Le libéralisme concurrencé

19/09/2021, classé dans

Le libéralisme renvoie à des valeurs, à des principes économiques et politiques. Cette dualité explique qu’il peut recouvrir des courants de pensée très divers d’un pays à un autre. En France, il renvoie avant tout à l’économie quand, aux États-Unis, il prend des atours plus politiques. En France, il est souvent assimilé au laisser-faire, au profit, aux marchés quand Outre-Atlantique, il est de nature plus politique. En France, le libéral est classé souvent à droite quand, aux Etats-Unis, il se situe à gauche de l’échiquier. Dans les faits, en France nul ose réellement affirmer être libéral à l’exception d’Alain Madelin. Valéry Giscard d’Estaing avait certes retenu pour sa campagne de 1974 le terme de « libéral », mais en le complétant du mot « avancé » pour en atténuer la portée. Le libéralisme dont les vertus sont contestés depuis deux décennies, accusé d’être « l’idéologie » qu’il n’est pas de la mondialisation de la domination de la finance, doit faire face depuis quelques années à la montée de nouveaux courants de pensée. Ces derniers nés aux Etats-Unis entendent redéfinir les notions de liberté, d’égalité, de communauté. Le libéralisme qui a depuis les philosophes des Lumières avait gagné sa bataille contre les religions est remis en cause.

Le libéralisme trouve son fondement dans la naissance des activités économiques. Il est attaché à la notion de progrès, ce qui l’amène à être ainsi également une valeur politique. Avec la sédentarisation, 3000 ans avant notre ère, une concurrence s’engage entre les travailleurs et les personnes en charge du spirituel et de la sécurité. Durant des siècles, les religieux, en charge du spirituel ainsi que de l’éducation, et les aristocrates dont la mission était initialement d’assurer la sécurité des biens et des personnes, ont rapidement dominé les travailleurs des champs, les artisans et les commerçants. Avec l’apparition des États, les travailleurs doivent également composer avec une administration de plus en plus importante. Pour financer les services non productifs, le servage, les jours de corvée puis les impôts sont institués. Les guerriers, les religieux ou les administratifs s’ils vivaient de l’économie s’en sont toujours méfiés. L’auteur romain, Pétrone, dans son ouvrage Satyricon, relate la mésaventure d’un artisan présentant un vase incassable à César. Après avoir prouvé la solidité de son vase en le jetant par terre, l’artisan se voit demander par César « quelqu’un d’autre que toi, connaît-il la recette de ce verre ? Réfléchis bien avant de donner ta réponse ! – Personne, répondit l’artisan – César, immédiatement lui fit trancher la tête dans la crainte que son secret soit divulgué. L’Empire romain déniait au progrès technique toute valeur économique. Il se devait être au service des armées et à celui des prêtres. En Chine, l’appropriation du progrès par les seigneurs et les religieux fut moins prégnante, ce qui explique que ce pays domina le monde jusqu’au XVe siècle. Quand, en revanche, à partir du XVIe siècle, la Chine se replia sur elle-même et refusa les échanges extérieurs, elle entama un déclin qui dura jusqu’à la fin du XXe siècle.

