Immigration : raisons et déraisons d’un débat passionnel
Au fil des années, l’immigration s’est imposée au cœur du débat public en Europe comme aux États-Unis. Les raisons qui expliquent l’acuité de ce sujet sont multiples. La peur de l’autre, les différences de culture, l’augmentation des flux migratoires, les craintes au niveau de l’emploi sur fond de vieillissement des populations occidentales en constituent une liste loin d’être exhaustive. De siècle en siècle, l’immigration a toujours donné lieu à des tensions. L’arrivée en France des Italiens, des Espagnols ou des Portugais dans l’entre-deux-guerres, puis des maghrébins durant les Trente Glorieuses, ne s’est pas réalisée sous heurs.
Des flux migratoires à nuancer
L’augmentation des moyens de transports, la circulation accélérée de l’information ainsi que la forte pression démographique au sein des pays en développement constituent des leviers favorables à l’augmentation de l’immigration. Ces dernières années, la multiplication des conflits internationaux (Syrie, Afghanistan, Ukraine, Mali, Niger, etc.) a accentué les flux migratoires. En 2022, plus de 4,5 millions d’Ukrainiens ont fui leur pays dont 1,1 million en direction Allemagne, 970 000 en Pologne, 357 000 en République tchèque et 37 000 en France. En 2023, un demi-million de personnes pourraient traverser le Darién Gap, une partie de l’isthme qui relie la Colombie au Panama, pour rejoindre les États-Unis, soit quatre fois plus qu’en 2010. Entre le 1er juillet 2021 et le 1er juillet 2022, plus d’un million de personnes étrangères se sont installées aux États-Unis, soit le nombre le plus important de ces dix dernières années. En France, le flux migratoire évolue entre 200 000 et 300 000 par an. Il est sur moyenne période assez stable. Le pays arrive au 7e rang en Europe pour l’accueil d’étrangers. Le flux d’immigration à caractère permanent par rapport à la population totale de la France était, en 2019, selon le ministère de l’Intérieur, de 0,4 %, soit plus faible que la moyenne de l’Union Européenne (0,8 %).
Selon l’OCDE, les 38 États membres ont, en 2022, accueilli 6,1 millions d’immigrants. La proportion d’étrangers au sein des populations de ces pays est supérieure à 10 %. Ce taux est de 12,7 % en France, de 13,8 % aux Pays-Bas, de 14,8 % en Espagne, de 18,1 % en Allemagne, de 19,5 % en Suède et de 19,8 % en Autriche (sources Eurostat). Aux États-Unis, ce taux est de 12 %. La proportion d’immigrés en Allemagne est aujourd’hui supérieure à celle que les États-Unis connaissaient en 1890.
L’immigration, une nécessité démographique et économique ?
Au sein de l’OCDE, le solde naturel est devenu négatif depuis quelques années, la croissance démographique ne s’effectuant, depuis, que par l’apport migratoire. Les pays occidentaux sont par ailleurs tiraillés par des intérêts contradictoires. En proie à un déclin de leur population active, ils ont besoin de travailleurs immigrés en nombre important afin de satisfaire aux besoins de leur population et pour maintenir un minimum de croissance.
L’ âge médian de l’Union européenne est de 44 ans, contre 39 ans pour les États-Unis. L’âge médian en Afrique est de 19 ans. Selon une estimation d’Eurostat, l’Union européenne aura besoin de 50 millions de personnes d’origine étrangère au cours des 25 prochaines années uniquement pour maintenir sa population stable. À mesure que les pénuries de main-d’œuvre s’accentuent dans les pays riches, ces derniers vont intensifier leur concurrence pour attirer les migrants. Cette compétition ne se limite pas aux seuls migrants hautement qualifiés. Les États membres auront besoin dans les trente prochaines années de médecins, d’informaticiens, de chauffeurs, de charpentiers, des agriculteurs etc.
Aux États-Unis, le nombre élevé d’emplois vacants constitue un attrait pour de nombreux travailleurs étrangers. Plus de 9,6 millions d’emplois seraient immédiatement disponibles. Face aux pénuries de main-d’œuvre, l’administration américaine accorde des autorisations temporaires d’installation. 500 000 Vénézuéliens en ont bénéficié en septembre. Des économistes américains estiment que les autorisations ne sont pas suffisantes pour combler les besoins de l’économie américaine.
L’arrivée d’un grand nombre d’étrangers fait craindre une perte d’identité générant des demandes de fermeture des frontières. L’Allemagne, un des pays européens le plus confronté à la question du vieillissement démographique, a fait le choix d’ouvrir ses frontières en 2015. En sept ans, plus de 6 millions d’étrangers ont été accueillis sur son territoire, étrangers nécessaires pour remplacer les salariés partant à la retraite. Les États-Unis qui sont tentés par l’isolationnisme tirent une grande partie de leur croissance de l’immigration. Si de nombreuses études économiques soulignent les bienfaits de l’apport de l’immigration en termes économiques, le ressenti est tout autre. Les travailleurs immigrés, plus jeunes que la moyenne de la population active, génèrent moins de dépenses de santé d’autant plus que leur méconnaissance du système les amène à moins y recourir. Ils occupent souvent des postes que les résidents de longue date refusent. Ils ne prennent que marginalement des emplois à ces derniers. Il est admis que les immigrés contribuent à la modération des salaires sur les premiers déciles.
