Le retour du risque géopolitique

05/03/2022, classé dans

Depuis la fin de la guerre froide voire depuis le milieu des années 1980, les investisseurs ont relégué au second plan les tensions internationales. La chute de l’URSS, la conversion de la Chine à l’économie de marché et la mondialisation les ont peu à peu confortés dans l’idée que la géopolitique avait désormais peu de conséquences sur la valeur des entreprises. Les attentats du 11 septembre 2001 ont créé un choc financier en raison, en premier lieu, de leur proximité de Wall Street.  Pour autant, sur la durée les répercussions boursières ont été relativement faibles. Entreprises et investisseurs ont alors estimé que les conséquences économiques seraient contenues, et ont prêté une attention toute relative à la lutte que se mènent la Chine et l’Amérique, à la montée des dirigeants populistes en Amérique latine ou encore aux tensions au Moyen-Orient. Ainsi, ni les démêlés avec l’Iran ni la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis n’ont donné lieu à de véritables inflexions sur les marchés.

Avec l’invasion de l’Ukraine, ce schéma pourrait voler en éclats au motif qu’elle pourrait entraîner l’isolement de la 11e économie mondiale qui est en outre l’un des plus grands producteurs de matières premières. Jamais, depuis 1945, en-dehors des guerres concernant les États issus de la décomposition de la Yougoslavie, une guerre n’avait concerné deux États européens internationalement reconnus, sachant que la Russie est membre à l’ONU du Conseil de sécurité. Il faut remonter aux pires années de la guerre froide pour avoir un même niveau de tension. Cette crise dépasse, en raison du nombre de morts, celle provoquée en 1948 par le blocus de Berlin ou celle liée à la construction du mur de la même ville en 1961 et qui fut alors suivie par la crise des missiles de Cuba en 1962. Ces différents évènements avaient abouti ou conforté la partition du monde. Les implications économiques furent certainement moins importantes que celles que pourrait générer l’invasion de l’Ukraine.

Les incidences mondiales immédiates seront une inflation plus élevée, une croissance plus faible et une certaine perturbation des marchés financiers à mesure que des sanctions plus sévères s’imposeront. Les retombées à plus long terme seront un nouvel affaiblissement du système de chaînes d’approvisionnement mondialisées et de marchés financiers intégrés qui a dominé l’économie mondiale depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991.

Depuis le deuxième choc pétrolier, les pays occidentaux n’ont pas été confrontés à une aussi brusque élévation des cours de l’énergie, des matières premières et des produits agricoles. Le baril de pétrole a certes connu des hausses importantes en 2007 et en 2014 mais ces dernières étaient étalées dans le temps. Le choc énergétique de 2022 marque d’autant plus les esprits qu’il met aux prises la Russie, c’est-à-dire l’un des trois plus importants producteurs de pétrole et de gaz au monde. La Russie est, par ailleurs, un fournisseur clé de métaux industriels tels que le nickel, l’aluminium et le palladium. La Russie et l’Ukraine sont toutes deux d’importants exportateurs de blé, tandis que la Russie et la Biélorussie sont des producteurs notables de potasse, un intrant essentiel pour l’agriculture. Le prix du baril de pétrole Brent a franchi la barre des 100 dollars dès le début de l’intervention russe et le cours du gaz en Europe a augmenté de 30 %. Plusieurs pays d’Europe, à commencer par l’Allemagne, dépendent massivement du gaz russe. L’arrêt de l’approvisionnement serait extrêmement délicat à gérer avec, à la clef, un risque de pénurie. L’approvisionnement en matières premières pourrait être remis en cause de deux manières. Les livraisons pourraient être interrompues si des infrastructures physiques telles que des gazoducs ou des ports de la mer Noire sont détruits. Elles pourraient également être remises en cause par les sanctions et contre-sanctions. Jusqu’à présent, les deux camps se sont montrés réticents à militariser le commerce de l’énergie et des matières premières qui s’est également poursuivi tout au long de la guerre froide. Les sanctions après l’invasion de la Crimée n’ont pas empêché la signature de contrats portant sur le gaz et le pétrole. La décision d’ExxonMobil ou de Shell de sortir de Russie constitue une première. La mise en sommeil du gazoduc « Nord Stream 2 », par l’Allemagne, le 22 février dernier, est symbolique car il n’était pas en état de fonctionner. Les sanctions occidentales, même si elles n’aboutissent pas à l’interdiction des achats de gaz et de pétrole, pourraient à termes peser sur la production du fait des difficultés que rencontrera la Russie pour moderniser ses équipements. Cette dernière pourrait aussi riposter en privilégiant des clients dont les pays ne l’ont pas condamnée. Les Occidentaux espèrent que les pays arabes compensent en partie la Russie. Pour le moment, ces pays se montrent réticents. Depuis des années, ils ont noué des accords avec la Russie leur permettant de réguler le prix du pétrole. Ils ne souhaitent pas créer une crise avec ce pays certes non-membre de l’OPEP mais qui est associé à ses travaux. Par ailleurs, la hausse des cours compense le manque à gagner encaissé durant la crise sanitaire.

