Le digital est-il l’avenir de l’économie ?

12/08/2017, classé dans

Cet article est la retranscription d’une intervention prononcée par Philippe Crevel lors d’une conférence tenue à Chartes le 27 juin 2017.

 

Nous sommes bercés par les déclarations remplies d’espoir des prophètes de la révolution digitale mais, dans le même temps, nous sommes abreuvés des propos pessimistes des avocats de la stagnation séculaire. Il est difficile de se faire une religion.

Nous sommes obligés d’admettre que le digital est partout. Nous vivons dans un univers numérique. Aucun pan de nos activités n’y échappe ; l’agriculture, l’industrie, les services sont touchés par cette révolution. Si des doutes existent sur les effets réels du numérique sur la croissance, il n’en demeure pas moins que nous sortons d’une décennie perdue, une des plus dures de notre histoire contemporaine. 10 ans de faible croissance. Les stigmates commencent à peine à s’effacer. Nous venons juste de retrouver le niveau de vie par habitant d’avant crise. Nous héritons de 400 000 milliards de dettes. Dix ans après la crise 2008, nous vivons encore sous respiration artificielle avec des politiques monétaires non conventionnelles avec des taux d’intérêt extrêmement bas.

Pour surmonter cette crise, pour échapper à la stagnation séculaire, le digital serait notre salut. Pour s’en convaincre, il suffit de se rendre dans les librairies et de constater les ouvrages sur notre futur nirvana numérique se multiplient.

  • Chris Anderson : « la nouvelle révolution industrielle » ;
  • David Evans « de précieux intermédiaires » ;
  • Nicolas Colin et Henry Verdier « l’âge de la multitude » ;
  • Christophe Victor : « la révolution digitale ».

Je ne peux pas ne pas mentionner Jérémy Rifkin avec son livre « la nouvelle société du coût marginal zéro » qui nous promet un avenir radieux grâce à l’Internet des objets connectés, des plateformes collaboratives, au réseau décentralisé d’énergie renouvelable, grâce à l’instauration d’un nouveau système de gouvernance. Vous êtes peut être convaincus que Google, Apple, Amazon, Facebook révolutionnent notre vie. Des plateformes collaboratives au big data en passant par les voitures autonomes, les fintech, les champs agricoles connectés, la révolution médicale avec les espoirs portés par les partisans du transgénisme, du transhumanisme, vous êtes convaincus que nous sommes entrés dans une mutation extraordinaire au potentiel incommensurable.

Mais ne sommes-nous pas en pleine utopie quand Larry Page, le PDG de Google, investit des sommes astronomiques pour tenter de nous rendre immortels ou quand Elon Musk de Tesla prévoit la création de villes autonomes sur Mars ou, bien encore, quand Jeff Bezos nous promet de manière plus concrète la mise en place d’armées de drones pour distribuer nos colis commandés sur Amazon. Certes, les utopies de Jules Vernes et de quelques écrivains ont sans nul doute conduit bien des enfants du 18 et du 19e siècle à devenir de brillants inventeurs. Mais, toute innovation ne rime pas avec rupture, avec progrès, avec amélioration des conditions de vie, etc.

Le progrès n’est pas linéaire. Il est constitué de hasards, de voies sans issue

L’histoire nous a appris que le déclin et la chute ne sont jamais très loin de l’apogée. Il faut se poser la question de l’utilité du progrès, de son apport économique, de son apport pour l’Humanité. Nous sommes fascinés par le progrès technique mais ce dernier génère des craintes croissantes quasi millénaristes. Si nous appelons de nos vœux une nouvelle ère de croissance, dans le même temps, le rejet du progrès n’a jamais été aussi fort ! Le principe de précaution inscrit dans la constitution française traduit un état d’esprit qui n’est pas sans incidence sur l’innovation et la croissance.

Les pythies de mauvaises aventures font également fortunes

Si les hérauts de l’âge numérique sont légions, les « déclinologues » prospèrent tout aussi bien. Ils peuvent s’appuyer sur des données statistiques inquiétantes, le recul de la productivité, la destruction de nos ressources naturelles, le réchauffement climatique, etc.

