L’Etat et le Français, pour la mort et pour la vie
LE MARIAGE MILLENAIRE
Entre le Français et son Etat, il y a une communion ou plutôt un mariage qui dure depuis plus de mille ans, de Clovis à nos jours. Le Français s’assimile à son Etat. Il lui demande tout et n’importe quoi. Si ses enfants sont au chômage, c’est l’Etat, le fautif et c’est à l’Etat de leur trouver un emploi ou mieux de les embaucher. En 1997, le Gouvernement de Lionel Jospin l’a très bien compris avec la création de 350 000 emplois jeunes. Maladie, pollution atmosphérique, bruit, c’est toujours de la faute de l’Etat.
Le couple composé du Français et de l’Etat n’est pas sans histoire. Il s’agit d’un mariage orageux fait de disputes tumultueuses, d’incompréhensions et d’insatisfactions réciproques ; il n’en demeure pas moins que les liens résistent au temps, aux tromperies, aux scandales. Les augmentations d’impôt, la bureaucratisation, les erreurs, l’incurie des services publics, les grèves à répétition, les affaires n’ébranlent pas l’amour dont témoigne, au fond de lui, chaque Français vis à vis de l’Etat.
A chaque élection, les candidats qu’ils soient de droite ou de gauche ne s’y trompent pas. Ils promettent, pour l’emporter, plus d’emplois publics, plus de dépenses publiques, plus de crèches, plus de lits d’hôpitaux et non l’inverse.
Depuis mille ans, l’Etat résiste aux crises, aux révolutions, aux guerres, aux changements de régimes et aux scandales. Il est la Nation. Il est la France. Quand l’équipe de France de football gagne la coupe du monde ou le championnat d’Europe, c’est la France, c’est l’Etat représenté par ses deux têtes, le Président de la République et le Premier Ministre qui gagne.
Les erreurs de l’Etat, et elles sont fréquentes, sont vite pardonnées. Il suffit de changer un ministre, un directeur d’administration et tout est réglé. L’Etat, cette chose sans forme, est ainsi lavé, à peu de frais, de ses dysfonctionnements. On coupe un tout petit morceau et tout recommence… comme avant.
Le Français a transformé son Etat en divinité omnisciente. L’homme politique, en étant le représentant suprême, doit en être la déclinaison. L’énarque en est le symbole. Sa formation généraliste lui permet de répondre à tout et de faire illusion sans rien connaître en profondeur. Il est détesté par son côté prétentieux et inhumain, mais il est jugé indispensable. Les Français souhaitent la suppression de l’ENA mais ils ont déjà élu deux Présidents de la République ayant fait l’ENA, Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac. Cinq anciens élèves de l’ENA sont devenus Premier Ministre dont les trois derniers, Edouard Balladur, Alain Juppé et Lionel Jospin. L’ENA détestée car cette école est synonyme de réussite, d’élitisme, mots insupportables pour des Français égalitaristes et jaloux. Cette école est le vecteur de la technocratie froide mais indispensable pour former des élèves qui seront appelés à répondre aux souhaits les plus divers d’une population jamais sevrée d’Etat providence.
Même chez les libéraux, l’énarque a bonne presse. Les parlementaires de Démocratie Libérale ou de l’UDF aiment s’entourer de conseillers énarques. L’énarque rassure, il donne un statut. Avoir un énarque à son service signifie qu’on a des possibilités de faire carrière, d’être ministre, de devenir un chef…
Cet amour exclusif n’est pas sans excès. Ainsi, si la machine a un raté, c’est par nature une affaire d’Etat. Tout ou rien, une véritable passion à la Roméo et Juliette. Une inondation, une sécheresse, une tempête et, tout de suite, c’est la faute de l’Administration. En 1999 comme en 1910, l’Etat est responsable de la tempête et de la crue du siècle.
Le Français a le sentiment qu’il dispose d’une assurance tout risque avec l’Etat. Il ne comprend d’ailleurs pas lorsque l’assurance ne joue pas tout de suite. Une marée noire, des pêcheurs au chômage technique pour cause de mauvais temps, l’Etat doit payer tout de suite.
