pourquoi ne pas en finir avec le Jacobinisme
LE LIBERALISME N’EST PAS SOLUBLE
DANS LE JACOBINISME
Si la France se montre aussi retors au libéralisme, elle le doit à sa centralisation qui annihile les contre-pouvoirs et fait de l’Etat, non pas le dernier recours, mais le premier et l’unique recours. Une grève, un conflit social dans une grande entreprise et tout de suite, le préfet, le ministre voire le Premier Ministre est sommé d’intervenir. Après s’être fait prier, les représentants officiels de la République se plaisent à rencontrer les partenaires sociaux et à jouer les conciliateurs. Il faut avouer qu’ils tirent une partie non négligeable de leur pouvoir ou du moins de leur prestige, de ce type d’intervention.
En France, tout remonte au sommet ; notre goût pour la monarchie n’y est certainement pas pour rien. Que reste-t-il aux acteurs de la vie locale, économique et sociale ? Les syndicats n’existent que par l’Etat qui leur donne de quoi vivre et des fonctions au sein d’instances comme le Conseil Economique et Social. Les collectivités locales, encadrées du matin au soir ne vivent qu’à coup de subventions et sont ainsi placées dans l’orbite de l’Etat.
La notion de contrat qui constitue un des piliers du libéralisme est dénaturée car complètement sous contraintes : contraintes administratives, contraintes fiscales, contraintes sociales. Que reste-t-il aux contractants si ce n’est de mettre le lieu, la date et la signature en bas de la dernière page ? Lors de chaque élection européenne, tous les candidats défendent, avec beaucoup d’énergie, le principe de subsidiarité en vertu duquel les décisions doivent être prises au niveau le plus bas possible. Comment voulez-vous que ce principe soit appliqué par l’Europe alors qu’il ne l’est pas en France ?
La monarchie absolue, le jacobinisme, le gaullisme, le communisme et le socialisme français ont un point en commun : le centralisme et le parisianisme. Le jacobinisme est un fonds de commerce qui malgré son caractère désuet marche toujours dans la classe politique. Jean-Pierre Chevènement, un grand nombre de gaullistes et centristes qui défendent avec des accents très troisième République l’unité nationale menacée par des hordes de girondins, tel est le spectacle suranné que la France s’est offerte durant l’été 2000 grâce à la Corse.
Au nom du jacobinisme, au nom du gaullisme et enfin au nom de l’idéologique égalitarisme républicain, tous les Français, toutes les communes de France doivent vivre au même rythme, selon les mêmes lois et règlements. Un habitant de Corse, île composée de plages et de montagnes se voit appliquer les mêmes normes qu’un habitant de la Beauce. Que le législateur ait adopté une loi littorale sans penser qu’elle pouvait entrer en contradiction avec la loi montagne ou que la superposition de ces deux lois rendait impossible la construction d’hôtels, de résidences ou de lotissements ; ce n’est pas un problème car la République est une et indivisible. En aucun cas, de toute façon, les résidents de la Corse n’ont à se poser ce genre de question ; c’est bien connu, ce n’est pas de leurs compétences.
Après libéralisme, d’autres mots font peurs dans le politiquement correct parisien ; ce sont contrepouvoirs, collectivités locales, autonomie locale, expérimentation, Etat fédéral. Les collectivités locales doivent être, par nature, encadrées, surveillées et brimées. Il y a, au sein de l’Etat, une paranoïa aiguë face à tout ce qui n’est pas directement contrôlable.
La nation, en France, passe par l’administration ; la meilleure preuve en est fournie par le découpage électoral qui ne fait que reprendre la carte administrative de la France. Le premier découpage départemental qui date de 1790 est encore, en grande partie, en vigueur 210 ans plus tard. Les pouvoirs publics de 1790 avaient découpé, la France, en 83 départements, eux-mêmes subdivisés en arrondissements et en districts. Cette division du territoire français avait comme objectif l’instauration d’un système administratif centralisé. Ainsi, la Révolution marquait sa filiation avec l’œuvre de la monarchie absolue : limiter au maximum les contre-pouvoirs, uniformiser et contrôler. Les initiatives locales jugées dangereuses doivent être entravées au maximum.
Cette foi dans la nation dans laquelle aucune tête ne doit dépasser, a tué tant le libéralisme politique que le libéralisme économique qui reposent sur le jeu des pouvoirs et des contrepouvoirs, qui mettent en avant l’initiative et qui supposent la diffusion rapide des informations et des connaissances. La règle de Seyes « le pouvoir vient d’en haut, la confiance vient d’en bas » n’est guère compatible avec ce cher principe de la liberté. Le libéralisme politique s’étiole par l’absence de contre-pouvoirs locaux, le libéralisme économique est asphyxiée par l’inexistence de réseaux locaux puissants autonomes par rapport à la capitale.
La France, c’est quoi ? C’est un Etat central et un empilement de structures administratives. Quand on pense France, on ne pense pas à une entreprise, à un chef d’entreprise. En revanche, quand on pense Etats-Unis, on associe les noms de quelques entreprises Ford, General Motors, Microsoft, Coca Cola, IBM, Yahoo ou Amazone et les noms de quelques chefs d’entreprises comme Bill Gate.
Au niveau local, qui est important ? Le Président du Conseil Général, le Président du Conseil régional ? Non, ils nous sont largement inconnus. Le maire, seul, échappe à cette grande ignorance. La complexité de la répartition des compétences et le nombre élevé de collectivités expliquent cette méconnaissance. Le maire bénéficie d’un fort taux de reconnaissance du fait de sa proximité et de l’ancienneté de sa fonction. Dans les faits, le patron politique et administratif au niveau local, c’est le Préfet qui est le représentant du Gouvernement. Il est censé tout coordonner et tout contrôler même si de nombreux services de l’Etat échappent à son autorité pour des raisons historiques ou pour des questions de pouvoirs. Ainsi, les services fiscaux, les services de l’Education nationale, les services du Ministère de la justice ne sont pas placés sous la tutelle du préfet au niveau local. Il n’en demeure pas moins qu’au niveau du département, au niveau de la région, le patron, c’est le préfet. L’homme politique ne peut exister face au préfet que s’il dispose d’un mandat national. Le cumul des mandats, spécificité française, n’est pas sans lien avec le rapport de force qui s’est instauré entre élus locaux et préfets.
De toute façon, imagine-t-on un Président du Conseil général n’ayant pas fait de carrière parisienne devenir ministre ou être candidat à la présidentielle ? Aux Etats-Unis, Bill Clinton a atteint la Maison Blanche en étant simple Gouverneur d’un petit Etat, l’Arkansas. En Allemagne, Gehard Schröder était avant tout connu dans son Land.
La France est une démocratie centralisée tant au niveau politique qu’au niveau administratif, économique ou culturel. Les Etats-Unis ne se résument pas à New York ou à Washington, les Etats-Unis, ce sont Dallas, Los Angeles, San Francisco, Seattle, Chicago, Boston, Miami, la Nouvelle Orléans ou Houston. La Suisse ne se limite pas à Berne, c’est aussi Genève, Lausanne ou Zürich. L’Allemagne, c’est Berlin mais aussi Francfort, Munich, Hambourg, Düsseldorf, Brême ou Cologne. L’Espagne, c’est Madrid mais aussi Barcelone, Séville, Bilbao.
En France, la centralisation se manifeste par la présence de toutes les chaînes de télévision à Paris. Toutes les grandes sociétés, Vivendi, Renault, Citroën, Peugeot, la BNP, la Société générale et même le Crédit Lyonnais ont toutes leur siège en région parisienne. Tous les grands musées nationaux ont été implantés dans la capitale. En trente ans, il a été, ainsi, créé, à Paris, sur fonds d’Etat le musée d’Orsay, Beaubourg, la Très Grande Bibliothèque, la restauration et l’agrandissement du Louvre, l’opéra de la Bastille. Prochainement, un nouveau musée consacré aux arts primitifs devrait voir le jour et cela toujours à Paris. En Espagne, Madrid n’a pas bénéficié du même traitement ; Séville, Barcelone et Bilbao ont bénéficié d’investissements culturels importants. La culture est parisienne. Pour s’en convaincre, il suffit de constater que dans les rayons histoire des librairies, il est rare de trouver des livres consacrées aux différentes régions françaises. On pourra consulter des livres sur l’histoire de Paris, un ou deux livres sur l’histoire de la Bretagne et sinon rien. En revanche, l’histoire de la France de la préhistoire jusqu’à maintenant occupe plusieurs linéaires. Histoire de la France signifie histoire des dirigeants et histoire de l’Etat. Certes, la nouvelle école historique a, à compter des années soixante, insisté sur la vie quotidienne des Français mais sans pour autant étudier la vie politique, sociale et culturelle des régions françaises.
Cette centralisation est le produit d’une culture antilibérale, jacobine et d’une tradition administrative fortement ancrée. L’ENA, symbole de cette dérive, a formé, en cinquante ans, avant tout, des hauts fonctionnaires parisiens destinés à diriger les grands services des ministères, à représenter l’Etat dans les départements et les régions. Pour bien démontrer la primauté de Paris, les élèves de l’ENA peuvent opter, à la sortie de l’école, pour les services de la ville de Paris mais non pour ceux de Marseille ou de Lyon. Cette centralisation, fruit d’une longue tradition, repose sur la déresponsabilisation des collectivités locales à travers l’instauration de tutelles plus ou moins explicites et par le dogme de l’infaillibilité de l’administration centrale.
