Le capitalisme, sa résilience face à la crise
Avec la crise sanitaire et économique, la réorientation du capitalisme est appelée de ses vœux par une partie de l’opinion publique et des dirigeants publics. La mise en place d’un capitalisme plus inclusif, plus social, plus respectueux de l’environnement revient fréquemment. Ces attentes, présentes avant la survenue de la crise, se renforcent en lien avec le rôle accru des pouvoirs publics. L’idée que le Covid-19 peut créer une rupture sur le modèle de ce qui c’était passé en 1945 est partagée par de nombreux acteurs.
Pour un nouveau partage des fruits de la croissance ?
Au sein de l’OCDE, lors de ces vingt dernières années, la progression des salaires réels a été inférieure à celle de la productivité (à l’exception de la France). Le partage des fruits de la croissance s’est effectué au détriment des salariés. Cette situation est la conséquence de l’accroissement de la concurrence et des faibles gains de productivité. Pour attirer les capitaux nécessaires à leur essor, les entreprises ont été contraintes d’améliorer la rémunération des actionnaires qui sont tout à la fois de plus en plus volatils et de plus en plus averses aux risques.
Depuis la crise de 2008/2009, le niveau de vie des ménages tend à stagner dans de nombreux pays (Italie et France en particulier au sein de la zone euro). Cette stagnation a mis fin à un processus d’augmentation quasi ininterrompu depuis les années 1950. Cette rupture a été d’autant plus durement ressentie que les dépenses de logement sont en hausse au sein des métropoles qui concentrent une part croissante des populations. Le poids des dépenses pré-engagées, dépenses que les ménages ne peuvent pas facilement annuler (logement, abonnements, assurances, etc.), progresse depuis une vingtaine d’années accentuant l’impression de baisse de pouvoir d’achat.
La déformation du partage de la valeur ajoutée au détriment des salariés s’est accompagnée, dans certains pays de l’OCDE, d’une augmentation de la précarité. Elle pèserait sur la demande qui est entravée également par la progression de l’épargne de précaution. Même aux États-Unis, le taux d’épargne des ménages est en hausse depuis la crise financière de 2008/2009. La crainte dans l’avenir est accentuée par le vieillissement des populations occidentales. Les politiques de relance ont, de ce fait, tendance à échouer en raison de la thésaurisation des ménages. En France, en 2019, le plan de sortie de crise des « gilets jaunes » portant sur 17 milliards d’euros n’a eu aucun effet sur la consommation. En revanche, il a provoqué une augmentation de la collecte du Livret A.
Cette déformation du partage de la valeur ajoutée est intervenue dans un contexte de diminution des gains de productivité par tête. Ils sont passés de 2 à 0,5 % entre les années 1990 et 2010 au sein de l’OCDE. Ce déclin est assez mal expliqué. La tertiarisation des économies, l’augmentation des coûts sociaux, l’épuisement du progrès technique ou son rejet croissant sont autant d’explications mises en avant. Le processus de désinflation peut expliquer cette évolution. Des années 60 aux années 80, l’inflation a permis de masquer et d’effacer certains coûts comme ceux de l’endettement.
Les moindres gains salariaux accompagnent la désindustrialisation. L’industrie servait de référent en matière de partage de la valeur ajoutée du fait des rapports de force qui se sont développés entre les syndicats et les dirigeants d’entreprise à partir du XIXe siècle et des importants gains de productivité qu’elle générait. Le déclin de l’industrie sur fond de compétition internationale et d’évolution de la demande a changé la donne. Au sein de l’OCDE, de 1990 à 2020, l’emploi manufacturier a diminué de 27 % au profit du secteur tertiaire. Au sein de ce dernier, la part des emplois de services à faible valeur ajoutée a augmenté pesant sur le montant des rémunérations. L’essor de l’intérim et du travail à temps partiel a accentué cette tendance. De même, le recours croissant au travail indépendant accentue la précarité ou son ressenti. De nombreuses emplois de service se caractérisent par des salaires faibles même quand ils sont occupés par des personnes ayant un niveau de qualification relativement élevé. Le secteur de la santé est, depuis des années, confronté à ce problème de rémunération. Malgré l’importance des dépenses publiques qui y sont consacrées, le personnel soignant demande de manière récurrente une revalorisation de sa rémunération. La protection sociale qui est une activité de services à la personne est consommatrice de main d’œuvre. En France, la mise en œuvre des 35 heures a, au début du XXIe siècle, prouvé les rigidités d’adaptation au sein des hôpitaux. Le ralentissement de la croissance depuis plus de dix ans a réduit les marges de manœuvre financière des États en ce qui concerne la rémunération des fonctionnaires qui, en France, sont plus de 5,5 millions régis par des statuts relativement rigides.
Un changement de la répartition de la valeur ajoutée est-il aisé à conduire ?