Nous sommes convaincus que cette chose bizarre peuplée de technocrates qui ont fait des études et qui se plaisent, dans chacun de leur discours, à prononcer les mots « intérêt général, service public » est toujours là pour résoudre les petits comme les grands soucis du quotidien. Dans ces conditions pourquoi, face à un événement, réfléchir, s’affairer et agir. Drogué des mots Etat providence, sécurité sociale, ANPE, RMI, allocations, prestations, aides, subventions, il ne voit pas pourquoi il devrait se prendre en charge. Payant beaucoup d’impôt, il attend en retour un service total, de la naissance à la mort, des études qui se doivent d’être égalitaires, gratuites à la retraite en passant par l’emploi, à vie de préférence. Assisté depuis des années, le Français ne peut qu’être effrayé par un monde qui fait de l’individu, maître de son destin, un héros. Il ne peut qu’être méfiant face à la mondialisation qui s’accompagne d’un recul des Etats sur les forces du grand capital.
Internet, start up, nouvelle économie restent encore des mots barbares pour la très grande majorité des Français. Au mois de juin 2000, moins de 10 % des Français pouvaient à domicile se connecter à Internet.
Dans le musée de la conscience collective, les chefs d’entreprise, les bâtisseurs d’empire industriel, les génies des services ne font pas recettes et quand c’est le cas, c’est pour peu de temps ; en revanche, les intellectuels subventionnés, les grands serviteurs de l’Etat, les ministres, ont le droit aux honneurs de la patrie. Pas de Rockefeller, pas de Ford, pas de Bill Gate en France. Lorsqu’une famille, un homme est à la base d’une grande entreprise, il se cache de peur d’être transformé en cible symbolisant tous les maux de la société moderne. Les familles Peugeot et Michelin en sont les meilleurs exemples. Vivons cachés pour ne pas avoir de problème avec l’Etat et ses partisans. Au Panthéon, inutile de chercher la tombe d’un chef d’entreprise, il risquerait de déplaire aux hommes politiques, aux intellectuels et aux chercheurs qui hantent ce noble lieu.
Quand un chef d’entreprise atteint le nirvana de la reconnaissance publique, vous pouvez être sûr qu’il a fréquenté à un moment ou à un autre la sphère publique. Jean-Marie Messier, le nouveau citizen Kane français a débuté sa carrière dans les fameux cabinets ministériels, il en est de même pour Michel Pébereau qui dirige la BNP ou de Louis Schweitzer, PDG de Renault.
Pour obtenir un succès littéraire, en France, il faut écrire un livre sur Napoléon, de Gaulle ou sur François Mitterrand : trois chefs d’Etat interventionnistes, deux généraux et un avocat qui a peu plaidé et qui a vécu la politique comme un métier et comme un art tout florentin. Ces trois hommes ont incarné une certaine idée de la France faite de puissance et d’orgueil. L’économie est tolérée et est, de temps en temps, favorisée car elle peut être un instrument de puissance.
Pour avoir porté haut les couleurs de l’Etat, nos grands hommes, surtout une fois morts, sont divinisés. Il n’est pas crucial que Napoléon fût le premier à appliquer le principe de la guerre totale et de l’extermination des peuples, que de Gaulle s’employa chèrement à faire de la France une illusion de puissance mondiale et que Mitterrand se prit pour le successeur du Roi soleil en mettant à sac les finances publiques ; ne l’appelait-on pas Dieu ce qui peut apparaître surprenant, voire saugrenu, pour un Président de la République socialiste et laïque à ses heures ?
L’Etat en France, toujours avec un grand E pour bien marquer qu’il domine sans partage sur notre vie, est une véritable exception. Etats-Unis, Allemagne, Royaume-Uni ne connaissent pas une telle centralisation, une telle glorification, un tel amour passionnel ainsi qu’une telle dépendance quasi psychologique de leur population vis à vis de l’Etat.