Aménager le territoire, c’est aménager, à partir de Paris, la France. C’est la victoire de l’administration d’Etat sur les collectivités locales qui ont besoin qu’on leur octroie quelques aides ou quelques déconcentrations de services administratifs sans intérêt. C’est de l’aménagement nationalisé qui au-delà du discours ne génère aucune dynamique économique ou culturelle. Les résultats des délocalisations lancées par Edith Cresson, lorsqu’elle était Premier Ministre, sont nuls voir négatifs. L’ENA s’est dédoublé, les élèves suivent des cours à Paris et à Strasbourg. L’école a conservé ses locaux à Paris et les élèves comme les professeurs effectuent la navette entre les deux villes pour la plus grande joie du contribuable.
La multiplication des structures constitue une autre spécificité française qui aboutit à la dilution des responsabilités et au renforcement de l’échelon central. La France se caractérise donc par le nombre élevé de catégories de collectivités locales et par le nombre tout aussi élevé de structures administratives. Au-dessous de l’Etat dont l’action est de plus en plus encadrée par l’Union européenne, il y a les communes, les groupements de communes, les pays, les départements et les régions. Diviser pour mieux régner, tel est l’objectif de l’administration centrale qui peut jouer sur les rivalités entre les catégories de collectivités pour mieux conserver son pouvoir. Yves Cannac, dans son livre publié en 1983 « le juste pouvoir », soulignait que « Commune, groupement de communes, département, région, Etat : aucun pays comparable ne s’offre le luxe d’une telle sur-administration. Ni face aux tâches de gestion locale, d’une telle dilution des responsabilités. Ni sur la tête du malheureux contribuable, de pouvoirs fiscaux de plein exercice, pouvant chacun le taxer et le retaxer sans merci ».
A cette multiplication de structures qui est, en soi, source de dysfonctionnements, il faut ajouter une deuxième caractéristique : la petitesse territoriale et économique des collectivités locales en France. Notre pays compte ainsi autant de collectivités locales que l’ensemble de nos partenaires économiques de l’Union européenne. La France, c’est à dire un territoire de 550 000 kilomètres carrés, est divisée en 20 régions, 100 départements, 36 500 communes et 20 000 structures de coopération intercommunale, plus de 500 000 élus.
Ce morcellement apparaît pour un grand nombre d’élus et d’habitants comme un gage de maintien des services publics de proximité et comme un gage de maintien d’une véritable politique d’aménagement du territoire. Dans les faits, ce découpage, en tranches fines, de la France n’a pas empêché la désertification et le départ des services de proximité des zones les plus rurales ou enclavées. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, notre goût pour l’exception s’est retourné contre nous.
Ce découpage, fruit du double héritage de l’ancien régime et de la Révolution jacobine, occasionne des surcoûts tant en terme de services, de personnels qu’en terme de dépenses d’équipements. Il est un gage d’inefficacité. La multiplication des financements croisés, la superposition des compétences ne permettent pas d’identifier clairement les responsabilités et provoquent d’importants gaspillages.
En France, on n’imagine pas des collectivités territoriales autonomes, disposant de larges pouvoirs. En vertu du principe que le pouvoir vient d’en haut, on parle non pas de rééquilibrage des pouvoirs mais de décentralisation.
La centralisation est, dans les faits, en France, une seconde nature. Tocqueville dès 1835 dans le premier tome « de la démocratie en Amérique » avait souligné les syllogismes procentralisateur. « les partisans de la centralisation en Europe soutiennent que le pouvoir gouvernemental administre mieux les localités qu’elles ne pourraient s’administrer elles-mêmes : cela peut être vrai, quand le pouvoir central est éclairé et les localités sans lumières, quand il est actif et qu’elles sont inertes, quand il a l’habitude d’agir et elles l’habitude d’obéir. On comprend même que plus la centralisation augmente, plus cette double tendance s’accroît, et plus la capacité d’une part et l’incapacité de l’autre deviennent saillantes ».
Tocqueville, après avoir étudié le système américain et les systèmes européens, démontrait, avec brio, la supériorité des Etats décentralisés. « un pouvoir central, quelque éclairé, quelque savant qu’on imagine, ne peut embrasser à lui seul tous les détails de la vie d’un grand peuple ». La centralisation « excelle, en un mot, à empêcher, non à faire. Lorsqu’il s’agit de remuer profondément la société, ou de lui imprimer une marche rapide, sa force l’abandonne. Pour peu que ses mesures aient besoin du concours des individus, on est tout surpris alors de la faiblesse de cette immense machine ; elle se trouve tout à coup réduit à l’impuissance. » Depuis plus de vingt ans les grandes réformes s’enlisent en France, réforme fiscale, réforme de l’administration fiscale, réforme des hôpitaux, réforme de la retraite, réforme du système éducatif… Combien de réformes jamais appliquées, combien de réformes abandonnées ? Tocqueville, il y a plus de 150 ans n’avait-il pas dégagé les causes du mal français ?
Le Français aime que l’on agisse à sa place ; sa citoyenneté, il la vit au moment des élections et, bien malgré lui, au moment du paiement des impôts. Rien à voir avec les Etats-Unis, pays dans lequel les habitants sont des citoyens vingt quatre heures sur vingt quatre. Déjà Tocqueville notait et cela reste toujours d’actualité « en Europe, un criminel est un infortuné qui combat pour dérober sa tête aux agents du pouvoir ; la population assiste en quelque sorte à la lutte. En Amérique, c’est un ennemi du genre humain, et il a contre lui l’humanité toute entière ». Cette différence de comportement explique peut-être la passivité des Français face à la centralisation.
La concentration des pouvoirs au sommet qui est considérée comme une source de dysfonctionnements chez nos partenaires a longtemps eu les faveurs de l’intelligentsia dans notre pays. Elle fut qualifiée d’idée moderne et avant tout de gauche ; la décentralisation a été au contraire assimilée à une idée soit révolutionnaire, soit conservatrice. Les mots province et région ont longtemps été qualifiés de mots d’extrême droite ou d’extrême gauche. Proudhon et Maurras ou Barrès se retrouvaient, ainsi, à défendre le fait régional contre les jacobins de droite ou de gauche.
Il y a un véritable contre-sens sur le mot de décentralisation ou de régionalisation. En 1934, le dictionnaire de l’Académie française définissait le régionalisme de manière péjorative comme « la tendance à favoriser tout en maintenant l’unité nationale, le développement particulier, autonome, des régions et à en conserver la physionomie des mœurs, les coutumes et les traditions historiques ».
Il y a, en France, toujours la volonté de confondre régionalisme, séparatisme et indépendantisme. Il y a une volonté manifeste de la part de certains de dénigrer la décentralisation et la démocratie locale. Pour Henri Lefebvre, intellectuel communiste des années 50, il ne pouvait y avoir de débat sur ce sujet « l’idée de décentralisation est une manœuvre d’érudits et de douairières attardées ».
Au cours des deux derniers siècles, il y a une constante ; les défenseurs de la décentralisation se trouvent chez les libéraux. Ainsi, Alexis de Tocqueville, reprenant les idées de Montesquieu fut un des premiers à montrer que le maintien de la liberté passe par la préservation des libertés communales. Sous la IIIème République, laïque et jacobine, les idées girondines ne disparurent pas complètement grâce au combat des libéraux. Elles imprègnent, en particulier, le Comité de Nancy qui, en 1865, publie un opuscule de 70 pages intitulé un projet de décentralisation appelé « le programme de Nancy ». Ce projet mentionne que « ce qui est national à l’Etat, ce qui est régional à la région, ce qui est communal à la commune ». Il prévoit d’affranchir de la tutelle préfectorale les communes, de supprimer les arrondissements, de fortifier les communes et d’agrandir les départements. Cet opuscule avait été signé par des libéraux (Prévost Paradol), des orléanistes (Broglie, Guisot, Dufaure) des républicains (Carnot, Ferry, Simon, Faure). Ce projet qui donna lieu à un véritable débat parmi les intellectuels demeure plus de 135 ans plus tard d’actualité.
Du milieu du XIXème siècle jusqu’à la fin du XXème siècle, le débat se focalisa sur la création des régions au point d’occulter les questions relatives aux compétences accordées aux différentes collectivités locales. La France, à la différence de ses partenaires, s’est fait par le centre, par la capitale qui distille moyens financiers et compétences. La province vit sous un régime d’octrois. Lors des deux derniers siècles, ce n’est pas l’Etat qui a du se construire comme en Allemagne ou comme aux Etats-Unis ; mais les collectivités territoriales qui ont du arracher leurs compétences à un Etat central hégémonique et omniscient. Alors que les communes, les départements tentaient de prendre leur envol, les gouvernements cherchaient une structure d’action plus commode sans pour autant revenir aux anciennes provinces royales décapitées à la Révolution. La région a d’abord été pensée comme une circonscription administrative permettant à l’Etat central de mieux organiser son action et de mieux coordonner ses services et non comme une entité juridique permettant aux citoyens de mieux participer à l’élaboration des décisions publiques les concernant. La région pour l’Etat répondait au souhait du toujours plus de hiérarchie, toujours plus de coordination, toujours plus de contrôles administratifs. Bien peu voyaient dans la région, une collectivité capable de faire face à al toute puissance des administrations centrales. Pourtant, les départements apparaissaient, dès le milieu du XIXème siècle, comme dépassés et inadaptés pour un pays qui entrait dans sa première révolution industrielle. Trop petits, ils étaient déjà considérés comme des courroies de transmission du pouvoir national.