En Europe, l’esprit d’initiative renait avec la Grande Peste au XIVe siècle qui a emporté de 30 à 50 % de la population. Faute de bras, les agriculteurs, les artisans et les commerçants sont contraints d’innover. La productivité agricole augmente, ce qui permet de financer d’autres activités. La fin des invasions s’accompagne d’une soif de découverte symbolisée par les expéditions de Christophe Colomb ou de Vasco de Gama. Même si les grandes découvertes se font au nom de Dieu, en Europe, les activités économiques, à partir de la fin la période médiévale, essaient de s’affranchir de l’Église. Celle-ci grâce à un réseau de clercs était la principale source normative. Elle avait le monopole de l’éducation et avait le pouvoir d’interdire les activités jugées contraires aux textes sacrés. Les opérations de prêts contre intérêt et les activités d’assurance sur la vie furent interdites durant de nombreuses années. Pour imposer ses vues, l’église romaine institua l’Inquisition et l’Index des livres interdits. Avec la Réforme, une concurrence religieuse s’introduisit en Europe. Le protestantisme, s’il exigeait de ses fidèles une éthique personnelle plus poussée que le catholicisme, était moins intrusif en ce que concerne les activités économiques. L’organisation du culte plus légère, décentralisée, moins coûteuse, était également appréciée par la bourgeoisie naissante, expliquant la diffusion du protestantisme dans les villes commerçantes et dans les ports. Les États unifiés, la France, l’Espagne, le Portugal, l’Autriche ne tolérèrent pas la concurrence des cultes entrainant plusieurs siècles de guerres de religion. Celles-ci aboutirent à renforcer les États sans pour autant empêcher le développement des idées libérales. La bataille pour la séparation du temporel et du spirituel dura de la Renaissance jusqu’au XXe siècle. Les philosophes des Lumières que ce soit Baruch Spinoza, John Milton, Diderot, Voltaire furent les hérauts de cette lutte. Il n’en demeure pas moins que Napoléon, enfant de la Révolution française se fit couronner Empereur par le Pape Pie VII et que, aujourd’hui encore, tout nouveau Président des États-Unis doit prêter serment sur la bible. La France, avec la République a opté pour un régime laïc non pas au nom du libéralisme politique mais au nom de l’affirmation de la nation à travers son État. La compétition entre l’église catholique et l’État a marqué le XIXe siècle. Elle avait commencé dans les faits dès l’avènement des Bourbon et la formule apocryphe « l’État c’est moi » que Louis XIV, roi de France et de Navarre, aurait prononcée le 13 avril 1655 devant les parlementaires. Le rôle de l’État en France laissa moins de places qu’ailleurs au libéralisme économique. La loi Chapelier de 1791, en interdisant la création de syndicats de salariés et de mutuelles ainsi que le droit de grèves, a bloqué les relations sociales pour un siècle. Il n’y a pas eu de lieu de dialogue comme en Allemagne ou au Royaume-Uni.  En outre, les décrets d’Allarde des 2 et 17 mars 1791 qui avaient décidé la suppression des corporations n’ont pas favorisé l’émergence d’un système de protection sociale. Entre les citoyens, les entreprises et l’État, les corps intermédiaires ont été fortement réduits à leur strict minimum jusqu’à la reconnaissance des syndicats en 1884. Du fait de son organisation administrée voire militaire, la France a toujours été un pays éminemment vertical où tout remonte au sommet, comme la crise sanitaire l’a prouvé à nouveau. Le libéralisme qu’il soit économique ou politique est étranger à la culture française. Sur le plan de l’économie, il est associé à l’ultralibéralisme qui n’est, en soi, guère libéral. L’ultralibéralisme se caractérise par la domination de la finance, la répartition inégale des fruits de la croissance au détriment des salariés et par la confiscation du marché par des oligopoles. Adam Smith et l’ensemble des penseurs dits libéraux ont toujours condamné les profits excessifs, symbole d’une absence de concurrence au sein des marchés. Ils se sont ainsi toujours opposés à la constitution de monopoles. Avec un large secteur public, plus de 5 millions de fonctionnaires, des dépenses publiques dépassant 55 % du PIB, la France ne peut être guère taxée d’ultralibérale. L’association libéralisme et capitalisme a ruiné le courant libéral en France. Benjamin Constant en a été un représentant au début du XIXe siècle et a espéré l’avènement d’un Empire libéral au moment du retour provisoire au pouvoir de Napoléon. Sous Louis Philippe, François Guizot qui était protestant, fut certainement un des plus ardents défenseurs du libéralisme. Sa formule « Enrichissez-vous par le travail, l’épargne et la probité » synthétise parfaitement son état d’esprit. Si la France s’industrialisa rapidement sous Napoléon III, le régime que ce dernier mit en place ne pouvait être considéré comme libéral, sauf dans sa dernière évolution en 1869 à quelques mois de la guerre avec la Prusse qui lui fut fatale. Les Républiques qui succédèrent au Second Empire furent marquées par la tentation protectionniste, le dirigisme économique, plus ou moins important en fonction du gouvernement, et par la montée du fait administratif. Les deux conflits mondiaux permirent à l’État de s’immiscer de manière importante, dans la vie économique. L’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1974 n’est pas la victoire du libéralisme économique mais plutôt celle du libéralisme politique au sens américain du terme. Que ce soit avec la loi sur l’IVG, la majorité à 18 ans, l’amélioration des droits des femmes, la libéralisation de la télévision et de la radio, la saisine du Conseil constitutionnel par soixante députés ou soixante sénateurs, il a défendu le principe d’une société plus respectueuse de l’individu. Sur le plan économique, un début de libéralisation est intervenu avec l’arrivée de Raymond Barre à Matignon en 1976. Si l’élection de François Mitterrand interrompit, un temps, ce processus sur le plan économique, celui-ci fut repris durant la première cohabitation (1986/1988) dans un contexte mondial de dérégulation. Alain Madelin qui tenta d’être à la fois le représentant des idées libérales sur les deux terrains échoua car catalogué comme ultralibéral voire comme un conservateur. Aux États-Unis, le libéralisme politique est porté par les progressistes qui sont plutôt démocrates.