Pourquoi un tel engouement pour l’Etat, pourquoi la chose publique est-elle autant au centre de nos préoccupations et que la banalisation de la politique, plus de deux siècles après la révolution est en marche mais pas encore achevée ? Pourquoi la France a-t-elle retenu un mode de développement étatique ? Pourquoi les partenaires sociaux font de la figuration et ne sont que des appendices de l’Etat ?
Culture gauloise face à la culture romaine, culture latine face à la culture anglo-saxonne, culture catholique face à la culture protestante, mais surtout notre culture d’économie de guerre expliquent cette spécificité toute française. Depuis Versailles, tout tourne autour du soleil et peu importe qu’il s’appelle Louis XIV, de Gaulle ou Mitterrand, Chirac voire TF1.
Certes, au départ, il y a les circonstances ; au début du règne de Louis XIV, la fronde des seigneurs et le goût du roi pour le sport de l’époque, la guerre. Ces circonstances ont eu raison du libéralisme économique, des pouvoirs locaux et de tous les contre-pouvoirs.
Louis XIV, humilié lors de la fronde des grands féodaux, obligé de fuir le Louvre et de se réfugier dans le château mal chauffé de Saint Germain en Laye, n’a durant son long règne, eu comme objectif que de mettre au pas les grands seigneurs en les abêtissant à la Cour de Versailles. Menus plaisirs, repas fastueux, intrigues en tout genre, de telle façon que le Roi puisse s’occuper de sa passion sans être dérangé. Les siècles ont passé, la guerre ne fait plus recette mais les charmes de la Cour perdurent. Les gouvernements de droite ou de gauche n’achètent-ils le calme des députés de la majorité le mardi et le mercredi, en les conviant de ministères en ministères pour qu’ils puissent y déjeuner ou y dîner. La cour du pouvoir a résisté à toutes les révolutions et à tous les changements de régimes.
Pour les monarques qu’ils soient royaux ou républicains, l’intendance doit suivre. La France ne saurait se conduire à la bourse ou dans les conseils d’administration des grandes entreprises privées. La France est une grande puissance qui ne doit rien aux marchands, aux épiciers, aux comptables et aux banquiers du secteur privé. La France, c’est sa diplomatie, ses armées qui défilent toujours sur les Champs Elysées pour le 14 juillet comme au bon vieux temps de la guerre froide. La fête nationale est une fête militaire.
Si Colbert a créé de grandes entreprises nationales, s’il a développé une administration de professionnels, c’est à la fois pour servir l’objectif de politique intérieure du Roi soleil, la vassalisation des seigneurs et pour servir sa passion de la guerre
La mise au pas et le rapatriement à la Cour de Versailles des grands féodaux provinciaux ont conduit à la destruction des structures locales et ont permis la centralisation des pouvoirs. L’encadrement des assemblées de Province, l’instauration de représentants nommés par le pouvoir central ont empêché, ce qui était l’objectif recherché, la naissance de contre-pouvoirs. Les jacobins et Napoléon ne feront que parachever le chantier de Louis XIV.
Colbert a été le premier grand keynésien de l’histoire économique afin de satisfaire Louis XIV qui souhaitait que son règne fasse pâlir de jalousie l’ensemble des cours européennes. Pressé par le temps et devant faire face à une économie de pénurie, Colbert est devenu, certainement malgré lui, le premier grand interventionniste de l’histoire moderne. La succession d’hivers froids, de 1687 à 1700, les plus froids jamais observés depuis le XVIIème siècle jusqu’à nos jours, a provoqué une ère de misère, de disette qui ne justifiait pas, en soi, le recours à un mode de développement étatique. Les voisins de la France ont également été confrontés à cette petite période de glaciation ; ils n’ont pas pour autant adopté un mode de développement centralisé. Certes, nos querelles intestines, notre désorganisation traditionnelle ne facilitaient pas la résorption de ce type de crise. En 1976, une grande sécheresse, en 1999, une grosse tempête ; même cause ou presque et même effet…
Mais au-delà des conditions climatiques et politiques, il y a eu, sous le règne de Louis XIV, des guerres continuelles aux coûts astronomiques. Pour faire face aux besoins incessants des armées, les autorités ont mis en place une économie de guerre captant une part importante des richesses. L’isolement de la France, le blocus commercial imposé par les Hollandais et les Anglais ont conduit le Roi et ses conseillers à opter pour un développement autarcique et centralisé.