La France est passé de près après le Second Empire à côté d’une grande révolution en ce qui concerne l’organisation de ses pouvoirs. En effet, en 1871, après la défaite des armées françaises face aux Prussiens, les évènements de la Commune empêchèrent la mise en œuvre d’une véritable décentralisation. Le législateur généralisa simplement le principe de l’élection des organes délibérants des collectivités locales, mais en les soumettant à une tutelle forte de la part de l’Etat. Ainsi, la loi sur les conseils généraux élus au suffrage universel date de 1872, la loi municipale confirmant l’élection des maires et des adjoints du 5 avril 1884. Le texte originel de 1872 prévoyait la création de 24 régions ; la peur du retour éventuel des idées de la Commune incita le législateur à enterrer le projet régional.
Depuis la Révolution française, la question du rôle des collectivités territoriales est constamment posée. La querelle entre jacobins et girondins est un grand classique de l’histoire française. Elle se perpétue de décennies en décennies. L’affaire corse en est le dernier avatar.
Au début de la troisième République, Auguste Comte proposait 17 régions soulignant que « l’observation scientifique des données historiques, géographiques, humaines conditionne la mise en place de toute organisation régionale naturelle ». En 1881, Elisée Reclus soulignait dans son ouvrage « Géographie de la France »que « les populations savaient reconnaître encore les limites des pays naturels, mais sentaient également la nécessité d’une organisation administrative adaptée au rétrécissement national et régional dû à la révolution des transports ».
En 1902, un député radical, Charles Beauquier, dépose une proposition de loi visant à remplacer les départements par des régions et à supprimer la tutelle administrative est adoptée par le Congrès des radicaux mais reste, une fois de plus, sans suite. En 1906, Georges Clemenceau qu’instinctivement on serait plus enclin à classer parmi les centralisateurs, lors d’un discours à Draguignan, indiquait qu’il fallait « supprimer des divisions administratives surannées que ni la géographie, ni les besoins régionaux, ni l’état actuel des communications ne peuvent plus désormais justifier et susciter, grouper et des développer en des formes nouvelles les initiatives locales ».
En 1910, le géographe Vidal de la Blache suggère de conserver les départements et de leur ajouter 17 régions. Jean Hennessy, député proche des radicaux, fonde en 1911 la ligue de représentation professionnelle et d’action régionaliste. Cette ligue avait pour objectifs : créer des circonscriptions nouvelles plus étendues que les départements afin de satisfaire aux besoins nouveaux engendrés par la concentration économique et de permettre la décentralisation administrative » ; constituer des assemblées régionales et organiser le suffrage universel de telle façon que ces assemblées fussent composées par les représentants des grandes catégories professionnelles et englobent les hommes compétents dans toutes les branches de l’activité sociale ». Les régions Clémentel de 1917, de nature avant tout administrative, vise à répondre aux problèmes de l’économie de guerre ; 149 chambres de commerce sont ainsi intégrées dans 17 groupements régionaux. Alexandre Millerand, lors de son discours du Ba Ta Clan du 7 novembre 1919, souligne qu’il « faut tenir compte des réalités régionales ». Il propose la création de conseils régionaux. Lorsqu’il devient Président du Conseil puis Président de la République, il abandonne ce projet ambitieux.
De 1900 à 1950, 73 projets ou propositions de découpage territoriales furent recensés : 36 prévoyaient environ 22 régions, 19 de 20 à 30, 14 moins de 20 et 4 plus de 30. Toujours dans une démarche purement administrative, en 1948, les pouvoirs publics nomment des inspecteurs généraux de l’administration en mission extraordinaire qui joueront le rôle de préfet régional. En 1952, il est décidé la création du Conseil national des économies régionales et de la production qui débouche le 28 novembre 1956 sur la création de 22 régions de programme. Le décret du 7 janvier 1959 définit 21 circonscriptions d’action régionale. Cette maturation administrative aboutit au décret du 14 mars 1964 qui instaure des préfets de région et des commissions de développement économique régional. Avant les évènements de mai, dans son discours de Lyon du 24 mars 1968, le Général de Gaulle souligne que « l’effort multiséculaire de centralisation qui fut longtemps nécessaire à la nation pour réaliser et maintenir son unité malgré les divergences des provinces qui lui étaient successivement rattachées ne s’impose plus désormais. Au contraire, ce sont les activités régionales qui apparaissent comme les ressorts de la puissance économique de demain ». Cette volonté décentralisatrice se brisa sur le non du référendum du mois d’avril 69. La loi du 5 juillet 1972 tirant les enseignements de l’échec du référendum du 27 avril 1969 crée les régions qui deviennent de véritables collectivités territoriales en 1982. Un siècle aura été nécessaire pour passer du stade d’idée au stade de la réalisation. Il n’en demeure pas moins que les régions sont entrées dans les institutions par la petite porte. Elles ne bénéficient pas de reconnaissance constitutionnelle à la différence des communes et des départements. Dernières-nées, elles disposent de petits budgets et leurs pouvoirs modestes sont méconnus. Malgré vingt ans d’existence tranquille, les régions génèrent des peurs quasi millénaristes. Henri Emmanuelli, dans une interview publiée par le quotidien, Libération, fait allusion au caractère fascisant des idées régionalistes. Pourtant, ni Hitler, ni Mussolini n’étaient de grands décentralisateurs.
Plus de deux cents ans après la Révolution, les collectivités locales ne sont considérées, ni comme des êtres majeurs, elles sont tout juste des mineurs ou plutôt des majeurs sous tutelle.. L’article 72 de la constitution de 1958 fixe clairement les limites que ne doivent pas dépasser les collectivités territoriales et effectue une reconnaissance à minima. Ainsi, il mentionne que « les collectivités s’administrent librement par des conseils élus dans les conditions prévues par la loi. Dans les départements et les territoires, le délégué du Gouvernement a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois ». Ainsi, en vertu de cet article, rien n’interdit à ce que les exécutifs des collectivités soient désignés par l’Etat. En revanche, la répartition des compétences n’est pas fixée par la Constitution.
La preuve la plus significative de la méfiance qu’inspire au pouvoir central les collectivités locales, c’est le maintien du contrôle à de leurs actes, contrôle qui a été officiellement reconnu par le Conseil constitutionnel. Pour qu’un acte d’une collectivité devienne applicable, il faut au préalable qu’il soit transmis au préfet. Cette transmission au préfet n’a pas empêché certains scandales et certaines malversations. Les collectivités territoriales sont traitées comme des mineurs ou des majeurs sous tutelle. Les entreprises, les particuliers sont mieux considérés. Pour acheter une voiture ou une maison, nous n’avons pas besoin de transmettre au préalable, avant de verser l’argent, de transmettre notre décision au préfet. Imagine-t-on un chef d’entreprise devant transmettre ses décisions au Ministre de l’Economie avant que celles ci ne deviennent effectives ? Imagine-t-on un particulier qui demande une autorisation au préfet pour s’acheter une maison ? Non. Il serait, de ce fait, logique que les collectivités locales puissent exercer leurs compétences de la même façon que l’Etat, les entreprises ou les particuliers ; le contrôle juridictionnel devant prendre le pas sur le contrôle administratif.
Une telle modification constituerait une révolution car aujourd’hui les collectivités locales sont considérées comme des êtres potentiellement dangereux qu’il faut toujours surveiller d’au moins d’un œil. Ce caractère dangereux est bien ancré dans notre culture , ainsi, dans un manuel de droit le mot décentralisation a la définition suivante : « la décentralisation se traduit par le transfert d’attributions de l’Etat à des institutions territoriales juridiquement distinctes de lui et bénéficiant sous la surveillance de l’Etat d’une certaine autonomie de gestion ». En France, la liberté des collectivités locales a pour limite le contrôle de l’autorité de tutelle. Il faut souligner que si la liberté des collectivités locales a été reconnue comme un principe à valeur constitutionnelle, il n’en demeure pas moins que la constitution ne fixe pas le cadre dans lequel les collectivités territoriales exercent leurs compétences. Un gouvernement peut à tout moment retirer une compétence à une catégorie de collectivités territoriales. Ainsi, le Gouvernement de Lionel Jospin a retiré l’aide médicale aux personnes modestes en créant la couverture maladie universelle. Ce sont, en effet, des lois simples qui fixent les pouvoirs de ces collectivités. De même, il est indispensable que la constitution fixe la répartition des compétences non pas dans le détail mais dans les grandes lignes comme cela l’est dans la loi fondamentale allemande.
Contrairement aux idées reçues, les lois de décentralisation de 1982 ne sont pas des lois libérales. Elles n’ont pas, loin de là, transformé les collectivités locales sous tutelle en collectivités locales autonomes, majeures et dotées de larges pouvoirs. La gauche n’a pas entrepris de révision constitutionnelle et a vite retrouvé ses accents jacobins. Le recours en 1982 comme en 2000 au terme de décentralisation pour réorganiser les pouvoirs publics signifie bien que l’Etat central conserve tous les pouvoirs et que c’est Paris qui décide ce qui est bon ou mauvais pour les collectivités locales.