Si l’Occident est exposé au risque énergétique, la Russie l’est en matière technologique. Les États-Unis peuvent imposer des sanctions du même type que celles infligées à Huawei aux entreprises technologiques russes. Ils pourraient ainsi limiter leur accès aux semi-conducteurs et aux logiciels de pointe. Ils ont également la possibilité de couper l’accès à Internet. Certaines entreprises de la sphère digitale comme Apple ou Google ont dors-déjà réduit leurs services à destination de la Russie.

Les pays occidentaux  comptent sur les sanctions financières pour mettre en difficulté la Russie. Ce pays peut néanmoins s’appuyer sur d’importantes réserves en devises et sur ses fonds souverains. Il dispose de quelques mois voire d’un an de marges. Cependant, avec l’inflation et la dépréciation du rouble, les réserves accumulées ont tendance à s’évaporer rapidement. La volonté des Occidentaux est de réduire au maximum les flux financiers entrant et sortant du pays. Pour faire face à ce risque, la Russie a cherché depuis 2014 à isoler son économie de la zone dollar. La part de ses échanges libellés en devise américaine a baissé ces cinq dernières années. La Russie devra se tourner davantage vers la Chine pour ses besoins financiers. Si en 2014, 97 % des échanges entre ces deux pays s’effectuaient en dollars, ce taux n’était plus que de 33 % en 2021. La décision d’exclure du réseau SWIFT plusieurs banques russes pourrait freiner également les flux financiers et les échanges. L’acronyme SWIFT pour Society Worldwide Interbank Financial Telecommunication est une société installée en Belgique qui gère un  système international de transmission sécurisé des données bancaires. Ce système permet aux établissements financiers d’échanger en toute sécurité des données concernant des opérations interbancaires. Ces communications sont notamment indispensables pour le paiement des importations. Deux pays sont actuellement exclus du réseau, la Corée du Nord et l’Iran. Depuis plusieurs années, la Chine met en place son propre système de protection des échanges de données financières. La Russie pourrait s’y rattacher. Les banques russes pourraient également passer par des établissements indiens reliés à SWIFT par un système de transmission autonome. Le risque d’une généralisation des interdictions d’accès à SWIFT est l’émergence de systèmes concurrents et la dédollarisation de l’économie mondiale.

Quelques jours après le début de la crise ukrainienne, les conséquences pour l’économie mondiale sont déjà nombreuses. La Russie fait face à un choc économique et financier sans précédent, sa monnaie ayant perdu plus de 30 % de sa valeur et ses taux directeurs étant relevés à 20 %. Si les sanctions sont importantes, elles ne mettent pas en danger immédiatement l’économie russe. Elles compliquent l’organisation des flux mais ne les interdisent pas. Le poids économique de l’Occident est moindre en 2022 qu’en 1973. À l’époque, plus des deux tiers du PIB étaient générés par les États-Unis, l’Europe de l’Ouest et le Japon. Aujourd’hui, leur poids dans le PIB mondial est inférieur à 45 %. Pour l’économie mondiale, la crise ukrainienne est avant tout une source supplémentaire d’inflation intensifiant le dilemme auquel les banques centrales sont confrontées. Doivent-elles relever rapidement leurs taux directeurs au risque de briser la croissance déjà mise à mal par l’invasion russe ou accepter une inflation plus haute ?

À plus long terme, cette crise peut accélérer la partition du monde en plusieurs blocs économiques. La Russie sera obligée de basculer un peu plus vers l’Est, en s’appuyant davantage sur des liens commerciaux et financiers avec la Chine. En Occident,  au nom du souverainisme économique et de la protection des intérêts nationaux, le protectionnisme pourrait être à nouveau légitimé. La Chine pourrait être tentée de se protéger d’éventuelles sanctions occidentales en privilégiant l’autosuffisance. L’invasion de l’Ukraine ne provoquera peut-être pas de crise économique mondiale aujourd’hui, mais elle pourrait bien marquer une inflexion dans le cours de  l’économie mondiale pour les prochaines décennies.

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