La nécessité de revaloriser certains métiers, certaines fonctions passe par un changement de la répartition de la valeur ajoutée ou des gains de productivité. Pour certains économistes, l’augmentation des profits, ces dernières années, génèrent des marges de manœuvre. Ainsi, au sein de l’OCDE, le poids des profits avant dividendes est certes passé de 1995 à 2020 de 13 à 16 % du PIB mais cette augmentation doit être relativisée car elle fait suite à un cycle de baisse qui est intervenu entre les 1970 et 1990. Par ailleurs, elle est la conséquence de la forte aversion aux risques. Les investisseurs exigent d’être mieux rémunérés pour acquérir des actions. Par ailleurs, avec la crise actuelle, les profits diminueront avec en parallèle une forte montée de l’endettement des entreprises. La rentabilité des entreprises sera donc atteinte et mettra plusieurs années pour se rétablir.
La voie étroite des impôts
Depuis les années 1990, les impôts sur les bénéfices tendent, au niveau mondial, à diminuer. La concurrence fiscale que se mènent les États les conduit à réduire le poids de l’impôt sur les sociétés. Le taux moyen de celui-ci est passé de 41 à 27 % de 1995 à 2019. Avant même la crise, de plus en plus de voix s’élevaient pour mettre un terme à cette course au dumping fiscal. La lutte contre les paradis fiscaux et les dispositifs d’optimisation fiscale était engagée depuis la crise de 2008.
L’augmentation des prélèvements n’est pas sans limite. Une politique trop contraignante sur les entreprises pourrait provoquer des effets diamétralement opposés à ceux recherchés. La volonté de relocaliser certaines activités dites « stratégiques » suppose un environnement économique et social favorable. À défaut, les entreprises pourraient opter pour des États à faibles coûts en Europe de l’Est ou dans le Maghreb. Une augmentation de la fiscalité sur les entreprises est dans les faits payée soit par les salariés via de moindres augmentations salariales, soit par les actionnaires via de moindres dividendes, soit par les consommateurs via des augmentations de prix. La crise pourrait inciter les États à multiplier les aides pour attirer les investisseurs internationaux et à maintenir des fiscalités attractives.
La bataille contre les oligopoles
La montée en puissance de grands groupes dans le secteur de l’information et de la communication est une des caractéristiques de l’économie mondiale de ces trente dernières années. Les GAFAM occupent des positions monopolistiques qui leur garantissent des effets de rente générant d’importants profits. Ces derniers sont l’expression d’une mauvaise allocation des richesses. La structure même du secteur du digital rend difficile l’arrivée de concurrents. Il en résulte une captation des gains de productivité qui sont peu ou mal redistribués sur l’ensemble des chaînes de production. Grâce à leurs bénéfices, les GAFAM tissent des toiles de plus en plus larges en rachetant de nombreuses entreprises leur permettant de conforter leur position dominante. L’indice de concentration, établi par l’OCDE, n’a jamais été aussi élevé qu’en 2020.
La crise ne devrait malheureusement pas changer la donne. Si certaines entreprises digitales sortent fragilisées de la crise sanitaire comme Airbnb, d’autres ont été plutôt gagnantes (Microsoft avec Teams, Netflix, etc.). Apple si elle a été pénalisée au niveau de ses ventes de smartphones a bien résisté grâce aux applications et à ses différents services en ligne. Disposant d’importantes réserves, les GAFAM poursuivent leurs rachats de start up et renforcent ainsi leurs positions. Au-delà des entreprises de l’Internet, la crise devrait conduire à des regroupements d’entreprises plus ou moins encouragés par les États. Par ailleurs, les faillites éventuelles d’entreprises limiteront la concurrence. Les pouvoirs publics devraient revoir les dispositifs de lutte contre les monopoles ou les oligopoles.
La transition énergétique sera-t-elle au rendez-vous ?
Les appels en faveur d’une prise en considération de l’impérieuse transition énergétique sont nombreux. Le Gouvernement français a ainsi conditionné son aide à Air France à la mise en place de réduction des émissions de CO2 passant par la diminution du nombre de lignes aériennes en France. Le plan de relance de septembre devrait comporter plusieurs mesures en faveur de cette transition. Si l’objectif est louable, il convient également de souligner que le respect des normes climatiques et environnementales est coûteux pour les entreprises. La dégradation de la situation financière de nombreuses entreprises pourrait les amener à reporter des investissements visant à réduire leur empreinte carbone. L’arbitrage entre la compétitivité et la transition énergétique ne sera pas toujours aisé à réaliser. L’industrie automobile très fragilisée par le confinement pourrait demander une pause dans le processus de durcissement des normes environnementales, processus qui l’a déjà éprouvé depuis une dizaine d’années. Au niveau du transport aérien, une diminution de l’offre d’Air France pourrait favoriser ses concurrents directs voire pénaliser l’économie française en rendant plus complexes les déplacements.
La réorientation du capitalisme après la crise sanitaire n’est pas en soi évidente. L’économie de marché obéit à des tendances de long terme. Dans le passé, elle a prouvé sa résilience et sa capacité d’adaptation. Après un siècle d’industrialisation dure, le fordisme a permis tout à la fois la production et la consommation de masse. L’augmentation du pouvoir d’achat des salariés leur permettait de consommer leur production. Ce processus semble être arriver à son terme avec le digital, la mondialisation et le vieillissement, ce qui ne signifie pas pour autant que les États aient les moyens d’inventer à eux-seuls le capitalisme de demain. Ce dernier sera enfanté par ses acteurs, à savoir les entreprises qu’elles soient par actions, mutualistes ou paritaires, et les salariés.
Partagez