C’était un 9 novembre

10/11/2019, classé dans

Dans un télégramme adressé à Truman en mai 1945, et, une seconde fois, publiquement, lors d’un discours prononcé le 5 mars 1946 au Westminster College de Fulton dans le Missouri, Churchill déclare « de Stettin dans la Baltique jusqu’à Trieste dans l’Adriatique, se lamente-t-il, un rideau de fer est descendu à travers le continent ». Pendant 44 ans, ce rideau de fer sépara l’Europe en deux. Au milieu des années 80, le rideau de fer était toujours en place mais la décrépitude du système communiste minait l’ensemble des États d’Europe de l’Est. Les dirigeants des démocraties populaires croyaient de moins en moins dans l’infaillibilité de l’URSS et dans sa capacité de gagner le combat avec l’Ouest. Le 2 mai 1989, des garde-frontières hongrois découpaient à la cisaille les barbelés qui séparaient le pays communiste de l’Autriche. Des milliers d’habitants venant de tous les États de l’Europe de l’Est se mirent à converger vers les points de passage. Ils étaient accueillis avec joie par les Autrichiens et les Allemands de l’Ouest. La fin de la coupure entre les deux mondes était intervenue au mois de mars 1989 quand le responsable hongrois, Miklós Németh, s’est rendu à Moscou pour consulter Mikhaïl Gorbatchev et mit la question du démantèlement de la clôture sur le tapis. Le responsable soviétique lui indiqua « faites ce que bon vous semble ». Officiellement, il faudra attendre le 27 juin pour la fin du rideau de fer en Hongrie. Ce jour-là, le Ministre hongrois des Affaires étrangères et son homologue autrichien s’attaquèrent à coups de cisaille au barbelé près de Sopron. Pour cette scène filmée, les autorités avaient dû remettre en place quelques centaines de mètres de grillage.

L’Allemagne de l’Est, le bon élève des États membres du Pacte de Varsovie a résisté six mois. À Berlin, le vieil Erich Honecker, à la tête de la RDA depuis 1971 et tenant de l’orthodoxie communiste, exclut la moindre ouverture de son pays mais ses habitants se rendent, durant à l’été, en Hongrie, pour les vacances, mais aussi pour essayer de s’exiler. À Budapest, l’ambassade de la RFA distribue des passeports ouest-allemands, auxquels tout citoyen de RDA a le droit. Les autorités hongroises tentent de les bloquer.  À la fin de l’été 1989, on en compte plus de 60 000. Le 19 août, un pique-nique est organisé par le réformateur hongrois Imre Pozsgay sur la frontière autrichienne. Les autorités des deux pays ont accepté d’ouvrir exceptionnellement le poste-frontière désaffecté de Sopron. Une délégation doit partir de Hongrie et rallier le village autrichien le plus proche avant de revenir moins de deux heures plus tard. Plusieurs centaines d’Est-Allemands se présentent. Les gardes-frontières refusent de tirer et les laissent passer. À Berlin, au cours de l’été, la population se masse le long du mur afin d’entendre les concerts de rock qui se déroulent de l’autre côté du mur dont un des Pink Floyd. Face à la pression, Budapest décide le 10 septembre à minuit d’autoriser les citoyens de RDA désireux de se rendre dans le pays de leur choix, à passer à l’Ouest. La « grande évasion » commence avec comme symbole les Trabant, petites voitures de la RDA dotées d’un moteur deux-temps. A leur arrivée en RFA, ils sont accueillis avec un message du ministère de l’Intérieur, qui leur souhaite la bienvenue dans leur « nouveau chez eux », 50 marks et des bons d’essence. Plus de 15 000 allemands fuient ainsi leur pays dans les premiers jours de l’ouverture de la frontière. Au début du mois de novembre, ce nombre atteint 120 000.

Les autorités dépassées d’Allemagne de l’Est tentent en vain de limiter l’emballement. Elles comptent sur le Royaume-Uni et la France pour empêcher une réunification qui avance à grands pas. En refusant de tirer sur la foule qui se pressait devant le mur, elles ont permis à celle-ci, le 9 novembre 1989, de s’en emparer sans combattre et de commencer à le détruire dans une liesse surréaliste. Durant plusieurs semaines, Berlin sera un lieu de rassemblement des jeunes en provenance de l’Ouest et de l’Est souhaitant communier l’unité retrouvée du continent. Le 11 novembre à Check Point Charlie, le point de passage symbolique de l’Est à l’Ouest. Le célèbre violoncelliste Mstislav Rostropovitch avec l’aide d’Antoine Riboud, PDG alors du Groupe Danone, a décidé de donner un récital improvisé et de jouer Bach au pied du mur.