Colbert n’a jamais masqué ses intentions. Ainsi, en 1663 dans une lettre à Mazarin, il indiquait que l’action économique du Roi avait pour objectifs « de restituer à la France le transport maritime des produits, de développer ses colonies, de supprimer tous les intermédiaires entre la France et l’Inde et de développer la marine militaire pour protéger la marine marchande ».
Cette volonté de puissance et de contrôle du commerce trouva son illustration dans la fondation de la Compagnie des Indes occidentales, de la Compagnie des Indes orientales, de la Compagnie du Nord et de la Compagnie du Levant. Colbert tenta d’attirer les capitaux privés à s’investir dans ces grandes compagnies chargées de faire du commerce dans les zones géographiques qui leur étaient concédées et le cas échéant de gérer par délégation des colonies. Les capitaux privés ne se précipitèrent pas pour participer à cette expérience d’économie mixte avant l’heure. Les grandes compagnies de commerce françaises firent banqueroute à partir du moment où les subventions de l’Etat cessèrent. Les compagnies hollandaises et anglaises conservèrent, en revanche, sans problème leur position. Dès le XVIIème siècle, l’économie mixte avait démontré son inefficacité.
Le colbertisme prit également la forme d’un protectionnisme qui n’eut comme résultat que l’adoption par les puissances étrangères de mesures de rétorsion. Ainsi, si les tarifs douaniers de 1664 à 1667 permirent dans un premier temps le développement de la draperie normande et picarde et la chute des importations d’origine hollandaise et britannique, les Anglais réagirent en n’achetant plus de toiles bretonnes. Augmentation des prix, industrie bretonne sinistrée, plus de trois siècles plus tard, il est pourtant toujours difficile de faire admettre les dangers du protectionnisme. Le Colbertisme accentua le retard français dans le domaine de l’industrie en freinant l’initiative, la concurrence et donc le progrès. Référence obligée pour les jacobins, les partisans de la politique industrielle et les affinociados de la toute puissance étatique, Colbert a un maigre bilan à présenter sur le plan économique. Il a réussi à faire illusion durant le règne du Roi Soleil ; les successeurs eurent à payer les factures.
Mais, une fois le pli du dirigisme et de l’étatisation pris, il est difficile de s’en défaire d’autant plus que la France a durant près de trois siècles vécu en état de guerre quasi-permanent. Ainsi, un rapide retour en arrière montre que de 1610 à 1715, la France a connu 49 années de guerre, de 1715 à 1789, 21 années de guerre ; de 1789 à 1815, 20 ; de 1815 à 1918, 7 et de 1918 à 1945, 6 années de guerre. Pour être exhaustif, il faut ajouter les années de guerre coloniales tant pour la conquête que pour la perte des colonies, guerres qui occupèrent les troupes et le pays durant les années de paix sur le continent européen. Elles servirent d’expiatoires, après de lourdes défaites ou après les désillusions provoquées par de mauvaises paix. Il en fut ainsi après la défaite de 1870. Après la seconde guerre mondiale, pour démontrer à tous que la France demeurait, malgré la terrible débâcle de 1940, une grande puissance, les gouvernements de la IVème tentèrent de conserver par tous les moyens un empire colonial déjà mort.
La rivalité Est/ouest de 1945 à 1989 donna la guerre froide, la guerre impossible mais toujours présente dans tous les esprits. La France se devait d’avoir ses sous-marins, ses porte-avions, sa bombe A puis H toujours au nom de la puissance, de son statut et de son rang.