L’émotionnel guide nos pas. Nous avons une capacité à zapper d’une idée à l’autre, d’un point de vue à un autre. Il faut l’avouer, le digital n’aide pas à la concentration. Nous sommes tous devenus des zappeurs convulsifs. Nos interrogations ne sont pas si nouvelles que cela. A l’époque de la renaissance, les philosophes, Condorcet, Voltaire, Leibniz s’interrogeaient, déjà, sur l’apport du progrès et sur une possible stagnation de l’humanité. Plus tard, Malthus, Marx voire Keynes étaient de véritables pessimistes quand Schumpeter mettait en avant l’inventeur, le créateur d’entreprise tout en doutant de la pérennité de la croissance.

Le digital est-il la troisième révolution économique. ?

Le digital n’est pas né d’un coup de baguette magique. Il est le prolongement de découvertes réalisées depuis plusieurs siècles. A ce titre il faut rendre hommage à l’ingénieur français Claude Chappe qui, en 1794, mit au point le premier système de télégraphie optique par sémaphore entre Paris et Lille. Il convient également de souligner l’apport de Marconi qui réalisa, en décembre 1901, la première transmission radio entre Saint-Jean de Terre-Neuve (Canada) et Poldhu dans le sud du comté des Cornouailles (Angleterre).

Le digital, c’est la poursuite de l’informatique en utilisant d’autres mots. Le premier ordinateur date de 1946 : Création de l’ENIAC (Electronic Numerical Integrator and Computer). Internet est l’enfant prodige d’un projet de sécurité militaire américain  non retenu issu de travaux du Massachusetts Institute of Technology datant du début des années 60. Comme quoi les voies sans issue peuvent être porteuses d’avenir. A contrario, une belle autoroute peut nous envoyer dans une mauvaise direction économique.

Le digital repose évidemment sur la formidable aventure du microprocesseur. Il doit beaucoup à la bonne application de la loi de Moore. Gordon Moore avait affirmé dès 1965 que le nombre de transistors par circuit de même taille allait doubler, à prix constants, tous les ans. Il rectifia par la suite en portant à dix-huit mois le rythme de doublement. Il en déduisit que la puissance des ordinateurs allait croître de manière exponentielle. Cette loi s’est révélée exact jusqu’à ces dernières années.

Le digital, à travers sa forme big data, c’est le codage et la transmission numérique de données de toute nature, leur traitement et leur exploitation, cela dans un temps record. Le digital, c’est aussi l’interactivité en temps réel entre les individus. C’est évidemment le participatif, l’itératif. Aujourd’hui, tous les espoirs se portent sur l’intelligence artificielle. C’est une vielle marotte de scientifiques. En 1951, Alan Turing (auquel on doit le décodage de la machine Enigma mise au point par les Allemands, et le sauvetage de nombreuses vie durant la seconde guerre mondiale) réalise le premier simulateur de réseau neuronal. L’intelligence artificielle mobilise des sommes croissantes. Plus de 30 milliards de dollars sont attendus en 2025. Des gains de productivité de 20 à 30 % sont attendus mais avec quelles conséquences ?

Durant la première partie de la révolution industrielle, l’homme a réussi à s’affranchir des limites physiques : augmentation de sa force physique, capacité de se déplacer dans toutes les dimensions et de plus en plus vite. Durant la deuxième, il a réussi à modeler la matière et le vivant avec le développement de la chimie et à démultiplier ses créations.

Le numérique multiplie non pas nos facultés intellectuelles mais nos facultés de calculs. Il démultiplie les capacités de traitement. Il accélère le recueil, la gestion et la transmission des données. Il permet de réduire le volume des tâches répétitives qualifiées à tort d’intellectuelles. Le numérique réduit le champ du hasard tout comme les lois physiques, chimiques ou mathématiques dans le passé. La révolution numérique poursuit le processus d’automatisation entrepris avec la révolution industrielle.

A la recherche de la croissance au temps du digital

 Note vie est rythmée par une multitude de signes, de signaux, de codes, de gestes, que le traitement numérique décrypte selon des algorithmes préétablis. Tout peut être digitalisé à la condition près que cela doit avoir un intérêt et que cela puisse être exploité.

