Le digital, l’emploi et les territoires

10/06/2017, classé dans

Le risque du chômage technologique est souvent souligné et donne lieu à la mise en œuvre par les pouvoirs publics de politiques en faveur du travail non-qualifié ou en faveur de secteurs en difficulté en raison du progrès technique. Cette théorie, invalidée par deux siècles de croissance, est à nouveau évoquée depuis une vingtaine d’années avec la montée en puissance du digital. Plusieurs études émanant d’organismes sérieux contribuent à populariser l’idée que la numérisation sera une source de destruction importante d’emplois. Ainsi, selon l’Université d’Oxford, 47 % des emplois seraient à terme menacés. Selon une étude réalisée par le cabinet français de conseil Roland Berger, ce taux serait de 42 %. Pour le Forum Économique Mondial, d’ici 2020, 7,1 millions d’emplois pourraient être détruits quand seulement 2 millions pourraient être créés.

L’appréciation sur les effets du digital est fonction de la situation du marché de l’emploi. Au sein des pays où le taux de chômage est faible, le débat portera avant tout sur la question des rémunérations et sur les risques de déclassement des classes moyennes que le numérique peut entraîner.

Le digital est-il productif ?

Les jugements négatifs portés sur le digital s’expliquent également par le fait que les gains de productivité sont, depuis de nombreuses années, orientés à la baisse. La croissance de la productivité du travail est considérée comme un moteur essentiel de la croissance économique et de l’emploi. Aucun consensus n’émerge pour expliquer ce ralentissement en cours. Certains considèrent que le digital ne serait qu’un progrès de confort, qu’il ne déplacerait que de la rente. Pour d’autres, la mutation serait trop rapide, les secteurs d’activité n’arriveraient pas à suivre. Or, une innovation n’est efficace que si elle se diffuse en profondeur dans l’économie.

Le numérique a néanmoins commencé à révolutionner plusieurs secteurs d’activité en détruisant des emplois comme dans la photographie argentique (cf. la disparition de KODAK) et en en créant d’autres. Ainsi, en France, en 2016, le numérique (secteur numérique proprement dit et activités traditionnelles qui se digitalisent) a généré 35 000 emplois (source : BIPE).

Le digital et l’emploi, un couple complexe

Selon une récente étude de l’OCDE, la menace du numérique sur l’emploi serait exagérée. Sont menacées les activités pouvant être totalement automatisées et ne pouvant pas donner lieu à une évolution compte tenu de leur spécificité. L’automatisation a réduit le nombre de salariés sur les chaines de production mais un certain nombre d’entre eux ont pu évoluer en se spécialisant dans la maintenance et dans le réglage des machines. Les activités de production ont laissé la place à des missions de contrôle. Moins de 10 % des emplois cumulent de manière importante des caractéristiques les rendant vulnérables au vu des avancées technologiques actuelles. L’OCDE qualifie ces emplois «d’exposés ». L’organisation internationale souligne que, au regard des transformations passées, la mutation sera moins violente. La robotisation de l’industrie a, en une trentaine d’années, complètement changé les usines et a provoqué la disparition du monde ouvrier.

Le digital concernera dans les prochaines années les services et l’agriculture qui sera de plus en plus connectée et automatisée. Néanmoins, et cela n’est pas sans lien avec la faible croissance, le processus de digitalisation sera plus lent que dans l’industrie. En effet, la production industrielle avec son caractère rationnel, se plie assez bien à l’informatisation. Les services qui incluent par définition une part plus importante d’humain sont moins à même de se transformer technologiquement. Toujours selon l’étude de l’OCDE, 50 % des emplois pourraient voir leur contenu évoluer avec le développement des technologies de la numérisation et de l’automatisation. Ce sont les emplois en voie d’évolution. Ce ratio peut apparaître assez faible au regard de l’intrusion du numérique dans toutes les activités.

Parmi ces emplois les plus « exposés », les métiers proportionnellement les plus représentés par rapport à leur part dans l’emploi salarié total sont le plus souvent des métiers manuels et peu qualifiés, notamment de l’industrie : ouvriers non qualifiés des industries de process, ouvriers non qualifiés de la manutention, ouvriers non qualifiés du second œuvre du bâtiment, agents d’entretien, ouvriers non qualifiés de la mécanique, caissiers.

Parmi les emplois dont le contenu est amené à profondément évoluer figurent les conducteurs, les caissiers, les agents d’exploitation des transports, les employés et les agents de maîtrise de l’hôtellerie et de la restauration, les aides à domicile et les aides ménagères par exemple.

Les prévisionnistes butent sur le potentiel de création directe et indirecte que le numérique pourrait générer. Le potentiel de création d’emplois indirects est, par nature, le plus difficile à mesurer. Tout dépend des gains réels de productivité qui pour le moment se font attendre.

