Nostradamus. Ainsi, dès la première page, on peut lire « chaque jour, nous assistons au fiasco de l’ultralibéralisme ». Un peu plus loin, le jugement est sans appel « au service d’une idéologie, c’est une politique précise qui assujettit la globalisation et asservit l’économie ». Bien évidemment, cette politique, c’est l’ultra-libéralisme.

Selon Viviane Forrester, l’ultralibéralisme appauvrit, asservit, détruit les braves citoyens que nous sommes. En reprenant le leitmotiv de nos grands-parents, tout était si beau hier, elle peint un tableau monstrueux de notre société dominée par le Profit. Que de plus en plus de personnes partent en vacances, que la qualité des logements s’améliore, que les enfants fassent des études de plus en plus longues, que la vie s’allonge, tout cela repose sur une ruse du profit pour nous faire croire que tout va mieux alors que tout va de plus en plus mal. Français, Françaises, réveillez-vous, votre confort, votre téléphone portable, votre micro-onde, votre voiture, votre chien que vous promenez trois fois par jour, sont les outils de votre asservissement. Esclaves repus, esclaves obèses, esclaves en canapé, révoltez-vous pour faire plaisir aux tenants de l’antilibéralisme. Achetez leurs livres, faites-vous peurs, mais arrêtez de regarder la bourse, d’utiliser votre ordinateur, de vous connecter à internet. Prenez vos vacances dans un endroit sans charme avec pluie assurée.

Les adversaires idéologiques du libéralisme et de la mondialisation doivent zapper les émissions consacrées à l’économie. Ainsi, ils ignorent ou font comme tel que les Etats-Unis connaissent leur plus long cycle de croissance depuis 1945, plus de neuf ans ; un taux de chômage qui avoisine les 4 % en l’an 2000. Ces adversaires de la mondialisation n’ont pas pris connaissance que des dizaines de millions d’emplois ont été, outre-atlantique, créés en moins de dix ans, que des pays autrefois sous-développés deviennent des puissances économiques de première importance : l’Indonésie, la Corée du Sud, la Thaïlande, Taiwan. Que des pays d’Amérique latine qui sortent de leur torpeur, que des pays d’Afrique commencent à sortir du long tunnel de la misère, pas une phrase, pas un mot dans les livres de Viviane Forrester ; c’est accessoire. Que le chômage ait baissé ou baisse en Angleterre, en Espagne, dans les pays d’Europe centrale ou même en France depuis 1997, cela n’intéresse pas Viviane Forrester.

Malgré cet odieux libéralisme, cette nouvelle peste des temps modernes, en quelques années, le panorama des puissances économiques a profondément évolué. Les habitants de Singapour ou de Hongkong sont plus riches que ceux de l’Espagne qui sont talonnés par les Coréens du Sud et les Chiliens. De 1975 à 1997, le PIB par habitant est passé en Indonésie de 480 à 3 490 dollars, le taux de scolarisation du troisième degré s’élève à 11,3 % en 1997 contre 3,6 % en 1975. le nombre de téléviseurs sur la même période est passé de 9,6 à 134,1 pour mille habitants. Pour faire plaisir à Viviane Forrester, on peut souligner qu’en vingt deux ans, le nombre de livres publiés, chaque année, est passé de 2181 à 4018.

Le taux de scolarisation est de 82 % aux Philippines, soit un taux supérieur à celui de la Suisse et de la Grèce. Au Sri Lanka, l’espérance de vie à la naissance était de plus de 73 ans en 1998, juste cinq ans de moins qu’en France.

Quels sont les pays qui sont sortis de l’ornière du sous développement ; ceux qui ont tout misé sur le développement autocentré, planifié, reposant sur l’industrie lourde et le protectionnisme. L’Algérie, la Corée du Nord, le Vietnam sont des succès économiques ; la population de ces pays plébiscite, tous les jours, les choix qui ont été faits dans les années soixante. Et non, quel dommage que Viviane Forrester ne dissèque pas ces échecs. Mais pour les compagnons de route du communisme ; cruelle expérience, même la matrice que constituait l’Union soviétique s’est effondrée en laissant, derrière elle, un champ de ruines économiques et de mines écologiques à retardement. Les pays qui ont eu la sagesse contre le cours de l’histoire de parier sur le décollage par l’intégration dans le marché mondial ont gagné. Oui, il faut condamner le travail des enfants dans des usines en Asie ; mais on aurait aimé entendre les mêmes cris de révolte lorsque les autorités soviétiques imposaient des conditions de travail indignes à leurs compatriotes, lorsque les goulags fonctionnaient à plein régime. Rappelons-nous, aussi, les conditions de vie de nos grands-parents ou arrière-grands-parents dans les champs, dans les mines et même dans les bureaux. Les travailleurs de Malaisie, d’Indonésie connaissent des conditions de travail moins pénibles que celles qui étaient les leurs, il y cinquante ans. Avec des taux de croissance de 7 à 9 % ces dernières années, les pays d’Asie du Sud-Est évoluent à très grande vitesse.

A en croire Viviane Forrester, d’un coup de baguette magique, les pays d’Asie du Sud-Est seraient, après la crise de 1997, revenus à un stade proche du Moyen Age : « des profits fulgurants en un temps record et, en un temps record, la déroute absolue, l’effondrement piteux de cette apothéose asiatique ». Deux années de récession après des années de croissance exceptionnelle avec des taux de croissance de 9 à 13 % l’an ; rien d’anormal, d’autant plus que ces pays ont repris, depuis, sur des bases plus saines, leur expansion.

Refuser à des entreprises occidentales de s’implanter dans des pays en voie de développement, refuser les importations des pays à faibles coûts de main d’œuvre, c’est être favorable au statu-quo. Au nom d’un mal être de riche, au nom de nos troubles psychologiques d’occidental, on voudrait que les autres, c’est à dire les habitants des pays du tiers monde, restent à l’état de nature. Pas de chance, ils veulent connaître la croissance, le progrès, les voitures, internet, la pollution et l’urbanisation. Il y a aussi chez beaucoup de critiques du mode de développement capitaliste, un goût prononcé pour l’autoflagellation. Nous sommes responsables, c’est connu, de l’état de sous développement de la grande partie de la planète et nous souhaitons rester responsable de cet état. Pourquoi donc les pauvres du reste du monde ne veulent pas rester pauvres ; ils ne connaissent pas leur vrai bonheur. Cette thèse a été illustrée, avec beaucoup d’humour, par Pascal Bruckner dans son livre « le sanglot de l’homme blanc » publié en 1983 en pleine vague tiers-mondiste, thèse qui demeure d’actualité près de vingt ans plus tard.