Guerres voulues ou refusées, elles étaient une donnée qui se transmettait de génération en génération. Il y a cent ans, les Français avaient les yeux rivés sur la ligne bleue des Vosges et n’avaient comme souhait que de récupérer l’Alsace et la Lorraine. De 1918 à 1939, une trêve dans le grand conflit du XXème siècle, une trêve entre deux boucheries ; les Français ne veulent plus de guerre et rêvent de créer un sanctuaire derrière la ligne Maginot, mais les Allemands ne veulent entendre parler que de revanche. De 1945 à 1989, les Français ont dû accepter la disparition de leur empire colonial chèrement constitué au XIXème siècle, la domination américaine et la menace de l’URSS, la guerre froide, la peur de l’invasion soviétique. Pour se faire peur, aux 20 heures, les journalistes, les hommes politiques non communistes racontaient que les chars de l’armée rouge pouvaient en vingt quatre heures occuper Paris. Tout ceci semble aujourd’hui bien puériles ; tout cela semble appartenir à une autre époque. Pourtant, c’était les années soixante, les années soixante-dix, les années quatre-vingt. Durant ces décennies, mois après mois, sur un planisphère, on mettait alors des drapeaux rouges sur les territoires passant sous contrôle plus ou moins direct de Moscou : Cuba, Nicaragua, Afghanistan, Ethiopie, Yémen, Angola, Mozambique, Madagascar …
Des guerres de Louis XIV aux guerres révolutionnaires et napoléoniennes, des trois guerres franco-allemandes aux conquêtes coloniales, des guerres de décolonisation à la guerre froide, l’Etat a trouvé un terreau idéal pour organiser, diriger et tout faire. Préparer la guerre suivante, reconstruire, créer un sanctuaire avec la ligne Maginot entre les deux guerres mondiales ou avec la bombe atomique après 1945, développer les infrastructures, nationaliser les secteurs clefs de l’économie, imposer aux partenaires sociaux la sécurité sociale, la durée du temps de travail, la durée des congés, la largeur des routes, des autoroutes, contrôler les fréquences radio, hertziennes….
L’économie, le marché, les entreprises, les salariés étaient, en France, au service de la guerre toujours possible, au service de la nation, c’est à dire de l’Etat qui s’invitait partout, du matin au soir, au travail jusqu’à domicile. Impossible d’échapper à sa tutelle. Du prix de la baguette au prix du café au bistrot du coin, de l’implantation d’une usine à une aide pour planter des vignes, du nombre de jours de congés à la fixation du salaire minimum, l’Etat réglait notre quotidien un peu comme la prière règle la vie des séminaristes afin qu’ils ne soient pas tentés par le pêché ou un peu comme le règlement ordonne la vie des militaires afin que l’attente de la guerre future soit planifiée.
En matière économique, le protectionnisme qui, jusqu’à l’avènement du Marché commun européen, à la fin des années cinquante, constitua une donnée permanente de la politique des Gouvernements, si l’on excepte quelques intermèdes, le plus célèbre étant celui du Second Empire avec la signature de plusieurs traités de libre échange, a pour objectif, certes, de protéger quelques secteurs d’activité de la concurrence mais aussi de favoriser le commerce entre la France métropolitaine et ses colonies. Pour bien marquer la connotation de ce protectionnisme, on parlait de défendre des secteurs stratégiques, indispensables à la sécurité du pays. Résultat des courses, la France et ses colonies ont pris du retard… Ce goût prononcé pour le protectionnisme qui fit de Méline un héros avec l’adoption de ses fameux tarifs douaniers avait bien évidemment un objectif militaire : éviter que la France soit dépendante d’une source d’approvisionnement extérieur. Cet argument d’indépendance nationale fut repris lors du développement du programme électronucléaire dans les années soixante-dix. Ce n’était pas le bas prix de cette énergie, ce n’était pas les faibles rejets de gaz carbonique, ou le caractère abondant de l’uranium qui étaient mis en avant, c’était l’indépendance vis à vis des grandes multinationales américaines, vis à vis des pays arabes, vis à vis du Royaume-Uni qui en tant que perfide Albion dispose de réserves pétrolières dans la mer du Nord. De même, lors des privatisations menées de 1986 à 1988, l’Etat conservait, à travers la possession d’une action dite en or, la possibilité de s’opposer à toute restructuration ultérieure du capital des entreprises passées dans le secteur privé. Toujours le souci de la protection des grands intérêts nationaux et toujours la méfiance vis à vis des actionnaires privés…
Mutilée, à maintes reprises, par de multiples invasions, affaiblie économiquement et moralement par les guerres et les défaites, la France s’est donnée à son Etat pour le meilleur et pour le pire. Tous les dix, vingt ou trente ans, il fallait donner son sang pour la survie de la Patrie. Il y avait une sorte de fatalité. Partir à l’armée, c’était devenir homme, c’était un rituel accepté de tous. Le service militaire symbolisait le lien entre le peuple, l’Etat et la guerre. Sa suppression marque la fin d’une période ; elle traduit l’entrée véritable dans l’après guerre froide et la fin du tout militaire.