Pourquoi les migrants choisissent-ils les pays occidentaux ?
L’Occident n’est pas la première destination des émigrés. En règle générale, ces derniers privilégient leur continent (Afrique ou Asie) ou les pays du Golfe. En 2020, l’ONU aurait dénombré 280 millions de migrants internationaux, contre 150 millions en 2000. Le ratio de migrants par rapport à la population mondiale, 3,6 % en 2020 est assez stable dans le temps (2,3 % en 1970). Trois quarts des migrants ont émigré vers un autre pays en développement. Sur les 86,7 millions de migrants internationaux résidant en Europe, la moitié était née dans un autre pays européen (50,5 %).
L’objectif des immigrés est avant tout de trouver un travail. Ils ont, en moyenne, un niveau de formation supérieur à la moyenne de leur pays d’origine. En Afrique, seuls 3 millions d’emplois formels sont disponibles pour les 10 à 12 millions d’Africains qui entrent sur le marché du travail chaque année. Les Africains qui choisissent d’émigrer ont, en règle générale, un niveau de formation relativement élevé et peuvent compter sur des connaissances (famille, amis) dans le pays de destination.
La plupart des émigrés africains se déplacent à l’intérieur du continent. Les pays du Proche et Moyen-Orient sont la première zone économique d’accueil de ces émigrés. L’Europe arrive en troisième position. Plus de 70 % des migrants dans les pays de l’OCDE travaillent. L’attractivité des rémunérations joue un rôle non négligeable dans la volonté de fuir leur pays. Les salaires moyens dans l’Union Européenne sont plus de 12 fois supérieurs à ceux de l’Afrique subsaharienne. Les flux migratoires ne sont pas homogènes dans leur origine. Des personnes quittent leur pays d’origine en raison d’une guerre civile (Afghanistan, Syrie), d’un conflit militaire (Ukraine) ou en raison d’une insécurité croissante en lien avec l’existence de mouvement terroristes (Afrique subsaharienne). À cela s’ajoutent des considérations économiques. Les pouvoirs publics distinguent les demandeurs d’asile des migrants économiques même si parfois les frontières entre ces deux catégories sont ténues. Pour une personne immigrée, le recours au statut de demandeur d’asile peut apparaître comme plus protecteur. Toute personne peut déposer une demande d’asile dans un État signataire de la Convention des Nations Unies sur les réfugiés de 1951. En 2022, deux millions de personnes ont fait une telle demande au sein de l’OCDE. Aux États-Unis, l’encours de demandes en instance dépasserait les deux millions. Le temps de traitement dans ce pays dépasserait quatre ans.
La gestion complexe de l’immigration illégale
Les États essaient de limiter l’immigration illégale qui tend à s’accroître au fur et à mesure du durcissement des législation concernant l’installation des travailleurs étrangers au sein de l’OCDE. Aux États-Unis, 2,4 millions de migrants ont été appréhendés à la frontière avec le Mexique de janvier à septembre 2023. En octobre, pour la première fois, les Vénézuéliens ont dépassé les Mexicains en tant que nationalité la plus représentée parmi les migrants arrêtés à la frontière. Ce sont des exilés du régime autocratique de Nicolas Maduro.
Le traitement de la question migratoire apparaît encore plus délicat et passionnel en Europe. La tentation est de déplacer les immigrés dans des pays tiers. Le gouvernement italien s’est ainsi félicité de l’accueil de ses demandeurs d’asile par l’Albanie. L’Union européenne est en tension sur ce sujet car la pression est mise sur les pays par lesquels les migrants arrivent, l’Italie, la Grèce, la Roumanie, etc. Les autres États membres sont peu enclins à accepter l’arrivée sur leur sol d’immigrés qui sont arrivés par bateau en Italie ou à Malte. De nombreux pays entendent ne pas respecter le droit communautaire afin de limiter l’arrivée d’immigrés sur son sol. L’accord de Dublin selon lequel les demandeurs d’asile sont censés être renvoyés vers le pays de l’Union dans lequel ils se sont enregistrés pour la première fois n’est pas respecté. L’année dernière, l’Allemagne n’a pu renvoyer vers d’autres pays de l’Union que 6 % des demandeurs d’asile qu’elle considérait comme éligibles au titre des règles de Dublin.
La politique européenne sur les migrations est avant tout réglementaire. Le volet d’accompagnement économique et social est faible. La question de la légalité domine toutes les autres. L’accueil et la formation des personnes arrivant sur le territoire européen n’est pas une priorité sauf en Allemagne. La gestion de l’immigration illégale dépend avant tout des capacités des États qui y sont confrontés. L’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex) créée en 2004 et basée à Varsovie en Pologne, n’est pas dotée de moyens financiers et humains suffisants pour assister les États dans la sécurisation des frontières.