Il y a à travers ce refus une certaine forme d’égoïsme voire de racisme. Il y a de plus une méconnaissance complète des lois économiques. Dans les années quatre-vingt, il y a eu la phobie du Japon qui allait tout conquérir, tout détruire, puis dans les années quatre-vingt-dix, il y eut la phobie des pays de l’Asie du Sud-Est et plus globalement des pays à faibles coûts de main d’œuvre. Il fallait restaurer les droits de douanes, il fallait créer une TVA sociale qui taxe les importations. Le chômage, la pauvreté en occident n’étaient que la conséquence de la concurrence jugée déloyale des pays en développement. Pour Viviane Forrester, ce sont les entreprises occidentales qui ont transféré-leurs usines en Asie ou ailleurs pour exploiter de pauvres salariés et détruire des emplois en Europe ou Etats-Unis. Cette thèse est largement répandue en Europe. Le « livre blanc » de la Commission européenne en 1993 énumérant les différents facteurs expliquant les problèmes de l’Europe en matière d’emploi mettait en facteur numéro un, l’émergence de pays qui « nous font concurrence jusque sur nos propres marchés à des coûts avec lesquels nous ne pouvons pas rivaliser ». Or selon de nombreuses études, les pays développés ont toujours tiré avantage de la concurrence des pays en voie de développement. En effet, plus il y a d’échanges commerciaux, plus il y a de croissance. La vente de biens et de services procure du pouvoir d’achat au salariés des pays d’Asie, d’Amérique Latine ou d’Afrique, pouvoir d’achat qui leur permettent de satisfaire une partie de leurs énormes besoins. Intégrés au grand circuit de l’économie mondiale, ces nouveaux salariés consomment et veulent acquérir des biens souvent fabriqués dans des pays dits riches. Il faut, en outre, ne pas perdre de vue que la concurrence du tiers monde pousse les dirigeants et les salariés des entreprises occidentales à se repositionner sur de nouveaux marchés. Aujourd’hui, ce sont les marchés de nouvelles technologies de l’information et de la communication. Les entreprises ne se positionnent pas comme on le dit à tort sur des marchés à forte valeur ajoutée. Comme l’explique très clairement, l’économiste, Paul R Krugman dans son livre « la mondialisation n’est pas coupable », les productions à forte valeur ajoutée sont celles dont les matières premières ne coûtent rien et dont le cycle de fabrication ne coûte également rien et qui sont vendus très chères. Ce n’est certainement pas le cas des biens et services de la nouvelle économie ; la meilleure preuve est que les entreprises de la netéconomie perdent de l’argent. Les activités à forte valeur ajoutée sont, par exemple, la fabrication de cigarettes ou le raffinage de produits pétroliers, loin devant l’électronique ou l’aéronautique. Compte tenu des prix pratiqués sur le marché de l’art, on pourrait sans nul doute ranger les tableaux des grands peintres dans la catégorie des productions à forte valeur ajoutée, mais cela ne serait pas très politiquement correct..

Importer n’est pas en soi destructeur ; bien au contraire, c’est acheter un produit à moindre prix un bien ou une prestation. Il y a donc un gain qui peut être utilisé pour consommer ou pour investir. Les antilibéraux primaires ont une vision statique de l’économie. Les usines doivent fabriquer les mêmes produits décennies après décennies ; les salariés doivent occuper, durant toute leur vie, le même travail, être salarié de la même entreprise ; quelle tristesse et quelle méconnaissance des règles économiques. Le mouvement est roi en économie. Il y a des phases de croissance, de dépression, d’ajustement. Oui, les produits du XIXème ont disparu ou ont évolué, d’autres sont apparus et seront remplacés. Avant hier, la machine à vapeur ; hier, le moteur à explosion ; demain, un nouveau mode de locomotion. Nos arrière-grands-parents n’avaient ni téléviseur, ni machine à laver, ni téléphone, ni portable, ni fax etc.. Aujourd’hui, les voitures utilisent l’acier ou l’aluminium pour la carrosserie, demain elles seront en matériaux composites truffés d’informatique. Des satellites, des chaînes de télévision par milliers, des radios par centaines de milliers, des ordinateurs pour tout faire, internet, des centaines de milliers de sites ; des entreprises se ferment mais d’autres apparaissent. D’un côté des licenciements qui frappent parfois des salariés méritants mais de l’autre côté des emplois qui se créent, qui offrent à des hommes et des femmes des moyens pour vivre. Oui, il y a des salariés au chômage qui ont du mal à trouver un emploi à cause d’une mauvaise formation. Oui, l’Etat a un rôle, celui de permettre à chacun d’être dans le jeu du marché, celui d’offrir à chacun les moyens d’être employé, mais celui de se substituer aux entrepreneurs du secteur privé ; quand il l’a fait, cela a été très souvent à fonds perdus.

L’économie libérale a un point en commun avec le maoïsme : le vélo. Mao était pour la révolution permanente faute de quoi la Chine risquait de retomber dans ses divisions, ses faiblesses ; l’économie libérale suppose également le mouvement permanent faute de quoi elle s’enfonce dans la récession. C’est l’application du principe d’Alfred Sauvy du progrès destructeur. Il faut admettre les faillites, les licenciements, les fermetures d’usine, les délocalisations pour avoir de la croissance, de l’emploi. Regardez la sidérurgie française placée, à partir des années soixante-dix, sous respiration artificielle, plus de 100 milliards de francs de subventions et qui ne doit sa survie qu’à sa privatisation. Chantiers navals, électronique, informatique, machine outils, la liste des secteurs sinistrés ayant capté une part non négligeable des impôts est longue. Bien sûr, il y a le TGV, Airbus et le nucléaire pour servir de paravent aux échecs répétés des pouvoirs publics en matière d’interventions économiques. Mais, ces succès sont rares et leur coût mériterait d’être étudié avec précision. Il n’est pas certain que leur rentabilité soit exceptionnelle. Pour Viviane Forrester, ce dernier point est sans importance dès qu’il s’agit de dépenses publiques car elles sont, par nature, plus utiles que la dépense privée.

Les antilibéraux, lorsque la croissance est de retour, lui dénient tout intérêt ; elle avilie les hommes, les transforme en consommateurs sans saveur et sans recul. Ils en viennent à en réclamer la croissance zéro comme le firent les économistes rassemblés dans le club de Rome au début des années soixante-dix. Nous avons pu constater le prix à payer de la stagnation lors de la première partie des années quatre-vingt-dix. Personne n’a envie de recommencer.