Depuis plusieurs années, le libéralisme traditionnel qui s’est construit contre le fait religieux, sur la séparation des pouvoirs, le respect des oppositions de la concurrence et du contrat, doit faire face à de nouveaux courants de pensée. Les États, au nom du respect des minorités et pour lutter contre les extrémismes, multiplient les lois sur les blasphèmes, et visent à encadrer le débat public et le comportement des citoyens. Cet encadrement de l’expression qui était autrefois l’apanage du monde spirituel est également le fait d’associations ou de réseaux qui fixent les règles. Aux États-Unis, une étude réalisée par la Knight Foundation en 2019 a révélé que 68 % des étudiants s’auto-limitent dans leurs propos afin d’éviter d’être jugés offensant par des organisations présentes sur les campus. Cet auto-censure est accepté par 40 % des millennials, contre 27 % de la génération X et 24 % des baby-boomers. Les progressistes remplacent l’accent libéral mis sur la tolérance et le choix par un accent sur la contrainte et le pouvoir. Pour lutter contre les discriminations, les injustices liées à ses origines, son orientation sexuelle ou son histoire, les nouveaux progressistes entendent normer le débat. Il y a un réel changement par rapport à l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui indique que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits ». L’individu se devait de fixer sa propre limite quand, aujourd’hui, ce rôle est pris par l’État ou les corps intermédiaires que sont les réseaux ou les associations. Un nouvel ordre confessionnel s’installe qui peut aboutir à réduire le champ des libertés individuelles, comme cela a été constaté dans certaines universités américaines où des professeurs blancs se voient interdire le droit d’enseigner l’histoire de l’Afrique ou celle des esclaves. En 2018, Colin Wright, étudiant postdoctoral à la Penn State University qui a écrit deux articles affirmant que le sexe est une réalité biologique et non une construction sociale a été sommé de changer ses propos en raison de messages issues de la communauté transsexuelle. En 2019, le département des sciences de la vie de l’UC Berkeley a rejeté 76 % des candidats sur la base de leurs « déclarations de diversité ». Dans une société ou les injustices ressenties sont plus fortes qu’auparavant, où l’individualisme s’accompagne de refus de domination, de hiérarchie, les valeurs libérales apparaissent pour certains datées voire obsolètes. Le refus par les gilets jaunes de toute hiérarchie, de tout chef est représentatif de l’évolution de la société. De même, auparavant, les créateurs des maisons de mode comme Karl Lagerfeld ou Yves Saint Laurant étaient connues de toutes et tous ; aujourd’hui, le collectif prime. Seuls le sport semble échapper à ce mouvement.

Si la montée des mouvements racialistes ou woke ne peut être assimilée à une nouvelle inquisition, elle souligne que la tolérance, l’esprit libéral tel qu’il prévalait depuis le XVIIIe siècle sont battus en brèche. La libre expression des idées, leur confrontation dans un mode pacifié laissent la place à un système plus codifié, plus régulé pouvant aller jusqu’à la censure. Les nouveaux courants de pensée sont la conséquence d’une population sensibilisée aux question d’injustices et de préjudices ainsi qu’à celle d’identité.

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