 Tous les secteurs sont digitalisables, de l’agriculture à la banque, des maternités aux établissements d’hospitalisation pour personnes âgées dépendantes en passant par nos appartements, nos maisons, nos bureaux Ce n’est pas obligatoirement une révolution, c’est une évolution. Le digital est paré de toutes les vertus. Les rapports affirmant que la croissance est pour demain sont nombreux. A titre d’illustrations, je ne résiste pas à la tentation de quelques citations.

q  Les PME qui se digitalisent peuvent réduire leurs coûts de 20 % par automatisation des processus opérationnels et de 50 % en mettant en place des procédures flexibles ! (Cap Gemini) ;

q  Les PME qui utilisent le cloud ont des taux de croissance plus élevée que la moyenne de 26 % et un taux de profitabilité supérieur de 21 % à celles qui ne l’utilisent pas ! (études Sepamat) ;

q  Les entreprises engagées dans la transformation numérique ont une croissance six fois plus élevée que les autres (CCI Ile de France 2015) ;

q  Les entreprises numériques sont trois fois plus rentables et croient quatre fois plus vite que les autres (Mc Kinzey) ;

q  Le PIB digital de la France progressera d’au moins 100 milliards d’euros par an à l’horizon 2020 ;

q  Le gisement de croissance est de 250 à 390 milliards d’euros d’ici 2025 (Mc Kinzey) ;

q  En adoptant de manière massive les technologies de rupture, les gains de productivité pourraient atteindre 3,9 % par an de 2017 à 2025 (Mc Kinzey) ; les gains n’ont été que e 0,5 à 0,8 % ces dernières années.

Au vu des promesses qu’ouvre ce nouvel eldorado des temps modernes, nous ne pouvons qu’être déçus du taux de croissance que nous connaissons depuis la crise financière de 2008. Pour plagier un Prix Nobel d’Economie, Robert Solow, le digital est partout sauf dans les statistiques économiques. Nous sommes loin du compte. Est-ce que le digital n’est qu’un simple mirage ou est-ce que nous ne savons plus comptabiliser la croissance ?

Qu’est-ce que la croissance ? C’est la variation de création de richesses d’une année sur l’autre, c’est-à-dire la somme de la valeur ajoutée avec la différence des exportations et des importations. C’est la somme de la consommation, de l’investissement, du solde des échanges extérieurs et des variations de stocks. Mais cela est une vision à postériori.

Comment se construit la croissance ? De quoi est-elle la résultante ? La croissance, c’est du capital et du travail avec du progrès plus précisément appelé productivité générale des facteurs de production.

Comment expliquer la croissance ? A en croire le prix Nobel d’économie Edmund Phelps, les facteurs ayant contribué au bond de la croissance nous demeurent en partie inconnus. Le capital et le travail sont relativement faciles à quantifier ; en revanche, la productivité générale des facteurs est bien plus complexe à appréhender. Les conditions de son apparition ou de sa disparition donnent lieu à de nombreuses supputations.

La croissance économique est un phénomène nouveau au regard de l’histoire de l’humanité. Nous avons stagné de 1500 à 1760 avant de connaître une lente expansion qui s’est accélérée au fil du temps. La révolution industrielle des années 1760/1930 a été portée par des innovations changeant profondément la vie humaine. Les gains de productivité ont permis une augmentation des salaires (multiplication par plus de 3), une réduction sans précédent de la durée de travail et une diminution des charges physiques. Pourquoi la croissance est-elle apparue au Royaume-Uni, en France, en Allemagne, aux Etats-Unis au 18e siècle quand elle disparaissait en Chine ? Le contexte, l’état d’esprit, la diffusion du progrès technique jouent un rôle clef. Les échanges, la stabilité juridique, les modalités de diffusion au sein de la population du progrès technique, l’élévation du niveau d’éducation, la confiance sont autant de paramètres à prendre en compte. L’amélioration des conditions de vie, avec en parallèle l’augmentation du nombre de jeunes actifs, constitue la pierre angulaire de la croissance. Les progrès de l’agriculture au tournant du 18e siècle ont réduit la mortalité infantile en Europe. L’augmentation rapide de la population a favorisé l’émigration vers de nouvelles terres (l’Amérique) mais aussi le développement de l’industrie avec en corollaire le début de l’urbanisation.

Avant le 18e siècle, il y avait des inventeurs de génie mais faute de diffusion, faute de capitaux pour décliner les innovations en produits de masse, leur impact sur la croissance était faible. Leonard de Vinci était un grand inventeur mais qui travaillait essentiellement pour les princes. Entre le 18e et le 21e siècle, la croissance de l’économie mondiale s’est accélérée et a dépassé les 4 % au début du 21e siècle avec le décollage de plusieurs pays asiatiques dont, en premier lieu, la Chine. Malgré tout, les pays avancés connaissent un déclin de leur croissance depuis plus de 40 ans. Ils ont tenté de masquer cette érosion en recourant à l’endettement. Néanmoins, la productivité baisse en Europe comme aux Etats-Unis depuis les années 60. Un petit sursaut a été certes constaté autour des années 1990/2000 avec le développement d’Internet.