La croissance aux Etats-Unis, une illusion ; la baisse du chômage, une grande escroquerie. A défaut de nous convaincre, les antilibéraux attaquent notre grand frère américain sur le terrain des inégalités. Selon les pythies du malheur universel, la pauvreté s’intensifie outre atlantique. Pas de sécurité sociale, pas de retraite, pas d’école publique, l’enfer des antilibéraux primaires. Articles après articles, ils ont réussi à peindre une Amérique composée d’une minorité qui exploite un lempenprolétariat toujours plus important ; toujours cette même nostalgie de Karl Marx qui les guide. Aucun argument ne pourrait modifier leur position. Cela ne sert à rien de répéter que ces dernières années, du fait même de la pénurie de main d’œuvre et de l’augmentation de la productivité, les salaires du plus petit au plus haut augmentent. Il ne sert à rien de répéter qu’une grande partie des emplois créés sont des emplois exigeant un bon niveau de qualification. Il ne sert à rien de répéter qu’un régime de retraite par répartition existe aux Etats-Unis ; que les dépenses sociales sont supérieures, en pourcentage, à celles de la France ; que les entreprises passent plus de temps à essayer de conserver leurs salariés qu’à les licencier.

Les Etats-Unis, une véritable cour des miracles. Ainsi, selon l’OCDE, 17 % de la population américaine était en dessous du seuil de pauvreté à la fin des années quatre-vingt-dix. Mais, quel était le seuil retenu : 16 000 dollars par mois pour une famille avec deux enfants, soit l’équivalent d’un salaire moyen français.

Les riches deviendraient plus riches et les pauvres, plus pauvres. La baisse des impôts ne favoriserait que les premiers au détriment des seconds. Or, en l’Amérique, pays qui mangerait ses enfants au nom du dieu profit, une étude réalisée par le Congressionnal Budget Office, l’office parlementaire chargé du budget, sur l’évolution de la fiscalité démontre le contraire. Entre 1979 et 1999, la part des recettes fiscales provenant des 20 % de contribuables les plus favorisés est passée de 58 à 61 % alors que celle des 20 % des contribuables les moins favorisés est passée de 2 à 1 % sur la même époque. Le 1 % des contribuables les plus riches des Etats-Unis apportaient 21 % des recettes de l’Etat en 1999 contre 16 % en 1979. Par ailleurs, les classes les plus modestes sont les principales bénéficiaires des plans d’allègement des impôts. Ainsi, la pression fiscale des 20 % de contribuables les plus pauvres est passée de 8,4 % à 4,6 % de leur revenu de 1979 à 1999, pour les 20 % de contribuables les plus riches, cette même pression fiscale est passée de 28,5 à 29,1 %. Les salariés les plus pauvres, les working poors pour reprendre l’expression de Viviane Forrester, ne sont pas victimes de la fameuse trappe à pauvreté française en vertu de laquelle la reprise d’activité signifie une baisse des revenus grâce au dispositif d’impôt négatif ou crédit d’impôt. Il vaut mieux, en outre, être pauvre aux Etats-Unis qu’en France car dans le premier pays, la possibilité de devenir plus riche est supérieure à celle dans le second pays. Ainsi, 52,5 % des américains étant dans la catégorie des 10 % les plus pauvres, ne le restent pas plus d’un an et 70 % pas plus de deux ans. En France, l’ascenseur social est en panne, on est pauvre de père en fils. Le RMI dont bénéficie un million de personnes a créé un véritable ghetto duquel il est très difficile de s’extraire.

Le Profit et son associé diabolique la spéculation, c’est bien connu, sont les causes de tous nos maux. Viviane Forrester affirme haut et fort que nous sommes les victimes « la dictature du profit, qui mène à d’autres formes de dictature s’installe avec une déconcertante facilité ». Nos libertés sont mises à mal par Monsieur et Madame Profit, un régime policier s’est mis en place, nous sommes surveillés, internet est un instrument digne de Big Brother d’Orwell. Après la banalisation du mot génocide, voici le temps de la banalisation du mot dictature. Mais pourquoi tant de haine vis à vis du profit qui n’est que la rémunération des actionnaires. Est-il illogique qu’un investisseur soit rémunéré compte tenu des risques qu’il prend ? Il ne faut pas oublier que chaque année, il y a des dizaines de milliers de faillites en France et que personne ne s’interroge sur le devenir des actionnaires. N’y aurait-il pas confusion dans la tête de certains entre les mots profit et valorisation des cours boursiers ? Le profit aurait-il augmenté de manière fantastique ces dernières années ? Non, malheureusement pour les petits actionnaires. Les fonds de pension seraient-ils les nouveaux vautours du capitalisme qui mangeraient leurs proies de l’intérieur. Pas de chance, les fonds de pension, du fait de leurs engagements à long terme, privilégient la stabilité sur la spéculation. Les analyses des comptes des fonds de pension démontrent que le rendement des fonds propres n’est pas l’unique critère. Les fonds de pension exigeraient des entreprises dont ils sont actionnaires la distribution de superbénéfices. Des journalistes, des antilibéraux mentionnent un taux de 15 %. Si tel était le cas, les entreprises devraient diminuer leurs investissements et les dépenses de recherche qui grèvent par définition les bénéfices. Or, les entreprises américaines se caractérisent par des dépenses de recherche très importantes qui ne sont dépassées que par celles des entreprises suédoises. Selon la banque Merill Lynch, les prévisions de rentabilité retenues par les fonds de pension ne sont que de 7,5 %. Les rumeurs circulent plus vite que l’information économique.

De même contrairement à de nombreuses idées reçues, le partage profit/salaire est sur longue période assez stable. La part salaire dans la valeur ajoutée des entreprises françaises avait augmenté dans les années soixante-dix pour atteindre plus de 70 % ; de 1994 à 1995, cette part est revenue autour des soixante pour cent pour depuis fluctuer en fonction de la conjoncture. Pas de révolution, des ajustements, le grand capital n’est pas en train d’étouffer les salariés.

Derrière le mot « profit » se profilent les deux cents familles, le XVIème arrondissement ou Neuilly sur Seine. Or, la France compte six millions d’actionnaires particuliers qui appartiennent à toutes les catégories sociales et qui aimeraient toucher plus de dividendes et être moins taxés par l’Etat.

