L’Homme avec le couteau entre les dents
LE LIBÉRAL, L’HOMME
AVEC LE COUTEAU ENTRE LES DENTS
L’homme avec le couteau entre les dents qui fait peur aux enfants et aux braves citoyens, ce n’est plus le communiste du début du XXème siècle, c’est « le Libéral », le couteau ayant été remplacé par le gros cigare. Oubliés les millions de morts du communisme, oubliés les goulags, oubliée l’occupation illégitime de dizaines de pays, oubliées les déportations des paysans, oubliée l’imbécillité d’un système qui, au nom d’une liberté collective virtuelle, niait les libertés individuelles, oubliée enfin la faillite économique de l’URSS et de ses satellites. Maintenant, l’homme à abattre s’appelle « Libéral » qui a pour associée, « la mondialisation ». A eux deux, ils dépouillent les travailleurs de leur emploi, les retraités de leur pension, les enfants de leur jeunesse…
Pour donner un visage, un corps à ce Libéral que l’on qualifie, pour mieux cerner la bête immonde qu’il est, d’ultra-libéral, on a choisi en France, Alain Madelin. Il a beau ne pas porter le costume trois pièces et être issu d’une famille modeste, pour les médias, la cause est entendue, il est le représentant de ce qui n’est pas politiquement correct. Il est le porte-parole du grand capital mondialiste et exploiteur. En plus, son passage, lorsqu’il était étudiant, en 1968, dans le groupe d’extrême droite, Occident, le classe parmi les ennemis publics. Que Lionel Jospin ait été un honorable correspondant de la Ligue Communiste Révolutionnaire, formation d’extrême gauche dont les méthodes n’avaient rien à envier à celles du groupe Occident, cela n’entache en rien son image ; au contraire, cela lui donne un petit côté romantique.
Quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, Alain Madelin est un libéral dangereux. S’il défend les droits de l’homme en condamnant le régime chinois ou le régime vietnamien, on l’accuse de vouloir porter un coup bas au Président de la République qui reçoit, en grandes pompes, les dirigeants de ces pays. S’il émet une appréciation modérée sur le PACS ou s’il s’interroge sur le problème de la législation applicable en matière de consommation de cannabis, on le traitera sans ménagement de libertaire et de traître à sa cause alors qu’il se comporte en libéral dans le sens américain du terme. Considéré à droite comme un déviationniste, un marginal qui se complait à se mettre à dos ses électeurs, on considère, à gauche, qu’il abuse de la démagogie pour se construire une image respectable. Le libéral n’a pas le droit de sortir des sentiers battus. Il doit aimer l’argent, il doit promouvoir l’exploitation et être le défenseur du grand capital. Pour tous, le libéralisme et les libertés sont inconciliables tout comme le libéralisme et l’égalité. Qu’un homme politique connu, plusieurs fois ministre, ait osé appeler en France un parti Démocratie Libérale, il faut du courage, de la ténacité et avoir le dos large car il y a des jours où la croix du libéralisme doit être plus lourde à porter que celle que porta Jésus Christ.
A la vue des articles, des livres, des propos relayés par les journaux télévisés qui condamnent la mondialisation, le libéralisme, nous imaginons des citoyens tentant de résister à l’hégémonie libérale. José Bové parle de dictature libérale, de la domination sans partage du grand capital qui exploite les braves Français que nous sommes. Or, en France, combien de divisions possèdent les libéraux en l’an 2000. Moins que le pape en 1939 ! Nous imaginons que tous les grands barons du capitalisme français et mondial sont des affreux libéraux qui contrôlent les organes de presse, les chaînes de télévision, les radios, qu’ils sont épaulés par des centres de recherche puissants, des écoles et des universités privées. Or, rien de tout ça.
En matière de presse, le constat est simple et sans appel. Le Figaro est un journal légitimiste et conservateur. Le libéralisme fait peur à ses lecteurs de plus de 70 ans. Le Monde a la nostalgie de ses combats tiers-mondistes et est donc ultra-antilibéral à souhait. Le seul journal qui, de temps en temps, peut trouver Alain Madelin sympathique, c’est Libération, en particulier quand il défend les droits de l’homme. Il n’en demeure pas moins que Libération ouvre largement ses tribunes aux responsables d’associations antilibérales. Il reste les Echos mais à la sphère d’influence limitée.
Les télévisions ne sont guère plus libérales ; elles sont plutôt politiquement correctes. France 2, France 3, Arte, la Cinq, c’est le fameux service public cher à Vivane Forrester. Les chaînes privées qui firent l’objet par les intellectuels de gauche de véritables procès en sorcellerie, il y a, quelques années, ne sont pas, contrairement aux idées reçues les vecteurs de la pensée libérale. Les directions des chaînes de télévisions sont prudentes pour quinze ; elles connaissent trop bien les aléas de la politique, les effets des alternances. L’audiovisuel en France est né public et demeure très dépendant des pouvoirs publics. Canal Plus, c’est Vivendi, M6 c’est la Lyonnaise-Dumez, TF1 c’est Bouygues ; il y a une similitude entre ces trois groupes : les travaux publics, la distribution de l’eau, les services aux collectivités locales et le téléphone
Néanmoins, il n’y a pas lieu à dramatiser cette mainmise publique ou parapublique. L’influence des médias dans les élections est à relativiser ; on peut constater que depuis 1981 l’alternance est la règle et que l’appui des médias à un candidat n’est pas, loin de là, une garantie de victoire. Quoi qu’il en soit, les chaînes de télévision ne sont pas les grandes pourvoyeuses des idées libérales. José Bové le leader de la Confédération paysanne, le champion du roquefort et de la baguette est devenu le champion du passage en prime time sur TF1 ou France 2.