La productivité a commencé à baisser avant la diffusion en masse des PC, des Smartphones, d’Internet. Si le digital n’a pas entraîné la chute de la productivité, il n’a pas permis, a contrario, son redressement.

 

Pourquoi la productivité baisse ? Plusieurs facteurs peuvent être retenus :

  • La diminution des innovations de rupture ;
  • Le remplacement des entrepreneurs par des managers ;
  • Le développement du corporatisme réduisant d’autant la concurrence ;
  • Le poids des prélèvements obligatoires et des dépenses publiques qui limitent l’esprit d’initiative ;
  • Le vieillissement de la population.

A la lumière des résultats économiques, certains considèrent que le digital n’est qu’une, révolution de « confort ». Cette révolution ne créerait que peu de richesses ; elle déplacerait avant tout de la rente. Elle serait avant tout destructrice à défaut d’être créatrice. Le digital, ne serait-ce pas la tulipe des temps modernes ? C’est l’Espagne au temps des conquistadors, ce sont les villes hanséatiques qui étaient riches mais qui ne généraient pas de croissance. Le digital a conduit à la constitution de quelques belles fortunes sans provoquer un réel cycle de croissance. Il met à mal certains empires industriels pour mieux imposer des oligopoles. Les Google, Facebook, Amazon, et autre Apple ne sont que les dignes descendants des maîtres de forges du 19e et des pétroliers du 20e. Le niveau des capitalisations boursières des grandes entreprises du numérique peuvent surprendre au regard de leur impact évalué sur la croissance. Est-ce un engouement irrationnel ou est-ce la preuve qu’une mutation technologique est simplement en cours ?

Le digital accélère notre vie mais la vitesse de circulation de l’information n’est pas un gage de bon emploi des ressources rares. Le numérique ne contredirait  pas les thèses de la stagnation séculaire ; bien au contraire, il les conforte. Selon les partisans de cette dernière, la croissance a vocation à se ralentir en raison du vieillissement, de la loi des rendements décroissants, du manque d’envie de la population, etc. Le coût de développement des innovations augmente quand, dans le même temps, les citoyens entendent se protéger des effets de la science avec l’instauration du principe de précaution.

Quels sont les effets économiques du digital ?

Le digital est une source naturelle de concurrence. Il permet l’arrivée de nouveaux acteurs sur les marchés. La vente par Internet a créé un nouveau canal de distribution se surajoutant aux commerces et aux grandes surfaces. Il permet de lutter contre les situations de rente  et contribue à baisser les prix. La vente en ligne qui absorbe 8 % des dépenses de consommation des ménages est censée avoir accru la pression concurrentielle sur les distributeurs, les producteurs, etc. Ce canal devrait atteindre d’ici 2020 plus de 10 %. Internet redonnerait du pouvoir d’achat par la baisse des prix aux consommateurs et en permettant tout à chacun d’être producteur. Il redonne du pouvoir d’achat en solvabilisant certaine demande via la gratuité ou via les plateformes. Il génèrerait des revenus pour ceux qui participent aux plateformes. Certaines études soulignent que l’intensification de la concurrence générée par Internet réduirait le résultat opérationnel des entreprises exposées de 12 à 15 %. Le numérique réduirait les marges des entreprises de 3 à 4 %.

L’économie numérique est une économie d’oligopoles

Dans le passé, les Etats ont lutté contre les oligopoles pétroliers et des télécommunications. Les pouvoirs publics tentent de lutter contre les monopoles et les ententes accusées de capter une rente au détriment des consommateurs. Ils ont pour le moment le plus grand mal à limiter le poids des GAFA. La libre circulation des flux que permet Internet rend de plus en plus difficile le contrôle des entreprises du Net qui optimisent au mieux leur situation fiscale et financière.

Les nouveaux seigneurs ne sont pas si modernes que cela

Google et Facebook sont des régies publicitaires et des vendeurs de données. La publicité numérique est désormais supérieure à celle de la télévision en France. Amazon gagne plus d’argent avec ses données et ses serveurs qu’avec la vente de ses produits.