La décentralisation de 1982 a été, avant tout, une décentralisation budgétaire. Pierre Mauroy qui était à l’époque Premier Ministre, a, dès 1981, contrairement aux engagements que le PS avait pris lors de la campagne présidentielle, abandonné l’idée de redécouper la carte des collectivités locales et de supprimer les départements. Il n’a pas appliqué la préconisation de Valéry Giscard d’Estaing qui lors d’un discours prononcé le 10 octobre 1975 à Dijon indiquait qu’ « il ne saurait y avoir entre la commune et l’Etat deux collectivités de niveau intermédiaire ». Il a opté pour une l’émiettement des collectivités locales. La peur d’une éventuelle défaite électorale a incité les socialistes à affaiblir, avant même leur naissance, les régions. Les lois de Pierre Mauroy s’inscrivent avant tout dans la lignée des lois de 1872 et 1884 sur les communes et les départements et sont des lois en demi-teintes.
Les lois de décentralisation ont, en réalité, donné lieu à un véritable jeu de dupes. Elles sont intervenues au moment où l’Etat accumulait d’importants déficits et était, de plus en plus, incapable de financer des dépenses auxquelles il était confronté. Ainsi, en reprenant les travaux entamés sous Valéry Giscard d’Estaing, le Ministre de l’Intérieur, Gaston Deferre, a, à travers quelques mesures savamment dosées de libéralisation, transféré des dépenses sans pour autant en perdre la véritable maîtrise. L’Etat s’est désengagé de la construction et de l’entretien des collèges, des lycées, des routes dites départementales, de certaines dépenses sociales tout en conservant le pouvoir normatif concernant ces domaines. Les transferts financiers n’ont pas couvert, bien évidemment, les transferts de dépenses. Les compétences transférées n’avaient pas été choisies au hasard ; il s’agissait de domaines où les dépenses à réaliser étaient très importantes. Ainsi, l’Etat a transféré aux régions la construction et la gestion des locaux des lycées alors que le nombre d’élèves augmentait rapidement et que les travaux d’entretien n’avaient pas été réalisés depuis des années.
En matière de formation, les transferts de compétences ont eu une portée limitée compte tenu de la toute puissance de l’Association pour la formation par alternance (AFPA). Les contrats de plan ont permis, en outre, à l’Etat d’encadrer les collectivités locales et d’orienter leurs actions, voire de les contraindre à financer des opérations qui n’étaient pas de leurs compétences (transports, universités).
La décentralisation à la française est avant tout une délégation de signature sur laquelle on aurait mis un verni de politique locale. L’Etat concède l’exercice d’une compétence après l’avoir fortement encadré. Les collectivités locales ne sauraient disposer d’un pouvoir réglementaire et encore moins d’un pouvoir législatif. Elles pourraient mal se comporter et mettre en cause l’unité de la nation. C’est bien connu, de nombreux élus locaux rêvent de prendre le pouvoir par les armes….
En France, la décentralisation et l’émancipation des collectivités sont plus subies que désirées. Ainsi, le professeur Hauriou indiquait que « les raisons de la décentralisation ne sont point d’ordre administratif mais bien d’ordre constitutionnel. S’il ne s’agissait que du point de vue administratif, la centralisation assure au pays, une administration plus habile, plus impartiale, plus intègre et plus économe que la décentralisation » (précis de droit administratif). La décentralisation n’est donc perçue que de manière négative. Pour ses détracteurs, elle coûte chère ; elle est source de complications comme si l’Etat ne l’était pas. Elle n’est acceptée qu’afin de permettre une respiration démocratique et pour transférer certaines charges. Il est plus facile de faire semblant de décentraliser que de restructurer en profondeur. La décentralisation s’est fait sans refonte de la carte territoriale et surtout sans réforme de la structure étatique. Il en a résulté doublons, polysynodie décisionnelle et complexité. Les objectifs des lois de décentralisation des années quatre-vingt manquaient de clarté. Elles ont abouti à la création des régions sans pour autant leur confier un rôle de collectivité pilote. les tutelles demeurent. Il y a la tutelle explicite avec l’envoi préalable des actes des collectivités locales au préfet. Il y a les tutelles implicites avec la multiplication des dotations permettant à l’Etat d’orienter les actions des collectivités locales. Il y a les contrats de plan qui placent les régions en position de mendiantes. Elles obtiennent de l’Etat certes des milliards de francs qui s’ajoutent à des financements locaux pour la réalisation d’investissements qui relèvent bien souvent de la responsabilité de l’échelon national. Ainsi, les collectivités locales sont amenées à travers les contrats de plan à financer la réfection de routes nationales, la création de pôles universitaires… Les contrats de plan permettent donc à l’Etat de ponctionner une partie des ressources des collectivités locales pour réaliser bien souvent des investissements qui sont de sa responsabilité alors que cela devrait être l’inverse. Par ailleurs, une partie non négligeable des crédits prévus dans les contrats de plan font régulièrement l’objet de gels voire d’annulation au nom de la fameuse régulation budgétaire. Les collectivités locales sont alors appelées à se substituer à l’Etat défaillant.
Le réseau de collectivités locales et d’élus est en France doublé par un réseau administratif tout aussi dense. Il y a en permanence un face à face responsables administratifs, élus. Ainsi, la structure administrative étatique est une véritable pyramide qui se caractérise à la fois par une centralisation autour des préfets et par la multiplication des hiérarchies, chaque ministère souhaitant être présents sur le terrain. Un ministère, pour jouer un rôle ou donner le change, se doit d’avoir ses antennes, voire ses services au niveau local. L’Etat est ainsi présent au niveau régional avec un Préfet de région, les directions régionales des différents ministères ; au niveau départemental avec le préfet de département et les services départementales des différents ministères, au niveau des arrondissements avec les sous préfets. Les préfets malgré des années de combat n’ont jamais obtenu la coordination de l’ensemble des services de l’Etat. La défense, les services de Bercy, les services dépendant du Ministère de la justice échappent à la coordination préfectorale. Par ailleurs, les directions locales de l’équipement sont de véritables baronnies malgré la décentralisation. Les lois de décentralisation en transférant un certain nombre de compétences aux collectivités locales auraient dû aboutir à un allègement de la structure administrative de l’Etat au niveau local ; tel n’en a pas été le cas. Il y a eu, au contraire, un alourdissement avec la création de services au sein des collectivités qui doublent ceux de l’Etat. L’Etat a refusé de tirer les conséquences de la décentralisation en réorganisant ses services et en diminuant ses effectifs. Il en est de même avec la montée en puissance de l’administration européenne. Compte tenu de la communautarisation de la politique agricole, il aurait été logique que les effectifs du ministère de l’agriculture diminuent ; or tel n’a pas été le cas.
La tendance naturelle est, en France à la recentralisation. Les préfets ont, pas à pas, regagné une grande partie du terrain perdue en 1982. Les gouvernements ont multiplié les lois pour imposer aux échelons locaux leur vision de la France, jouant ainsi au grands aménageurs du territoire. De 1995 à 2000, deux lois sur l’aménagement du territoire, une loi sur l’intercommunalité, une loi sur la solidarité urbaine, plusieurs plans urbains. Par ailleurs, le Gouvernement de Lionel Jospin a opté pour l’étatisation des impôts locaux ; c’est plus simple que d’engager une réforme des finances locales. Ainsi, la moitié de la taxe professionnelle, le principal impôt local, c’est à dire la part salariale de cet impôt, a été supprimée c’est à dire transférée des contribuables locaux vers les contribuables nationaux. La part régionale de la taxe d’habitation a subi, en l’an 2000, le même sort. Avec cette étatisation, les collectivités dépensières ne seront plus soumises au contrôle des électeurs. Elles devront négocier avec le gouvernement ; c’est donc la mort de l’autonomie des collectivités territoriales et une politisation accrue des rapports qu’elles entretiennent avec l’Etat qui se met en place de manière insidieuse. Toujours contrôler, toujours suspecter, or en matière de mauvaise, le suspect se trouve du côté de l’Etat.
L’absence de véritables contre-pouvoirs locaux favorise la remontée au sommet de tous les problèmes et empêche la mise en œuvre rapide de solutions adaptées. L’application du principe de subsidiarité est, en France, avant tout théorique. Pour des raisons sociales, sociologiques et économiques, la France ne pourra pas rester la dernière de l’Europe en refusant de donner des responsabilités aux collectivités locales. Les demandes des basques, des bretons ou des corses qui s’appuient sur une forte culture historique ne peuvent que se généraliser. Plus les gouvernements attendront avant d’appliquer un projet girondin, plus les demandes de changement augmenteront. Aujourd’hui, la question n’est pas de travailler sur un nouvel élan par rapport aux lois de décentralisation de 1982 qui ont échoué ; c’est de choisir la voie de la modernité qui passe par un renouveau de la pensée girondine. Bien évidemment, il ne s’agit pas de remettre en cause l’unité nationale ; bien au contraire, il s’agit de la renforcer en permettant aux collectivités locales un espace de vie plus important.
Quoi qu’en pense Jean-Pierre Chevènement, les gouvernements n’échapperont pas, dans les prochaines années, à une soif d’autonomie au sein de l’opinion publique. La Corse n’est qu’un révélateur, l’époque de la toute puissance de l’Etat central arrive à son terme car chacun constate qu’elle génère de très nombreux dysfonctionnements. La subsidiarité en vertu de laquelle le pouvoir doit s’exercer au niveau le plus bas possible n’a pas vocation à rester un principe théorique. En Bretagne, au Pays Basque, en Savoie, mais aussi en Normandie, en Bourgogne, de plus en plus d’élus demandent que l’on en termine avec le jacobinisme.