Que la bourse soit soumise à des mouvements spéculatifs ; oui, sans nul doute. Que les cours des entreprises à court terme soient soumis à des fluctuations peu rationnelles ; certes, rien de nouveau, mais à long terme, on constate que la raison l’emporte, que les spéculations à la hausse donnent lieu à des corrections à la baisse, que les canards boiteux finissent par mourir et que les entreprises bien gérées gagnent. Les bulles spéculatives éclatent toujours à un moment ou un autre. Le proverbe boursier, les arbres ne montent jamais au ciel, se vérifie toujours. La folie boursière des start-up n’a pas franchi le millénaire, un mouvement de correction et retour à la raison est intervenu en 1999.

La bourse joue contre l’emploi tel est l’argument que les anti-libéraux avancent pour choquer l’opinion. Selon leur argumentation, ce serait les entreprises qui licencieraient qui obtiendraient les meilleures valorisations. Dans ces conditions, un conseil, créer une entreprise dont l’activité principale serait le licenciement afin de gagner à tous les coups en bourse.

Que faut-il préférer ? Une entreprise qui licencie 10 % des salariés et qui retrouve la voie du succès ou une entreprise qui ne licencie et qui fait faillite quelques années plus tard en mettant à pied l’ensemble de son personnel ? Peut-on en vouloir aux actionnaires de privilégier la première solution à la seconde ? La sidérurgie et l’industrie de la machine outil ont coulé sans pour autant que l’on puisse en accuser les fonds de pension ! Combien d’emplois ont été ainsi détruits malgré des subventions.

En matière de licenciements et de valorisation éhontée des cours de bourse, tout le monde pense à Michelin. Cette entreprise emploie 127 000 salariés avec un chiffre d’affaire équivalent à Goodyear qui emploie 97 000 salariés. Les responsables des fonds de pension se sont posé la question de l’efficacité. A terme, Michelin pouvait-il conserver ses parts de marché compte tenu de ses coûts de production supérieurs à ses concurrents. Pour la petite histoire, il faut souligner que la diminution des effectifs chez Michelin passe non par des licenciements secs mais par un non-renouvellement des départs à la retraite ainsi que par des incitations au départ. Le raté a été, dans cette affaire, dans la communication. En 1997, tout le monde criait au scandale lorsque Renault a annoncé la fermeture de son usine de Vilvoorde. Aujourd’hui, les mêmes louent la stratégie de conquête de cette marque automobile qui a pris des participations chez Nissan, Samsung et Dacia. Il n’y a pas deux entreprises Renault en France, une mauvaise qui licencie et une bonne qui s’implante sur plusieurs continents. Il s’agit bien de la même entreprise. Viviane Forrester souligne avec gourmandise les licenciements, des suppressions de postes, des réductions d’effectifs, mais jamais des emplois sauvés, des créations de postes chez les sous traitants, chez les prestataires de service, en particulier dans le secteur informatique.

Selon une étude du National Bureau of Economic Research d’août 1999 sur 4000 annonces de licenciements par les 1000 plus grandes entreprises américaines de 1970 à 1997, la bourse a réagi majoritairement de manière négative aux suppressions d’emploi. Tout n’est pas toujours simple dans le monde de la finance.

Viviane Forrester condamne dans les faits l’économie de marché qui repose sur la concurrence, la recherche de l’avantage comparatif et la régulation par les prix. Mais, elle ne nous propose pas d’alternative à moins que ce soit le défunt modèle soviétique. Personne n’a pourtant envi de redonner vie à un système qui n’a débouché que sur des horreurs et sur la dictature. Elle égrène les plans de licenciement, Shell, Michelin, Seita, Thomson etc.. En revanche, rien sur les entreprises qui se créent, rien sur les nouveaux emplois et les nouveaux secteurs. Viviane Forrester, pour mettre à bas le profit, les capitalistes, les ultra-libéraux, a une solution : la suppression du travail. Selon l’auteur, reprenant en cela les thèses de Jeremy Rifkin, nous serions des aveugles et des imbéciles de n’avoir pas compris que le travail, c’est fini, que c’est ringard. La fin du travail comme forme de domination, comme forme supérieure de l’esclavage nous rappelle étrangement les thèses anarchistes du XIXème siècle. Suppression du travail, suppression du profit qui par sa nature diabolique empêcherait le grand partage utopique de toutes les richesses, de tous les biens. Abolissons le principe de rareté qui gouverne l’économie moderne, abolissons les salaires surtout les plus élevés comme preuves de l’exploitation, abolissons voire guillotinons les chefs et les petits chefs. Si Viviane Forrester se plait à répéter que l’on s’attache à tort à un concept d’emploi qui date de grand papa, elle nous trace le portrait d’une cité utopique que certains anarchistes du siècle dernier auraient pu peindre.

Travailler est dur, ne pas travailler l’est également ; alors supprimons le travail, mais pour le remplacer par quoi. Viviane Forrester répète que notre système de production ne peut employer tout le monde, qu’une partie des salariés sont inemployables, que les salaires offerts baissent et que la pauvreté s’accroît. Pour dépasser cette vision de cauchemar, abandonnons la notion de rentabilité financière pour la solidarité sociale. C’est oublier la notion de rareté et la notion de progrès. La rareté est un des fondements de l’économie. Aujourd’hui, on découvre que la planète terre et l’environnement sont des biens rares. L’air, les matières premières, le temps qui nous file en permanence entre les doigts sont des biens rares. Pour éviter les gaspillages, seul le système du marché et des prix est efficace. En supprimant ce principe de rareté et au nom de la raison d’Etat, le régime soviétique a gaspillé ses ressources et dégradé l’environnement.

Viviane Forrester croit à l’homme parfait ; elle croit qu’en supprimant le travail, personne ne voudra s’enrichir, dominer… De même, comment entend-elle conserver intact le moteur de la croissance et du progrès sans la reconnaissance par le travail ? Certes, ce dernier évolue. Il est commun de mentionner que le travail d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celui des années quarante ou du XIXème siècle ; sa pénibilité physique diminue, le travailleur est de moins en moins une bête de somme ; c’est son intelligence qui est mise de plus en plus à contribution. Faut-il le regretter ? Certainement pas ! Le chômage n’est pas une aubaine pour l’économie de marché, c’est un gâchis. Le chômage c’est une économie fonctionnant en sous régime, c’est la mauvaise allocation des ressources, c’est moins d’offre et moins de demande, c’est une aberration. Pas de sentimentalisme dans l’économie de marché, simplement la recherche d’une plus grande efficience.

Autre grande solution pour les anti-ultralibéraux de la planète, la taxe Tobin. Cette taxe qui doit son nom à un Prix Nobel d’économie et qui en émit l’idée en 1972 est devenue, bien malgré son auteur, un produit à la mode. Il est aujourd’hui de bon ton d’être pour la taxe Tobin. Depuis qu’Ignacio Ramonet, responsable du Monde Diplomatique, en décembre 1997, lance le projet de constitution d’une organisation non gouvernementale, Action pour une taxe Tobin d’aide aux citoyens (ATTAC), le débat économique n’en finit pas de tourner autour de cette taxe.