Une nouvelle allocation des risques

Un des principes de l’économie digitale est le transfert du risque sur les maillons faibles ou le principe de précaution appliqué à l’extrême. Internet est censé avoir redonné le pouvoir aux vrais producteurs et aux consommateurs au détriment des intermédiaires. Il donne surtout le pouvoir aux plateformes qui engrangent des commissions sans prendre le risque économique. Ce dernier est déporté sur les producteurs et sur les consommateurs. 

Le digital est-il une source d’innovation ?

La vitalité des créations d’entreprise, la multiplication des start-up seraient l’expression d’un fort mouvement d’innovations. Le nombre de start-up en région parisienne a atteint 4000 à Paris, il est de 6000 à Londres. Le nombre d’applications pour les téléphones mobiles est passé de 2 300 à 1,5 millions de 2009 à 2016. L’énergie, l’agriculture, les finances, les services à la personne, les bâtiments, la médecine, l’administration, l’automobile, etc. rien n’échappe à la fièvre d’innovations numériques. La diffusion des innovations grâce à Internet s’est accélérée. Par ailleurs, le passage de l’idée à l’industrialisation d’une invention est beaucoup plus rapide qu’auparavant.

De nombreux experts considèrent que ce foisonnement d’innovations devrait entraîner une hausse de la productivité. Des ruptures sont attendues en matière agricole ou en matière de santé. Mais pour le moment, l’encéphalogramme de la productivité semble plat.

Les plateformes collaboratives sont-elles antiéconomiques ?

Intuitivement, nous sommes convaincus que les plateformes collaboratives sont des vecteurs de productivité en augmentant nos capacités productives, en permettant de mieux rentabiliser notre voiture, notre maison, notre perceuse. Mais, ne sommes-nous pas devant une illusion d’optique ?

 

Pour cela, permettez mois de vous raconter une fable, la fable des avantages comparatifs et de la perceuse. Avec les plateformes, nous devenons des agents économiques multitâches. Nous sommes tout à la fois loueurs de logement, loueurs de voiture, bricoleurs, professeurs. Or, il y a une règle intangible en économie : il faut se spécialiser dans les domaines où l’on est le moins mauvais. Par nature, je suis censé être meilleur écrivain que manipulateur de perceuse.

 

De ce fait, si je préfère percer plutôt qu’exercer mes talents d’écrivain, je dégrade ma productivité, celle d’écrivain qui est plus forte que celle de perceur. Certes, rien ne m’interdit d’être perceur durant mes congés. Dans ce cas, je ne dégrade pas à ma compétitivité d’économiste. En revanche, je réduits mon temps libre dont je trouve la valeur insuffisante. Dans le même temps, je dégrade la productivité du perceur professionnel qui n’est pas censé être un bon économiste. Il travaille moins, gagne moins et consomme donc moins. Pour tenter de contrer le flot des perceurs occasionnels, il est forcé de monter en gamme (ce qui est positif mais difficile) ou de diminuer ses prix (ce qui est moins bien). Mais, allez-vous me dire, en tant que perceur occasionnel, j’améliore mon niveau global de revenus. Ce n’est pas faux mais je gagne moins que ce que le perceur aurait gagné. Et puis je risque d’épargner ou de partir à l’étranger en vacances… de plus, je ne paie pas les même impôts et les mêmes charges sociales. Revenons à notre perceuse ! Avec les plateformes collaboratives, la fameuse perceuse qui avait tendance à prendre la poussière, je peux la prêter gratuitement ou pas aux bricoleurs en herbe. D’un seul coup, vous vous dites que la rentabilité de cette perceuse augmente, que le capital investi est plus productif. Pas faux mais pas tout à fait exact. En effet, en prêtant ma perceuse, je dissuade des Internautes d’en acheter une. De ce fait, je ralentis la circulation du progrès technique. En effet, les nouvelles perceuses ne sont pas vendues car le taux d’usure de la mienne reste faible. Les fabricants, vendant moins de perceuses, diminuent leur effort de recherche ce qui pèse à terme sur la productivité et la croissance. Après, et cela n’a pas de prix, il y a la satisfaction d’être un perceur et de rendre des services ! Mais le PIB ne le mesure pas !

Le digital est-il l’ennemi de l’emploi ?