L’éclatement de la France ne viendra pas par le renforcement des pouvoirs locaux mais du statu-quo. Si les jacobins de tout bord refuse d’accorder plus d’autonomie, plus de liberté, les tentations indépendantistes trouveront de nombreux partisans. N’oublions pas que l’Empire soviétique a explosé par l’hypertrophie de son pouvoir central incapable de tout gérer, de tout surveiller. Le 14 juillet 2000, le ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement refusait l’idée même d’accorder un pouvoir législatif délégué à la Corse en indiquant que « les Corse ne sont pas des kanaks ». Propos insultants à la fois pour les Corses et pour les habitants de la Nouvelle Calédonie, ils expriment parfaitement la vision rétrograde que les jacobins ont de la nation et de la République. La nation ne signifie pas le centralisme, l’uniformité et la toute puissance d’un Etat hégémonique. La nation, c’est avant tout une communauté de destin dans laquelle chacun éprouve du plaisir à vivre ensemble. Le sentiment d’appartenance à une même nation est très fort aux Etats-Unis, pays dans lequel il est de bon ton d’avoir le drapeau national dans son jardin ; pourtant, l’existence de la peine de mort varie d’un Etat à un autre ; les limitations de vitesse diffèrent également selon les Etats, tout comme les impôts. Il ne viendrait pas à l’esprit à un américain de supprimer les particularismes locaux. Bien au contraire cela fait parti du paysage. En France, le principe « on ne veut voir qu’une tête » est malheureusement d’actualité. De nombreux hommes politiques souhaitent l’imposer en Europe sous le beau nom d’harmonisation. Il faudrait que de Helsinki à Palerme et de Brest à Vienne, les mêmes lois, les mêmes règles s’appliquent. Il n’y a que des Français pour faire un tel rêve. Toujours par refus de la liberté et du libéralisme, on cherche à égaliser, à empêcher la concurrence de se développer. La belle idée européenne née à la sortie de la seconde guerre mondiale, l’idée de rapprocher de manière pragmatique des pays qui s’étaient, lors des deux cents dernières années, entredéchirés par des guerres d’une violence absolue est en train de périr sous les coups de la technocratie égalisatrice. La révolte des chasseurs symbolise parfaitement les dangers de l’excès de réglementation élaborée loin du terrain. Cette réglementation génère l’incompréhension et la colère. L’Europe doit intervenir que lorsque les Etats, les collectivités locales ont démontré réellement leur incapacité à régler un problème. L’intervention de Bruxelles doit toujours être subsidiaire comme cela devrait être le cas pour l’Etat sauf en ce qui concerne les pouvoirs régaliens que sont la défense, les affaires étrangères, la sécurité, la justice.
Le centralisme est terminé car dans une économie qui repose, de plus en plus, sur le juste à temps et sur une production de biens et de services personnalisés, il faut plus de liberté et laisser plus d’initiative au niveau local. Les choix de localisation des activités économiques dépendent du niveau de formation des salariés, des conditions de vie et de l’efficacité des administrations. La lourdeur des administrations centrales et leur incapacité de mettre en œuvre rapidement des décisions constituent une entrave à l’implantation d’entreprises sur notre territoire. Il faut, de plus, rappeler que ce sont les Etats centralisés qui enregistrent les niveaux de prélèvements obligatoires les plus élevés. Ce sont des Etats comme l’Espagne dont le pouvoir central a accordé une large autonomie aux régions qui enregistrent les plus forts taux de croissance. La France ne peut pas, une fois de plus, rester une exception en conservant des collectivités à compétences étriquées et à structures complexes. Le choix d’implantation des entreprises dépend du niveau de formation, de la qualité de vie, du coût du travail mais de plus en plus de l’efficacité de l’administration. Le vieillissement de la population entraînera une demande croissante de services de proximité que les collectivités pourront et à moindre coût satisfaire. La volonté d’être mieux soigné, d’avoir au plus près les services sociaux nécessitent une décentralisation plus poussée. On est entré dans une période de services personnalisés et humanisés. Le service de masse qu’offre encore trop souvent l’administration est rejeté. Par leur rapidité de réaction, les collectivités locales peuvent plus facilement que l’Etat de répondre aux nouveaux besoins sociaux.
Par ailleurs, nous ne sommes plus au début du siècle, époque à laquelle une infime minorité de la population avait le bac ; nous ne sommes plus dans les années soixante, époque à laquelle les étudiants étaient tous ou presque des enfants issus des classes supérieures de la société, désormais plus de 70 % des jeunes ont leur baccalauréat. De cette élévation du niveau scolaire de la population résulte une prise de conscience ; les habitants de Corse, de Normandie ou de Rhône-Alpes n’acceptent plus d’être soumis au diktat des administrations centrales. La démocratie passe par une plus grande participation de la population locale aux décisions qui les concernent directement. La construction d’une autoroute, d’une centrale électrique ou d’un aéroport ne peut se faire, aujourd’hui, sans consultation voire sans association des populations concernées. Le pouvoir ne s’impose plus par le simple fait qu’il vient d’en haut ; il trouve sa légitimité dans sa capacité à mobiliser et associer autour des projets précis. Par leur plus grande proximité, les collectivités locales sont mieux outillées pour répondre aux nouvelles attentes de la population.
La France est une démocratie qui a conservé les couleurs d’une monarchie absolutiste teintée d’esprit révolutionnaire. Monarchie absolutiste car les pouvoirs sont centralisés au profit d’un nombre réduit de personnes. Le parlement est réduit à l’état de cour et les collectivités locales disposent de marges de manœuvres plus que réduites. Esprit révolutionnaire car il y a une volonté permanente de remettre en cause les pouvoirs en place. La succession rapide d’alternance depuis 1981 en est la meilleure preuve. En vingt ans, cinq alternances ; faute de pouvoir être canalisé au niveau local, le mécontentement remonte et s’extrêmise.
L’accord de Matignon du 20 juillet sur la Corse constitue la première réponse, certainement trop timide, pour prendre en compte la diversité du territoire français et le souhait de la population de gérer, par eux-mêmes, un grand nombre de services rendus par les administrations.
Il est assez étonnant qu’il ait fallu attendre l’aube du troisième millénaire pour se rendre compte que la Corse était une île constituée de montagnes et qu’il était difficile de gérer un tel territoire de Paris. Depuis son passage sous contrôle français, la Corse a toujours fait l’objet d’un traitement à géométrie variable de la part du pouvoir central qui hésite entre colonisation forcée et assimilation. Des dernières tentatives de soulèvement contre l’envahisseur au début du XIXème siècle aux attentats à répétition des vingt cinq dernières années du XXème siècle, deux siècles d’incompréhension sont passés du fait que la tentation jacobine l’avait toujours emporté.
L’incapacité du pouvoir central à avoir un discours cohérent et une ligne directrice a poussé irrémédiablement les Corses à renouer avec leur culture. Méprisés par les élites françaises, incompris dans leur volonté farouche de s’auto-administrer, les Corses ont opté soit pour la résignation, soit pour la violence.
C’est dans les périodes de troubles que le nationalisme ou l’irrédentisme se fortifient. Face à un pouvoir hégémonique mais impotent, les Corses se sont réfugiés dans leur passé et se sont éloignés de la métropole. Après plus d’une génération de violence, après plus de vingt cinq ans d’errements durant lesquels les gouvernements de droite et de gauche ont tour à tour négociés puis rompus avec des terroristes, des nationalistes, des mafieux ou avec des élus, après avoir nommé le Préfet Bonnet qui avait revêtu avec l’accord implicite du Gouvernement, les habits d’une Gouverneur de colonies, il fallait un geste pour renouer les liens avec le Continent. Ce geste ne pouvait pour soigner les plaies vives du peuple orgueilleux que constituent les Corses passer que par un grand pas vers l’autonomie.
Le rejet de l’Etat central sur l’Ile de Beauté est d’autant plus important que la population s’soit sentie, à maintes reprises, humiliée par des déclarations à caractère raciste. Jean-Pierre Chevènement comme un certain nombre de ses conseillers, de nombreux hommes politiques de droite ou de gauche ne considèrent pas réellement les Corses comme des Français normaux.
Lionel Jospin, en jacobin qu’il est, n’avait pas initialement prévu d’accorder une large autonomie à la Corse ; c’est forcé par les évènements qu’il s’est rallié à cette idée. Il est néanmoins intéressant de souligner que depuis 1981 ce sont trois protestants qui ont mis en œuvre des projets de décentralisation en faveur de la Corse : Gaston Deferre en 1981, Pierre Joxe en 1991 et en 2000 Lionel Jospin. Les protestants qui constituent une minorité en France sont mieux à même de comprendre les problèmes que rencontrent un peuple de 250 000 habitants qui doit faire face à une métropole de plus de 60 millions d’habitants.