De siècle en siècle, en contrepartie du don de leur personne, de leur silence, les Français exigent un Etat protecteur de la concurrence étrangère, de la mondialisation, des Anglais, des Américains, des Allemands ; un Etat réparateur des dommages de guerre, réparateur des dommages causés par des inondations ou des tempêtes ; un Etat distributeur de pensions aux victimes de guerre, distributeur d’allocations, distributeur de prestations en tout genre. Après avoir beaucoup demandé à ses citoyens durant les conflits militaires, les Gouvernements étaient contraints d’offrir quelques compensations. Il est frappant de constater que les avancées sociales épousent les conflits militaires. 1871/1884 pour la reconnaissance des syndicats ; 1918 pour les premières grandes lois sociales ; 1945 pour l’avènement de la Sécurité sociale moderne.
Ce recours perpétuel au sein protecteur de l’Etat lorsqu’un problème survient surprend nos voisins. Un Américain est, ainsi, toujours étonné qu’en France après une catastrophe naturelle, on s’adresse à l’Etat avant de prendre un marteau et des planches pour réparer.
Depuis Louis XIV et jusqu’en 1989, les périodes de paix étaient des décalques des périodes de guerre. Pendant les conflits, les autorités organisent la production pour le plus grand profit de l’armée, en période de paix, ils continuent de gérer comme si le pays était en guerre mais avec un objectif de développement économique et social. Il faut, à ce titre, souligner que les Ministres recourent, lorsqu’ils évoquent les questions économiques et sociales, des expressions empruntées au langage militaire. Ainsi, à partir des années soixante-dix, les Ministres parlent de guerre économique, d’emplois supprimés, les salariés sont assimilés à des militaires qui meurent sur le front de l’économie. A coups de milliards de francs, l’Etat tente de créer des forteresses protégées de la compétition internationale. Ce fut la sidérurgie, ce fut le textile, ce fut la machine outil. Ces forteresses connurent le même succès que la ligne Maginot en 1940, des milliards de francs de francs furent ainsi dépensés en pure perte. Il arrive qui plus est que le symbole économique rencontre un symbole guerrier. Les magnétoscopes japonais jugés indésirables au début des années quatre-vingt sont entreposés à Poitiers en souvenir de l’arrêt des Arabes dans cette ville.
De l’après seconde guerre mondiale aux débuts des années quatre-vingt, les gouvernements qu’ils soient de droite ou de gauche ont joué à l’économie dirigée, le recours au plan, mais aussi les nationalisations et son inverse les privatisations, le mécano industriel, les subventions, les aides, les crédits bonifiés, les primes d’aménagement du territoire, les exonérations fiscales temporaires et conditionnées à la réalisation de certains objectifs, tout a été essayé pour permettre à l’Etat de prouver sa puissance et aux fonctionnaires leur utilité. La planification qui passa sans dommage de la IVème à la Vème République fut le symbole même de cette France dont l’économie est en guerre. Le pouvoir et plus largement l’administration centrale orientaient les investissements, fixaient la liste des secteurs jugés prioritaires comme en temps de guerre. Le plan ne remplaçait pas le marché mais il l’enserrait voire l’étouffait. La planification à la française est morte avec l’arrivée de la gauche en 1981 qui en voulant la réactiver lui a provoqué une embolie. L’administration et la gauche ont compris à leurs dépens que dans une économie complexe comportant un nombre incalculable de secteurs, d’acteurs, de biens et de produits, la centralisation économique était une impasse.