Chez les promoteurs de cette taxe, les slogans sonnent comme des lames d’échafauds. Ainsi, à leurs yeux avec la taxe Tobin, nous pourrons « désarmer les marchés » comme si les marchés menaient une guerre. Pour lutter contre la spéculation, pour lutter contre l’exploitation des pauvres par les riches, pour dompter le pouvoir de l’argent, voter Tobin. Ce message délivré depuis des mois malgré plusieurs siècles de vaines utopies, marche. Pas une semaine sans un article dans la presse, des livres sont consacrés à cette superbe invention. Les partisans de la taxe Tobin ont le bon sens avec eux ; en effet si tout va mal, c’est que quelques-uns uns s’enrichissent en dormant. Il faut mettre un terme aux activités coupables de tous les Soros de la planète qui spéculent à longueur de journée.

Déjà, pour rétablir la vérité, spéculer nécessite d’être éveillé. J’ai rarement vu un spéculateur assoupi devant un écran d’ordinateur Cette activité comporte des risques certains et peut-être mauvais pour le cœur. Quoi qu’il en soit, la spéculation est jugée immorale. Nos soixante-huitards attardés doivent avoir au fond d’eux même de vagues réminiscences de culture catholique. L’argent salit et corrompt, c’est connu surtout quand on n’en a pas.

Au nom de cette taxe politiquement correcte, chaque mouvement de capitaux spéculatif subirait un prélèvement à un taux qui reste à déterminer. Afin de donner à cette taxation un petit côté air du temps, c’est à dire humanitaire, il est prévu selon le Comité Attac qu’elle soit affectée au développement. Tout le monde sait que l’aide au développement a prouvé son efficacité surtout pour garantir un niveau de vie correcte aux dictateurs…

En France, la taxe Tobin trouvait, jusqu’à maintenant, ses adeptes à gauche chez les idéalistes du plateau du Larzac, chez José Bové, Arlette Laguiller, au parti communiste. Depuis le début de l’année 2000, il est de bon ton de souligner qu’on y est favorable.

François Bayrou, Charles Pasqua, Lionel Jospin ont indiqué qu’ils trouvaient l’idée de la taxe Tobin intéressante. Véritable croyance en la solution qui domestiquerait l’affreux système capitalistique, calcul politique ou mode qui ne durera que le temps d’une saison. La soi-disant bonne école de pensée socio-démocrate a trouvé un nouveau cheval de bataille pour ridiculiser les libéraux. Si vous êtes contre la taxe Tobin, c’est que vous êtes un partisan de l’ultralibéralisme, c’est que vous croyez à domination sans partage des marchés. S’il suffisait d’une taxe pour domestiquer le capitalisme, il y a longtemps qui le serait en ce qui concerne la France et tous les José Bové de la planète seraient rentrés dans leur niche.

Laurent Fabius joue, depuis son arrivée au Ministère de l’Economie et des Finances, à cache-cache avec cette taxe. Auprès des membres d’ATTAC, il joue à gauche toute ; auprès des fonctionnaires de Bercy, des financiers, des ministres étrangers, il joue à fond contre. Ainsi, à l’Assemblée nationale, le 28 juin dernier, il déclarait que « le succès de la taxe Tobin provient de la rencontre entre deux idées parfaitement justes : d’un côté, la nécessité de lutter pour le développement, de l’autre, la nécessité d’une meilleure régulation ». Il ne fait que prendre une fois de plus les chaussures de Lionel Jospin qui s’était déclaré favorable à cette taxe dès 1995 lors de la campagne présidentielle. A la réunion du G7 le 8 juillet dernier, il se reprenait en affirmant que « la taxe Tobin c’était l’euro » qui permettait de limiter les mouvements spéculatifs en Europe. A Paris, Fabius fait dans le démagogique alors qu’à l’étranger il fait dans le libéralisme convenable. En effet, toujours, lors du G7 des ministres des finances, il a souligné que « la taxe Tobin était une idée généreuse mais qui posait des problèmes techniques redoutables et qui est rejetée par la quasi totalité des grands Etats et des grandes institutions financières ». Un rapport du Ministère de l’Economie et des Finances publié au mois d’août 2000 confirme le caractère irréaliste de la taxe Tobin afin de dissuader des parlementaires de proposer sa création au moment de la discussion des lois de finances.

Avant d’instituer une telle taxe, il faudrait déjà définir ce qu’est un mouvement spéculatif, est-ce le fait de gagner de l’argent en jouant sur les marchés financiers, est-ce faire des aller-retours permanents ? Les partisans de la taxe Tobin souhaitent-ils taxer tous les mouvements de capitaux ou juste les mouvements monétaires ? Ces dits mouvements sont-ils aussi mauvais que certains le prétendent .

Selon un rapport de l’Assemblée nationale commandé par la majorité de gauche et publié au premier semestre 2000, les transactions quotidiennes sur les marchés monétaires sont évaluées à 1500 milliards de dollars, soit l’équivalent du PIB français annuel. Ce rapport mentionne que la globalisation financière a des effets positifs. Elle permet un meilleur accès au marchés de capitaux, de trouver à moindre coût de l’argent pour investir et permet, comble de l’ironie aux pays en voie de développement de trouver des capitaux. Les rapporteurs mentionnent, en outre, que les mouvements à court terme ne sont pas les seuls responsables des crises monétaires.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que ce sont les gouvernements qui, à la fin des années quatre-vingt, ont déréglementé les marchés financiers afin de trouver des ressources pour financer les déficits publics en pleine explosion. Ce ne sont pas les affreux capitalistes qui étaient aux abois mais bien les Etats.

Comment taxer les capitaux si tous les pays ne veulent pas instituer la taxe Tobin ? En vertu de quoi les pays disposant de places financières de premier plan pénaliseraient une activité source de croissance et d’emploi. Faudra-t-il bombarder tous les paradis fiscaux, faudra-t-il bombarder la City de Londres qui refusera une telle taxe ? Faut-il annexer le Luxembourg qui, à notre porte, pratique le dumping fiscal ? Faudra-t-il mener une guerre mondiale afin que tous les gouvernements adoptent la taxe Tobin ? Si pour faire plaisir à Viviane Forrester et à José Bové, on applique la taxe Tobin, la place financière de Paris risque de ressembler à un grand Larzac. La taxe Tobin appartient à la même race que l’ISF. L’idée est populaire car 99 % de la population ne l’acquitterait pas. En montant du doigt les spéculateurs, cette taxe est une source de satisfaction pour tous les envieux de la terre.