Selon l’économiste américain, Edward Glaeser, « tout se passe comme si un petit nombre de gens très bien payés travaillent à rendre gratuit des biens consommés par des pauvres ». Le numérique provoquerait une montée des inégalités en concentrant la création de richesses sur un nombre très faible d’actifs. Or, il est admis que la croissance des inégalités nuit à la croissance. En effet, celle-ci repose, en grande partie, sur la consommation. Si une partie de la population ne dispose plus de moyens suffisants pour acheter des biens de consommation, la croissance faiblit. Or, pour certains, 1 % des salariés capteraient la moitié de la croissance expliquant la montée des inégalités. Le digital est accusé de rendre l’homme inutile pour reprendre l’expression de l’économiste Pierre Noël Giraud.

Le digital contribue à la polarisation des emplois.

Le digital détruirait les emplois des classes moyennes, les emplois occupés par les employés et par les cadres moyens. Ces destructions sont certes compensées par d’autres emplois mais qui sont avant tout à faibles qualifications. La révolution digitale conduit à un plus grand nombre d’emplois à faible qualification, à faible productivité et à un nombre réduit d’emplois requérant une haute qualification. Il en résulte une baisse de la productivité, une stagnation de la masse salariale, un sentiment de déclassement. Airbnb emploie un peu plus de 1000 salariés tout en mettant à disposition un nombre de lits supérieurs à celui du groupe Accor qui emploie plus de 240 000 salariés.

Entre 1995 et 2015, la part de l’emploi moyennement qualifié s’est contractée de 9,5 points de pourcentage dans la zone OCDE, quand l’emploi très qualifié et l’emploi peu qualifié gagnaient respectivement 7,6 et 1,9 points de pourcentage, Aux États-Unis, les emplois de la classe moyenne représentaient  45 % de l’emploi en 2012 contre 60 %  en 1970. Entre 1993 et 2010, les emplois de la classe moyenne ont diminué de :

  • 10 % au Danemark et au Royaume-Uni
  • 9 % en France
  • 7 % en Allemagne

Selon certaines études, d’ici 2050, la moitié des emplois de classe moyenne pourraient disparaître. La mondialisation souvent accusée de tous les maux auraient des effets moindres sur l’emploi que la digitalisation.

L’espoir d’une grande vague de créations d’emplois digitaux est souvent mis en avant par les avocats du digital. Or, aux Etats-Unis, un maximum semble avoir été atteint en matière d’emplois numériques depuis plusieurs années, un déclin est même constaté. Ils représenteraient 5 % des emplois contre 3,5 % en France. Les pays européens seraient en retard en la matière, retard qui pourrait se combler assez rapidement. Le secteur des TIC connait une croissance modérée depuis 2005. Si la croissance a été forte entre 1997 et 2005, elle s’est ralentie depuis et cela donc avant même le début de la crise financière. En France, le taux de croissance est passé de 7 à 3,5 %. Cette moindre croissance serait imputable à une contraction de l’investissement. Aux Etats-Unis, la progression de ce secteur d’activité est passée de 7 à 4 % en moyenne annuelle.

Les résultats décevants du digital ne sont-ils pas imputables à un problème d’évaluation ? Est-il possible que nous ne sachions pas mesurer les apports du digital ? Le calcul de la croissance s’effectue à partir du PIB qui est un agrégat avant tout quantitatif qui intègre avec difficulté la notion de qualité et celle des biens gratuits. Or, nous évoluons de plus en plus dans une société de services où la notion de qualité est primordiale. Dans une étude présentée mercredi dernier aux membres de l’Association française de science économique (AFSE), l’économiste Philippe Aghion a souligné qu’entre 2006 et 2013, la croissance française aurait été sous-estimée de moitié et la croissance américaine d’un quart. Dans l’Hexagone, la croissance, mesurée par l’Insee, atteint en moyenne 0,42 % par an sur la période, alors que l’ex-professeur d’Harvard estime, lui, que, si le progrès technologique avait été correctement pris en compte, elle se serait élevée à 0,99 % par an.