Le libéral au couteau entre les dents n’a pas plus l’appui des universités ; seule l’université Paris Dauphine est un refuge pour les libéraux. Le libéral ne dispose pas de relais tels qu’il en existe à l’étranger sous la forme de fondations ou d’instituts de recherche privés. Certes, il existe bien quelques clubs de réflexion mais qui réfléchissent à gauche, pour l’Etat et non pour le libéralisme.
Les chefs d’entreprise, le MEDEF, voilà les relais du libéralisme. Pas si sûr, le patronat a privilégié les relations avec l’Etat au détriment des relations avec les syndicats. Au nom d’un centralisme largement partagé en France, les chefs d’entreprise aidés en cela par la division syndicale ont choisi de dialoguer avec le sommet de l’Etat. Le fait que la France possède un très large secteur public et que les patrons soient issus pour un grand nombre d’entre eux de l’ENA ou de Polytechnique favorise le recours à l’Etat. La volonté du Président du MEDEF, Ernest Antoine Sellière, avec son concept de refondation sociale, constitue une nouveauté chez les patrons. En effet, pour la première fois, ils tentent avec les partenaires sociaux de redéfinir un système de protection sociale en dehors du giron tutélaire et hégémonique de l’Etat. Le refus du Gouvernement de Lionel Jospin d’avaliser l’accord sur l’UNEDIC élaboré en dehors des cabinets ministériels prouve que le Gouvernement s’oppose à l’auto-organisation de la société civile. L’évolution du MEDEF est une révolution, loin d’être achevée par ailleurs. Le patronat français est avant tout conservateur, protectionniste et quémandeur.
A lire la bonne presse des thuriféraires antilibéraux, Alain Madelin, le Président de Démocratie Libérale, serait accompagné d’une armée de millions de soldats prêts à imposer par les armes la mondialisation. Ces soldats, il aimerait bien les avoir à ses côtés, mais tel n’est pas le cas. La France avec ses cinq ou six millions de fonctionnaires, ses dépenses publiques qui absorbent plus de la moitié de la richesse nationale, ses milliers d’entreprises publiques, sa législation obèse, sa réglementation qui rendrait Kafka fou, n’est pas pour le moment la terre promise du libéralisme.
L’homme au couteau entre les dents a peu de troupes derrière lui mais il n’en demeure pas moins qu’il fait peur. Ce livre veut démontrer qu’une grande part de ces peurs sont avant tout des peurs millénaristes ou virtuelles et que les attaques contre le libéralisme reposent sur des non-sens, des lieux communs, des contre vérités. La dialectique anticapitaliste, anti-américaine primaire des années soixante/soixante-dix a été remise au goût du jour pour se muer en dialectique antimondialisation. Les acteurs sont les mêmes avec quelques rides en plus. Du Larzac au Mac Donald, les cibles changent mais non les idées et les hommes ou les femmes.
Si la France peine aujourd’hui, elle ne le doit pas aux excès de libéralisme mais plutôt au manque de libéralisme qui ne saurait être réduit évidemment à sa version purement économique. Le libéralisme ne signifie pas la suppression de l’Etat, de l’Etat providence, des prestations sociales, des allocations ; il n’est pas synonyme de « laisser faire, laisser aller ». Il n’est pas la formule polie pour mentionner la loi de la jungle. Non, le libéralisme rime avec primauté des contrats, avec subsidiarité, contre-pouvoirs, décentralisation, respect de l’individu dans le sens large du terme ce qui n’exclut pas l’égalité et la fraternité voire la solidarité. En retenant ces principes, au nom du libéralisme, les hommes et les femmes doivent essayer de régler les problèmes de la vie courante comme les problèmes économiques ou sociaux au niveau d’organisation le plus bas ; ce n’est qu’en cas d’impossibilité d’obtenir la solution la plus efficiente, c’est à dire la plus efficace au moindre coût, qu’il faut la rechercher à l’échelon supérieur. Le libéralisme associe la responsabilité, l’autonomie et l’efficacité. A la grande différence des collectivistes ou des socio-démocrates, le libéral considère que tout bien, toute prestation est rare et doit donc faire l’objet d’un prix qui témoigne de cette rareté qui ne peut être définie que par la confrontation de l’offre et de la demande.
Par le poids de notre tradition monarchique et jacobine, par notre goût des fausses querelles, par notre soif d’égalitarisme, tout nous pousse vers plus d’Etat, plus de protection, plus d’allocations. De la classe politique fonctionnarisée aux chefs d’entreprises prudents et étatistes en passant par le père de famille qui souhaite que ses enfants deviennent fonctionnaires, tous les José Bové et Viviane Forrester peuvent dormir tranquilles ; il n’y a pas de grand soir libéral en préparation et si on accuse Lionel Jospin de faire du libéralisme sans le dire, c’est qu’on aime à se faire peur le soir près de la cheminée. S’il y a complot, il faut le chercher du côté des anti-libéraux qui tentent de diaboliser à l’extrême la pensée libérale.
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