Les accords du mois de juillet 2000 donnent moins de pouvoirs aux collectivités locales corses que ceux dont disposent la Catalogne en Espagne ou les Länder en Allemagne. Les réactions sur le Continent furent néanmoins violentes. Jean-Pierre Chevènement qui a du déjà bien malgré lui accepté l’adoption du Traité de Maastricht fait un blocage sur un éventuel transfert de compétences de l’Etat aux collectivités locales. La République passe pour Jean-Pierre Chevènement par un Etat dominateur mais comment faire lorsque cet Etat est faible et que la République ne fait plus recettes à Ajaccio ou Bastia. Envoyer les chars, emprisonner les poseurs de bombes et les mauvais pensants ne constituent pas une réponse crédible à long terme. Les conflits en ex Yougoslavie, en Irlande témoignent que l’engrenage de la violence mène tout droit dans une impasse.
Jean-Pierre Chevènement se rêve en Jules Ferry, en instituteur de la IIIème République ; il a simplement oublié que l’on avait changé de république et d’époque. Il n’est pas le seul à vivre dans un autre temps. Un grand nombre de gaullistes croit encore en France uniforme avec des lois, des règlements et des normes qui s’appliquent à tous de la même manière. L’unité nationale baptisée également unité de la République est en danger à partir du moment où on admet des dérogations, des expérimentations, des aménagements pour tenir compte de certaines réalités. Mais, il y a bien longtemps que l’unité de la République est une illusion. Des régimes particuliers ont été institués pour les DOM-TOM. Par ailleurs que signifient les mots « unité de la République » si les habitants d’une région leur refusent toute valeur. La nation comme communauté de destin suppose un minimum d’adhésion. La notion de nation n’est pas figée à jamais. Constituée d’hommes et de femmes, la nation évolue ; hier portée par l’armée et l’école, elle est, aujourd’hui, portée par le sport, par les exploits des entreprises, des chercheurs et par les œuvres des artistes. De guerrière, la nation est devenue sportive, culturelle et économique Il n’est plus nécessaire de revêtir l’uniforme pour se sentir Français, l’abandon du service militaire symbolise parfaitement cette évolution.
La crainte d’une disparition de la nation française est exagérée. Dans un système économique mondialisé, il y a une volonté de retrouver des racines qu’elles soient locales ou nationales. Le renouveau des cultures régionales ne met pas en péril l’esprit national, bien au contraire, il le redynamise. Par ailleurs, le développement des coutumes locales a été largement favorisé par le refus par les pouvoirs publics d’assumer une certaine forme de nationalisme. Depuis des années, du fait de l’existence du Front national, le nationalisme n’a été perçu que sous l’angle de l’extrême droite. Vilipendé, ostracisé, il est devenu une valeur négative.
Le pouvoir législatif ne se divise pas ; il appartient aux représentants de la nation. En aucun cas, les Corses pourraient être les dépositaires d’une parcelle de ce pouvoir sacré. L’accord du 20 juillet remet-il en cause ce beau principe. Non, il reprend une disposition d’une statut de 1991 qui n’a jamais été appliquée. Il prévoit, en effet, de doter « la collectivité territoriale de Corse d’un pouvoir réglementaire, permettant d’adapter les textes réglementaires par délibération de l’Assemblée ». Rien de révolutionnaire, les fameuses autorités administratives indépendantes comme le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel disposent d’un pouvoir réglementaire dans les domaines qui sont de leur compétence. Le CSA fixe les conditions d’attribution des radios, régule le paysage radiophonique et attribue les fréquences. Pour l’adaptation des lois, le Gouvernement a prévu « de donner à la collectivité territoriale de Corse la possibilité de déroger par ses délibérations, à certaines dispositions législatives, dans des conditions que le Parlement définirait. » Ces aménagements ne deviendraient définitifs qu’après leur adoption par le Parlement qui conserve ainsi le dernier mot. L’unité de la République, la nation ne sont pas mis en péril par cette faculté encadrée et limitée. En recourant aux grands mots, aux concepts, nous aimons nous faire peur. Jean-Pierre Chevènement est pour les institutions ce qu’est Viviane Forrester pour l’économie.
Pour certains, l’autonomie accordée à la Corse ferait le jeu de la mafia. Cet argument est spécieux. La mafia n’a pas besoin de statut pour se développer et prospérer. Elle vit mieux lorsque tout se gangrène car elle est alors un pôle de stabilité. La mafia en Corse existe, avant tout, à la une des journaux. Elle est certainement plus présente dans le Var ou dans les Alpes Maritimes. En outre, il y a mafia et mafia. Le terme est galvaudé. Il est utilisé bien souvent à tort. En Corse comme à Paris, le milieu, le grand banditisme sont présents, la classe politique nationale y a puisé quelques ressources pour financer des campagnes électorales. Mais, de toute façon, il ne faut pas perdre de vue que ce sont sur les décombres de l’Etat de droit que les petits arrangements, les petites combines entre familles ont prospéré. Les fantasmes sur l’omniprésence de la mafia font vendre du papier, rien de plus…
Il est étonnant que des partisans de la décentralisation et de la construction européenne comme Valéry Giscard d’Estaing ou Jean-Pierre Raffarin s’en prennent au plan de Lionel Jospin qui accroît les compétences de la collectivité territoriale de Corse. Favorables aux transferts de compétences au profit de l’Union Européenne, ils sont, en revanche, hostiles aux transferts vers le bas tout en répétant qu’il faut respecter le principe de subsidiarité.
Avec ces accords, pour la première fois, l’Etat central admet le principe d’une décentralisation politique et non à une simple décentralisation qui se cantonne à faire passer les dossiers des bureaux de la préfecture à ceux des Conseils généraux ou régionaux. La décentralisation méthode française visait à diminuer les pouvoirs administratifs des préfets pour augmenter ceux des élus locaux ; le pouvoir national conservant le pouvoir de décision et les moyens.
La Corse n’a pas vocation à être un laboratoire à réformes ; mais des réformes dont elle a fait l’objet ces dernières années, il y a de nombreux enseignements à tirer
La décentralisation corse est mal comprise par le reste de la population française car elle est corse. Les subventions, les avantages fiscaux accordés sont de véritables repoussoirs et empêchent l’engagement serein d’un débat de part et d’autre de la Méditerranée. Pourtant, d’autres régions bénéficient ou ont bénéficié d’aides importantes de la part de l’Etat central ; la Bretagne comme le Grand Sud-Ouest dans les années soixante et soixante-dix. L’Etat a consenti des efforts importants avec la SNCF pour réaliser des lignes de TGV qui n’avaient pas toutes un intérêt économique majeur. Les lignes Sud-Ouest, la future ligne Est sont des éléments de la politique d’aménagement du territoire comme la construction d’autoroutes. Ainsi, le Limousin, l’Auvergne, le département de la Lozère sont en voie de désenclavement du fait de la volonté des gouvernements qui se sont succédés ces vingt dernières années. personne n’a soulevé la question de combien coûtait à la France un habitant de Mende ou de Limoges. Du fait de son insularité, il est plus facile d’établir la facture pour la Corse. Mais, pour être honnête, il faudrait placer du côté recettes, celles issues du tourisme et celles moins quantifiables liées à l’image à travers le monde de la Corse. La force de la querelle girondins contre jacobins prend toute sa saveur avec la Corse. Chaque Français a un avis, cette île qui est au cœur de l’actualité depuis des années ne laisse personne indifférente. Est-ce en raison de sa beauté et des millions de Français qui s’y rendent en vacances ou de l’influence dans le milieu médiatico-politique de sa diaspora évalué à plus de 600 000 personnes en France continentale, la Corse est devenue un sujet passionnel qui est une source de conflits infinis.
Mais, au-delà du problème spécifique à la Corse, la réforme des structures locales, l’avènement de véritables pouvoirs locaux butent sur les intérêts d’un certain nombre d’élus qui défendent leurs droits acquis (présidence, avantages matériels, etc..), sur le conservatisme jacobin, sur le problème constitutionnel. En effet, en reconnaissant la nécessaire tutelle du représentant de l’Etat, le Conseil Constitutionnel a strictement encadré toute évolution institutionnelle. Le département est sacralisé tout comme le préfet. L’instauration d’espaces de liberté locale passe donc obligatoirement par une réforme de la Constitution ce qui suppose l’accord des sénateurs qui veulent défendre leur assemblée et leur mandat, ce qui est bien humain mais peu propice aux réformes. Pourtant, un fort courant dans la population est favorable à une redistribution des pouvoirs, un référendum, sur un tel sujet, rencontrait certainement plus de succès que celui sur le quinquennat. Il y aurait un vrai débat entre les partisans de la France sous un même képi de Lille à Ajaccio et ceux partisans de la France plurielle.
Pour ridiculiser la décentralisation, on met en avant quelques affaires, quelques gaspillages, quelques scandales, quelques palais somptueux, mais il ne faut pas oublier que l’Etat n’a pas fait mieux dans le domaine de la vertu. Rappelez-vous scandales du carrefour du développement, du Crédit Lyonnais, du Crédit Foncier… Compte tenu des transferts organisés depuis 1982 et de ceux que pratiquent l’Etat de manière implicite, année après année, on peut constater qu’il y a eu une bonne maîtrise de la dépense locale. Alors qu’en 1999, l’Etat est fortement déficitaire et que sa dette avoisine les 5000 milliards de francs, les collectivités locales dégagent des capacités de financement et qu’elles réduisent leur endettement qui tourne autour de 500 milliards de francs. De nombreuses régions et un certain nombre de départements ont réduit leurs taux d’impôt directs.