Viviane Forrester, avec malice, se pose donc en défenseur des anti-pensées uniques, des opprimés du système, mais n’est-elle pas la porte-parole officielle, à son corps défendant, de l’actuelle pensée unique ? N’y a-t-il pas escroquerie ? Pensée unique ne signifie pas libéralisme ; pensée unique c’est plutôt faire, par snobisme, de l’anti-libéralisme. L’accusation de pensée unique est un peu galvaudée. Il suffit qu’un auteur, un journaliste, un intellectuel veuille marquer son opposition à une idée, à un concept pour qu’il souligne qu’il se bat contre la pensée unique. C’est toujours le culte de la victime qui revient.

Dans son livre « le débat interdit », Jean-Paul Fitoussi a dénoncé la fameuse pensée unique en vertu de laquelle de 1983 à 1998 tout a été sacrifié à la défense du soi-disant franc fort afin que notre pays puisse être qualifié à l’euro. Pensée unique, c’était l’arrimage de notre monnaie au mark, quelle que soit la politique menée par nos voisins allemands. Ce choix qui a été endossé par des gouvernements, tant de droite que de gauche, a abouti à une élévation anormale des taux d’intérêts plongeant notre pays dans la récession, puis dans la stagnation. Pensée unique car sa remise en cause plaçait les impénitents dans la catégorie peu enviable des anti-européens, des réactionnaires, des anti-monnaie unique. Or, On peut être libéral et être opposé à la monnaie unique. Les libéraux purs et durs peuvent, à juste titre, considérer que l’euro est avant tout un instrument protectionniste, limitant la concurrence entre les monnaies et pour reprendre les termes de Robert Mundell, prix Nobel d’économie en 1999, que l’Union européenne n’est pas une zone monétaire optimale. La pensée unique n’a donc rien à voir avec le libéralisme, la mondialisation ou avec internet. Viviane Forrester pratique un amalgame de haute voltige qui a l’avantage, il faut le reconnaître, de la simplicité.

L’antilibéralisme au quotidien telle est la ritournelle qui nous est proposée par de nombreux auteurs. Il est difficile d’émouvoir à travers des succès, des chiffres et des taux. Il est facile de faire pleurer en montrant l’horreur de la vie quotidienne des démunis, des sans logement fixe, des chômeurs en fin de droit et des sans-papiers. Mais, l’intellectuel se doit d’ouvrir les yeux et non de les fermer, il se doit de rendre compréhensible ce qui ne l’est pas et, non par facilité et par démagogie, aller dans le sens de l’opinion.

Viviane Forrester participe pour reprendre les termes de Pascal Bruckner, à l’idéalisation de la victime. Chez elle, tout est victime, victime du travail, victime du chômage, victime de la mondialisation. Il y a une joie malsaine à décortiquer les handicapés sociaux de la société. Pouvoir se poser en arbitre des malheurs des autres, c’est se donner le beau rôle, signifier qu’on n’est pas tombé dans le précipice.

Le marché serait triomphant, la déréglementation serait poussée à l’extrême, la précarité serait la nouvelle religion des capitalistes sans âme. La bourse, nouveau temple dématérialisé, imposerait une dictature à la force d’autant plus cruelle qu’elle nous rongerait comme un cancer.

Comment croire que la France c’est le bagne, que le XIX ème est de retour, que les gouvernements mettent à bas la Sécurité sociale quand les dépenses publiques dépassent chaque année plus de 50 % du PIB, c’est à dire plus de la moitié de la richesse nationale, quand les prestations sociales s’élèvent à plus de 2500 milliards de francs, quand les aides pour l’emploi atteignent 350 milliards de francs. S’il y a problème aujourd’hui, ce n’est pas dans le montant qu’il faut le chercher, c’est dans les modalités de redistribution.

Il n’y a pas une année durant laquelle le Parlement n’est pas amené à se prononcer sur la création d’une nouvelle prestation, sur une nouvelle aide ou de nouvelles modalités pour distribuer des subventions.

La France serait aux mains de capitaux étrangers, dirigée par l’extérieur et par la fameuse main invisible chère à Adam Smith. Que font donc les six millions d’actifs qui dépendent plus ou moins directement de l’Etat, des collectivités locales ou de la fonction publique hospitalière. Un salarié sur cinq appartient à la sphère publique, ce qui constitue dans les grands Etats occidentaux un record ; près de 10 % des salariés sont des fonctionnaires de l’Etat qui est bien évidemment de loin le premier employeur de France.

EDF, GDF, la SNCF, la Poste, la RATP, Aéroport de Paris, COGEMA, Air France, France Telecom, le GIAT, Thomson, les autoroutes, les principaux ports maritimes, la Caisse des Dépôts et Consignations qui est un conglomérat financier de premier plan, appartiennent à la sphère publique.

Au mois de juin 1999, l’Etat contrôlait encore 2463 entreprises. Malgré les privatisations effectuées depuis 1986, le secteur public français demeure un des plus importants au sein de l’OCDE. Madame Viviane Forrester peut dormir tranquille ; le secteur public à la française n’est pas mort.

Viviane Forrester tente de nous apeurer en annonçant la disparition du travail en raison de la multiplication des délocalisations. En effet, le travail serait une espèce en voie de disparition car les patrons, par soif du profit, installeraient leurs usines, leurs dépôts, leurs établissements dans des pays en voie de développement dans lesquels les enfants sont exploités du matin au soir dans des conditions effroyables. Ces mêmes patrons quitteraient la France pour fuir les impôts. Un véritable ballet d’usines et de milliards de francs planerait silencieusement au-dessus de nos têtes. S’il y a fuite, elle concerne soit les très gros patrimoines particuliers, soit les jeunes qui ne trouvent en France que pesanteurs administratives, taxes, cotisations et impôts. Ce n’est pas le marché qui fait fuir les Français mais bien l’excès de bureaucratie.