Depuis le début du siècle, le numérique semble avant tout avoir profité aux deux extrémités. Le digital a, d’une part, accru la demande d’emplois non qualifiés, dans la logistique, en particulier ainsi que dans les métiers liés à l’informatique. Cette évolution s’est réalisée au détriment des qualifications intermédiaires. C’est l’effet polarisation de l’emploi. Celle-ci est moins nette en France qu’aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Le digital permet, d’autre part, la suppression des tâches manuelles et cognitives « routinières ». En rapprochant producteur et consommateur, il raccourcit les chaines de commandement. Les outils numériques permettent de réduire l’encadrement. Les  emplois à activités « non routinières » qui impliquent de résoudre des problèmes, de faire preuve de créativité ou de leadership sont protégés. Il s’agit par nature d’emplois de niveau de qualification élevé. Selon le Conseil d’Orientation pour l’Emploi (COE), parmi les 149 nouveaux métiers apparus depuis 2010, 105 appartiennent au domaine du numérique.

Si la diffusion des technologies est responsable de la déformation de la structure de l’emploi au profit notamment des plus qualifiés, d’autres facteurs contemporains tels que la mondialisation, les changements démographiques ou encore les changements organisationnels et la montée des qualifications expliquent également ces évolutions. Avec un personnel peu qualifié et peu formé, le besoin d’encadrement était élevé. Par ailleurs, la mondialisation a abouti à transférer une grande partie de la production vers les pays émergents. Or, l’industrie était une grande pourvoyeuse d’emplois intermédiaires. La tertiarisation de l’économie s’accompagne naturellement d’une polarisation des activités ; d’un côté l’innovation, le marketing, la communication, le relationnel ; de l’autre les services de proximité, de logistique, etc.

Contrairement à certaines idées reçues, la diffusion des nouvelles technologies entraîne une montée en gamme des métiers qui exigent des compétences analytiques et relationnelles. Les machines de conception numérique exigent des capacités de programmation et de réglage de plus en plus poussées. De même, les cadres doivent faire preuve de compétences transverses plus importantes : gestion de projet, capacité à travailler au sein d’équipes pluridisciplinaires, capacité à développer un réseau ou à communiquer (avec des collègues ou des clients), bonne compréhension de la stratégie d’entreprise, prise en compte des enjeux commerciaux, capacité à s’adapter à un environnement mobile.

Plusieurs études mentionnent que, à terme, la généralisation du digital et l’augmentation des coûts salariaux au sein des pays émergents pourraient conduire à des relocalisations industrielles. Mais ces dernières ne déboucheraient pas sur d’importantes créations d’emplois. L’industrie connaît la même évolution que l’agriculture avec une production en progression mais n’exigeant qu’un nombre restreint d’actifs.

Ce processus de relocalisation pourrait se justifier du fait d’une hausse à terme du prix des matières premières et d’un accroissement des règlementations environnementales. La complexité de la gestion de chaînes de valeur mondiales favorise une localisation des firmes à proximité de leur marché final. Dans l’histoire économique contemporaine, il a été constaté que les États ont tendance à commercer avant tout avec leurs voisins d’autant plus que leur niveau de développement est proche. C’est le cas pour les États membres de l’Union européenne. Cela commence à se produire en Asie.

L’extension des possibilités d’automatisation peut conduire les entreprises à réévaluer la répartition entre capital et travail, et donc l’importance relative de leur coût. Néanmoins, la localisation de la production industrielle au sein des pays émergents a vocation à satisfaire la demande intérieure. De ce fait, les implantations occidentales dans ces pays ont vocation à y demeurer.  Ainsi, le Conseil d’Orientation pour l’Emploi estime que moins de 10 % des entreprises européennes ayant précédemment délocalisé leurs activités pourraient revenir sur le vieux continent.

Le digital et l’aménagement du territoire

Selon plusieurs études dont celles de l’OCDE et du COE, le digital devrait contribuer à accentuer la concentration des activités dans les grandes villes. Ce sont les pôles de création accueillant les sièges sociaux et disposant de centres de recherche et d’établissements d’enseignement supérieur qui seraient le plus à même de capter le vent de croissance que pourrait amener le numérique. En revanche, les franges des grandes agglomérations où l’industrie a été reléguée, les villes de moins de 100 000 habitants, seraient en situation de vulnérabilité. Les difficultés financières de l’État et la digitalisation des activités administratives aboutissent à une réduction des effectifs d’emplois publics dans ces villes. La réduction du nombre de régions et à terme, peut-être, la disparition des départements, devraient accentuer ce phénomène. Par ailleurs, les grandes entreprises ont tendance à calquer leur organisation sur celle de l’État. Les centres régionaux et départementaux diminuent. Il en est de même en ce qui concerne les agences bancaires et les bureaux de poste.

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