Le renforcement des pouvoirs locaux a toujours contribué à l’amélioration des services rendus aux citoyens. Avant la décentralisation de 1982, la construction d’un gymnase dans un lycée en Lozère était complètement menée par l’administration centrale à Paris ; il en résultait bien souvent des travaux de piètre qualité réalisés en retard et une dérive des coûts. La mise aux normes des établissements scolaires a prouvé ces dernières années que l’Etat n’était pas très regardant tant en ce qui concerne l’argent des contribuables qu’en ce qui concerne la sécurité de nos enfants. C’est peu connu mais les collectivités territoriales dégagent des excédents et leur endettement ne dépasse pas 500 milliards de francs pendant que celui de l’Etat atteint 4000 milliards de francs. En matière de bonne gestion, l’administration centrale n’a guère de leçons à donner.
La décentralisation de 1982 est une œuvre inachevée. En effet, un certain nombre de compétences actuellement dévolues à l’Etat pourrait être exercé plus efficacement et économe par les collectivités locales. Ces transferts doivent être effectués par blocs afin d’éviter la création d’un mille feuilles déresponsabilisant et inefficace. Il ne s’agit pas de déshabiller l’Etat, de l’affaiblir, il s’agit au contraire de le renforcer. Il ne s’agit pas de cantonner l’Etat dans ses fonctions régaliennes du XIXème siècle car cela n’aurait aucun sens. Les attentes des Français ont changé et les moyens d’intervention publiques aussi. Le principe de base est le principe de subsidiarité. Tout ce qui peut être fait de la manière la plus efficiente à un niveau le plus proche du citoyen doit l’être. Ces transfert des compétences pourraient être les suivants : transport, culture, environnement, sport, tourisme, logement. Cela pourrait être aussi en partie l’enseignement supérieur et la politique de l’emploi (régionalisation des agences régionales de l’emploi avec fusion avec les ASSEDIC).
Les services de l’Etat concernant la mise en œuvre de ces compétences devraient être transférés aux collectivités territoriales pour éviter la création de doublons administratifs générateurs de surcoûts. Il faudrait que les ministères au niveau central disparaissent sinon, aucun ministre ne voudra perdre ses directions, ses crédits et ses fonctionnaires.
Il n’y a pas lieu, aujourd’hui, de maintenir un ministère du tourisme ; les normes nationales sont fixées par Bruxelles, les infrastructures réalisées par les collectivités locales. Une agence de promotion du patrimoine culturel et touristique de la France suffirait pour rassurer les tenants des vieilles structures soviétiques. Les compétences actuellement dévolues à l’Etat pourraient tout aussi voire plus efficacement par les conseils régionaux ou les conseils généraux qui déjà consacrent une part de leur budget aux développement du tourisme sur territoire de compétences.
De même en matière culturelle, si l’on excepte les grandes opérations d’envergure nationale, la grande majorité des manifestations et des actions réalisées par le Ministère de la Culture pourrait l’être plus simplement par des services locaux. Il y a bien souvent redondance entre les services de l’Etat et les services des collectivités locales. L’Etat devrait simplement appuyer des actions locales alors qu’actuellement les collectivités locales aident avant tout l’Etat à financer des actions culturelles nationales. La suppression du ministère de la culture faciliterait le développement de pôles culturels en dehors de Paris.
On ne voit pas pourquoi, la protection de la nature est de la responsabilité de l’Etat surtout dans sa mise en oeuvre, la lutte contre les pollutions pour être efficace doivent s’effectuer au plus près. La région est certainement la plus appropriée pour mener à bien la politique de l’environnement. Veiller à la bonne qualité de l’eau, lutter contre des rejets industriels polluants ne peut pas mener de Paris. Or, actuellement, le Gouvernement, pour des raisons politiques, crée une véritable administration de l’environnement avec des échelons locaux. Depuis vingt ans, de multiples organismes administratifs avaient pourtant créé afin de lutter contre la pollution. Abondance ne nuit pas mais quand même…
Les départements, les régions bâtissent, entretiennent mais pour les reste ils sont incompétents. Le Ministère de l’Education nationale règne sans partage sur la formation des jeunes Français. Ce partage des rôles est stupide. Si la fixation des diplômes doit rester au niveau de l’Etat, les collectivités locales devraient participer à la vie éducative en particulier en ce qui concerne les activités sportives ou culturelles. Les établissements d’enseignement supérieur doivent pouvoir avoir la maîtrise des enseignements dits secondaires ou optionnels et bénéficier d’une large autonomie de gestion. La carte scolaire devrait relever de la compétence des régions. La carte scolaire, ses dérogations, ses passes-droits, un vestige de l’ère de la centralisation.
La région devrait devenir la région pivot pour l’organisation des transports. A cette fin, les routes nationales pourraient être transférées aux régions. Les services de l’équipement seraient alors transférés aux régions. L’Etat ne conserverait que les services nécessaires pour assurer une coordination au niveau national et un service de prospective afin d’établir des schémas routiers. Les communes, groupements et départements contractualiseraient pour les voies communales et pour les routes départementales avec les services des régions.
Les lois de décentralisation du début des années quatre-vingt ont organisé le transfert des compétences relatives à l’urbanisme tout en laissant à l’Etat ses compétences en matière de logement. Les politiques nationales en faveur du logement mises en œuvre, ces dernières années, ont été vouées à l’échec si l’on excepte quelques mesures fiscales (amortissement Périssol). De ce fait, il conviendrait par cohérence de regrouper les compétences liées aux politiques de l’urbanisme et du logement au niveau local.
Les régions ont reçu en 1982 une compétence économique qu’elles ne peuvent mettre en valeur du fait du maintien sous contrôle de l’Etat des instruments d’intervention. Ainsi, il ne peut y avoir de développement économique sans développement de l’emploi. Or, depuis vingt ans, on n’a pu que constater que l’échec répété des politiques nationales de l’emploi et l’échec des politiques nationales d’insertion ou de lutte contre l’exclusion. La situation de l’emploi n’est pas uniforme ; le chômage varie entre les différentes régions du simple au double. Dans ces conditions, il ne serait pas illogique de régionaliser la politique de l’emploi en remplaçant les ANPE par des agences régionales de l’emploi et en simplifiant les structures de formation (AFPA).
Les transferts de compétences et de services doivent s’accompagner de transferts de recettes fiscales. Moins d’Etat central entraîne moins de dépenses et moins d’impôt. Les administrations centrales doivent répartir les recettes fiscales. Au nom d’une redistribution équitable, on peut imaginer l’instauration de mécanismes de solidarité.
La région qui est appelée à recevoir un grand nombre de compétences pourrait recevoir une partie de la taxe sur les carburants dont le produit est localisable et qui n’est pas sans lien avec les transports qui seraient de la compétence totale des régions. La taxe générale sur les activités polluantes actuellement au financement exclusif des 35 heures devrait retrouver sa vocation initiale : le financement des opérations de protection de l’environnement. A ce titre, elle devrait être affectée aux régions et être budgétairement clairement identifiée.
Au nom d’une plus grande transparence, les contribuables locaux devraient pouvoir mieux identifier les responsables de la dépense locale. En ce qui concerne les impôts locaux, cette transparence pourrait passer par une spécialisation des impôts par catégorie de collectivités locale qui est dangereuse compte tenu du caractère cyclique de certains impôts, soit par une individualisation des feuilles d’impôt par catégorie de collectivités locales. Il y aurait trois feuilles d’impôts qui seraient adressées aux contribuables ; une pour les communes et groupements de communes ; une pour les départements, une pour les régions. Ces feuilles regrouperaient les parts respectives des quatre impôts directs locaux.
Yves Cannac toujours dans son livre « le juste pouvoir » mentionne que « les structures territoriales de la France sont mal appropriées à l’exercice de la démocratie locale… Il n’existe pas d’autorité locale pleinement compétente et pleinement responsable ». Notre carte territoriale date de la Révolution en ce qui concerne les départements et de l’Ancien régime pour les communes. Le découpage régional a été fait de telle sorte qu’il ne porte aucun préjudice à l’Etat, aux communes et aux départements. L’objectif des auteurs de la carte des départements en 1790 était que chaque Français puisse se rendre à sa préfecture dans la journée. En utilisant le même critère, un grand nombre de départements pourrait être supprimé du jour au lendemain. Mais, toute suppression suppose la remise en cause d’avantages acquis. Par ailleurs, le département est un symbole, certes, un peu vieillissant de la République. Les socialistes sont entrain de le faire périr par étouffement en développant l’intercommunalité. N’y a t il pas un moyen plus rationnel pour remodeler la carte administrative et politique de la France.
Depuis de très nombreuses années, la question du regroupement des régions est posée. Le problème ne se résume pas une simple comparaison de chiffres par rapport aux régions allemandes, italiennes ou espagnoles. Des Länder allemands ont des tailles inférieures à celles de certaines régions françaises mais leurs pouvoirs sont sans comparaison. La taille ne fait pas la puissance, le problème clef, en France, c’est la superposition des structures et le manque de lisibilité en matière de décision locale. Il s’agit de savoir si on souhaite conserver des super-départements ou donner aux collectivités régionales les moyens nécessaires pour réaliser de manière la plus efficiente les missions qui leur sont dévolues. Jean-Louis Guigou, délégué à l’aménagement du territoire, propose la création de cinq grandes régions liées aux cinq grands fleuves. Il conviendrait sans nul doute de réfléchir à la création de dix grandes régions.
