La destruction créatrice a-t-elle un encore un sens ?

17/10/2021, classé dans

Depuis une trentaine d’années, les thèses schumpétériennes sur la destruction créatrice bénéficient d’un large crédit notamment pour expliquer les écarts de croissance au sein des différentes zones économiques. Le renouvellement du tissu économique dans un environnement fortement concurrentiel évite les rentes de situation et le maintien d’activité à faible rentabilité. Les problèmes économiques que rencontreraient les pays de l’OCDE seraient en partie liés à l’affadissement de l’esprit schumpétérien. L’aversion aux risques de la population et la montée des oligopoles réduiraient le renouvellement du tissu économique et la croissance. Par ailleurs, la désindustrialisation accentuerait ce phénomène. Depuis une quarantaine d’années, de nombreuses entreprises industrielles ont fermé au sein des pays de l’OCDE pour laisser la place à des entreprises de services, en particulier domestiques, offrant des emplois peu sophistiqués et à faible rémunération. La destruction s’est bien produite mais la création n’a pas été toujours enrichissante.

Au sein des pays de l’OCDE, la concurrence s’étiole avec la constitution de grands groupe internationaux qui gèrent, en oligopoles, leur secteur d’activité. Dans l’automobile, électronique, l’informatique, la sidérurgie, l’énergie, la banque, les techniques de l’information et de la communication, la concentration s’accentue. Dernièrement Stellantis a rassemblé au sein d’une même structure, les groupes PSA, Fiat et Opel. Le groupe M6/RTL est en voie de fusionner avec celui de TF1.  Ces fusions visent à favoriser le maintien de taux de marge bénéficiaire élevés et ainsi préserver, à court terme, les revenus des apporteurs de capitaux. Favorisant la constitution de rentes, elles ralentissent la diffusion du progrès technique. En Europe, le renouvellement du tissu économique est très lent, les grandes entreprises réduisant la concurrence potentielle par rachats. Aux États-Unis, dans les années 1990/2000, des startup comme Amazon, Facebook ou Google ont pu s’imposer en détrônant la vieille économie. Depuis, ce processus s’est interrompu. Les GAFA ont tendance à empêcher l’arrivée de nouvelles entreprises au sein de leur chasse gardée.

La révolution technologique en cours, à la différence des précédentes, ne débouche pas sur une augmentation de la valeur ajoutée produite par actif. Le ralentissement des gains de la productivité est un des signes de l’affaiblissement du processus de destruction créatrice. Le développement de l’économie de plateformes s’accompagne de celui des emplois à faibles rémunérations, des emplois à faibles qualifications remplaçant des emplois industriels.

La politique monétaire accommodante qui conduit à maintenir des taux d’intérêt à des niveaux extrêmement bas ralentit le processus de destruction créatrice. Cette politique permet le maintien en activité d’entreprises peu ou pas rentables qui, en temps normal, auraient disparu. La crise sanitaire qui s’est accompagnée de plans de soutien publics sans précédent a accentué ce phénomène. Le nombre de défaillances d’entreprises se situe en France à un niveau inconnu depuis quarante ans (autour de 30 000 en rythme annuel en 2021, contre plus de 50 000 avant 2020). Cette situation freine la diffusion du progrès technique. Elle se traduit par une allocation peu efficace de l’épargne amenée à financer des entreprises inefficientes. Au sein de l’OCDE, la proportion d’entreprises dites « zombies » atteint 16 % en 2021, contre 4 % en 1990. Les entreprises recourent de plus en plus à l’endettement, ce qui logiquement devrait réduire à terme leurs marges de manœuvre. Toujours au sein de l’OCDE, la dette des entreprises est passée de 60 à 80 % du PIB de 1990 à 2020. Cet endettement n’a été que partiellement affecté à l’augmentation du capital productif.

Cette situation peut apparaître paradoxale au moment où la transition énergétique et la digitalisation de l’économie sont supposées provoquer un renouvellement rapide des entreprises. En quelques années, des entreprises utilisant des énergies fossiles doivent se transformer ou disparaître. Ces importantes mutations peuvent conduire à des pertes d’emploi, à des destructions de capital avec, à la clef, des conséquences sur les tissus économiques locaux. La montée de l’aversion aux risques est également à prendre en compte, une partie non négligeable de l’opinion publique refusant de changer de travail et ses habitudes de vie.  Les tensions politiques et sociales peuvent inciter les pouvoirs publics à tempérer le processus de transformation. Les incertitudes que génèrent l’épidémie comme la transition énergétique seront tout à la fois une source et une légitimité d’intervention pour les administrations publiques. L’accompagnement des entreprises et des salariés devrait rester de mise dans les prochaines années. Le secteur aérien français ne peut pas survivre actuellement sans l’appui public. Nul ne peut prédire l’avenir de la filière automobile qui doit faire face au défi énergétique et de la révolution de la voiture sans conducteur.

Le schumpeterisme est de plus en plus contesté même si le renouvellement du tissu économique est toujours considéré comme un vecteur important de la croissance. Si la concurrence est louée quand elle sert les intérêts des consommateurs, elle est récusée quand elle met en danger les entreprises et les emplois. Les pouvoirs publics sont de plus en plus tiraillés entre la nécessité d’accélérer le progrès technique afin de maintenir un haut niveau de compétitivité et de mettre en œuvre la transition énergétique et l’exigence de cohésion sociale des populations. La crise des Gilets jaunes en France a souligné les fragilités de la société soumise à des signaux contradictoires : baisse potentielle de pouvoir d’achat et réduction des émissions des gaz à effet de serre. Les pouvoirs publics sont ainsi incités à intervenir plus fréquemment dans l’économie. Or, Dans le passé, cette immixtion a pu s’accompagner de gaspillages, voire d’erreurs dans le choix des secteurs à aider ou à développer. Les plans d’aide à la sidérurgie, à la filière de la machine-outil ou l’informatique des années 1960 aux années 1980 ont été relativement coûteux pour des résultats peu convaincants.

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