Les banques centrales face à des choix cornéliens

30/04/2022, classé dans

Les banques centrales ont comme objectif de veiller à la stabilité des prix. Avec la mise en œuvre de politiques monétaristes au milieu des années 1980, dans un contexte de modération salariale en lien avec une concurrence accrue et un chômage élevé, elles ont rempli cette mission sans trop de peine. De la crise financière à la crise sanitaire, la menace n’était pas l’inflation et la déflation d’où la mise en œuvre de politiques monétaires dites non conventionnelles. Ces politiques reposant sur des taux directeurs faibles et des rachats d’obligations ont abouti au gonflement des bilans des banques centrales. Certains économistes regroupés notamment sous la bannière de la théorie monétaire moderne estimaient que les Etats pouvaient créer autant de monnaie qu’ils le souhaitaient du fait de la disparition de l’inflation. Depuis le milieu de l’année 2021, le contexte a changé ; l’inflation est de retour. Dans un contexte d’abondantes liquidités, elle est née des à-coups sur l’offre et la demande provoqués par la crise sanitaire. La guerre en Ukraine a amplifié ce processus en surajoutant des chocs d’offre (énergie, matières premières, produits agricoles et certains biens intermédiaires). L’éclatement des chaines de valeur entraîne des ondes de choc sur l’ensemble de la planète. L’inflation se diffuse ainsi à grande vitesse.

Depuis plusieurs mois, les banques centrales semblent courir après l’inflation. Dans un premier temps, en 2021, elles ont considéré qu’elle serait éphémère et qu’elle n’était pas une source de déstabilisation de l’économie. Au début de l’année, elles ont dû convenir que sa décrue serait plus longue que prévu à intervenir. Avec la crise en Ukraine, elles sont contraintes de changer leur discours et leur politique. Si depuis des années, les banques centrales étaient louées pour leur professionnalisme et leur sens de l’anticipation, elles apparaissent démunies ou paralysée face à la situation. Elles sont dans les faits placés entre l’enclume et le marteau. Elles doivent lutter contre l’installation d’une spirale inflationniste tout en ne cassant pas la croissance renaissante et en veillant à ne pas provoquer une crise financière en lien avec le surendettement d’un certain nombre d’acteurs dont, en premier lieu, les Etats.

L’inflation est en forte hausse dans de nombreux pays. En rythme annuel, elle a atteint, en mars, 8,5 % aux Etats-Unis, 15,6 % en Lituanie, 11,9 % aux Pays-Bas, 9,8 % en Espagne, 8,3 % en Belgique, 7,3 % en Allemagne ou 5,1 % en France. Pour de nombreux pays, il faut remonter au début des années 1980, après le second choc pétrolier, pour retrouver des taux plus élevés.

Face à l’inflation, les gouvernements mettent en œuvre des politiques d’accompagnement par crainte d’une montée des tensions sociales. En France, un bouclier tarifaire a été introduit avec un blocage des prix de l’électricité et des ristournes pour l’essence. Au mois d’avril 2022, près d’un cinquième des Américains déclarent que l’inflation est le problème le plus important du pays ; le président Joe Biden a puisé dans les réserves stratégiques pour tenter de réduire le prix du pétrole.

Tous les pays ne sont pas dans la même situation. Les Etats-Unis bénéficient d’une relative indépendance énergétique grâce au pétole et au gaz de schiste, à la différence de l’Europe qui est sous la menace d’un embargo. Or, l’inflation sous-jacente aux Etats-Unis est deux fois plus élevée qu’en Europe. Cet écart serait la conséquence d’une transmission aux salaires de la hausse des prix et de marchés peu concurrentiels.

L’économie américaine serait dans les faits en surchauffe après l’adoption de plusieurs plans de relance dont celui de Joe Biden de mars 2021 portant sur 1900 milliards de dollars. Au total, aux Etats-Unis, les plans de relance représentent 25 % du PIB. Il apparaît de plus en plus qu’ils sont excessifs au vu de l’état de l’économie. La crise sanitaire n’a provoqué qu’un arrêt sur image sans entraîné de casse dans l’outil de production. Les ménages ont, grâce aux aides, accumulé de l’épargne qui constitue un réservoir pour la demande. Les plans de relance ont abouti au maintien intact de l’épargne covid ; en revanche, celle-ci sera rongée par l’inflation. La Banque centrale américaine a tardé à utiliser l’arme des taux pour refroidir l’économie. Ce retard rend plus complexe et long le retour au taux cible des 2 %. A la différence de l’Europe où la hausse des prix est à 75 % issues de l’augmentation des cours de l’énergie et des matières premières, l’inflation américaine s’autoalimente. Le retard dans la prise de décision est certainement imputable à la longue période de faible inflation que les pays occidentaux ont connu pendant près de 40 ans. Ce retard s’explique également par les objectifs contradictoires que les banques centrales doivent poursuivre :  l’inflation, l’emploi, la solvabilité des acteurs économiques, la transition énergétique, la surveillance des cryptoactifs, etc. L’augmentation de la base monétaire confère une responsabilité importante aux banques centrales qui sont amenées à suppléer l’absence de marges de manœuvre des Etats. La BCE et la FED ont, en 2020 et 2021, admis que l’inflation en temps réel ne pouvait pas être le seul critère à prendre en compte. En septembre 2020, la banque centrale américaine a codifié ses nouvelles règles en promettant de ne pas augmenter les taux d’intérêt tant que l’emploi n’aurait pas déjà atteint son niveau maximal durable. Quand l’inflation est devenue manifeste, la banque centrale américaine a annoncé, dans un premier temps, des hausses homéopathiques avec un objectif fixé à 2,75 %. Or, avec une inflation sous-jacente de plus de 3 %, les taux devraient être de 5 à 6 %. La FED ne se résout pas à augmenter fortement ses taux directeurs car elle ne veut pas provoquer une grave récession, sachant que le PIB américain a reculé de 1,4 % au premier trimestre. Au cours des 60 dernières années, la Fed n’a réussi qu’à trois reprises à ralentir de manière significative l’économie américaine sans provoquer de ralentissement. Elle ne l’a jamais fait, ayant laissé l’inflation monter aussi haut qu’elle l’est actuellement.

La hausse des taux américains risque d’avoir des effets en chaine non négligeables. Des capitaux étrangers et notamment en provenance des pays émergents devraient être investis sur le marché américain, provoquant des hausses de taux dans ces pays et des variations de change. Ces mouvements seront accrus en cas de ralentissement de l’économie mondiale. Afin d’éviter une déstabilisation de l’économie mondiale, des économistes préconisent une inflation plus élevée, inflation qui amènera à une hausse des taux longs de manière naturelle et qui diminuera la valeur réelle des dettes. Une telle politique nuirait évidemment aux épargnants investis en produits de taux. Une inflation de 4 % au lieu de 2 % élimerait la valeur des emprunts de l’Etat américain dont 4000 milliards de dollars sont détenus par des investisseurs étrangers de 18 %. L’inconvénient d’un laisser-aller monétaire serait une perte de crédibilité de la monnaie avec, en parallèle, l’essor des cryptomonnaies. Face à ces risques, les banques centrales et les Etats espèrent un assagissement de l’inflation avec la normalisation des marchés de l’énergie.

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