La refonte éventuelle de la carte des collectivités locales suppose aussi une refonte de la carte administrative en regroupant les services autour du représentant de l’Etat au niveau régional et en supprimant le face à face stérile Etat/collectivités locales. On peut supposer pour éviter une révolution trop brutale que l’Etat conserve une structure départementale au nom de l’aménagement du territoire et supprime en revanche son échelon régional qui fait doublon avec les services des collectivités régionales. Faut-il conserver le préfet. Il symbolise à la fois l’Empire et la République. Il symbolise le jacobinisme et aussi, bien malgré lui, l’impuissance d’un Etat qui n’arrive plus à s’auto-contrôler. Le Préfet dispose, en règle générale, d’un beau palais, de serviteurs zélés et efficaces, mais il passe son temps à asseoir son autorité sur les services de l’Etat qui préfèrent en référer à leur hiérarchie parisienne et sur les responsables politiques locaux dont un certain nombre ont directement accès aux ministres ou aux anti-chambres des ministères. Même si le préfet ne règne pas sur les services fiscaux, les services de l’éducation nationale, les services de la justice ou de la défense, il n’en demeure pas moins le personnage le plus connu au niveau local. Le développement des moyens de transport et de communication rend pourtant moins nécessaire la présence de ce superintendant, de ce gouverneur général qu’est le préfet. Cette toute puissance, bien souvent, virtuelle peut rendre fou comme en témoigne la triste des affaires des paillotes, un préfet s’étant pris pour un justicier… Le préfet en tant que représentant du Gouvernement est soit un auxiliaire des élus en particulier s’ils ont la même couleur que la majorité parlementaire et couvrir toutes les turpitudes ou soit un opposant politique aux élus locaux en place afin de préparer une alternance dans sa zone d’influence. De toute façon, il sort de ses pures fonctions administratives. Certes, par prudence et par souci de la carrière, un bon préfet tente de concilier les intérêts du gouvernement et ceux des élus locaux. Comme, en outre, un gouvernement ne veut pas jamais d’ennui avec la base, avec ses terres lointaines, le préfet a tendance à gérer en père tranquille son territoire. Après deux siècles de bons et mauvais services, les préfets pourraient-ils disparaître sans que cela entraîne un grand traumatisme. Chez nos voisins, il n’y a pas de superintendant local et ils ne s’en portent pas plus mal. La suppression du préfet permettrait de mettre un terme au conflit, Etat contre collectivités locales.
Au niveau du pouvoir central, il y a séparation entre l’exécutif et le législatif. Cette séparation des pouvoirs constitue un des fondements de notre démocratie. Or, ce qui est jugée comme une valeur intouchable au sommet ne l’est pas au niveau local. L’exécutif et le législatif d’un département, d’une région ne sont pas séparés. Le Président de Région est à la fois chef de l’exécutif et Président du Conseil régional ; il en est de même pour le département. Cette confusion amoindrit la démocratie locale, il en résulte un contrôle de l’exécutif limité au minimum. Chez nos partenaires comme en Allemagne ou aux Etats-Unis, cette séparation est réalisée. Il conviendrait d’être reconnaissant vis à vis de Montesquieu un des pères avec l’anglais Locke de la théorie des la séparation des pouvoirs.
Actuellement, les collectivités locales ne disposent ni de pouvoirs législatifs, ni de pouvoirs réglementaires. Des aménagements pour les territoires d’Outre-mer ont été réalisés ces dernières années. Les réactions sur l’accord de Matignon sur la Corse de juillet 1998 témoignent de la force des jacobins qui ne peuvent pas imaginer qu’une collectivité puisse avoir la possibilité d’adapter la loi nationale. Au nom de l’unité nationale, tout le monde doit être habillé de manière identique de Lille à Ajaccio quelle que soit la température extérieure. Pour autant, les collectivités locales doivent devenir des êtres majeurs. La République craquera si les forces vives locales sont réduites au silence. Malgré notre goût immodéré pour l’égalité, nous acceptons le particularisme mosellan et alsacien, nous acceptons des régimes spéciaux pour la Polynésie ou la Nouvelle Calédonie, régime qui prévoit une préférence locale pour l’emploi. Pour ces exceptions ne peuvent pas être généralisées ? Il y a une aspiration pour le fédéralisme qui est défendue avec force par François Léotard. Cette aspiration ne signifie pas un alignement sur les institutions américaines mais la prise en compte de l’ensemble des diversités locales. On admet la France plurielle en ce qui concerne la population ; il apparaît assez logique d’admettre une France plurielle au niveau institutionnelle. Le fédéralisme est le mode politique qui correspond le mieux au libéralisme car il suppose un équilibre des pouvoirs et leur autolimitation. Lord Acton, auteur libéral anglais du XIX ème avait résumé cette naturelle association de la manière suivante : « de tous les procédés de contrôle, le fédéralisme a été le plus efficace et le plus approprié… Le système fédéral limite et restreint le pouvoir souverain en le divisant et en assignant au gouvernement certains droits définis. C’est la seule méthode de freiner non seulement la majorité mais le pouvoir de tout le peuple ».
La marche vers le fédéralisme suppose que progressivement les régions aient la possibilité, dans un cadre défini par la constitution, d’avoir des zones de compétences claires. Trois champs de compétences pourraient être retenus afin de nous calquer sur ceux qui se pratiquent chez nos principaux partenaires : le premier appartiendrait de manière exclusive aux collectivités locales, le second comporterait des compétences partagées pour lesquelles l’Etat pourrait fixer des lignes directrices, les collectivités ayant un pouvoir d’aménagement et enfin le troisième comporterait des compétences liées, c’est à dire exercées en lieu et place de l’Etat.
Il faut de toute façon abandonner le concept d’uniformité. Le Conseil Constitutionnel admet dans les domaines économiques ou sociaux des mesures inégalitaires afin de rétablir un certain équilibre. On admet que l’Etat puisse instituer des zones franches en matière de fiscalité pour des bassins économiques en difficulté. Les régimes dérogatoires, les régimes d’exception sont légions ; pourquoi ne pas accorder aux collectivités locales des marges d’appréciation. En vertu de quoi l’Etat central est plus à même pour prendre des mesures très ponctuelles que le Conseil Régional. La résolution des problèmes d’urbanisme, de logement, de transport ou d’environnement, à titre d’exemple, diffère si la commune se trouve en zone rurale, en zone urbaine, en zone de montagne ou en zone littorale. Comme la loi ne peut pas tout prévoir, qu’elle ne peut être taillée sur mesures pour les 36500 communes, on arrive à des aberrations. Ainsi, la Corse qui est, à la fois, une île et une montagne est soumise à la loi littorale et à la loi montagne ce qui rend son territoire inconstructible et ce qui entraîne des conflits de normes sans fin à moins de recourir au feu ou au plastiquage.
Au nom de cette logique qui veut que l’Etat central fasse confiance aux collectivités locales pour gérer leurs spécificités, il conviendrait que la Constitution reconnaisse, sous certaines conditions et dans certaines limites, un droit à l’expérimentation pour les collectivités locales. De manière contractuelle, les collectivités pourraient se voir consacrer le droit de mettre en œuvre des compétences, de prendre des initiatives dérogatoires au droit national afin de poursuivre des objectifs de justice social, d’insertion ou de développement culturel. La carte des compétences ne doit pas être figée une fois pour toutes. Il doit pouvoir y avoir de manière souple des possibilités de transfert.
Le succès de la décentralisation passe, également, par un renouveau de la démocratie locale qui est écrasée par la vie politique nationale et qui est handicapée par la complexité des structures administratives et politiques. Il y a au départ un problème d’identification. Il est difficile de savoir qui fait quoi et pourquoi on paie des impôts locaux surtout en ce qui concerne le Conseil Général et le Conseil Régional. La clarification fiscale permettra sans nul doute une meilleure compréhension des responsabilités. Mais le développement de la démocratie locale suppose également d’information et d’imagination. Effort d’information. Les collectivités devraient comme le sont les entreprises vis à vis de leurs actionnaires être obligées de manière synthétique et claire d’adresser aux électeurs leurs comptes chaque année, comptes et bilans qui devraient être également présentés sur Internet. Effort d’imagination. La démocratie locale suppose une meilleure participation des citoyens. Dans une société dans laquelle le niveau de formation augmente et dans laquelle l’information devient une matière première, la démocratie représentative doit se moderniser et se remettre en question. Le recours aux référendum locaux qui demain pourront lorsque chaque Français disposera d’une adresse électronique se réaliser sans frais et de manière immédiate sur Internet, doit être plus fréquent. La multiplication des enquêtes sur le terrain devrait accroître la participation des citoyens à la définition des politiques locales. Dans les dix prochaines années, la politique locale changera avec la participation accrue des femmes aux mandats locaux. Obligées de cumuler vie de famille, vie professionnelle et vie politique, les femmes auront obligatoirement une autre façon d’analyser les problèmes, elles pousseront à l’adoption d’un véritable statut de l’élu. Elles civiliseront les mœurs d’un milieu qui jusqu’à maintenant était très macho. Par ailleurs, l’affaiblissement des structures partisanes nationales favorisera certainement l’apparition d’indépendants et s’accompagnera d’aller-retour plus fréquent entre activités politiques et activités non politiques.
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