La France et l’Allemagne, des associées aux intérêts pas toujours convergents

11/01/2020, classé dans

De longue date, les Français et les Allemands ont des approches différentes en matière de politique économique. Les premiers privilégient la relance de la consommation quand les seconds préfèrent conforter leurs exportations. Les premiers ont des réflexes d’emprunteurs quand les seconds ont des comportements de prêteurs. Si depuis 1983, la France s’est convertie à la politique de la désinflation compétitive, ce choix est ressenti comme subi et ne semble pas avoir donné tous les résultats espérés. Depuis une vingtaine d’années, les deux pays semblent diverger tant en matière des finances publiques, qu’au niveau des échanges extérieurs et de l’emploi.

Avec le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne, la France et l’Allemagne en deviennent les deux piliers. Cette situation n’est pas sans risque. Le premier serait la restauration de l’ancien duopole qui exclurait du processus de décision les autres Etats dont l’Italie, le Benelux, l’Espagne ou la Pologne. Dans une Europe à 9, 12 ou 15, le poids de la France et de l’Allemagne était prédominant. En outre, dans les années 70 ou 80, la proximité historique de la Seconde Guerre mondiale était telle qu’elle imposait un accord entre les deux ennemis héréditaires. Avec l’élargissement de l’Union européenne, avec l’unification de l’Allemagne, cette situation n’est plus de mise. Les Etats d’Europe de l’Est entendent avoir également voix au chapitre. Le deuxième risque est lié à la divergence croissante des intérêts entre les deux pays rendant de plus en plus difficile l’élaboration de projets communs susceptibles d’être proposés aux autres Etats membres. La divergence peut être politique et économique.

Sur le plan politique, l’Allemagne n’est plus celle de 1970 ou de 1990. Longtemps, elle a considéré que sa responsabilité lors de la Seconde Guerre mondiale l’empêchait de jouer les premiers rôles au niveau international. Ses dirigeants laissaient les Français occuper les premiers rangs. Son objectif était le développement économique et la stabilité de son régime politique. La réunification a été une divine surprise mais pour l’imposer comme une évidence aux autres nations, l’Allemagne a opté pour la modestie. Helmut Kohl a souhaité que son pays conserve ses liens privilégiés avec les Etats-Unis et son attachement à l’Union européenne. Il a obtenu l’accord de toutes les puissances au prix de quelques concessions, notamment sur la reconnaissance de la ligne Oder-Neisse concernant la frontière avec la Pologne, Russie comprise, et sur l’absorption de l’Allemagne de l’Est par l’Allemagne de l’Ouest. L’Allemagne réunifiée s’est imposée, en toute discrétion, comme la première puissance économique du Continent. Pendant plusieurs années, ce changement de dimension a été masqué par le coût de la réunification (transferts de plus de 150 milliards d’euros par an). Selon le politologue américain, Graham T. Allison, jamais, en Europe, un Etat n’avait réussi à dominer aussi fortement de manière pacifique. Les réticences françaises ou britanniques ont été assez faibles au regard de l’enjeu. La Russie trop affaiblie n’avait pas les moyens de s’opposer à la réorganisation du continent.

Les Français ont arraché la monnaie unique en 1990 aux Allemands qui ne souhaitaient sacrifier leur monnaie et leur politique monétaire car ils avaient besoin de faire passer leur projet de réunification. Même si le projet de création de la monnaie européenne avait été engagée depuis les années 70 et surtout depuis 1985, en Allemagne, les oppositions étaient nombreuses, en particulier au sein de la Bundesbank. Helmut Kohl a joué durant plusieurs années l’ambiguïté. Si aujourd’hui, certains estiment que l’euro fait la part belle aux intérêts allemands, ce n’était pas vécu ainsi il y a trente ans. La monnaie commune, par nature, repose sur une mutualisation et sur une coordination des Etats membres. Pour la première puissance monétaire de l’Europe, cela aboutissait à un réel transfert de souveraineté que certains jugeaient inutiles et dangereux. Dans les années 90, l’Allemagne dictait sa loi monétaire aux autres pays, la France comprise. Notre pays avait été contraint de s’aligner sur la politique de la Bundesbank entre 1991 et 1994 et d’augmenter ses taux afin d’éviter une série de dévaluations.

Au début des années 2000, l’Allemagne était présentée comme l’enfant malade de l’Europe au plan économique avec une croissance en berne, une inflation en hausse et des résultats extérieurs en baisse. A partir de 2004, après la mise en œuvre d’une politique de maîtrise des coûts salariaux, elle a renoué avec les excédents commerciaux et a enregistré une croissance supérieure à la moyenne de la zone euro. Elle a progressivement reconstruit son Hinterland avec les pays d’Europe de l’Est qui ont intégré l’Union européenne. De son côté, la France a commencé à rencontrer des problèmes à partir de 2003 avec la réapparition d’un déficit commercial important accompagnant un fort mouvement de désindustrialisation. L’Allemagne a profité à plein du cycle industriel qui s’est amorcé au début du siècle. Les entreprises des pays émergents ont commandé des biens d’équipement en Allemagne quand les classes moyennes et supérieures de ces pays ont acquis des voitures des constructeurs allemands. Lors de ces vingt dernières années, le poids de l’industrie allemande est passée de 18 à 20 % du PIB en Allemagne quand il a diminué de 12 à 10 % du PIB en France. La France dont l’économie est avant tout tertiaire était moins bien positionnée pour prendre des parts de marché. En outre, ses industries plutôt positionnées sur la gamme moyenne ont été concurrencées par celles des pays émergents. Pour résister à cette nouvelle concurrence, les entreprises françaises ont été conduites à délocaliser plus vite et plus fortement que leurs homologues allemandes.