Mais, si l’ère de la planification est révolue, si l’ère des nationalisations appartient à l’âge de Neandertal, il n’en demeure pas moins que l’Etat a conservé des moyens puissants d’intervention.
Pour la première fois depuis le XVIIème siècle, la France est, depuis la chute de l’Empire soviétique, en état de paix si l’on excepte les deux conflits dans le Golfe et en Yougoslavie. Cette période de paix qui s’est déjà traduite par l’abandon du service militaire et la diminution du budget de la défense n’est pas certainement sans lien avec le développement rapide d’Internet et la mondialisation. Dans un monde sans conflit global, la circulation de l’information et des capitaux perd sa connotation militaire. La libération des fréquences par les armées, l’autorisation du codage à des fins privées sont les purs produits de cette ère de paix. Les secrets militaires cèdent la place à une compétition commerciale acharnée.
La fin de la guerre froide a porté un coup fatal à l’économie de guerre. La mondialisation, l’enfant de la chute du mur de Berlin, a sonné le glas de l’économie dirigée et de l’économie centralisée. La Russie, les pays en voie de développement ayant opté pour la planification et même le Japon qui à la sortie de la seconde guerre mondiale s’était reconstruit selon une méthode toute militaire connaissent de sérieuses crises d’adaptation.
De Colbert à aujourd’hui, la France a souvent raté ses rendez-vous avec l’économie. La révolution française, les guerres napoléoniennes ralentissent l’éclosion de la première révolution industrielle, la frénésie de conquêtes coloniales, la première guerre mondiale, les tourments de l’entre-deux guerre mondiale faillirent asphyxier l’économie française. Enfin, la France a tardé à prendre le train de la révolution des nouvelles techniques d’information et de communication en préférant le dirigisme, la sociale démocratie et en étant minée par l’instabilité des majorités et le niveau prohibitif de l’argent dans les années quatre-vingt-dix. Les Français aiment la course à handicaps ; ils ne partent jamais en tête pour les révolutions économiques. Conservateurs dans l’âme, amoureux de l’ordre ancien et des droits acquis, les Français hésitent toujours à épouser la modernité. Dans ces conditions et compte-tenu de nos faiblesses et de notre mauvaise volonté légendaire, il est assez extraordinaire que la France demeure encore la quatrième ou la cinquième puissance du monde. Malgré nos impôts, nos charges, notre goût immodéré pour la bureaucratie tatillonne, notre sens de la querelle, notre capacité exceptionnelle à l’autodénigrement, la France reste une puissance de premier plan. Il faut que notre fond de commerce soit bon et que nos atouts soient immenses. La position géographique, le patrimoine, la culture, le bon niveau de formation permettent, jusqu’à maintenant, de compenser tous nos travers.
