Le digital et la croissance peuvent-ils être amis ?
« Je vois des microprocesseurs partout sauf dans les statistiques économiques ». Cette formule du Prix Nobel d’économie, Robert Solow, pourrait être déclinée pour le digital. Malgré une montée en puissance depuis une dizaine d’années, le numérique ne génère pas de gains de productivité et donc pas de croissance. S’il facilite la vie quotidienne, le digital fait aussi augmenter le niveau d’anxiété au sein des populations des pays avancés.
Face à la digitalisation du monde, deux grilles d’analyse s’opposent. Il y ceux qui considèrent que le digital dispose d’un fort potentiel de croissance quand d’autres mettent en avant ses aspects destructeurs générant des rentes et peu de gains de productivité.
Pour les optimistes, le digital ouvre la porte à des d’innovations importantes et multiformes pouvant modifier en profondeur les activités économiques. Les avocats de cette thèse considèrent que nous sommes à la veille d’une révolution dont l’ampleur sera du même ordre que le développement de la machine à tisser, de la machine à vapeur ou de l’électricité. Les technologies du numérique modifient les modes de production et de commercialisation. Elles génèrent de nouveaux produits et sont des sources potentielles de gains de productivité.
Pour les pessimistes, le digital ne porte que des innovations de confort qui ne provoquent que des transferts de richesses des réseaux traditionnels vers les services en ligne par exemple. Il permet une accélération de la diffusion de l’information sans pour autant en améliorer le contenu. Les gains de productivité que génère le numérique seraient captés par un nombre réduit d’acteurs. De nombreux emplois de classes moyennes seraient détruits laissant la place à des emplois précaires et moins rémunérés. Ainsi, selon l’économiste, Edward Glaeser, « tout se passe comme si un petit nombre de gens très bien payés travaillent à rendre gratuit des biens consommés par des pauvres ». Le fait que les gains de productivité soient captés par quelques-uns sous forme de rente pèse sur la demande finale et donc sur la croissance.
Pour le moment, la révolution numérique ne peut pas être comparée à celle qualifiée de fordisme. Le compromis fordiste reposait sur quatre piliers : organisation rationnelle de la production, forte augmentation des salaires, adaptation de l’offre à la demande solvable, réduction du temps de travail et avènement de la société des loisirs.
La spécialisation des tâches avec le travail à la chaîne a permis d’importants gains de productivité avec, à la clef, une division par trois des coûts de production industrielle. La taylorisation repose sur une forte incorporation de capital dans le processus productif, ce qui n’est possible que dans le cadre de grandes entreprises. L’entrepreneur se doit de bien rémunérer le capital. Mais pour écouler une production en forte augmentation, il convient qu’elle puisse être achetée par les salariés d’où l’intérêt de la redistribution de la rente. Dans ce schéma, les produits fabriqués doivent correspondre aux besoins et attentes des salariés qui, en outre, doivent disposer de temps libre pour consommer. Ce modèle est arrivée à son apogée durant les Trente Glorieuses et a perduré jusqu’à maintenant. La révolution digitale ne remet pas en cause la diffusion des biens et des services au plus grand nombre, bien au contraire car ces derniers ont tendance à devenir moins chers. Pour le moment, elle pèse sur le pouvoir d’achat des salariés ce qui peut les contraindre à occuper plusieurs emplois réduisant par ricochet leurs temps de loisirs et de consommation.
Les nouvelles technologies de production donnent du pouvoir d’achat par abaissement des prix mais non par les salaires. Elles favorisent les actifs qui évoluent non pas sur un marché local mais sur un marché mondial (« les manipulateurs de symbole » pour reprendre l’ancienne terminologie de l’ancien secrétaire d’Etat au travail de Bill Clinton, Robert Reich).
La révolution numérique s’accompagne de la création d’importants monopoles ou du moins de structures dominantes (Google par exemple). Les coûts de développement et le caractère aléatoire des gains expliquent cette propension monopolistique. Le modèle digital repose également sur un transfert des risques sur les derniers maillons de la chaîne avec suppression des intermédiaires. Ainsi, ce sont les chauffeurs de VTC qui supportent le risque financier et social. La plateforme Airbnb ou le site Booking.com s’affranchissent des coûts d’investissements portés par les particuliers ou par l’hôtelier. En revanche, ils prélèvent une commission élevée au regard des risques pris (15 % et voire plus pour booking.com).
L’économie digitale peut améliorer le suivi client et faciliter son orientation vers certains biens ou services. Mais si son pouvoir d’achat n’évolue pas, cela ne change pas réellement la donne. Certes, cela peut diminuer certaines dépenses commerciales ou de marketing sans pour autant provoquer des gains de productivité significatifs.
Le big data et le numérique sont certainement des sources de gains de productivité pour l’agriculture et pour les transports. Une gestion fine de l’eau et des intrants par les exploitants agricoles grâce au recours des objets connectés devrait, tout à la fois, réduire les coûts et la pollution tout en améliorant la productivité. La mise en place de flottes autonomes de véhicules devrait permettre une diminution des accidents, des embouteillages et donc des pertes de temps. Cela devrait favoriser la mobilité et donc la croissance.
L’économie digitale devrait déboucher sur une meilleure rémunération des services personnalisés. Cette revalorisation est indispensable afin de retrouver une mode de croissance fordiste. Par ailleurs, dans un monde automatisé, ce qui sera fait par l’Homme aura de la valeur. A défaut d’apprécier, à sa juste valeur, le travail, la question de l’instauration d’un revenu universel risque de se poser de façon opérationnelle.
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