Quel pessimisme de la part d’une intellectuelle de gauche qui se devrait de soutenir le Premier Ministre, Lionel Jospin. De toute façon, comment expliquer que la France demeure la quatrième puissance exportatrice, la première par habitant ? Comment la France réussit-elle à dégager des excédents commerciaux si toutes nos usines sont parties en Asie du Sud-Est alors qu’au début des années quatre-vingt-dix, elle accumulait des déficits ? La France, grâce à la vitalité de son tissu économique a créé plus de 500 000 emplois en moins de deux ans de 1999 à 2000, combien aurait pu être créé avec moins d’impôts, de charges et de réglementation. Il n’en demeure pas moins que notre pays est l’une des principales terres d’accueil des investissements étrangers. Les capitaux extérieurs si détestés ont permis la création de 31 700 emplois en 1999 et de plus 120 000 en cinq ans. Toujours en 1999, ils ont permis l’implantation de plus de 500 établissements. Des entreprises se délocalisent chez nous et je ne comprends pas, je n’entends pas les cris de Viviane Forrester qui devrait défendre l’emploi allemand, américain ou anglais.

Loin d’être destructrice, loin d’être synonyme de régression, la mondialisation est pourvoyeuse de capitaux et d’emplois. Les entreprises françaises, qui de la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’au début des années quatre-vingt, étaient restées des affaires franco-françaises s’ouvrent sur l’extérieur ce qui est un gage de leur survie. Aurions-nous encore une industrie automobile si Peugeot et Renault s’étaient cantonnés au marché français ?

La mondialisation nous oblige à rester compétitif et à nous spécialiser sur les marchés d’avenir. Sous couvert de mondialisation et de peurs millénaristes, on tente de nous faire redécouvrir des choses qui existent depuis des décennies. Ainsi, depuis les années soixante, les firmes multinationales sont présentes sur tous les continents : Coca Cola, IBM, Air Liquide. De même, depuis le début de l’ère industrielle, il y a toujours eu des délocalisations. C’est le cycle normal des produits qui commencent à être fabriqués dans les pays développés pour l’être ensuite dans des pays moins développés.

Pourquoi, aujourd’hui, un tel refus du libéralisme, pourquoi assimiler le libéralisme au profit usurier ? Il y a des amalgames gratuits. La diabolisation de l’extrême droite ne rapporte plus car elle s’est elle même décrédibilisée ; elle a été remplacée par la diabolisation du libéralisme.

Pour de très nombreuses personnes, aider en cela par les partisans de la bonne pensée unique, libéralisme signifie, pour reprendre la formule de Guizot « laisser faire, laisser aller ». Pas d’intervention, juste le marché et ses acteurs. La sauvagerie, la loi du plus fort, la guerre économique totale, la jungle ; telles sont les caractéristiques bien connues du libéralisme. Comment expliquer qu’au nom de ce libéralisme triomphant, l’empire pétrolier de Rockfeller ait été sectionné en plusieurs morceaux, comment expliquer qu’ATT ait été divisée en plusieurs compagnies régionales de téléphone ; comment expliquer qu’aujourd’hui Microsoft soit menacée d’éclatement par le gouvernement américain. De même, pourquoi les normes de sécurité pour les pétroliers sont plus sévères aux Etats-Unis qu’en France ?

Microsoft a réussi le pari unique dans l’histoire économique, d’obtenir en quelques années un monopole de fait. Quand un particulier achète un ordinateur personnel, il n’a pas le choix de son système d’exploitation. Windows est déjà pré-installé sur son ordinateur. Il faut avouer que 99 % des acheteurs n’ont pas envi de choisir ; l’informatique génère des angoisses pour pas que l’acheteur dit moyen ne se complique la vie à installer des logiciels. Par ailleurs, il est rassurant et avantageux que tous les ordinateurs fonctionnent avec les mêmes logiciels. De Paris à New York, de Londres à Moscou, vous pouvez allumer un ordinateur et utiliser Windows. La simplicité a eu raison de la concurrence. Ce qui est vrai pour le logiciel d’exploitation l’est également pour les traitements de texte, les tableurs et les logiciels de navigation sur internet. « Word », « Excel », « Explorer » font partis du langage international. Ils sont devenus des normes. Ce monopole est sans précédent car il y a toujours, sur la planète terre, plusieurs compagnies pétrolières, plusieurs producteurs d’ordinateurs. Aujourd’hui, Microsoft détient 80 % du marché des logiciels d’exploitation, le logiciel « Linux » fait de la figuration sympathique. Les juges américains saisis par 19 Etats considèrent que Microsoft par ses pratiques, a porté atteinte à la concurrence et au progrès. Un tel procès est impensable en France. Qui oserait s’attaquer à un champion national ? Qui ose critiquer Air France qui sur de nombreuses lignes aériennes est en situation de monopole ? Qui ose attaquer Carrefour pour position dominante ? Pourtant, dans de nombreuses quartiers en France, pour effectuer ses courses, il y a le choix entre Carrefour et Carrefour.

Le libéralisme ce n’est pas la dictature du marché ; c’est la combinaison du marché et du droit. Le libéralisme ce n’est pas la jungle ; c’est un équilibre toujours fragile entre tous les acteurs du marché qu’ils soient petits ou gros, qu’ils soient riches ou pas ; le libéralisme c’est le respect des contrats passés entre deux ou plusieurs individus, entreprises, partenaires, etc. Le libéralisme, c’est le primat de la concurrence, seule capable de générer de la croissance et du progrès. Lorsque des monopoles apparaissent, lorsque les cartels se développent, l’initiative est entravée, le progrès se ralentit et l’ensemble des acteurs sont perdants. Le libéralisme ne se résume pas aux droits de propriété. Cette conception qui fleure le XIX ème siècle disparaît avec l’avènement d’une société qui repose de plus en plus sur l’immatériel : services, internet, information, connaissances. La possession de pages internet ne crée pas automatiquement de la valeur. La possession d’une information ne constitue pas une source de richesse, c’est son traitement et sa diffusion qui sont primordiaux. De manière implicite, nous passons d’une société reposant sur la propriété matérielle à une société du droit et du contrat.

En Europe et surtout en France, le droit n’est pas consacré comme il peut l’être aux Etats-Unis. On n’a jamais peur du droit ; on a peur des gendarmes. L’Etat qui a le monopole de la violence est craint plus que le droit. Ce n’est pas de dépasser les 130 kilomètres heure qui fait peur, mais le fait de se faire arrêter par les forces de l’ordre. La règle de droit , n’est présente, en France, que pour être détournée ou pour être contournée par des passe-droit. Tocqueville dans son fameux livre « De la démocratie en Amérique » avait clairement distingué cette différence ; « souvent l’Européen ne voit dans le fonctionnaire public que la force ; l’Américain y voit le droit. On peut donc dire qu’en Amérique, l’homme n’obéit jamais à l’homme mais à la justice et au droit ».