Plusieurs États de l’OCDE ont réussi à mettre en œuvre des politiques migratoires associant intégration et lutte contre l’immigration illégale. Le Canada a ainsi maintenu le soutien public à une forte immigration même si au sein de leur population la proportion de personnes qui s’y oppose augmente. En 2022, le Canada, peuplé de 38 millions d’habitants, a accueilli un million de personnes étrangères, augmentant ainsi sa population de près de 3 %.
Le statut de demandeur d’asile en question
Afin de bénéficier de carte de séjour, les étrangers arrivant sur le sol d’un État font fréquemment une demande d’asile. Au-delà de son utilisation parfois abusive, la multiplication des demandes allonge les délais d’examen, retardant d’autant l’intégration légale des personnes concernées. En 2022, 962 160 personnes ont demandé l’asile dans l’Union européenne. Parmi elles, 884 630 le faisaient pour la première fois. Le plus grand nombre de nouvelles demandes a été enregistré en Allemagne avec 217 735 primo-demandeurs, soit près de 25 % du total. La France arrive en deuxième position avec 137 510 nouveaux demandeurs (15,5 %), suivie par l’Espagne avec 116 135 (13,1 %) et l’Autriche (109 775, soit 12,4 %). Selon Eurostat, le nombre de primo-demandeurs d’asile dans l’UE en 2022 était à son niveau le plus élevé depuis les pics de 2015 et 2016 liés à la guerre en Syrie. En France, le délai de traitement a été ramené de 9 à 5 mois de 2020 à 2022. Le taux de décisions positives est, selon l’OFPRA, de 29 %. La France est l’un des pays européens qui accorde le moins d’autorisation. La moyenne européenne est, selon Eurostat, nettement supérieure (49 %). Aux États-Unis, toujours en 2022, 431 322 demandes d’asile ont été déposées par des réfugiés selon le HCR. La plupart d’entre eux venaient de Cuba, Venezuela et de Haïti. Au total, 42 777 décisions ont été prises pour les premières demandes. Parmi ces demandeurs, environ 47 % ont reçu une réponse positive, soit un taux équivalent à celui de l’Union européenne. Le statut de demandeur d’asile, peut empêcher de trouver rapidement un travail légal. Ainsi, aux États-Unis, peu de demandeurs attendent, par exemple, les 180 jours ou plus que la loi peut exiger avant de pouvoir trouver légalement du travail. En France, les demandeurs qui ne sont pas hébergés en centre collectif occupent des emplois non-déclarés en espérant qu’une régularisation soit effectuée par leur employeur. Plusieurs gouvernements ont exprimé le souhait de remettre en cause la Convention des Nations Unies sur les réfugiés ou la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Le Royaume-Uni prouve que sa sortie de l’Union européenne n’a pas réglé d’un coup de baguette magique le problème migratoire. L’Union européenne a pris l’engagement que certains dossiers d’asile seraient entièrement jugés dans un délai de 12 semaines, les demandeurs étant détenus près des frontières.
La problématique du retour dans les pays d’origine
En moyenne, en Europe, une demande d’asile sur deux n’aboutit pas. Pour la France, cette proportion est de près de trois sur quatre. Des centaines de milliers de demandeurs doivent être logiquement reconduits dans leur pays d’origine, ce qui nécessite l’accord de ce dernier. Devant le peu d’empressement des États concernés, souvent pauvres, les États occidentaux tentent de négocier avec eux des accords (aide au développement, partenariats formels en matière de migration). La Tunisie a signé dernièrement un accord portant sur plus d’un milliard d’euros d’aides afin de lutter contre les migrations illégales et pour accepter le retour des migrants arrivés en Europe et déboutés de leurs droits à l’asile. Pour plusieurs pays, des mesures coercitives ont été prises sous forme de réduction du nombre de visas. Le Maroc a été ainsi pénalisé par la France à plusieurs reprises. Les pays émergents et en développement n’hésitent pas à pratiquer une surenchère. Ainsi, le Nigéria a rejeté l’accord avec l’Union européenne, considérant que la Turquie avait obtenu de meilleures conditions. Ces accords sont décriés en Afrique et contribuent à la dégradation de l’image des pays européens et en premier lieu de la France.
Le discours ambiant est peu propice à l’accueil d’immigrés en Europe, mais dans le même temps, les besoins en main-d’œuvre sont importants. Les États d’Europe de l’Est connaissent un rapide déclin démographique. Le taux de fécondité y est inférieur à1,5 pour mille. Dans les restaurants de Varsovie comme de Paris, le recours aux cuisiniers indiens ou d’Afrique subsaharienne est légion. L’aide au développement aux pays les plus pauvres passe également par l’emploi de travailleurs immigrés qui contribuent à la croissance de leur pays d’origine par les flux financiers dont ils sont à l’origine. La focalisation sur le droit de l’immigration empêche de se consacrer à l’intégration qui nécessite un effort en matière d’accueil et de formation.
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