Un an plus tard, la réunification était actée avec, comme symbole fort, la décision d’Helmut Kohl d’échanger à parité un ostmark contre deutschemark. Ce taux de change aboutissait à réaliser une puissante opération de transferts financiers en faveur de l’Est. Elle fut électoralement gagnante et certainement économiquement pernicieuse. Elle revenait considérer que l’économie d’Allemagne de l’Est était aussi productive que celle de l’Ouest, or elle était inférieure de 30 %. Ce choix a contribué certainement à la fermeture de nombreuses entreprises dans les Länder de l’Est. Selon une estimation, 80 % des Allemands de l’Est se sont retrouvés au chômage à un moment donné. Un débat s’est ouvert en Allemagne sur les mesures qui ont été prises dans les années 90. La redistribution des actifs appartenant à l’État d’Allemagne de l’Est par la Treuhand est critiquée car elle aurait favorisé les entreprises de l’Ouest. Une grande partie du parc de logements de l’Est appartient à des propriétaires de l’Ouest.

Contrairement à quelques idées reçues, aujourd’hui, certaines régions de l’Allemagne de l’Est ont des taux de chômage inférieurs à ceux des régions postindustrielles occidentales telles que la Sarre ou la vallée de la Ruhr. Les transferts ont permis de réduire les inégalités et la mise à niveau des infrastructures. Chaque année, ces transferts s’élèvent encore à 30 milliards d’euros par an, principalement sous la forme de versements de sécurité sociale. Les salaires dans l’Est se situent à environ 85 % de ceux de l’ouest et le coût de la vie y est inférieur. L’écart d’espérance de vie s’est réduit.

En 2018, trois économiste, Andrea Boltho, Wendy Carlin et Pasquale Scaramozzino, ont comparé les résultats obtenus par l’Allemagne de l’Est après la réunification par rapport à ceux du Mezzogiorno en Italie, où le PIB par habitant n’est guère supérieur à la moitié de celui du Nord. En 30 ans les résultats sont plus importants qu’en Italie. La croissance par habitant de l’Allemagne de l’Est a dépassé celle de la plupart des autres pays d’Europe orientale. Il faut néanmoins reconnaître qu’elle partait d’une base plus élevée.

Le rattrapage s’est effectué mais sur fond de désertification. Plus du quart des Allemands de l’Est âgés de 18 à 30 ans ont émigré vers l’Ouest, dont les deux tiers sont des femmes. Les régions rurales de l’Est ont été particulièrement touchées. Faute de population, les villes et les villages ne disposent plus de recettes fiscales. Les écoles, les magasins, les services publics sont fermés et les blocs de logements démolis. Depuis 2017, la migration nette Est-Ouest a été pratiquement nulle, mais le nombre de personnes qui se dirigent vers l’Est est nul.

La convergence entre l’Ouest et l’Est s’est arrêtée depuis la crise. Le sentiment de déclassement important explique qu’à l’Est le parti anti-européen, l’AfD, réalise ses meilleurs scores. L’ancienne RDA accueille peu de sièges sociaux d’entreprises. Seulement 7 % des 500 premières entreprises allemandes et aucune dans les trente premières ont leur siège dans l’Est. Cela prive les municipalités de recettes fiscales et contribue à l’écart de productivité Est-Ouest, qui avoisine les 20 % depuis 20 ans.

L’intégration de l’Allemagne de l’Est dans celle de l’Ouest changea les rapports de force au sein de l’Union européenne. De manière pacifique, l’Allemagne devint de loin la première puissance démographique et économique de l’Union. Jamais depuis son unification en 1871, elle se trouvait dans une telle position. Trente ans plus tard, les dirigeants allemands ont opté pour une gestion en mode mineur de leur puissance. S’appuyant sur le parapluie américain au niveau de la défense, ils concentrent leur action au niveau international sur la protection de leurs intérêts économiques et commerciaux. L’Allemagne a recréé sa zone d’influence en Europe centrale grâce notamment aux liens économiques qui ont été retissés après la fin du rideau de fer. Cette gestion prudente semble pour le moment donner tort à la formule de François Mauriac « j’aime tellement l’Allemagne que je suis ravi qu’il y en ait deux ».

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