Quand un produit innovant arrive sur le marché, s’ajoute aux produits existants ou les remplace, les instituts de statistiques ont du mal à apprécier l’impact de la qualité en termes de prix. Il leur est difficile de prendre en compte les nouvelles fonctionnalités des produits innovants, tels qu’un nouveau smartphone ou un nouveau service sur le Web, qui font partie d’une catégorie précise de biens ou services déjà existants, définie par les statisticiens. L’inflation globale serait surestimée (elle serait plus basse si la qualité des nouveaux biens était prise en compte) et, donc, la croissance du PIB est, par ricochet, sous-évaluée. « L’économie est probablement beaucoup plus en déflation que ce que nous croyons », affirme Philippe Aghion. Il considère qu’il faut « réévaluer le pouvoir d’achat de certains ménages ». En effet, celui des personnes utilisant les nouvelles technologies, obtenant des revenus en louant leur logement ou en fournissant des services est probablement sous-estimé. De même, le recours à des sites d’achats de biens d’occasion, ou spécialisés dans les promotions génèrent un surcroît relatif de pouvoir d’achat. Le développement du low-cost a contribué à accroître les déplacements des ménages.

Nous ne savons plus compter. Que vaut Wikipédia ? Le budget annuel de ce site mondialement connu est de 60 millions de dollars. Il a remplacé les sociétés qui éditaient les fameuses encyclopédies. Le chiffre d’affaire de l’encyclopédie Universalis était au tournant du 20e siècle de 800 millions dollars. Au niveau mondial, ce secteur devait peser une dizaine de milliards d’euros. Il y a donc eu destruction de valeurs. Pour autant, si  les gentils pigistes de Wikipédia étaient rémunérés, le coût pour Wikipédia atteindrait près de 10 milliards. Si Wikipédia était une société cotée valorisée selon les mêmes calculs de fréquentation de site que Facebook ou Google, sa valorisation serait de plus de 100 milliards de dollars. Wikipédia permet de diffuser des connaissances à un nombre de personnes bien plus élevé que celui qui avait les moyens de s’offrir une encyclopédie papier. Ce site contribue donc à améliorer la productivité et à favoriser l’esprit de création. Pour autant, il est difficile d’en mesurer les effets économiques.

La photographie nous offre un autre exemple. De 2000 à 2015, le nombre de photographies a été multiplié par plus de 20 passant de 80 à 1500 milliards par an. Les photographies sont, aujourd’hui, utilisées pour réaliser des constats en cas d’accidents de voitures. Elles sont transmises par mail et servent à diffuser des informations. Les vidéos ont envahi notre quotidien. Il est possible aujourd’hui de réparer sa voiture, de préparer une recette de cuisine, de suivre des cours, grâce à des vidéos mises en ligne. Pour autant, les producteurs d’appareils photos argentique, de bandes vidéo magnétiques ont disparu en quelques années. Or, ce secteur pesait plus d’une quinzaine de milliards d’euros.

L’homme pressé

10 ans après la crise financière de 2008, après une décennie perdue, nous attendons que le digital résolve nos problèmes budgétaires, le chômage, et mette un terme à nos frustrations. Or, pour reprendre Jean-Hervé Lorenzi, il ne faut pas mépriser l’épaisseur du temps. Ce n’est pas parce que plus de 80 % de la population est connectée, que la mutation digitale est réalisée. Nous avons un problème de diffusion du progrès technique. Nous pensons que les retombées du numérique, des investissements portant sur le génome sont immédiates. L’irrigation est lente car la mutation est importante et que notre allergie au progrès a augmenté. Il ne faut pas oublier que, de l’invention de l’imprimerie en 1450 à la large diffusion de l’écrit, il a fallu plusieurs siècles. Plusieurs décennies ont été nécessaires avant d’exploiter le potentiel de l’énergie électrique. Il faut comprendre l’intérêt des inventions, remplacer les investissements du passé, former la population, etc. La diffusion du digital est plus lente que prévue en raison du recul, ces dernières années, de l’investissement

La baisse des gains de productivité constatée pourrait s’expliquer par le caractère déstabilisant des innovations numériques. Ces dernières génèrent des blocages psychologiques. En France, plusieurs freins à la diffusion du digital existent :

  • Le difficile accès aux marchés pour certains secteurs d’activité ;
  • La petite taille des entreprises limitant leurs capacités d’investissementa
  • Le problème de formation ;
  • Les difficultés de recrutement du fait d’un nombre insuffisant de salariés formés aux nouvelles techniques.

Un rattrapage de la France et de l’Europe par rapport aux Etats-Unis est attendu d’ici 2025 avec à la clef une légère accélération de la croissance. Plusieurs secteurs devraient encore connaître une remise en cause de leur mode de développement. L’industrie automobile est au cœur de cette mutation. Mais, il devrait en être de même pour le secteur de la santé, de l’agriculture ou des services à la personne.

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