Aux Etats-Unis à la différence de la France, l’esprit d’initiative se nourrit de la concurrence, de la possibilité de remettre en cause les firmes dominantes. La notion de champions nationaux, la constitution artificielle par les pouvoirs publics d’entreprise ayant un monopole de fait sur leur marché sont complètement étrangères à l’âme américaine. En France, les gouvernements de droite ou de gauche ont, à force d’obstination, réussi à créer un groupe unique pour la sidérurgie USINOR/SACILOR, ils avaient fait de même dans l’aéronautique et dans le transport aérien avec Aérospatiale et Air France. Certains ont rêvé d’une fusion BNP, Paribas et Société Générale, toujours au nom du champion national ;d’autres rêvent d’une fusion Peugeot-Citroën et Renault. Quand il y a une fusion en France, personne ou presque ne regarde s’il y a une situation monopolistique, une atteinte à la libre concurrence. Lorsque Carrefour et Continent fusionnent et créent une énorme centrale d’achat, peu de personnes se préoccupent, sur le moment, des répercussions pour les consommateurs et les entreprises. Pour régler le problème entre les centrales d’achat et les sous traitants, le Gouvernement de Lionel Jospin n’aura comme solution que l’adoption d’une nouvelle loi compliquée, inquisitoriale et inapplicable. Il aurait été si simple de veiller au respect des règles de concurrence. Pour les Français, les oligopoles et les monopoles ont été longtemps perçus comme une source de progrès, ce qui permet encore, aujourd’hui, à l’EDF ou à la SNCF d’avoir de forts soutiens populaires.

La vitalité du libéralisme aux Etats-Unis provient du combat permanent pour la libre concurrence. Elle résulte également du respect du principe de subsidiarité en vertu duquel les décisions sont prises par le niveau le plus bas possible au nom de l’efficacité et du respect de l’individu. La centralisation est l’ennemie du libéralisme ; elle est l’ennemie de la concurrence.

C’EST LA TERREUR FINALE

La France n’a pas de tradition libérale. L’histoire politique de ces deux cents dernières années a laissé peu de place à la modération et au débat démocratique. La succession de coups d’Etat, les changements de république, les guerres, les restaurations ne constituent pas le meilleur terreau pour le développement d’une pensée libérale qui récuse tous les excès. Plus de 210 ans après la Révolution, la France est toujours à la recherche de ses institutions. La valse de plus en plus endiablée des révisions constitutionnelles depuis 1992 traduit que les institutions de 1958 n’échappent pas à l’usure.

Le libéralisme, au nom d’une dialectique que Marx et Engels auraient, sans nul doute, apprécié, a intégré le dictionnaire des horreurs du XX ème siècle. Dans ce dictionnaire, il côtoie le fascisme, Hitler, Mussolini et le communisme. Quelle hérésie pour un mot qui est une déclinaison de la Liberté.

Le libéralisme est devenu une arme politique pour caricaturer un adversaire. Ainsi, en démissionnant du Ministère de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement a accusé le Gouvernement et le parti socialiste de déviance libérale. C’est l’injure suprême. Tout est dit. De même, pour condamner les propositions de Laurent Fabius qui a chaussé les bottines de Tony Blair, la gauche du PS les qualifie de libérales. La signification du mot n’a plus d’importance, il a été ravalé au rang de simple insulte que l’on se jette au visage. A droite, aussi, le mot fait peur. Il ne faut surtout pas l’employer, il risquerait de blesser. Ainsi, le libéralisme serait la chose la mieux partagée du monde, mais personne ne veut le reconnaître. C’est un peu comme avec les magazines érotiques. C’est bien connu, personne n’en achète, mais il s’en vend toujours de plus en plus.

La terreur libérale s’inscrit dans les grandes peurs millénaristes. Durera-t-elle mille ans en France où assisterons-nous à un retour de la raison dans les prochaines années ? Avons-nous une chance que la science économique et la pensée politique ne soient pas l’apanage exclusif de José Bové et de Viviane Forrester ?

Le retour de la croissance qui est mondial et qui a pour base le secteur privé a redonné espoir aux Français. Le repli sur soi, le tout fonction publique reculent pour laisser place à un goût plus prononcé du risque. L’ENA ne fait plus recettes et les start-up attirent les meilleurs élèves comme les allergiques du système pédagogique français. Une véritable révolution tranquille est peut-être en train de s’opérer. Les gros salaires en particulier dans le milieu sportif ne choquent plus. Ils sont considérés comme la juste valeur d’une rareté éphémère, le talent sportif. Anelka roule en Ferrari ou en Porsche et Zidane a détrôné dans le cœur des Français l’Abbé Pierre. Le footbusiness est plus fort que la religion et la lutte contre la pauvreté. Les stades ont remplacé les églises comme lieu de rassemblement et de communion.

Les Français veulent participer à l’expansion de l’économie mondiale. La bourse, les fonds de pension, les stock-options ne leur font pas peurs. Tous les sondages le confirment. En vertu de quoi les Français devraient être les laissés pour compte de la croissance de l’économie mondiale ? En vertu de quoi, leur travail ne servirait qu’à enrichir les caisses percées de l’Etat et les retraités américains ? En vertu de quoi, ils ne pourraient pas récolter une part des bénéfices réalisés par leur entreprise, c’est à dire réalisés par eux-mêmes ?

José Bové et Viviane Forrester et tous ceux qui les accompagnent dans leur marche antilibérale sont des nostalgiques de l’ordre ancien et sont les parfaits représentants des conservateurs. C’est bien connu, avant c’était mieux. Cette rengaine fait sourire, mais rencontre toujours un succès récurrent. A défaut d’avoir pu triompher du capitalisme avec le communisme ou avec le gauchisme post soixante-huitard, nos héros tentent de discréditer le libéralisme qui a démontré sa supériorité. A défaut de recourir aux grandes utopies qu’étaient le marxisme ou l’anarchisme, ils utilisent la bonne bouffe, le bon pinard et la ruralité pour définir une exception française anti-américaine.

Malgré les raccourcis, les amalgames, les anathèmes, José Bové et Viviane Forrester sont indispensables pour la survie du libéralisme. En effet, à la différence du communisme, le libéralisme n’est pas une doctrine et surtout sera pas une doctrine d’Etat. Sa force, il la tient dans le pluralisme, dans la contestation et dans la concurrence des idées qui le revitalise. Le libéralisme est avant tout un humanisme et pour reprendre Raymond Aron « la reconnaissance de l’humanité en tout homme a pour conséquence immédiate la reconnaissance de la pluralité humaine. L’homme est l’être qui parle mais il y a des milliers de langues. Quiconque a oublié un des deux termes retombe dans la barbarie ». Souhaitons longue vie à José Bové et à Viviane Forrester !

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