Depuis le début du siècle, les choix allemands se sont révélés gagnants au niveau économique. En 2018, l’Allemagne occupait de loin la première place économique de la zone euro et de l’Union européenne. Son PIB est supérieur à celui de la France de 30 %. Pour le PIB par habitant, l’écart était de 12 % quand ils étaient identiques il y a trente ans. Le taux de chômage est en Allemagne de 3,1 % contre 8,5 % en France (novembre 2019). Le budget est excédentaire Outre-Rhin quand le déficit reste proche de 3 % du PIB. De même, l’Allemagne respecte à nouveau tous les critères de Maastricht quand la dette publique française a franchi le seuil des 100 % du PIB en 2019. Entre 2003 et 2018, l’Allemagne a considérablement augmenté ses actifs extérieurs nets qui sont passés de 5 à 70 % du PIB quand la dette extérieure française nulle en 2004 atteint désormais 20 % du PIB. L’Allemagne a un niveau d’épargne supérieur à celui de la France, ce qui l’incite à réclamer une meilleure rémunération de l’argent.

Avec l’arrivée à maturité de l’industrie des pays émergents et la montée en gamme de leur production, l’Allemagne subit depuis deux ans un choc économique important se traduisant par une baisse de ses exportations. Les industries traditionnelles en Allemagne (auto, chimie, biens d’équipement) rencontrent une baisse d’activité qui est accentuée par le durcissement des normes environnementales. Ce changement de donne pourrait rapprocher les deux pays qui auraient tout intérêt dans le domaine de l’énergie et des nouvelles technologies de coordonner leurs actions.

L’Allemagne a toujours considéré que pour maintenir sa compétitivité, un taux de change élevé de l’euro lui était profitable. Sa stratégie repose sur une importation à bas coûts des biens intermédiaires fabriqués dans les pays émergents. L’Allemagne importe deux fois plus de ces biens que la France. Par ailleurs, un euro fort sert d’argument pour maintenir la rigueur salariale. La France pourrait tirer avantage d’un euro fort réduisant le coût des importations ; mais les gouvernements ont toujours défendu l’idée d’un euro faible afin de favoriser les exportations, sans pour autant que cela soit couronné de succès.

Même si officiellement, les autorités allemandes n’en font pas état, leur pays a bénéficié de la sous-appréciation de l’euro en permettant dans les années 2000 et 2010 une forte croissance des excédents commerciaux.

Le vieillissement de l’Allemagne est plus avancé et plus important que celui de la France. La proportion de personnes de plus de 60 ans au sein de la population totale est passée de 23 à 29 % de 1999 à 2019. Elle atteindra 34 % en 2029. Pour la France, cette proportion est passée de 21 à 26 % et devrait atteindre 30 % en 2029. Le regard sur l’endettement est très différent entre les deux pays.

En Allemagne, en vertu de l’ordolibéralisme, les gouvernements veillent à mettre en place un environnement favorable aux affaires, mais n’interviennent pas dans les décisions des entreprises ; en France, l’interventionnisme étatique en France est de mise avec la multiplication des partenariats avec les grandes entreprises. Les choix technologiques sont fortement influencés par l’État. Ces deux conceptions très différentes rendent délicates l’élaboration de politiques communes, que ce soit sur le plan industriel ou sur ceux concernant les changes ou les finances publiques. Certains estiment que l’Allemagne pourrait évoluer compte tenu des problèmes auxquels sont confrontées ses industries traditionnelles (automobile, chimie, biens d’équipement) en raison de la fin du cycle économique et des nouvelles contraintes environnementales. Le changement de paradigme ne doit pas faire oublier les spécificités et les traditions allemandes. L’Allemagne est un pays fédéral dont la population se méfie de toute tentation centralisatrice. La force du pays est de disposer d’un grand nombre de bassins d’emploi diversifiés. La mise en place de politique nationale voire européenne n’est pas souhaitée car elle aboutirait à remettre en cause un des fondements de la construction allemande telle qu’elle s’est façonnée depuis 1949. Si les relations avec la France sont depuis longtemps normalisées, il n’en demeure pas moins qu’une méfiance demeure. La France est suspectée de vouloir imposer ses vues aux autres Etats membres, voire de tirer profit de l’économie de ses voisins. La rancœur face aux épisodes napoléoniens s’est transmise de génération en génération.

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