Les sirènes du conformisme et du repli sur soi hantent notre histoire. De Colbert à Méline, de Méline à Jean-Pierre Chevènement, de Le Pen à Charles Pasqua, les partisans de la sanctuarisation sont nombreux. Ils ont leurs relais au sein du pouvoir, au sein des milieux économiques, au sein des intellectuels, au sein des médias. Face aux mutations, face aux bouleversements économiques, nombreux sont ceux en France qui demandent que l’on donne du temps au temps, que l’on tente de ralentir le cours de l’histoire. Les Français espèrent avoir le beurre et l’argent du beurre, c’est à dire bénéficier des avantages du progrès sans en avoir les inconvénients, sans que leurs habitudes soient modifiées. Plus souvent que l’on ne croit, patronat, syndicats et pouvoirs en place sont unis et défendent avec des mots certes différents la même cause : le statu-quo. La France ne bouge que par secousses. Les révolutions doivent se faire depuis celle de 1789 toujours dans le sang. Les adaptations sont sévères et sont toujours initiées par le sommet car le terreau local a été anesthésié ; Napoléon III et De Gaulle ont fait entrer la France dans la modernité de leur époque. Le changement de millénaire ne s’accompagne pas d’un grand homme. Nous n’avons pas comme en Espagne d’Aznar qui a su réconcilier définitivement les Espagnols avec la démocratie et l’économie de marché, nous n’avons pas d’Helmut Kohl qui a su contre l’avis de tous réussir la réunification, nous n’avons pas de Margaret Thatcher qui a su mettre un terme au déclin du Royaume-Uni. Nous n’avons pas de Tony Blair qui a su réconcilier les travaillistes anglais avec le libéralisme. Pour la première fois de notre histoire, parviendrons-nous, certes avec un peu de retard à l’allumage, mener notre révolution économique sans avoir recours à un homme providentiel ?
La vie politique française serait-elle en voie de banalisation ? La politique quitte-t-elle le devant de la scène ? La disparition des émissions politiques à la télévision et à la radio constitue-t-elle la preuve de ce déclin ? L’homme politique est-il le dinosaure des temps modernes ? La politique française s’alignerait-elle sur celle de ses principaux partenaires occidentaux ? La fin du conflit idéologique droite/gauche, la fin de la peur du communisme ont porté atteintes à la domination du politique en France sur la société civile qui depuis 1990 s’est émancipée. La France a vécu durant deux siècles au rythme du politique avec une succession d’évènements : guerres bien évidemment, coloniales et non coloniales, crises institutionnelles, crises gouvernementales, conflits sociaux à répétition, crises étudiantes…. Ces crises à répétition servaient d’essence aux politiques qui y trouvaient la justification de leur rôle. Tout à la fois pyromanes et pompiers, ils étaient au cœur de la vie de la cité.
En période de paix, à l’ère de la mondialisation économique, la vie des citoyens ne s’organise plus dans les bureaux de l’Elysées ou dans les bureaux des Ministères parisiens. En l’an 2000, l’ENA attire de moins en moins de candidats pour le concours autrefois considéré comme le plus difficile de France. Les meilleurs étudiants ne choisissent plus, à la fin de leurs études, l’Etat comme débouchés car ils ont compris que le pouvoir ne résidait plus dans les palais nationaux. De même, la politique n’attire plus les premiers de la classe. Dans les années soixante-dix, les premiers de l’ENA choisissaient les grands corps, le Conseil d’Etat, la Cour des Comptes, l’Inspection Générale des Finances pour très rapidement faire de la politique. Laurent Fabius, François Hollande, François d’Aubert, Alain Juppé, Hervé de Charrette représentent la génération du tout politique, génération qui n’a pas de relève. Comme l’a souligné avec justesse Valéry Giscard d’Estaing dans son livre « les Français, réflexions sur le destin d’un peuple », les éléments les plus brillants des jeunes générations ne font plus carrière en politique ; ils préfèrent le monde de l’entreprise, les start-up ou les médias. La politique disparaît sur la pointe des pieds et en faisant un peu de résistance du devant de la scène. Les grandes émissions politiques à la télévision se font rares. Plus d’« Heure de Vérité » qui était un véritable grand oral durant lequel l’homme politique devait répondre à toute une série de questions sur de multiples sujets comme s’il était un étudiant, plus de « questions à domicile », plus de « sept sur sept », maintenant la politique est renvoyée en fin de soirée. Et si les politiques veulent passer aux heures de grande écoute, ils doivent faire dans le show biz et cohabiter avec les stars de la chanson et du cinéma.
Cette normalisation, cet alignement peuvent-ils se réaliser sans secousse, sans crise ? La France peut-elle conserver ses spécificités, sa centralisation jacobine, son administration pléthorique, sa réglementation tatillonne dans un monde en mouvement rapide qui privilégie les structures légères et flexibles ?
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